
Les objets de mon père se compose de deux parties formellement distinctes. La première présente le travail photographique de Valérie Gondran, directement en lien avec le titre de l’ouvrage : il s’agit de photographies de la vingtaine d’objets qui lui reste de son père près de 20 ans après son décès. Ils sont photographiés dans un format carré, de manière frontale, isolés sur fond blanc. Chaque photographie occupe toute la largeur d’une page. Elles sont accompagnées d’un court texte qui décrit précisément l’endroit où est rangé chaque objet. Les photographies sont ainsi données à voir sans que l’on ne sache de prime abord véritablement de quoi il s’agit, puisque leurs légendes se trouvent à la fin de l’ouvrage. Elles peuvent ainsi être considérées pour elles-mêmes, avec pour seule clé de lecture le titre de l’ouvrage. Le dispositif photographique donne une impression d’évidence quasi tautologique : les objets sont mis en scène dans une apparente simplicité, pour sembler au plus proche de ce qu’ils sont, la photographie semble les véhiculer sans médiation, « le référent adhère » (Barthes 1980). Les cuillères sont bien des cuillères. Mais une fois dépassée la banalité de l’objet, quelque chose retient l’attention. Le référent résiste. Pourquoi ces cuillères ? Qu’ont-elles à nous dire ? Les objets prennent alors une épaisseur insoupçonnée, et se chargent de mystère, si bien que certains deviennent finalement peu lisibles, comme ces crochets verts dont on ne saurait que faire. Pourtant, rassemblés comme ils le sont par les pages qui les relient, ils font sens malgré tout. Pris ensemble, ils dessinent, en creux, à la fois un portrait partiel du père de Valérie Gondran, mais, surtout, comme le souligne Véronique Dassié dans la seconde partie de l’ouvrage, un autoportrait de la photographe.
Dans son texte intitulé « Objets d’affection : une cartographie intime des engagements contemporains » (p. 45-77), l’anthropologue pointe en effet la force ce qu’elle nomme les « objets d’affection » – notion centrale qu’elle explore au fil de son texte –, dans leur capacité à présenter leur propriétaire, non sous la forme linéaire de l’autobiographie, mais sous celle, plus composite, de l’autoportrait. Chaque objet agit comme un « biographème » – « signe indice d’un fragment biographique » (p. 60, 77). Ainsi, le texte de Véronique Dassié ne fait pas qu’illustrer ou commenter le travail photographique de Valérie Gondran. Il vient au contraire l’enrichir en ouvrant un dialogue, qui inscrit l’ouvrage dans une histoire longue des rapports entre anthropologie et photographie. L’originalité du lien qui se tisse tient à la véritable complémentarité entre images et texte, loin de la place illustrative qu’occupe parfois la photographie dans les recherches en sciences sociales. Il ne s’agit pas ici d’anthropologie visuelle, mais d’une réflexion anthropologique à partir d’un travail photographique.
Les photographies de Valérie Gondran apparaissent ainsi comme un point de départ et un point d’appui à la démonstration menée par Véronique Dassié. Dans son texte synthétique et efficace, elle pointe en effet les principaux enjeux du travail de la photographe, mais aussi des objets d’affection en général. Comme Valérie Gondran défait l’évidence photographique, l’anthropologue défait l’évidence matérielle de ces objets d’apparence banale, et éclaire les procédés de leur « mise en affection » (p. 48). Elle établit la valeur affective comme un processus construit et commun, loin de son apparence personnelle et intime, circonstanciée voire hasardeuse. Par son ethnographie et ses analyses fines, Véronique Dassié détaille la pluralité des formes que peut prendre ce phénomène, capable de sauver un objet de la poubelle, alors même qu’il ne sert plus à rien. C’est bien là l’un des enjeux, l’une des énigmes du rapport aux objets et au monde matériel que Véronique Dassié vient mettre en lumière : à quoi servent les objets qui ne servent plus à rien ? Pourquoi les conserve-t-on malgré tout ? Si cette question a déjà pu être en partie traitée par l’anthropologue dans l’ouvrage issu de sa thèse (Dassié 2010), elle acquiert ici un jour nouveau, informée par le travail photographique de Valérie Gondran. La construction du livre rend sensible le propos qu’elle développe en écho aux photographies, et la conjonction des travaux photographique et anthropologique permet d’étendre la compréhension d’un phénomène largement partagé.
La valeur affective des objets est loin d’être simplement accessoire. Elle participe de la présentation de soi aux autres, relevant de ce que Jacques Lacan nomme « l’extime » (2006 cité p. 67). Elle vient ainsi construire des autoportraits collectifs, favorisant les identifications communes et les glissements du « je » au « nous » (p. 60-66). Cet effet est également produit très directement sur le lecteur par le travail de Valérie Gondran, dans l’interstice créé entre le possessif du titre et les objets photographiés, où peut se loger une projection de soi reconnaissant comme sien l’un ou l’autre des objets. S’ils participent de la construction d’une image sociale, ils ne sont cependant pas tous rendus visibles, du moins pas à tout le monde. En effet, ils sont généralement distribués dans l’espace domestique et ses prolongements – voiture, sac à main, etc. – de manière spécifique. C’est ce qu’indiquent les courts textes de Valérie Gondran qui accompagnent chaque photographie. Contrairement à des légendes qui permettraient de les replacer dans un référentiel documentaire, ils situent chaque objet, décrivant l’endroit précis où il est rangé. Cette spatialisation traduit les relations à ces objets – ou leur absence –, distinguant ceux qui sont cachés, peut-être oubliés, de ceux qui sont visibles et en usage. Inscrits dans l’espace domestique, ils dessinent un espace affectif, et sont donnés à voir et à comprendre en interrelations avec le lieu habité par la photographe.
Ces rangements différenciés manifestent une « topographie des objets d’affection domestiques » (p. 65-66), dont l’analyse développée par Véronique Dassié dévoile des « sociabilités de l’intime et du secret » (p. 66-69), deux modalités des rapports au monde, aux objets et aux autres. En effet, certains objets – même intimes – sont donnés à voir au sein de l’habitat des individus, quand d’autres sont cachés, dissimulés loin des yeux parfois curieux des visiteurs. L’anthropologue pointe ainsi les manières dont les intimités sont aujourd’hui aisément racontées et mises en scène dans des sphères publiques (p. 67). Exposés chez soi, les objets intimes invitent aux questions et permettent des confidences biographiques. Le support matériel s’inscrit ici dans « la mécanique de l’intime : il est un détour utile et indispensable à l’introspection » (p. 67). Les seconds, au contraire, relèvent plutôt du secret. S’ils sont cachés, c’est qu’en parler à une audience extérieure semble impossible et provoque des effets de honte et de censure lorsqu’ils sont évoqués ou dévoilés (p. 68). C’est que le secret ne se livre pas. Il peut en revanche se vivre et se dire collectivement, dans le cercle privé, souvent familial, où celui-ci est partagé (p. 69).
Les objets d’affection ne se limitent donc pas à des individualités. En effet, derrière les relations éminemment personnelles que chacun entretient aux siens, Véronique Dassié pointe les nombreux enjeux collectifs qui les traversent. Chacun d’entre nous peut ainsi se reconnaître dans ces relations aux objets. La transversalité de ces liens est telle qu’elle peut porter sur un même type d’objet de multiples manières, comme dans le cas détaillé des quatre « briquets d’affection » (p. 50-53). Les objets de Valérie Gondran, comme tous ceux évoqués et décrits par Véronique Dassié – boules à neige, clés d’appartements, cadeaux de fête des mères ou poupées – apparaissent ainsi comme les parangons circonstanciels d’attachements dans lesquels le lecteur peut reconnaître ses propres objets personnels. Si les objets d’affection semblent tous spécifiques, ils remplissent, au fond, la même fonction que ceux présentés ici. C’est bien là la force collective de ces objets de mon père, tous semblables et tous différents, qui, par ricochets et évocations, viennent nous toucher intimement.
Les mises en affection ne suivent cependant pas toutes les mêmes trajectoires. Véronique Dassié identifie en effet quatre modalités d’entrée en affection. Mais celles-ci ne relèvent pas uniquement de pratiques domestiques, elles s’inscrivent « dans la tradition d’une histoire culturelle que chacun rejoue l’air de rien » (p. 53) : les reliques, les collections, les fétiches et les sumbolum servent de modèles aux mises en affection de nos objets privés. Ainsi, loin d’être contingentes, nos pratiques personnelles font écho à des pratiques « héritées de pratiques savantes occidentales » (p. 53), parfois très anciennes. Dans la continuité de ces catégories, les objets d’affection provoquent et sont mus par les émotions de leur propriétaire. Véronique Dassié détaille les tonalités émotionnelles attachées à chaque modalité d’entrée en affection qu’elle identifie : ce sont les registres de la peine, de la tristesse ou de la nostalgie qui sont mobilisés face aux reliques ; avec les fétiches apparaît une distanciation émotionnelle, souvent de l’ordre de la dérision ou de l’ironie ; les sumbolum sont généralement attachés à l’amitié, l’amour ou la fidélité ; la collection, quant à elle, déclenche, comme d’autres l’ont précédemment démontré (Derlon & Jeudy-Ballini 2008), fascination, fierté, et passion, et s’accompagne d’une intensité émotionnelle à l’égard des objets concernés. Ainsi, bien qu’individuels et personnels, nos rapports émotionnels aux objets s’inscrivent dans des modèles préexistants qui ne sont pas spécifiques à la sphère personnelle et privée.
Cet aspect collectif des rapports individuels aux objets personnels est au cœur de l’analyse de Véronique Dassié. Elle propose en effet de faire le lien entre objets d’affection et émotions patrimoniales, selon le concept développé par Daniel Fabre (Fabre 2013). L’anthropologue ouvre ainsi une perspective qui invite à penser le patrimoine et les objets d’affection comme deux pôles d’un même spectre. L’individuel (objet d’affection) et le collectif (patrimoine) ne sont ici plus mis en opposition, ils fonctionnent au contraire selon des modalités similaires. Ainsi, loin d’enfermer nos rapports aux objets dans des catégories rigides, la classification de Véronique Dassié offre des outils pour penser les liens et les passages entre niveau individuel et niveau collectif de mise en affection des objets et du monde matériel.
En effet, l’anthropologue pointe très justement la place de l’évènement dans la biographie de ces objets d’affection. Ces « épiphanies affectives » (p. 70) mettent en évidence ou déchargent la valeur affective des objets : un déménagement sera par exemple l’occasion d’un tri ou de la redécouverte d’un objet oublié et pourtant primordial. A fortiori, les situations de crise peuvent révéler l’importance – présente ou passée, par la disparition constatée et l’absence ressentie – d’objets ou de matérialités, tels les chariots de bonbons dans les rues de Damas qui, une fois disparus dans le contexte de la guerre en Syrie, apparaissent comme un marqueur d’une époque d’insouciance révolue (p. 73). Véronique Dassié fait ainsi sortir ces objets de mon père et tous nos objets d’affection de l’anecdotique, démontrant une nouvelle fois, si besoin était, la pertinence des analyses matérielles et l’importance des objets pour les études anthropologiques.