Introduction. Travailleuses et travailleurs du jeu d’argent
La pratique et les gains des jeux d’argent sont souvent opposés au travail et à son revenu “dûment” gagné. Cette distinction, qui circonscrit le jeu à la sphère du loisir, concerne particulièrement les adeptes de jeux qui ne requièrent ni adversaire [1], ni connaissances préalables (loteries instantanées, tickets à gratter, machines à sous). D’autres pratiques ludiques lucratives telles que le poker, et dans une moindre mesure le pari hippique ou sportif, nécessitent une expertise et peuvent aboutir à une professionnalisation des joueurs et des joueuses (Hayano 1983 ; Rosecrance 1988 ; Weidner 2024). Dans les bureaux de tabac, les jeux de « pur hasard » dont il est principalement question ici constituent aujourd’hui la majeure partie de l’offre ludique.
Quand nous demandons à un buraliste : « Et ça gagne, on peut en vivre ? », la désapprobation est sans équivoque : « Oui, y’en a qui en font leur métier. Mais faut pas en faire son métier ! ». Pourtant, en France, s’il est un acteur du marché des jeux d’argent pour qui le jeu est nécessairement lié au métier, ce sont les buralistes. Malgré le faible degré d’interaction qui caractérise a priori les jeux d’argent aléatoires et le développement de l’offre en ligne, ils n’en demeurent pas moins un produit d’appel incontournable et occupent une place significative dans l’activité professionnelle des buralistes. Dès lors comment ces travailleuses et travailleurs du jeu font-ils jouer ? Comment négocient-ils leur contact permanent avec cette activité dite “ludique” ? Comment investissent-ils la distinction entre jeu et travail, entre pratique récréative et pratique excessive ? Cet article vise à restituer les tensions morales qui traversent l’activité singulière de ces professionnel∙les, et leurs modes de gestion de celles-ci dans le cadre du bar ou du bureau de tabac et des interactions avec sa clientèle.
La majorité des travaux anthropologiques et sociologiques sur les jeux d’argent concernent l’expérience des joueurs et des joueuses dans des contextes festifs et collectifs ou exceptionnels – sorties au casino, à l’hippodrome, loteries villageoises, etc. Les figures du croupier ou du bookmaker incarnent alors les enjeux de médiation de ces pratiques ludiques, qui demeurent peu explorés (Pisac 2013). Les formes de régulation des jeux d’argent quotidiens, et plus spécifiquement les buralistes en tant qu’instance principale de ce contrôle, ne semblent pas avoir fait l’objet d’enquêtes empiriques. Les quelques recherches qui portent sur la profession n’envisagent ces commerçant∙es qu’en tant qu’indépendant∙es ou que groupe d’intérêt, notamment les travaux de Caroline Frau face à l’action publique contre le tabagisme (2014 ; 2017). Comme nous l’avons observé sur notre terrain, elles et ils sont pourtant des « arbitres » omniprésents dans l’ordinaire des jeux d’argent [2].
À l’image des joueuses et des joueurs, les buralistes sont engagés économiquement et subjectivement dans le jeu – parfois également en tant que joueur∙ses. Toutefois, leur engagement ludique passe essentiellement soit par une pratique d’encadrement, soit par la nécessité de créer des conditions propices à la reconduction de la pratique pour répondre à un impératif marchand (Caïra 2018). Paradoxalement, la pérennisation du jeu requiert la mise à distance simultanée de la pratique excessive ou irrégulière et de ses corollaires (multidépendance, isolement, endettement, blanchiment...), susceptibles de discréditer l’activité professionnelle, et donc de mettre en péril toute possibilité d’en tirer profit. Car davantage que l’intensité de la pratique, c’est son association à l’une de ces situations qui caractérise la déviance en matière de jeu d’argent quotidien. Pour les buralistes, réguler consiste alors en premier lieu à gérer ces externalités négatives de la vente dans le cadre immédiat du commerce, ce qui admet des attitudes et des positionnements divers par rapport à la pratique ludique elle-même. Les centrales de jeu (FDJ/PMU), en déléguant entièrement la veille du « jeu responsable » aux buralistes, instituent ce rôle d’arbitre sans pour autant s’abstenir d’inciter les points de vente à accroître leurs chiffres d’affaires. Face à l’incertitude morale qui caractérise le métier, comment s’articulent engagement ludique, impératif marchand, et exercice de la régulation dans les pratiques professionnelles des buralistes ? En retour, comment leur activité professionnelle affecte-t-elle leur rapport au jeu et à l’argent ?
Une enquête au comptoir
Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique menée en binôme à l’automne 2022 dans six bar-tabacs d’une ville moyenne de l’ouest de la France. Ces établissements forment une diagonale des quartiers nord (ZUP) au sud de la ville, en passant par le centre-ville. Ils proposent différentes combinaisons de jeux d’argent et de services (PMU et/ou FDJ, débit de boissons, petite restauration, presse, point relais postal). Aucune logique antérieure à l’entrée sur le terrain n’a présidé à leur choix. De même, le rôle des buralistes dans la pratique du jeu d’argent s’est imposé comme objet de recherche au cours de l’enquête ethnographique, qui portait initialement sur le pari sportif.
Les “habitué∙es” et les buralistes ont été généralement enclin∙es à échanger avec nous dès notre entrée dans ces établissements – le bar-tabac étant le lieu décrit par Alexis Trémoulinas, comme celui d’une « sociabilité potentielle où l’interconnaissance est possible selon des règles de mise en relation (comment aborder une fille en discothèque, comment proposer une partie de football…) » [3], à l’inverse du lieu public total « où les interrelations anonymes, fondées sur l’ignorance mutuelle pour préserver la face dominent » (2007 : 118). Les marques évidentes de cette interconnaissance a priori légère dans le contexte des tabacs sont les échanges de salutations parmi la clientèle, et l’usage d’expressions et de surnoms tels que « Monsieur Goal [du nom d’un jeu] », ou « un Fétiche [idem] comme d’habitude », adressés par les buralistes aux joueuses et aux joueurs. Dans ce contexte, l’apprentissage ludique – « Ça marche comment l’Amigo ? », « Ça gagne aujourd’hui ? » – et l’humour se sont imposés comme les modes pertinents de mise en relation entre les joueuses et joueurs et nous. C’est en endossant le rôle de novices et en nous prenant au jeu que nous avons pu appréhender les modalités fondamentales de l’interconnaissance à l’intérieur des bar-tabacs. Cette position de débutant ou de “petit joueur” suscitait généralement un certain intérêt de la part des joueuses et des joueurs assidus, qui nous prodiguaient des conseils comme des avertissements quant aux risques de la pratique. Ces interactions nous ont permis d’observer la production des distinctions entre les “bons” et les “mauvais” joueurs, ou encore entre le jeu récréatif et celui jugé excessif, indépendamment des sommes effectives.
La table des “fidèles” d’un bar et plus encore le comptoir sont les emplacements où nous avons eu les échanges les plus riches au cours de l’enquête. Ce dernier est le lieu où s’articulent les multiples activités commerciales des buralistes : ventes de cigarettes, de boissons, de jeux, de cartes prépayées et retraits de colis ; mais il constitue aussi un point de surplomb depuis lequel les buralistes ont l’habitude d’observer leur établissement et sa clientèle, voire comme nous le verrons de la juger. Leur attention se porte sur les entrées et les sorties du bar-tabac, sur les écrans et sur les adeptes des jeux à tirages réguliers ou à bas coût (type Amigo ou jeux de grattage à quelques euros), amenés à revenir vers le bar ou à les solliciter régulièrement afin d’acheter de nouvelles grilles de jeux. Cette posture d’observation inhérente à la tenue du comptoir a constitué un support d’accès essentiel à la réflexivité des buralistes – ayant, depuis ce poste, tendance à commenter ce qu’ils et elles font et voient sans que l’on ait eu à les interroger. En outre, l’échange y paraît naturel et demeure ouvert aux autres clientes et clients, ce qui a pu à d’autres moments nous permettre de poser des questions sans rompre le cours des interactions entre “habitué∙es” et buralistes. L’importance du comptoir, cet élément matériel, dans l’économie de nos interactions avec la clientèle et les buralistes, a attiré notre attention sur la centralité des dispositifs matériels dans la gestion du bar-tabac et de l’activité ludique. Il a donc été déterminant comme situation d’interaction et dans la construction de notre objet de recherche.
Conception et organisation du bar-tabac : l’encadrement spatio-temporel du jeu d’argent par les buralistes
Par contraste avec l’apparente uniformité des bars-tabacs en France, les buralistes déploient des formes distinctes d’encadrement spatio-temporel de la pratique des jeux d’argent et de hasard. L’agencement de l’espace dans les bars repose sur un ensemble de choix pratiques et d’arbitrages commerciaux de la part des buralistes qui structurent en retour l’engagement ludique des joueuses et des joueurs. Parmi les éléments susceptibles de différer d’un point de vente à l’autre figurent les gammes de jeux offertes, la devanture, la décoration et l’ameublement, la délimitation de zones de jeu, la mise en avant ou au contraire en retrait des supports promotionnels FDJ/PMU et des affichettes vantant les gains exceptionnels réalisés sur place. À l’instar de leur clientèle, les buralistes sont également pris dans le dispositif sociotechnique qui naît en amont du bar-tabac – les centrales de jeux FDJ/PMU leur fournissant toutes les composantes utiles à l’exploitation des jeux d’argent. Cependant, leur position d’intermédiaire entre les adeptes et les centrales ainsi que la liberté relative dont ils et elles disposent quant à la gestion des jeux d’argent dans leur commerce les autorisent à investir, à réadapter, voire à détourner localement la matérialité de ce dispositif, qu’ils et elles connaissent par ailleurs mieux que la majorité de la clientèle.
Comme le soulignent Nicolas Dodier et Janine Barbot :
L’étude du positionnement des personnes vis-à-vis des dispositifs n’a pas vocation à se substituer à l’analyse de leur positionnement vis-à-vis d’autres entités sociales : des « collectifs », « des institutions », des « réseaux » de relations, par exemple. L’enjeu est davantage de rendre compte de la place qu’occupent de tels dispositifs et le travail normatif qu’ils suscitent chez les acteurs (2016 : 444).
Les choix organisationnels des buralistes dans l’exploitation des jeux d’argent permettent précisément d’objectiver le travail de régulation que génère cette activité. L’analyse de leurs positionnements individuels par rapport à ce dispositif à la fois ludique et commercial, et de leurs différents modes de gestion du stigmate lié au jeu révèle aussi les hiérarchies propres à l’espace social en question. Dans la ville où nous avons enquêté, caractérisée par une ségrégation ethnique et socio-spatiale importante, le bar-tabac est un lieu de mise en relation des classes populaires et des fractions inférieures des classes moyennes [4]. Les sociabilités liées au jeu s’adossent à un nombre d’établissements restreint, comme l’a évoqué une joueuse quotidienne : « Tout le monde se connaît ». Dans ce contexte, la tenue du bar-tabac pour les buralistes, et son choix pour les clientes et clients, participent de luttes de classement exprimées dans un registre moral et esthétique.
Le Celtic et le Maryland : le bar et l’aire de jeu
La forme matérielle d’encadrement des jeux d’argent la plus évidente est la délimitation d’une zone ludique à l’intérieur du commerce. Le Celtic est un grand bar-tabac situé dans le quartier ZUP du nord de la ville. Peu fréquenté la matinée, l’établissement se remplit en début d’après-midi, et accueille des “turfistes”. Le seul jeu d’argent qui y est offert est le pari hippique (PMU). Une salle au fond, d’environ 15 mètres carrés, est dédiée à cette pratique, séparée du reste de l’établissement par une embrasure sans porte. La pièce ne dispose pas de places assises et n’est pas décorée, hormis quelques supports publicitaires PMU. Deux mange-debout sont positionnés en face des écrans qui diffusent les courses hippiques. Les deux bornes numériques qui permettent aux joueurs d’enregistrer leurs paris sont l’élément phare de cette aire de jeu. L’après-midi, une vingtaine de joueurs peuvent s’y retrouver, dos au comptoir et au reste de la clientèle de l’établissement, du fait de l’orientation de la pièce et de la disposition des écrans à l’intérieur de celle-ci. La salle principale du bar est spacieuse et très peu décorée : elle dispose d’un comptoir, d’une dizaine de tables, d’un grand canapé, et d’écrans qui diffusent des clips musicaux en boucle. Une partie de la clientèle s’adonne parfois à d’autres activités ludiques, notamment des jeux de cartes. Le bar-tabac est tenu par une ou un employé en charge du service des consommations.
Dans cet établissement, la reconduction du jeu repose entièrement sur les bornes numériques fournies par PMU, sur le modèle du libre-service. Les buralistes exploitent ainsi le dispositif matériel de façon à se désinvestir du rôle d’arbitre que leur attribue la centrale de jeu vis-à-vis des joueurs. Pour autant, la configuration spatiale du bar-tabac produit un effet d’encadrement de la pratique de jeu. Les parieurs et les intensités qui peuvent accompagner leur activité ludique (discussions sur les courses, soupirs, encouragements, joie, allées et venues vers les machines) sont mis à distance des buralistes et du reste de la clientèle du bar-tabac. Le caractère spartiate de la pièce et l’absence de places assises dans celle-ci contrastent avec le confort de la salle principale et tendent à limiter le temps passé sur place une fois les courses terminées. Par conséquent, certains joueurs peuvent rentrer dans l’établissement le temps d’une course sans consommer ni même interagir avec les buralistes et la clientèle non-turfiste. Le Celtic est le cas le plus exemplaire de régulation du jeu par la configuration spatiale. Cependant, ce type d’encadrement de la pratique du jeu d’argent se retrouve dans d’autres bars-tabacs. Le Longchamp a par exemple choisi de placer les écrans diffusant les courses hippiques au fond et dans un coin de l’établissement, tout en maintenant un espace ouvert.
À l’image du Celtic, le Maryland fonctionne à partir de deux espaces distincts, la circulation y est cependant plus fluide que dans le premier établissement. Le tabac dispose de deux entrées, l’une donne sur une petite salle qui s’apparente à un point de vente à proprement parler : s’y trouvent la caisse, une borne de jeu, et des présentoirs de magazines. L’autre entrée conduit à une salle de bar classique, claire et traversée par un comptoir imposant. Les deux pièces sont communicantes, mais séparées par une demi-cloison et deux marches. Ainsi, une partie de la clientèle habituelle entre par la première entrée, côté bureau de tabac, afin d’acheter des tickets de jeux avant de s’installer dans le bar pour consommer en jouant. Les tables sont assez éloignées les unes des autres, et les joueurs communiquent peu entre eux, à l’exception de quelques hommes qui restent debout au comptoir le matin. Dans la partie bar, la pratique ludique se fait donc discrète, seul un écran en bout de salle qui affiche les numéros d’un jeu à tirage régulier (Amigo) la dénote. Les paris PMU sont réalisables sur place mais les courses hippiques ne sont pas diffusées en salle. Alors que la partie point de vente du Maryland présente de nombreux affichages FDJ/PMU, le bar en est dépourvu. De fait, la majorité des joueurs se contentent d’acheter leurs billets dans la première salle, à la caisse ou via la borne en fonction du type de jeu et de l’affluence, puis quittent directement le commerce. Quant à ceux qui restent, ce sont toujours des hommes ; si des joueuses achètent régulièrement des grilles ou des tickets, il est extrêmement rare qu’elles s’installent dans le bar pour les jouer.
L’agencement du Maryland contribue à diffuser la pratique des jeux d’argent. Étant donné l’exiguïté de la zone qui y est dédiée, soit on quitte les lieux avant même d’avoir “consommé” le jeu acheté, soit ce dernier est un prétexte à la consommation en salle (à l’inverse du Celtic), ce qui le rend moins flagrant. Le dispositif est ici appréhendé en premier lieu comme un outil commercial. La séparation des salles est redoublée par la division du travail mise en œuvre par le couple qui gère le bar-tabac. Sans que nous ayons pu déterminer à quel point cette répartition des tâches est intentionnelle, la gérante prend en charge la partie point de vente tandis que le gérant travaille au bar. La spatialisation des activités dans le commerce ainsi que cette division du travail produisent une distance entre les deux buralistes d’une part, et la pratique du jeu d’argent et les joueuses et joueurs, d’autre part. La gérante qui vend les jeux et paye les gains n’est pas partie prenante de l’activité ludique en elle-même, alors que le gérant qui aperçoit les actions des joueurs restant en salle n’intervient pas dans la vente des jeux et dans l’encaissement des gains. La configuration spatiale du Maryland est régulatrice dans la mesure où elle désamorce certains comportements associés à la pratique du jeu, jugés problématiques par les buralistes (échanges bruyants entre joueurs, allers-retours au comptoir, succession de tickets ou de tirages sans consommation), tout en leur aménageant une position de neutralité vis-à-vis des joueuses et des joueurs.
Le Relais : la salle de jeu
Le Relais est un bar-tabac plus petit que les deux établissements précédemment décrits. L’omniprésence de la signalétique FDJ/PMU, notamment des affiches mentionnant les gains records réalisés sur place, lui donne des airs de salle de jeu. Positionné à droite de l’entrée, le comptoir fait face à des tables dont les sièges sont souvent tournés par défaut vers les deux écrans fixés au mur qui retransmettent les courses hippiques. L’après-midi, le tabac peut être fréquenté au point que toutes les tables soient occupées et qu’il soit difficile de trouver une place au comptoir. Il accueille une communauté de joueurs, exclusivement masculine, qui se reconnaissent et interagissent de table en table. L’enregistrement des paris se divise entre le guichet et une borne numérique.
Dans ce cas, le buraliste est nécessairement pris dans l’activité ludique qui occupe tout l’espace du commerce. Toutefois, l’émulation générée par le pari hippique dans ce lieu lui permet aussi paradoxalement de demeurer sur la réserve vis-à-vis des comportements, des pertes, et des gains individuels des joueurs. En effet, les interactions entre joueurs se suffisent à elles-mêmes ; la convivialité qui existe entre eux du fait de la pratique commune du PMU ne requiert pas que le buraliste nourrisse particulièrement les échanges. De plus, il peut difficilement circuler au-delà du comptoir, qu’il quitte peu. Un employé apporte parfois des consommations en salle, mais il est plus fréquent que les clients se lèvent pour les récupérer. Les tenants du lieu sont ici accaparés par le service et plus encore par la reconduction de la pratique d’un jeu soumis à un impératif temporel, l’enregistrement des paris d’une course à l’autre. Ils servent le dispositif sociotechnique, tout en se défaussant d’un rôle de régulation qui a pour eux peu d’intérêt au sens commercial comme personnel. Ces derniers adoptent une posture moins volontiers moralisatrice vis-à-vis des pratiques de jeu de leur clientèle que les autres buralistes rencontrés, en particulier au Maryland, à l’Amiral, et au Longchamp. Le Relais se présente donc comme un contre-exemple, illustrant une gestion du jeu d’argent et de son commerce par la distanciation et une forme de dérégulation.
L’Amiral et le Longchamp : des bars à jeux ?
L’Amiral et le Longchamp présentent également des espaces unifiés, les jeux d’argent étant pratiqués dans l’ensemble du bar-tabac sans assignation spatiale tranchée, si ce n’est l’orientation d’un discret écran. Cependant, ces établissements se distinguent par le degré d’investissement de leurs gérants dans la régulation des jeux d’argent. Le couple de buralistes de l’Amiral, Julie et Alexis, comme le gérant du Longchamp, s’insèrent pleinement dans le dispositif ludique et commercial FDJ/PMU, tout en le reconfigurant de façon à mettre à distance le stigmate qui y est associé.
Les deux points de vente ont une décoration personnalisée : l’Amiral, très éclairé, se veut “moderne”, des teintes blanches, grises, et noires dominent les tapisseries et l’ameublement, tandis que le Longchamp, récemment rénové, est doté d’une apparence “rétro”, avec un mur en briques apparentes, des meubles en bois, de petites lampes à huiles et de vieux jerricanes métalliques en guise d’ornement. Dans les deux cas, les gérant∙es jugent les publicités et la signalétique que leur envoient les centrales de jeux « moches » et « bariolées », et choisissent de ne pas les afficher sur leurs devantures et dans leurs commerces respectifs. Par conséquent, ces lieux ressemblent davantage à des bistros où l’on peut jouer, qu’à des bureaux de tabac conventionnels. En adéquation avec la construction de cette identité visuelle, en soirée, l’Amiral propose des planches apéritives à partir de produits et de vins locaux. Et la co-gérante de ce bar-tabac, Julie, défend son choix de ne pas proposer les jeux relevant du PMU – en dépit du manque à gagner induit : il s’agit de « ne pas attirer une certaine typologie de clientèle », qu’elle présente comme « restant debout au milieu », « bruyante », et « plus alcoolisée ».
À l’Amiral et au Longchamp, l’entrée se fait directement par la caisse et donc souvent face aux buralistes, le comptoir s’étendant à partir de celle-ci. Ces points de ventes disposent chacun d’une borne numérique, mais elles sont placées dans un coin à côté de l’entrée, dans le dos de la clientèle venant d’entrer dans le bar-tabac. La plupart des client∙es achètent et valident leurs tickets de jeu directement auprès des buralistes. Dans les deux cas, les tenant∙es des lieux, âgé∙es d’une trentaine d’années, interviennent sans retenue dans l’activité ludique, pour commenter, tourner à la dérision, voire juger les gains et les pertes de la clientèle. Cela est particulièrement évident à l’Amiral, où toutes les tables à l’exception de la terrasse sont à portée de conversation du comptoir, et où les échanges sont constants, notamment avec les habitué∙es. Le jeu y est presque toujours associé à une consommation. Les buralistes sont ainsi polyvalents et peuvent parfois servir les boissons en salle, ou se consacrer à la vente des jeux, de cigarettes, et de services divers en fonction des heures de la journée et de l’affluence sur place.
Lorsque l’Amiral est très fréquenté, il n’est pas rare de voir les co-gérants, Julie ou Alexis demander aux joueuses et aux joueurs de ne pas rester debout et de s’asseoir à une table, ou à des personnes arrivant, de s’installer en terrasse. Tous deux distinguent « les joueurs » des « clients », qu’il convient de « ne pas déranger ». Ici, l’encadrement des jeux d’argent est incarné par les buralistes, qui interviennent directement dans les comportements et les pratiques individuelles des joueuses et des joueurs au travers d’interactions stéréotypées. L’espace de jeu est maintenu par des sollicitations et des commentaires fréquents des buralistes à leur intention – pour demander les gains de la partie précédente notamment. Ces échanges ancrent les joueuses et les joueurs assidus au comptoir ou aux tables situées à proximité juste devant la télévision. Au contraire, les emplacements à l’opposé de la pièce sont symboliquement dédiés à l’activité “bar”, et jamais les buralistes n’interpellent cette clientèle-là. Leur travail normatif s’appuie donc sur ce type de positionnements pratiques vis-à-vis du dispositif ludique. Le refus des buralistes de montrer leur lien aux opérateurs FDJ-PMU à travers des affiches, ou le bannissement du PMU, dans le cas de l’Amiral, en sont d’autres exemples.
Ce travail normatif et les éléments qui cristallisent les tensions morales autour du jeu d’argent dans les bars-tabacs étudiés, en particulier la réprobation spécifique du pari hippique et le contrôle des apparences et de la circulation au sein des établissements, ont une signification localisée. Les positionnements respectifs des buralistes comme des adeptes des jeux d’argent par rapport au dispositif s’inscrivent plus largement dans l’ordre socio-spatial ségrégé de la ville. En effet, la question de la « typologie de clientèle » évoquée par Julie, dont le commerce est situé dans le centre-ville touristique de la ville, sert à euphémiser la distance sociale perçue avec les quartiers ZUP du nord de la ville, où se trouvent le Celtic, le Relais, et le Maryland. Cette distance sociale comporte une dimension ethnique. La clientèle ainsi que les travailleuses et les travailleurs des bars-tabacs du centre et du sud de la ville sont majoritairement blancs, alors que dans les trois points de vente du nord, le personnel comme les client∙es sont pour la plupart issu∙es de l’immigration et racisé∙es. Pour autant, cette distance sociale vécue et ancrée spatialement se vérifie difficilement du point de vue matériel à l’échelle de la clientèle des bars-tabacs. De part et d’autre de la ville, nous avons côtoyé des personnes appartenant sensiblement au même milieu social, si l’on s’en tient aux catégories socioprofessionnelles – majoritairement des employé.es et ouvriers.
Dans ce contexte, les suspicions peu étayées à l’égard des bars-tabacs du nord de la ville exprimées par les buralistes au cours d’échanges à l’Amiral et au Longchamp (« bars de voyous », comptabilité obscure, et interrogations quant à nos avis personnels sur ces lieux), ainsi que leur positionnement d’arbitres investis dans leurs propres établissements, constituent à la fois un mode de régulation concret du jeu d’argent et une pratique distinctive par rapport à la fraction de classe minorisée qui gère et fréquente le Maryland, le Celtic, et le Relais. Cette lutte de classement au bas de l’espace social émerge aussi dans les pratiques de fréquentation d’une partie de la clientèle. Brigitte, habituée de l’Amiral (sud de la ville), juge durement le quartier nord et sa population, bien qu’elle y possède une maison où elle réside. Elle nous explique avoir fréquenté le Celtic (nord) pendant plusieurs mois alors qu’elle était atteinte d’une maladie grave affectant ses capacités de déplacement. Depuis son rétablissement, elle a pris ses habitudes dans le bar-tabac du centre-ville, quitte à faire un court trajet en voiture pour s’y rendre. Son cas révèle les enjeux de distinction et de respectabilité se nouant à l’échelle des joueuses et des joueurs dans la préférence d’un établissement à un autre. La stigmatisation des jeux d’argent en tant que pratique semble accroître la nécessité de ces positionnements relatifs pour leurs adeptes comme pour les buralistes. Pour ces derniers, l’exercice de la régulation du jeu au sein du bar-tabac instaure un cadre spécifique de production de frontières symboliques qui, en distinguant le “bon” du “mauvais” joueur, reconduit l’ordre social local.
Au cours de l’enquête, auprès des buralistes comme des joueurs et des joueuses, il a ainsi rarement été question des sommes d’argent réellement « en jeu », ou de la fréquence de leurs visites au bureau de tabac. En ces termes, l’intensité de la pratique s’avère souvent comparable parmi la clientèle « habituée », qu’elle soit perçue comme des joueur∙ses problématiques ou de « loisir » par les buralistes. Ce qui différencie plus certainement le “mauvais” du “bon” joueur dans le contexte du bar-tabac, ce sont les manières d’être et les pratiques associées au jeu. Cela inclut la façon dont l’espace du bar est investi, la consommation de boissons (alcoolisées ou non) et dans quelles proportions, les interactions avec les personnes qui ne jouent pas, ainsi que le type de jeu privilégié, l’allocation d’un budget (même important) spécifiquement dédiée à la pratique, et les autres établissements habituellement fréquentés. La dichotomie entre « public cible » et « public faible », telle qu’elle est construite dans les politiques publiques de régulation du jeu d’argent étudiées par Marie Trespeuch, réapparaît ici in situ (2014 : 344). L’exercice de la régulation du jeu par les buralistes dans leurs commerces s’apparente à un effort de mise en cohérence des lieux avec les représentations qu’ils ont de ces publics.
Laisser jouer, arbitrer, gagner : les tensions de la régulation du jeu à l’échelle des interactions de comptoir
La thématique explicite de la « régulation » des jeux d’argent et de hasard est un problème public, objet d’enquêtes médiatiques récentes et délégué à des entités comme l’Autorité nationale des jeux (ANJ). Cependant, ce contrôle des consommations ludiques dans les bars-tabacs est généralement pensé au niveau macro-économique ; et les rares articles sociologiques traitant cette thématique adoptent aussi cette approche top-down (Frau 2011 ; Trespeuch 2014, 2016). Notre enquête dans les points de vente de jeux d’argent révèle au contraire l’importance des formes locales de la régulation des jeux d’argent : les ressorts de la démarche individuelle de bannissement, symbole de l’essor des « politiques de l’auto-administration » mises en avant par Vincent Dubois (2010 : 268) ; mais surtout le rôle fondamental des buralistes, à la fois incitatif, limitatif, et moralisateur, bien qu’ils et elles soient aussi souvent joueur∙ses. De manière paradoxale – puisque les bars-tabacs sont en théorie des lieux publics – ces établissements constituent les « coulisses », invisibles, où se négocie l’application des normes institutionnelles (Spire 2008) : les règles de la Française des Jeux. Ainsi que nous l’avons décrit, les bars-tabacs ne sont pas toujours dotés d’une unité spatiale : les espaces de jeu, délimités symboliquement, sont plus spécifiquement le lieu de cette négociation.
L’intérêt premier des buralistes est à la plus grande consommation de jeux à gratter, parce que leur revenu tiré de ces produits estampillés FDJ est proportionnel à la quantité vendue : ils et elles touchent 5,2 % de ces recettes. Auparavant fixé à 5 %, ce taux de rémunération a légèrement augmenté après une négociation du syndicat de la profession, la Confédération des buralistes. Cependant, cette augmentation a été conditionnée à la signature d’une charte, et les 0,2 % peuvent être retirés à des buralistes après deux infractions constatées lors de contrôles. Au Longchamp, le buraliste nous explique par exemple qu’en théorie, il doit rendre les tickets perdants à la clientèle pour que celle-ci puisse vérifier les résultats. Sa pratique quotidienne réside alors dans un arrangement avec la règle : « Après, ils [la FDJ] savent très bien qu’on ne le fait pas au quotidien, parce qu’on connaît tous nos joueurs et qu’on leur donne pas, on sait qu’ils le mettent à la poubelle. Et eux, quand ils te contrôlent, si tu ne redonnes pas le ticket, ils te mettent une amende. Et au bout de deux [amendes], t’as ton 0,2 [%] qui saute ». Ainsi, la FDJ place délibérément les buralistes dans une situation paradoxale : organiser et réguler le jeu tout en ayant un intérêt à la consommation ; devoir s’adapter au quotidien aux règles des centrales tout en étant contrôlé∙es. Ce que nous avons observé, c’est que cette tension permanente nourrit une rancœur diffuse chez de nombreux buralistes à l’égard de la FDJ et de ses méthodes – notamment les contrôles : un buraliste de la ville s’est par exemple plaint de « l’hypocrisie » de la FDJ qui enverrait, selon lui, des mineurs dans les points de vente pour vérifier si les bars-tabacs enfreignent la règle sur l’âge minimal.
Une des postures privilégiées par les buralistes, au vu de cet intérêt économique au jeu, est celle du laisser-faire, de la non-régulation morale dans la limite du cadre imposé par la FDJ. Un échange avec l’équipe du Balto illustre cette politique du laisser-faire. Nous leur demandons après nous être présentés :
— Comment ça marche la vente des jeux, vous pouvez refuser d’en vendre parfois ?
— [Le vendeur, d’un ton ferme] Ah non, c’est interdit [de refuser la vente] !
— Même si vous constatez une addiction, ou un surendettement ?
— [Sa collègue] La limite c’est si les gens sont désagréables.
— [Lui] Oui, c’est triste à dire mais c’est pas mon problème. […] Je vends sauf si on est désagréable.
Cette attitude ne signifie pas pour autant que les buralistes sont en dehors du jeu : ils et elles incitent souvent à la pratique, ou plus précisément à sa prolongation. L’activité ludique et le temps qu’elle invite à passer sur place est importante pour les points de vente qui sont aussi des cafés, car elle va « de pair avec la consommation de boissons » pour Julie, buraliste de l’Amiral, qui nous confie par la suite cette phrase éloquente : « Nous, notre boulot, c’est qu’ils jouent ». Ces incitations font partie d’une entreprise plus large de fidélisation de la clientèle régulière. En effet, malgré la diversité des points de vente dans la ville, nous avons observé que les adeptes ont souvent des habitudes de jeu : lieu, horaires, endroit dans le point de vente, produits consommés, durée, ou encore budget alloué à la pratique ludique quotidienne. Comme le souligne un rapport de l’ARJEL sur les jeux en ligne, datant de 2013, la grande majorité des joueuses et des joueurs se fixe des enveloppes quotidiennes ou mensuelles allouées à cette activité, via des stratégies de marquage de l’argent. Rencontré à l’Amiral, Marwan joue ainsi 20 euros par jour, uniquement en achetant des cartes à gratter à 1 ou 2 euros ; ce budget est défini par des revenus perçus en dehors de ses études – deux fois 70 euros non déclarés par semaine. Brigitte, rencontrée dans le même bar, s’organise avec son mari pour allouer une somme « d’argent perso » à la pratique du jeu [5]. Les buralistes connaissent les habitudes et les préférences de chacun∙e, notamment les budgets et les produits privilégiés. L’expression « Comme d’habitude ? », employée souvent au début des interactions et qui induit par défaut une consommation de jeu, le montre parfaitement.
Souvent, le jeu ne s’arrête que lorsque le budget alloué par la personne est dépensé, comme le confie Marwan alors que nous sommes attablés à l’Amiral : « Avec lui [son ami Mustapha], on ne part pas tant qu’il n’a pas tout perdu ». Cette reconduction du jeu est organisée par la FDJ via une dichotomie précise : les gains marginaux et les gains exceptionnels. Une des cartes à gratter les plus populaires – le « 10 ou 200 [euros] » – symbolise cette politique : la reconduction se joue par une sélectivité mémorielle, stimulée par les rares gains importants (dont les adeptes se souviennent longtemps) et les gains ordinaires, plus fréquents, qui permettent de réinvestir immédiatement : ils et elles « gagnent le droit de rejouer » pour reprendre une expression “buralistique”. Cette organisation du jeu est bien intégrée par les buralistes. Au Longchamp, nous avons ainsi observé que lorsqu’un∙e client∙e revient avec un ticket gagnant, le buraliste initie toujours l’interaction par les expressions : « Je prolonge ? » et « Je déduis ? », qui signifient racheter de nouveaux tickets avec l’argent perçu des gains précédents. De la même manière, à l’Amiral, nous assistons à la scène suivante : alors que Marwan revient avec une carte gagnante de deux euros, et qu’il demande à ne racheter qu’un ticket à un euro – et donc à percevoir aussi un euro – le buraliste Alexis lui dit : « Mais prends-en un deuxième ! », ce que Marwan finit par faire. Un des résultats de notre enquête est donc qu’un des effets concrets des incitations à la reconduction du jeu est que les joueuses et les joueurs perçoivent très rarement leurs gains, très souvent réinvestis – puis perdus.
Pourtant, les buralistes ne sont pas que dans l’incitation. Ils et elles peuvent être aussi limiter la pratique du jeu d’argent, et ainsi sortir du rôle de gestionnaires rationnels de leur établissement pour prendre celui de connaissances empathiques des joueur∙ses. À cet égard, ce que relève Vincent Dubois à propos des fonctionnaires qu’il étudie s’applique aux buralistes que nous côtoyons sur notre terrain d’enquête :
Le passe-droit, l’interprétation, l’adaptation ou le zèle bureaucratique interviennent enfin tout particulièrement dans les relations directes entre usagers et agents, qui engagent leur corps physique et leur habitus (Dubois 2010) en même temps que leur « identité de papier » (Dardy 1990 [cité dans Dubois]), et où l’influence des logiques de situation (distanciation vs empathie, tension vs coopération, etc.) le disputent à la conformation aux normes de l’institution (2010 : 274).
Les paroles d’Alexis expriment clairement cet enjeu relationnel : « Je n’arrête pas tout le monde. Les têtes inconnues, je m’en fous. Mais les petits jeunes qu’on voit souvent, c’est différent ». Il prend ainsi parfois un ton paternaliste pour imposer une limite aux jeunes joueurs sans les vexer. Dans une scène retranscrite dans notre journal de terrain, Julie, co-gérante de l’Amiral, adopte une pratique similaire :
Plusieurs garçons d’une vingtaine d’années se présentent à nouveau au comptoir, un paquet de cartes grattées perdantes à la main. L’un d’entre eux, le plus jeune, Marwan, achète deux Goals [des cartes à gratter à 1 euro]. Julie [la buraliste] lui vend et nous commente en aparté : « C’est la spirale des Goals. Là, on est sur un groupe de gros parieurs ». Marwan revient une minute plus tard avec une carte gagnante. Julie sort un billet de dix euros de son tiroir, plie rapidement un de ses coins, et lance à Marwan d’un ton affectueux et moralisateur : « Celui-là [le billet], je ne veux pas le revoir dans 10 minutes, hein ! ». Il sourit, mi-gêné, mi-amusé, et sort du bureau de tabac.
Dans ces situations, la limite est définie par un calcul des buralistes quant à la « balance » (le ratio entre gains et pertes) considérée comme juste. Alexis abonde dans ce sens, alors que nous l’interrogeons sur les limites imposées au jeu de Samir et Marwan : « Aujourd’hui, je trouve que la balance, elle n’est pas mal. [Samir a joué environ 200 euros pour une quarantaine d’euros de gains]. Parfois, ils viennent avec 250 euros et ils ne gagnent rien, alors je leur dis stop, c’est trop ». On remarque ici que si le buraliste connaît bien leurs habitudes de jeu, il ne perçoit pas le fondement de leur pratique, présentée précédemment : jouer jusqu’à la perte de l’entièreté du budget alloué. De plus, au-delà d’un arbitrage quant à l’intérêt du client∙e, les buralistes calculent leur propre intérêt à limiter la pratique, au vu des politiques des autres buralistes. Alexis et Julie nous ont confié ne limiter le jeu que rarement, de peur que « leurs joueurs » aillent continuer de jouer au Balto, un autre point de vente situé à une cinquantaine de mètres. Tous deux connaissent la politique du gérant de ce tabac : ne jamais refuser la vente. De fait, dans la scène ethnographique présentée ci-dessus, Marwan, après avoir reçu une remarque de Julie, quitte l’Amiral et continue à jouer au Balto, où nous le retrouvons par hasard. Parce que la politique du laisser-faire prédomine, et que les points de vente sont en relative concurrence entre eux, la limitation de la vente par des buralistes est donc toujours l’objet d’arbitrages et de tensions morales.
Ces arbitrages s’insèrent dans un discours normatif et moralisateur qui vise à mettre à distance la pratique du jeu. Notre enquête montre que, de façon paradoxale, la plupart des acteurs du jeu adoptent ce genre de discours. Souvent, les adeptes mettent en avant la non-rentabilité économique du jeu et justifient leur pratique par une expression que nous avons fréquemment entendue : « C’est pour le plaisir ». Beaucoup tentent aussi de se dissocier de joueuses et de joueurs perçu∙es comme déviant∙es car incapables de se donner des limites : pour Brigitte par exemple, les « joueurs paumés » sont ceux qui n’attribuent pas un budget prédéfini à leur pratique et qui mettent ainsi en jeu des revenus nécessaires à la vie quotidienne – loyer, factures, etc. Les connaissances incitatrices sont aussi étiquetées comme déviantes, et servent à se déresponsabiliser du jeu. Marwan, un peu gêné par nos questions sur sa pratique quotidienne, réagit au passage de Samir devant nous sur le trottoir : « Je te disais que c’était de la faute des autres [s’il jouait], mais en fait c’est juste de sa faute à lui [Samir] ».
Si les joueuses et les joueurs démontrent souvent une certaine retenue dans leurs discours critiques du jeu, tenant notamment compte de la présence d’autres adeptes, les buralistes sont largement plus prolixes et décomplexé∙es sur le sujet. Nous avons remarqué que chacun∙e porte un jugement sur « ses joueurs » réguliers et leur pratique – leurs habitudes, leurs superstitions. Au Longchamp, le buraliste nous explique : « Chez moi […] les joueurs [sont] trop cools. […] Vous l’avez vu, vous avez pu parler avec eux… Moi ils sont très abordables ». Quelques minutes plus tard, il réitère ses propos, érigeant en “minorité modèle” un groupe de joueurs Turcs qui fréquente régulièrement son bar et dont l’attitude, notamment vis-à-vis des femmes, s’opposerait d’après lui au public des bars du nord de la ville. Surtout, le discours normatif se superpose à la pratique du jeu ou une interaction marchande en cours, et la joueuse ou le joueur ainsi en question ne peut éviter les jugements moraux, prononcés à voix haute par les buralistes. Durant l’enquête, nous avons à plusieurs reprises été intégré∙es à ce genre de situations embarrassantes et parfois symboliquement violentes. Au Longchamp par exemple, alors que plusieurs joueurs sont proches de nous, le buraliste répond à notre première question : « J’ai un avis tranché moi, c’est la maladie du monde. […] C’est l’addiction, la maladie […] Et ça rend menteur, en plus. C’est un vice terrible ». Au Balto, un buraliste répond à nos questions d’un ton ironique en vendant des cartes à gratter à une cliente régulière : « Par exemple, Martine, elle est accro au Fétiche [jeu à gratter à 1 euro], mais je ne vais pas arrêter de lui vendre. La dernière fois que j’ai essayé [de ne pas lui vendre] je me suis pris un poing dans la gueule ! ».
Enfin, ces discours moralisateurs des buralistes apparaissent comme une mise à distance de leur pratique personnelle du jeu. Car notre enquête montre que : (i) la plupart des buralistes a été socialisée tôt au jeu – notamment par des parents propriétaires de bureaux de tabac ; et surtout, (ii) qu’un grand nombre d’entre elles et eux jouent fréquemment. Ils et elles cherchent alors absolument à dissocier leur activité professionnelle de vente et celle ludique de joueur∙se, ce qui est souvent accompli par un déplacement spatial : Alexis, nous confie par exemple jouer « toujours ailleurs [dans d’autres points de vente] » ; quant au vendeur du Balto, nous le croisons par hasard au Longchamp où il vient acheter cigarettes et cartes à gratter. Nous remarquons pourtant que cette stratégie est insuffisante, et que la distance entre vente et jeu est difficile à installer. Elle passe parfois par la radicalité – le buraliste du Longchamp, le plus critique envers le jeu d’argent, a choisi de ne pas jouer du tout – ou la déviance. En effet, chaque gérant de bar a des « histoires », autant expériences que mythes professionnels, sur des vendeurs ayant « piqué [des jeux à gratter] dans les caisses ». Toujours, ces « histoires » ont pour fonction chez ces professionnel∙les de distinguer leur pratique du jeu pensée comme saine et contrôlée, de pratiques étiquetées comme déviantes. Enfin, il s’agit de préciser que leur référentiel de jeu est distordu puisque sont prises comme étalons les plus grosses sommes jouées au quotidien par la clientèle. En définitive, il semble que la mission de régulation du jeu, assurée localement par les buralistes, est d’autant plus compliquée qu’ils et elles peuvent être également joueur∙ses.
Conclusion. Appliquer la règle, au-delà du jeu
En tant que travailleuses et travailleurs du jeu d’argent, mais aussi du service de proximité, les buralistes sont pris dans un ensemble d’injonctions contradictoires et changeantes : impératif de vente versus nécessité de contrôle des jeux d’argent et de leurs adeptes, innovations marketing des centrales de jeu PMU/FDJ contre habitudes rodées des joueuses et des joueurs, anticipation des contrôles et craintes de la concurrence de points de vente moins regardants. Pour les buralistes, la production d’une éthique à la fois individuelle et socialement située constitue un mode d’adaptation et de gestion de ces tensions morales et pratiques dans l’exercice quotidien de la régulation des jeux d’argent. Les rapports à cette dernière au sein de la profession sont donc multiples : prôner la non-régulation absolue ; circonscrire leur “interventionnisme” à un certain public ; s’interdire le jeu ou toujours jouer ailleurs... Surtout, ces postures morales trouvent des expressions concrètes distinctes dans les bars-tabacs, structurant l’espace et la pratique du jeu d’argent en leur sein : types de jeux pour des « types de clients », telle décoration pour telle ambiance, incitations au jeu, séparation entre aire de jeu et bar, etc. Il s’agit là de positionnements différenciés par rapport au dispositif sociotechnique standardisé des grandes centrales FDJ/PMU, et d’arrangements permanents avec le stigmate lié au jeu d’argent ordinaire.
Cette pratique de “tous les jours” du jeu d’argent, visible au coin de la rue et dépendante d’une offre de tickets à prix modique, est de fait régulièrement évoquée pour discréditer le rapport à l’argent et les modes de consommation des classes populaires, renforçant l’enjeu de sa régulation. Elle se distingue en cela du jeu d’argent en casino qui, s’il n’est pas toujours mondain, est invisible dans l’espace public. Sur le terrain, les buralistes sont donc les relais officieux d’une politique d’encadrement du jeu d’argent légal. Comme le souligne Vincent Dubois dans l’étude précédemment citée, le pouvoir discrétionnaire n’est pas contraire à une forte contrainte hiérarchique lorsque sont utilisés « des indicateurs de performance et des évaluations individuelles » (2010 : 278). Dans les tabacs, la contrainte hiérarchique est celle des centrales de jeu ; et le pouvoir discrétionnaire celui des buralistes. Si nos observations font écho à cette analyse de Dubois, elles en diffèrent en trois points essentiels. Le premier est la nature du pouvoir des gérant∙es de bars-tabacs, un pouvoir davantage suggestif et empathique, fondé sur l’habitude et l’interconnaissance. Le second est leur situation fondamentalement contradictoire, car ils ont un intérêt économique au jeu mais doivent aussi l’encadrer : souvent, leur revenu lié aux activités ludiques est inversement proportionnel à leur pouvoir de gestionnaires. Ainsi, et c’est la troisième différence, la position de buraliste est souvent précaire. Précarité économique du fait de cette contradiction entre vente et gestion/régulation, mais aussi précarité morale, résultant du paradoxe même de leur position et de l’observation quotidienne de situations de grande détresse – endettements, addictions, isolements, autant de termes inscrits en bas des publicités pour le jeu et que les buralistes vivent et accompagnent. D’où la nécessité d’adaptations, d’arrangements et de l’imposition d’une ligne de conduite morale cohérente.
À l’aune de ces résultats, il apparaît que ces professionnel∙les sont des relais officieux mais essentiels chargés de l’application d’une politique publique sectorisée : l’encadrement voire la régulation du jeu d’argent. À ce rôle d’intermédiaire s’ajoutent le glissement progressif de plusieurs “services publics” vers les comptoirs de bars-tabacs : point relais postaux, comptes bancaires alternatifs Nickel depuis 2014, paiement de factures, d’amendes ou de l’impôt depuis 2020, vente de munitions de chasse pour les buralistes certifiés depuis le 1er janvier 2024. Ces missions visant particulièrement les publics modestes ne sont pas nouvelles : déjà, lors de la mise en place de la loi de 1910 sur les Retraites ouvrières et paysannes, les timbres-retraites permettant la vérification des versements pouvaient être achetés « dans les recettes des buralistes et les débits de tabac » (Noiriel 2001 : 295). Aujourd’hui, la tendance est à l’augmentation de ces délégations aux buralistes, dont le maillage territorial est bien supérieur aux capacités de l’administration étatique. Le comptoir du bureau de tabac n’est donc pas seulement un lieu où l’État “vient vers” des usagères et des usagers “isolés”, “marginaux”, ou encore ruraux, mais par là même un espace où émergent de nouveaux modes de régulation de ces groupes sociaux, procédant des modes d’interconnaissance et des habitudes qui les caractérisent (Noiriel 2001 ; Dubois 2010). Personnel bancaire et administratif s’il le faut, tout en demeurant commerçants, les buralistes peuvent alors simultanément connaître la situation financière d’une ou d’un client, ses éventuels antécédents en matière d’infractions routières, et jauger ses habitudes de jeux. Ce constat invite à s’emparer à nouveaux frais des études pionnières de la street-level bureaucracy.
