Les paris comme mode de vie
Apprentissage
En 1955, à l’âge de 12 ans, j’ai réalisé qu’adulte, je ne voulais pas d’un travail comme celui de mon père [1]. Je m’étais déjà engagé à décrocher des diplômes pour sortir de notre rue morne, mais que se passerait-il si j’échouais aux examens ? La dernière chose que je souhaitais, c’était un emploi comme celui de mon père, ou n’importe quel emploi dans une administration. Et, il me fallait trouver suffisamment d’argent pour vivre sans avoir à exercer un emploi salarié normal. Comment alors gagner de l’argent sans travailler ? La seule méthode à laquelle j’ai pensé était de parier sur les chevaux. Bien sûr, je n’avais pas d’argent pour cela, mais j’ai décidé de me renseigner sur les courses hippiques. Ma grand-mère, qui habitait de l’autre côté de la rue, recevait le Daily Express, qui y consacrait plusieurs pages rédigées par les meilleurs pronostiqueurs ; je le lui empruntais tous les jours. Je faisais des paris fictifs et je notais les résultats dans un carnet. Au bout de trois ans, je faisais des bénéfices réguliers sur le papier. Je disposais aussi désormais d’un peu d’argent, gagné en livrant des journaux, et en lésinant sur mes dépenses de nourriture et de déplacement. J’ai donc commencé à faire de petits paris en espèces. Plus tard, il m’est arrivé de travailler pendant les vacances et mon habitude de parier s’est développée en conséquence. J’ai accumulé des connaissances sur les chevaux et j’ai fait un petit profit.
Tout a changé lorsque j’ai obtenu une bourse pour intégrer l’université de Cambridge à l’âge de 18 ans. Ça a été un grand choc de recevoir cette bourse nationale et ma bourse d’études en trois versements à l’avance. Cela représentait 420 livres anglaises par an en 1961 (9 500 aujourd’hui). Pour la première fois de ma vie, je disposais d’un capital, ces six années passées au bas de l’échelle à parier sur les chevaux s’avéraient payantes, car j’en savais beaucoup sur les courses. Je ne pouvais pas être renvoyé de l’université pour dettes, mais je savais que les paris occasionnels fondés sur des intuitions aboutiraient tôt ou tard à ce résultat. Je devais faire des paris une science.
Trois variables étaient essentielles dans une séquence de paris prolongée : le total des fonds disponibles, le risque de tout perdre, et le montant et la fréquence des mises. La plupart des parieurs ont peu d’argent et essaient d’en gagner beaucoup épisodiquement et perdent souvent. La recette gagnante consiste à avoir beaucoup d’argent en réserve et à parier souvent pour gagner de petits montants. C’est la recette de l’accumulation du capital, celle qui dirige aujourd’hui les marchés financiers dans le monde entier.
Les paris scientifiques à Cambridge
J’ai conçu une méthode à partir de rien qui présente des caractéristiques bien connues, mais qui ne l’étaient pas pour moi à l’époque. Elle comprend également de sérieuses lacunes que j’ai surmontées par tâtonnements. Ma méthode était celle de la martingale, un système français du XVIIIe siècle consistant à doubler les paris dont la probabilité de gain est de 50 %, comme un jeu de pile ou face. Le théorème du binôme nous enseigne que la probabilité de perdre un tel pari 10 fois de suite est de 1 sur 512 (2 à la puissance de 0 à 9). En plaçant des paris à hauteur d’un 500e de ma mise sur des chevaux partant à des cotes à peu près équivalentes, j’avais 0,2 % de chances de tout perdre. J’ai estimé que je pouvais réduire ce risque en mettant à profit mes connaissances en matière de courses de chevaux. Cela signifiait qu’avec un fonds en banque de 100 livres (2 800 aujourd’hui), ma mise initiale ne devait pas dépasser 4 shillings (5 livres aujourd’hui). Je pariais sur tous les favoris ayant une chance de gagner entre 1 contre 1 et 1 contre 2, mais pas sur ceux ayant moins de chance de gagner. Pour des raisons de rotations, je n’avais pas le temps de faire un choix fondé sur la comparaison des records des chevaux en lice. Je les faisais alors mécaniquement jusqu’à ce que j’atteigne quatre défaites consécutives. Le cinquième pari d’une séquence perdante nécessitait seize fois la mise initiale pour être récupéré (plus de 3 livres, soit 84 aujourd’hui). Je ralentissais le rythme et je pariais en utilisant mes connaissances et mon meilleur jugement.
En 4 ans, ma plus longue séquence de pertes a été de 7 — le dernier pari a coûté plus de 60 fois la mise initiale pour récupérer mes pertes, soit 1/8e de mon fonds total. Ce n’était pas une expérience agréable : j’avais les mains qui tremblaient et je transpirais. Je n’ai eu à subir des séries de pertes aussi longues que deux fois.
Le fonctionnement de ce système n’était même pas le principal problème. En Grande-Bretagne, les bookmakers, les casinos, ont légalement le droit de refuser un pari à quiconque. Ils sont plus susceptibles de le faire s’ils pensent que la personne utilise un système scientifique, tel que le comptage des cartes au blackjack ou une martingale sur le rouge ou le noir à la roulette. Lorsque mon système s’est stabilisé, j’avais en moyenne 8 % de bénéfice sur mon chiffre d’affaires. Je masquais cette régularité en répartissant mes mises entre trois boutiques de paris, et en faisant varier le montant de mes gains et de mes pertes de chacune d’entre elles. Je passais pour un gros parieur qui ne leur coûtait pas grand-chose. J’ai fini par ne plus tenir de registre, car je savais que je ne pouvais pas perdre.
Je pariais de façon occasionnelle en dehors de mon système. Le responsable de la cuisine de mon College et moi-même partagions un intérêt dévorant pour les paris hippiques. Il me donnait des conseils depuis Newmarket, le quartier général des courses situé à quelques kilomètres de Cambridge. Une fois, il m’a dit que 3 chevaux de l’écurie Jarvis allaient gagner à Yarmouth ce jour-là. Comme ils partaient avec une faible cote, ça valait la peine de parier sur eux en tant que triplé combiné. J’ai donc misé 5 livres sur le triplé (ce qui représentait beaucoup à l’époque, 140 aujourd’hui). Le premier cheval a gagné avec une cote de 1 contre 1, le deuxième à une cote de 6 contre 4 pour Le troisième a vu sa cote s’envoler à 8 contre 1… et a gagné ! Le triplé a été payant à 30 contre 1 : 150 livres (4200 aujourd’hui).
Mon ami m’appréciait assez pour me présenter à la pègre de Cambridge qui se réunissait dans un mobile home faisant aussi office de club de strip-tease sur Newmarket Road. À l’époque, la principale monnaie d’échange de la criminalité de Cambridge était la nourriture, fournie par les responsables des cuisines des Colleges à des restaurateurs chypriotes. De fait, les étudiants s’acquittaient à l’avance de leurs repas, mais ils étaient si mauvais qu’ils préféraient parfois repayer pour manger dans les restaurants chypriotes. Il existait une mafia italienne naissante qui reposait sur le ciment, la construction et la pizza. Le club comptait parmi ses membres des policiers corrompus et d’anciens jockeys. L’une des activités secondaires consistait à jouer aux cartes pour de l’argent : une version courte du poker avec trois cartes avec les étudiants de la classe ouvrière du Nord et le bridge à gros enjeux avec les garçons riches. Ma première décennie, au cours de laquelle j’ai appris à bien jouer aux cartes pour mon âge, a été payante.
J’ai doublé ma bourse chaque année, je n’ai jamais travaillé, je n’ai pas reçu de soutien financier de mes parents et j’ai eu assez d’argent pour payer mes boissons, acheter beaucoup de livres et de billets de cinéma, et prendre deux mois de vacances d’été au bord de la mer Égée. Mon directeur de thèse, Jack Goody, m’a suggéré les courses de chevaux de Newmarket comme sujet de recherche pour mon doctorat, mais je ne voulais pas finir sous un camion sur Newmarket Road. J’ai préféré aller au Ghana [2] que je pensais plus sûr, mais qui ne l’était pas.
Mes deux années de terrain au Ghana ont ruiné ma carrière de parieur. J’ai perdu le contact avec le monde des courses hippiques britanniques et, à mon retour, je ne touchais plus mon chèque de bourse régulier. Au début, j’ai continué à parier sur les chevaux, mais sans réserve de trésorerie. Finalement, j’ai dû reconnaître que mes rendements étaient minimes. En outre, j’étais désormais marié et je n’avais plus de revenus. Il était plus logique de rédiger ma thèse et de trouver un emploi universitaire. Un doctorat exigeait plus de travail que mon diplôme de premier cycle. Cela a mis fin à mes activités de paris au sens formel du terme, mais j’ai profité du boom immobilier des années 1970 en achetant et en vendant quatre maisons en moins de dix ans. J’ai appris que déménager souvent et être surendetté en tant que propriétaire permettait malgré tout de s’enrichir en période de forte inflation. Aux États-Unis, au début des années 1980, j’ai conservé une mise de 25 000 dollars que j’ai utilisée à New York pour parier sur des contrats à terme sur le cacao, et à Chicago pour parier sur des contrats à terme sur le taux de change entre le dollar et le deutsche mark. Les produits dérivés du marché monétaire ont été inventés au Chicago Mercantile Exchange en 1972, après que le dollar a été détaché de l’or. Les marchés agricoles étaient très volatils et les agriculteurs du Midwest qui vendaient de la poitrine de porc aux supermarchés allemands ne pouvaient pas prédire la valeur de leurs recettes par la suite. Un taux de change futur garanti est alors devenu un instrument financier pour les transactions sur les marchés mondiaux. Ma mise est passée à 30 000 dollars. J’étais donc aux premières loges de la ’financiarisation’ qui a remplacé la production et le commerce en tant qu’activité principale des sociétés industrielles, que j’ai appelée « capitalisme virtuel [3] » dans The Memory Bank (Hart 2000 : 157-165).
À propos d’anthropologie économique
En 2007, lors d’une conférence, on m’a demandé pourquoi j’étais devenu anthropologue économique. J’ai répondu que je voulais sauver ma famille de l’holocauste financier qui s’annonçait. J’ai toujours pensé que l’anthropologie pouvait améliorer ma propre compréhension du monde. Lors de mon travail sur le terrain à Accra, une voisine est venue me demander un prêt pour vendre des morceaux de sucre devant sa porte. Je lui ai demandé combien elle les vendrait devant sa porte : quatre morceaux pour un penny. Je lui ai dit qu’elle pourrait faire des bénéfices en les vendant cinq fois plus cher. Elle m’a répondu : « Oui, mais les autres femmes me battraient ». C’est ainsi que j’ai appris.
Je vivais dans un quartier malfamé et mon propriétaire était un gangster à la petite semaine. Mes paris à Cambridge — et mon enfance à Manchester — m’avaient déjà exposé au côté sordide de l’économie. Je n’étais pas naïf lorsque j’ai décidé de franchir la ligne et de rejoindre la criminalité du bidonville où je vivais. Je me suis associé à mon propriétaire. Je fournissais l’argent, il fournissait le savoir-faire, je prenais des notes de terrain et nous nous partagions la moitié des bénéfices. Imaginez présenter cela à un comité d’éthique de la recherche ! Notre activité principale était le recel de marchandises volées. J’accompagnais les pickpockets, je suis devenu usurier, j’ai falsifié des reçus pour des marchandises volées, j’ai écoulé de la drogue saisie par la police et des devises étrangères provenant des soldats. Contrairement aux commerçants libanais, je connaissais la différence entre les monnaies fortes et les monnaies faibles. Nous avons essayé la spéculation « légitime », par exemple en accumulant des sacs de maïs pour faire face aux fluctuations saisonnières des prix. Mon partenaire ne l’avait jamais fait auparavant, mais chaque année, le prix doublait entre la récolte et le printemps suivant. Mais nous avons rapidement découvert des dépenses cachées, voire pire. Tout d’abord, un réseau de porteurs exigeait une part du prix, juste pour soulever chaque sac du camion et le déposer au sol. Les sacs devaient être retournés périodiquement pour éviter la pourriture, et nous devions acheter de l’insecticide contre les charançons. Puis, alors que le prix avait doublé, l’aide de l’American Public Law 480 a inondé le pays de maïs et le prix est revenu à ce qu’il était au départ. Pour rentrer dans nos frais, nous avons dû vendre les sacs à crédit, avec tous les tracas que cela implique. Le commerce ne se résume pas au taux de profit annoncé. Avec le prêt d’argent (de ma poche), j’ai appris à mes dépens que ce n’est pas le taux d’intérêt qui compte, mais le taux de défaut (et une propension à la violence contre les débiteurs) (Hart 2017a). Notre activité principale de recel était toutefois rentable.
L’argent que j’avais gagné était devenu une source d’embarras. J’ai essayé de le redistribuer. À un moment donné, j’ai employé sept assistants de recherche ; j’ai organisé des fêtes avec du mouton, du riz et de la bière et j’ai offert des couvertures et des sandales à des personnes âgées. Mais cela n’a fait que renforcer ma réputation de caïd et le flux des marchandises volées n’a fait qu’augmenter. Dans la communauté de migrants que j’ai étudiée, il y avait deux catégories sociales : un flot de jeunes hommes célibataires, et des personnes âgées mariées dont les maisons étaient des îlots de stabilité dans cet océan. Sans m’en rendre compte, je suis passé d’une classe à l’autre. J’ai réussi à me débarrasser de l’argent avant de partir. Cela m’a simplement demandé un effort supplémentaire.
Cette approche pratique de la recherche sur le terrain a posé des problèmes pour la rédaction d’une thèse. J’ai finalement relaté mon expérience personnelle à la troisième personne. Quand j’ai eu fini de la rédiger, j’avais l’impression de comprendre l’économie de la rue aussi bien que des détenus, sinon mieux. Mais, comme eux, je ne savais pas expliquer les grands événements qui avaient secoué l’économie politique du Ghana une décennie après l’indépendance : l’effondrement du prix mondial du cacao, la pénurie de marchandises qui s’en est ensuivie, le coup d’État militaire qui a renversé le président Nkrumah. J’ai été surpris de constater à quel point il était facile de gagner de l’argent et difficile de s’en débarrasser. J’ignorais tout des conditions historiques qui auraient pu m’aider à expliquer cette situation. Les Ghanéens portaient des vêtements fabriqués à Manchester, mais je n’avais aucune idée des raisons et ce que cela signifiait.
Après avoir terminé mon doctorat, j’ai voulu en savoir plus sur l’histoire du colonialisme et de son successeur, le « développement ». Plus que tout, je voulais entrer dans le monde des États et des organisations internationales. J’ai intégré une agence universitaire de consultance à l’université d’East Anglia. Très vite, mes conversations avec des économistes du développement ont porté leurs fruits et j’ai pu transformer mon ethnographie d’Accra en un moyen d’entrer dans les débats de l’époque sur le chômage urbain dans le tiers-monde. J’ai été aidé en cela en rédigeant des piges au noir pour The Economist, qui produisait régulièrement des rapports sur l’Afrique de l’Ouest. Cela m’a permis d’apprendre à écrire en « langue économique » (c’est-à-dire parler comme un économiste sans avoir reçu aucune formation formelle dans cette discipline). Ce faisant, j’ai donné naissance à l’idée « d’économie informelle » (Hart 1973), un concept dont le succès interdisciplinaire est toujours une source d’étonnement pour moi. Au cours de la décennie suivante, j’ai travaillé comme consultant en politique de développement aux îles Caïmans, en Papouasie–Nouvelle-Guinée, à Hong Kong (Hart 2002a, 2002b) et en Afrique de l’Ouest (Hart 1982), tout en conservant un emploi stable en tant que professeur d’anthropologie à l’université, principalement en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Lorsque la London School of Economics m’a proposé de donner la conférence « Malinowski », j’ai choisi le thème de l’argent (Hart 1986). Par la suite, je suis devenu un petit entrepreneur dans le domaine de l’édition et de l’internet, alors que la révolution numérique dans les communications prenait son essor dans les années 1990 (Hart 2009). Et je me suis souvenu du petit succès que j’avais eu avec ma conférence « Malinowski » : j’ai donc commencé à écrire sur la façon dont cette révolution transformait l’argent (Hart 2000).
Quelques réflexions anthropologiques sur l’argent
Gagner et recevoir de l’argent
The Decline of the West (1962 [1918]) d’Oswald Spengler a eu un impact majeur sur l’anthropologie culturelle américaine de l’entre-deux-guerres, en particulier sur Ruth Benedict. Selon lui, le pouvoir des nombres et de l’argent pour séparer et dépersonnaliser était fondamental pour notre compréhension de l’histoire de la civilisation occidentale. Pour les Grecs, le nombre était la magnitude, l’essence de toutes les choses perceptibles par les sens. Pour eux, les mathématiques s’intéressaient donc à la mesure dans l’ici et le maintenant. Tout cela a changé avec René Descartes, dont la nouvelle idée de nombre était la fonction — un monde de relations entre des points dans un espace abstrait. Désormais, une passion faustienne pour l’infini s’est installée, mariée à des formes mathématiques abstraites qui s’affranchissent de la réalité concrète pour mieux la contrôler. Dans la vie économique, on est passé parallèlement d’une pensée en termes de biens à une pensée en termes d’argent. Lorsqu’un homme d’affaires signe un bout de papier pour mobiliser des forces à distance, ce geste se situe dans une relation abstraite avec la puissance du travail et des machines, et il ne prend la forme de chiffres que dans un processus comptable rétrospectif. Penser en termes d’argent en génère. Cela transforme le monde en sujets et en objets — quelques dirigeants et ceux qui suivent leurs ordres. Chaque personne rejoint la force de l’argent ou est façonnée par elle, en tant qu’élément de la masse. Selon cette logique, la différence entre la façon dont les ’maîtres de l’univers’ abordent l’argent, et les habitudes culturelles des personnes qui en ont très peu est cruciale. Ces derniers le comptent encore soigneusement comme une mesure (quand ils savent compter), tandis que les premiers comprennent que son potentiel est moins tangible. Nous pourrions donc faire une distinction entre ceux qui participent à ce que Spengler appelait « la force de l’argent » et leurs victimes qui n’y participent pas. Nous pourrions les appeler les "faiseurs" et les "preneurs" d’argent. Ce modèle bipolaire rudimentaire comporte une part de vérité, mais si l’on se concentre sur les jeux d’argent, il s’effondre. Pour de nombreuses personnes qui n’ont pas beaucoup d’argent, faire des paris, c’est avoir la possibilité de participer activement à la force de l’argent, et pas seulement en tant que spectateurs passifs.
Les faiseurs d’argent, au moins depuis Risk, Uncertainty and Profit (1921) de Frank Knight, ont su faire la distinction entre les menaces futures qui sont calculables (risque) et celles qui ne le sont pas (incertitude). Alors que pour vous ou moi, une grange qui brûle est une catastrophe imprévisible, les compagnies d’assurance, elles, sont capables d’évaluer très précisément la probabilité d’un tel événement dans une zone spécifique et de partager le risque entre ceux qui sont prêts à payer une prime. Ce principe élémentaire a été oublié au cours des décennies du boom du crédit, de sorte que la compagnie géante de l’assurance AIG a pris des engagements que ses actifs qui n’étaient pas en mesure de couvrir en cas de krach. Les programmes informatiques de certaines banques émettrices de prêts hypothécaires ne pouvaient même pas simuler une baisse des prix de l’immobilier.
Pourtant, on nous a dit que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase, de progrès éternel, où le calcul rationnel des résultats financiers permettait de créer rapidement un marché mondial unifié. Les quants (analystes quantitatifs), souvent diplômés en physique, ont créé des formules pour tirer parti des écarts mineurs entre les marchés (arbitrage). L’assurance contre les intempéries pour les hôtels des Caraïbes et celle contre les blessures des stars du baseball sont deux choses distinctes. Mais un quant pourrait trouver un lien mathématique entre les deux. Un dérivé serait alors construit sur cette base et la société émettrice gagnerait beaucoup d’argent jusqu’à ce que d’autres le remarquent et se joignent à elle. Bientôt, là où il y avait deux marchés, il n’y en aurait plus qu’un. Et ce processus s’est multiplié à grande échelle.
Alexandra Ouroussoff (2010) a identifié les agences de notation comme la principale source de la croyance selon laquelle le risque de pertes futures pourrait être connu à l’avance et pris en compte dans le prix des actions, alors que les dirigeants d’entreprises ont tendance à être des empiristes qui savent que tous les avenirs sont incertains. Ils préfèrent lancer plusieurs projets et espérer que l’un d’entre eux soit un grand succès. Mais leur accès au capital d’investissement dépend des évaluations des agences de crédit ; ils sont donc conduits à modifier leurs comptes pour répondre aux attentes des agences. Dans ce climat, les banques d’investissement ont fini par se croire invincibles, et le capitalisme occidental a pris une forme insoutenable. Des vérités bien établies, comme le fait que ce qui monte redescend toujours sur les marchés immobiliers, ont été oubliées dans la course aux salaires et aux bonus. La croyance en l’efficacité du « libre marché », propagée par une armée d’économistes, de journalistes et de politiciens, s’est surtout imposée dans la classe des faiseurs d’argent. Gillian Tett (2009) raconte comment elle a été accusée d’antipatriotisme par des personnalités de la City de Londres, ainsi que par ses employeurs du Financial Times, pour avoir exprimé des doutes sur la solidité du marché des dérivés de crédit.
Il arrive que des ouvrages destinés au grand public soient plus révélateurs que la plupart des textes académiques. C’est le cas du The Black Swan (2007) de Nassim Nicholas Taleb, un philosophe amateur et un trader financier à succès. Selon lui, les événements inattendus de grande ampleur et lourds de conséquences jouent un rôle prépondérant dans l’histoire, en particulier dans l’histoire des marchés. Ces événements, considérés comme des anomalies extrêmes en termes de probabilité, ont une influence beaucoup plus importante que les événements habituels. Les épisodes à fort impact, difficiles à prévoir et aux conséquences disproportionnées, dépassent le cadre des attentes normales dans les domaines de l’histoire, de la science, de la finance et de la technologie. Leur probabilité, bien que rare, n’est pas calculable à l’aide de méthodes scientifiques, mais il est possible de s’en prémunir. Les biais psychologiques qui rendent les gens aveugles à l’incertitude, et inconscients du rôle massif des événements rares dans l’histoire ont déjà fait l’objet de discussions systématiques dans des ouvrages comme celui-ci, destinés au grand public comme à un lectorat universitaire. Elie Ayache (2010) cherche à réfuter Taleb dans The Blank Swan : The End of Probability. Selon lui, il est inutile de chercher à calculer les tendances des prix du marché, ou même de se couvrir contre des événements rares. Le cygne n’est ni blanc ni noir, mais une feuille vierge sur laquelle le trader proactif écrit son dérivé. Ayache (2008) suit Quentin Meillassoux (2010) en plaidant pour le rétablissement de la contingence plutôt que la probabilité, une position pour laquelle j’ai une certaine sympathie. Le livre est indéniablement difficile. Certains critiques ont suggéré qu’il s’agissait d’une plaisanterie philosophique. Un court article, « I Am a Creator » (en référence au film Barton Fink), est plus accessible (Ayache 2008). La plupart des traders utilisent le modèle « Black-Scholes-Merton » pour fixer les prix des options, une pratique que Taleb juge tout simplement erronée. Mais Ayache a une approche plus dialectique. Ce qui compte, c’est de faire le marché tout en y étant un « trader dynamique ». Une telle personne « fait le marché et se le fait dicter (sic). Il peut à la fois être un auteur original et être dans le marché ». (Ayache 2008 : 37).
Les faiseurs de marché sont des penseurs et des créateurs… (Ils) ont besoin à la fois du modèle et du marché. Parce qu’ils créent des marchés, ils doivent produire des prix en tant que résultats des modèles de tarification. Cependant, parce que le marché est l’extérieur (et ne peut pas être le fruit de leur fabrication) qu’ils devraient, en tant que faiseurs de marché et penseurs, toujours chercher à atteindre, ils ont également besoin que les prix soient les intrants de leurs modèles… Un faiseur de marché ne fait un prix que dans la mesure où le marché le fait. (Ayache 2008 : 46, traduction personnelle).
Je reviendrai sur ce paradoxe à la fin de mon texte.
William Poundstone est un autre écrivain populaire dont le thème est proche du nôtre. Son livre, Fortune’s Formul : The untold story of the scientific betting system that beat the casinos and Wall Street (2006), m’interpelle, car son message est intéressant. Son récit couvre la dernière moitié du XXe siècle, avec l’inventeur de la théorie de l’information, les escroqueries aux courses de la mafia de Chicago, Paul Samuelson, la croisade de Rudy Guiliani contre les délits d’initiés, les junk bonds et, bien sûr, Black-Scholes-Merton. Il nous rappelle que trois histoires ont longtemps circulé côte à côte dans les cercles financiers : la croyance des économistes selon laquelle il est impossible de battre les marchés, une autre selon laquelle il est possible de le faire grâce à des informations privilégiées (ce qui est illégal) et une troisième selon laquelle des méthodes scientifiques peuvent garantir des profits réguliers en pariant sur les prix des actifs. Il y a là matière à un roman sur les paris. Poundstone ne répond peut-être pas aux critères philosophiques d’Ayache, mais il soutient la thèse selon laquelle les riches s’appuient fortement sur des relations personnelles pour obtenir des informations et des contacts, même si les discours tenus par les intellectuels et les universitaires représentent la société comme étant gouvernée par des forces impersonnelles.
Les écoles en Europe occidentale ne dispensent pratiquement aucun enseignement sur l’argent, et souvent, les parents de la classe moyenne font de leur mieux pour éviter à leurs enfants d’en faire l’expérience directe le plus longtemps possible. Paul Samuelson avait l’habitude de dire, dans l’introduction de son best-seller Economics (Samuelson 1989), que 10 millions de New-Yorkais s’endorment chaque soir avec la certitude que l’économie sera toujours là le lendemain matin ; mais comment le savent-ils ? Dans Money : Whence it Came, Where it Went (bb=1995. Money : Whence it Came, Where it Went. Harmondsworth, Penguin.]), John Kenneth Galbraith raconte l’histoire d’un membre de l’administration Kennedy, dans les années 1960, qui a été payé en étant nommé directeur d’une banque. Après sa première réunion, on l’a vu marcher dans Wall Street, hébété, en marmonnant « Je ne savais pas. Je ne savais pas. » Qu’ignorait-il ? Galbraith suppose qu’il a peut-être appris le premier principe de la banque moderne : prendre l’argent d’une partie et le prêter à une autre, puis persuader les deux parties qu’elles l’ont toujours. Peut-être l’argent est-il vraiment un spectre invoqué par des sorciers sans scrupule (Baum 1900) ? Dans ce cas, la plupart d’entre nous préféreraient ne pas le savoir. Nous préférons croire que nous sommes sur un terrain solide, que l’argent qui nous fait vivre est réel et qu’il ne disparaîtra pas. À défaut, nous payons des experts pour qu’ils s’occupent du problème, et nous sommes rassurés par leur jargon technique. Dans les deux cas, comprendre n’est pas nécessaire. C’est pourquoi l’inflation est si dérangeante : lorsque la valeur de l’argent refuse de se stabiliser, sur quoi d’autre peut-on compter ? La peur de l’inconnu nous conduit à une quête paralysante de certitude dans les affaires monétaires, ce qui constitue un obstacle à une compréhension efficace, au même titre que la religion d’antan à laquelle elle ressemble tant. C’est la raison pour laquelle la plupart des gens sont extrêmement attachés à leur vision bancale du système monétaire auquel ils se sont habitués. Je sais par expérience qu’ils refusent d’entendre qu’il existe des alternatives viables au travail rémunéré et aux pensions de retraite, tels que les méthodes statistiques de paris comme la mienne, ou les circuits d’échanges alternatifs tels que le Systèmes d’échanges locaux (SEL) (Hart 2000). Les capitalistes à succès puisent dans de grandes réserves et font souvent de petits paris ; mais la plupart des parieurs perdent sur le long terme, en essayant de gagner beaucoup en pariant peu et occasionnellement. C’est de là que vient le dogme selon lequel le bookmaker ou le casino doit toujours gagner ou gagne toujours. Peut-être le fait de croire cela, rend-il plus tolérable de sacrifier nos vies à un système économique qui nous est défavorable. Il en va de même pour la résistance aux monnaies communautaires et complémentaires (Blanc 2010). Lorsqu’on leur dit que nous pouvons produire notre propre argent avec son propre circuit commercial, sans avoir besoin de gagner de salaire pour le dépenser, la plupart des gens préfèrent s’en détourner.
Les obstacles religieux à la démocratisation de l’argent
Pour comprendre la force sociale de la religion, il faut entrer dans l’esprit des croyants. Chercher la source du pouvoir de l’argent revient à se demander comment Dieu fait pour que nous croyions en lui. Bien sûr, nous l’avons inventé, tout comme nous avons inventé et inventons l’argent. Puisque tout ce que nous pouvons connaître, c’est le passé, pourquoi accepterait-on de garantir un avenir inconnaissable ? Mais nous le faisons, parce que nous le devons — la foi réunit le passé et le futur dans le présent. Georg Simmel (1978 [1900]) a bien expliqué pourquoi l’argent est capable de conduire à cette affirmation fallacieuse. Étant donné que toutes les transactions éphémères que nous souhaitons calculer sont effectuées en termes d’argent, celui-ci semble être plus stable que le reste, même si nous savons qu’il ne l’est pas vraiment. La berge semble solide alors qu’en réalité, elle n’est que le résultat de dépôts plus lents rejetés par une eau en mouvement. Mais si nous sommes en train de nous noyer, nous nous contentons de sa stabilité présumée. Le physicien peut avoir compris que la terre est constituée de particules élémentaires en mouvement, mais pour des raisons pratiques, nous n’avons pas besoin de savoir ce qu’il sait sur ces particules.
Compte tenu de la longévité culturelle de l’argent sous sa forme actuelle et du pouvoir d’endoctrinement des institutions dirigeantes, il n’est pas surprenant que la plupart des gens soient initialement réticents à adopter de nouvelles approches financières ; mais la situation est psychologiquement complexe. L’argent conventionnel flatte notre sens de l’autodétermination : avec un peu d’argent, nous pouvons exercer un pouvoir sur le monde à volonté, passant d’une potentialité infinie à une détermination finie, dans un sens comme dans l’autre. Pourtant, l’idée que l’argent, tel qu’il est actuellement constitué n’est pas du tout sous notre contrôle, nous réconforte d’une autre manière. Le fait qu’il incarne une force de nécessité exogène sert, d’une manière analogue au nombre, à clarifier le jugement et l’action là où, autrement, les choses pourraient être effroyablement ouvertes. De même, s’ils émettaient leur propre monnaie, les gens ne seraient pas seulement plus libres, mais ils auraient aussi de plus grandes responsabilités.
Le parallèle avec l’esclavage est très étroit. Les gens pensent que le monopole revendiqué par la monnaie nationale est inévitable, puisque personne ne le choisirait librement. S’entendre dire qu’il existe une alternative que nous pourrions choisir rend absurde l’asservissement d’une vie entière à un système ingrat. Nous nous accrochons à ce que nous connaissons comme étant la seule possibilité. Nous disons souvent que nous voulons être libres, mais nous choisissons l’illusion de la liberté sans la véritable responsabilité qu’elle implique. C’est peut-être la raison pour laquelle nous préférons que l’argent ne soit pas de notre fait. Nous le dépensons, mais nous n’en avons jamais assez parce qu’ils font en sorte qu’il reste rare. C’est peut-être la raison profonde pour laquelle des projets éminemment sensés de création d’argent « artisanal » sont si mal accueillis. Il ne suffit pas de mettre au point une superbe conception de circuits commerciaux utilisant des monnaies communautaires. Il faut vendre l’idée aux gens, ce qui implique de s’attaquer à leurs croyances les plus chères.
Le mot « croyance » signifiait à l’origine « quelque chose de cher », c’est-à-dire que les échanges comportant de l’argent impliquent à un certain niveau, une vision de l’humanité liée par un amour mutuel (Hart 1988). C’est ainsi que le jeune Karl Marx termine son remarquable essai sur « Le pouvoir de l’argent » dans les manuscrits de 1844 : « Si vous aimez sans susciter d’amour en retour, c’est-à-dire si vous n’êtes pas capable, en vous présentant comme une personne aimante, de vous faire aimer, alors votre amour est impuissant et malheureux » (Marx 1844).
En résumé, je pense depuis longtemps que la rationalité fonctionne mieux à l’envers, comme une rationalisation. Nous sommes entourés d’incertitude parce que l’avenir est impénétrable et que, dans une mesure sans précédent, les sociétés modernes éduquent leurs membres à s’attendre à ce qu’il soit fixé à l’avance. Le calcul précis des résultats financiers futurs est une chimère, et l’une des principales causes de l’effondrement récent. Ce que nous pouvons faire, c’est appliquer la raison pour expliquer les événements passés : c’est la méthode scientifique. L’extrapolation du passé vers l’avenir est le point de rupture. La connaissance et l’expérience peuvent jouer un rôle plus subtil lorsque nous cherchons à gérer des avenirs incertains sur une base empirique plus lâche. Les paris sont l’un des moyens d’acquérir une telle expérience.
En repensant à mon expérience candide de pari scientifique, il semble à peine crédible que j’aie survécu, et encore moins que j’aie un peu prospéré. Ce qui m’a sauvé de la martingale, c’est mon empirisme. J’en savais beaucoup sur les chevaux. J’aurais probablement gagné plus d’argent sans mon système, mais nous avons tous besoin d’appuis pour juger. J’ai toutefois appris à ne jamais parier sur quelque chose que je ne connais pas très bien. Plus important encore, ces premières incursions dans les jeux d’argent m’ont permis d’adopter une attitude différente à l’égard de l’argent. Je n’acceptais pas d’être inévitablement une victime de l’économie de marché, et j’ai adopté cette attitude lors de mes excursions en anthropologie économique. Elle a été au cœur de toute une vie d’apprentissage par la pratique. Je voudrais maintenant insister sur la façon dont les paris nous enseignent ce qu’est l’argent, ce qui m’amène finalement à considérer les pratiques monétaires comme une forme de vie religieuse (Hart 2011).
La religion fait partie d’un ensemble de termes qui comprend également l’art et la science. Le fait que la science, qui était à l’origine une forme de connaissance opposée au mysticisme religieux, soit aujourd’hui plus souvent opposée aux arts, témoigne du déclin de la crédibilité intellectuelle des religions établies. Si l’on peut dire grossièrement que la science est la volonté de connaître le monde objectivement et que l’art est principalement un moyen d’expression subjective, la religion aborde typiquement les deux côtés de la relation sujet-objet en reliant ce qui est à l’intérieur de chacun d’entre nous à quelque chose d’extérieur. La religion nous lie à une force extérieure tout en nous permettant d’agir en tant que sujet ; elle stabilise nos interactions significatives avec le monde, fournissant un point d’ancrage à notre volatilité. Le dernier livre d’Émile Durkheim, The Elementary Forms of the Religious Life (bb=1912. The Elementary Forms of the Religious Life. Glencoe, Free Press.]), est son œuvre la plus néo-kantienne. Comparée à son approche sociologique réductionniste des années 1890, cette étude de la religion se conforme assez étroitement à la définition que j’ai donnée plus haut. Il a divisé l’expérience entre le connu et l’inconnu. Ce que nous connaissons bien, c’est la vie quotidienne, les caractéristiques banales de nos routines, et nous la connaissons en tant qu’individus piégés dans une sorte d’activité privée. Mais cette vie est soumise à des forces plus vastes dont nous ne connaissons pas l’origine, à des catastrophes naturelles, à des révolutions sociales et, surtout, à la mort. Nous souhaitons désespérément influencer ces causes inconnues de notre destin, dont nous reconnaissons l’impact à la fois individuel et collectif. Nous aimerions au moins les sentir moins incertaines et établir un lien avec elles. Pour Durkheim, la religion est la tentative organisée de combler le fossé entre le connu et l’inconnu dans nos vies, entre un monde profane d’expérience ordinaire et un monde sacré, extraordinaire, situé en dehors de cette expérience. Ce qui nous est finalement inconnu, c’est notre appartenance collective à la société. Par le biais de rituels, nous vénérons notre existence commune en société, même si à peine comprise, et nous l’appelons Dieu. La société se trouve à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de chacun d’entre nous. Le chaos de la vie quotidienne atteint une certaine stabilité dans la mesure où il est éclairé par des croyances représentant les faits sociaux d’une existence collective partagée. Le rituel inculque ces représentations collectives à chacun d’entre nous.
En participant à la publication de l’ouvrage de Roy Rappaport, Ritual and Religion in the Making of Humanity (1999), j’ai pu mieux apprécier la perspective de Durkheim, puisqu’il s’agit d’une réflexion approfondie sur le rituel en tant que terrain d’élaboration de la religion. La définition de Rappaport part de l’accent mis sur la formalité, l’invariance et la tradition pour construire une analyse du rituel qui, par son exhaustivité et sa cohérence, n’a pas d’équivalent dans la littérature. Il ne pensait pas qu’une approche durkheimienne des religions devait reposer sur une division nette entre les sphères du sacré et du profane, et je ne le pense pas non plus. Le projet de réaliser notre potentiel d’humanité collective est, en un sens, à peine entamé. Il est cependant lié à notre origine en tant qu’espèce, selon Rappaport, à la découverte du langage et de la religion. La religion, qui se fait et se refait constamment par le biais de rituels, est la manière dont nous entrons en contact avec la totalité des choses (« sainteté ») [4]. La société humaine a une unité précaire définie par notre occupation commune de cette planète. Rappaport considère l’argent comme une fausse religion et préfère l’écologie à l’économie comme fondement cosmologique d’une nouvelle religion mondiale compatible avec la loi scientifique.
L’argent dans une économie humaine
En revanche, j’en suis venu à reconnaître certaines des qualités rédemptrices de l’argent (Hart 2000) et à les relier à l’idée d’une "économie humaine" (Hart 2008 ; Hart, Laville & Cattani 2010 ; Hann & Hart 2011 ; Hart 2017b). Le particularisme ethnographique est au cœur de l’idée d’une économie humaine. L’hypothèse de base est que nous devons commencer par les gens, là où ils vivent et ce qu’ils font, pensent et veulent ; mais d’une certaine manière, il faut aussi tenir compte du fait que tous les êtres humains partagent une situation difficile commune, en tant qu’humanité.
Lindiwe est une femme d’âge mûr originaire de Durban, en Afrique du Sud. Elle a travaillé dans une usine et elle est aujourd’hui employée de maison ; elle loue un logement à la municipalité ; elle se rend au travail et en revient dans des minibus informels ; elle s’occupe de sa mère, qui perçoit une pension de l’État, et des jeunes filles de son frère, qui a le sida ; ses fils adolescents sont au chômage et sombrent dans la délinquance ; son mari a disparu il y a plus de dix ans ; elle vend des cosmétiques à des voisins pendant son temps libre ; elle fréquente une église de la prospérité et y a rejoint un club d’épargne (stokvel) ; elle doit de l’argent à des usuriers, mais n’a pas de compte en banque ; elle fait ses courses une fois par semaine dans un supermarché et dans des magasins locaux le reste du temps. Notez la complexité de ses arrangements économiques et la variété des sources auxquelles elle fait appel, dont peu sont directement liées au capitalisme sud-africain. Lindiwe comprend sa propre vie mieux que quiconque. Mais il y a des questions auxquelles elle ne sait pas répondre : Pourquoi n’y a-t-il plus d’emplois miniers pour les hommes ? Pourquoi les écoles échouent-elles ? Pourquoi le gouvernement post-apartheid a-t-il fait si peu pour réduire la pauvreté et les inégalités ? L’approche de l’économie humaine ne part pas du principe que les citoyens sont les mieux placés pour savoir, même s’ils connaissent généralement mieux leurs propres intérêts que ceux qui prétendent parler en leur nom. Une économie doit être fondée sur des principes à découvrir et à articuler. À l’origine, le mot était axé sur la budgétisation de l’autosuffisance domestique ; l’économie politique promouvait les marchés capitalistes plutôt que le landlordisme militaire ; l’économie nationale cherchait à égaliser les chances d’un corps de citoyens (Hann & Hart 2011 : chap. 2). L’idée d’une économie humaine est une manière d’envisager l’étape suivante qui relie des êtres humains uniques à l’humanité, synthétisant la séquence historique, maison-marché-nation-monde, dans un processus continu d’extension de la société par le biais de l’économie. Lindiwe ne pourrait pas jongler avec toutes les facettes institutionnelles de sa vie sans argent. L’argent et les marchés font partie intégrante de notre potentiel humain, et ne sont pas antihumains comme ils sont souvent décrits. Ils peuvent et doivent prendre des formes plus propices à la démocratie économique. Les questions qu’elle se pose et qui restent sans réponse nécessitent une nouvelle forme d’éducation politique pour y répondre, mais un enseignement qui soit ancré dans les circonstances qu’elle connaît bien.
Je suis toujours aux prises avec ces questions. Mais je sais qu’une économie, pour être utile, doit être fondée sur des principes qui guident l’action des gens. Il ne s’agit pas seulement d’une idéologie ou d’un appel au réalisme. Les conditions sociales et techniques de notre époque — l’urbanisation, les transports rapides et les médias universels — devraient être au cœur d’une enquête sur la manière dont les principes de l’économie humaine pourraient être mis en œuvre aujourd’hui. Je suggère aux lecteurs que les jeux d’argent peuvent souvent être une forme ritualisée d’engagement dans la société par le biais de l’argent. La différence entre un joueur et le trader dynamique d’Elie Ayache n’est peut-être qu’une question de degré et non de nature. Les paris plongent une personne dans l’argent et les marchés en tant qu’agent, qui les prend et les fait en même temps. Cela procure une certaine satisfaction, indépendamment des profits et des pertes. La plupart des jeux de cartes, qu’ils soient joués pour de l’argent ou non, offrent une expérience similaire qui, avec la répétition, peut devenir une source de connaissances et de compétences dont les applications vont bien au-delà de la table de jeu.
Je ne peux pas résister à l’envie de terminer par la source même de cet essai : l’écriture. Si vous vous souvenez bien, l’écriture est au cœur du récit d’Ayache sur la fixation du prix d’une option. Si je me suis autrefois inséré en tant qu’agent dans le monde de l’argent par le biais des paris, aucune de mes pratiques n’est aujourd’hui plus conforme au modèle social de la religion de Durkheim que l’écriture (Hart 2022). Il s’agit d’abord d’une lutte pour faire sortir quelque chose qui était auparavant une partie indifférenciée de notre expérience intériorisée. Il s’agit ensuite d’une sorte de circulation à double sens entre l’intérieur et l’extérieur, car nous lisons et corrigeons l’objet que notre subjectivité a fabriqué, nous y ajoutons de nouveaux éléments et nous le révisons encore. Puis nous le faisons circuler en privé auprès de lecteurs et finalement dans le monde anonyme d’un texte imprimé ou en ligne. C’est un travail solitaire. Il n’en ressort jamais rien qui corresponde de près ou de loin à l’effort que nous avons déployé pour élaborer un texte. L’écriture est à la fois un acte introspectif profondément personnel et un rituel qui nous relie à la société en tant qu’acteur significatif. C’est ainsi que je conçois souvent les pratiques monétaires, et ce sont les paris qui me l’ont appris. Comme l’a écrit Marx (1852), nous faisons l’histoire, mais pas dans les circonstances que nous avons choisies. Je suis un créateur. Nous sommes tous des créateurs. C’est moi qui l’écris.
