
Un ouvrage d’anthropologie de la nature, novateur en ce qu’il place une épine dans le pied de l’évidence classificatoire naturaliste. Un travail de longue haleine, hors norme, basé sur de vastes comparaisons, une démarche encyclopédique savante, doublée d’une iconographie passionnante et soignée mise au service de l’argumentation, dont les admirables dessins de l’illustratrice Virginie Gilbert introduisent chaque chapitre. Le livre traite principalement de la question suivante : de quels troubles les chauves-souris seraient-elles porteuses ? D’un trouble dans l’ordre classificatoire de la conception naturaliste du monde. Comme l’a montré Michel Foucault (1997) dans Les mots et les choses, c’est la vérité première de la taxinomia, sa perfection qui, avec la chauve-souris, bascule. En conséquence, c’est le savoir lui-même comme mode d’être préalable entre le sujet qui connait et l’objet de la connaissance qui se trouve magistralement troublé, par cet animal à la fois oiseau et souris, et aussi tour à tour, rat, hirondelle, renard, chien, et civette selon les peuples, « un caprice de la nature » comme l’affirmait Buffon ou « un mammifère qui vole avec ses mains » pour reprendre la formule de Cuvier. Le choix de cet animal pour démontrer les limites de ce type d’ordonnancement est judicieux ; par ailleurs, la classification, dont l’ouvrage montre qu’elle est issue d’une culture particulière, a parfois servi l’Occident pour imposer son propre système de pensée, son ordre à d’autres peuples, comme dans le sillage d’administrations coloniales qui pour exercer leur autorité sur un territoire catégorisaient autant les peuples, les ethnies que les plantes et les animaux.
Avec le chiroptère comme guide et la pratique anthropologique comme méthode, l’ambition consiste à confronter le lecteur aux limites de l’humanité naturaliste, pour l’inviter, par la comparaison entre les mondes et les sociétés, à questionner des évidences devenues problématiques quant à la cohabitation de tous, humains et non-humains sur une terre aux frontières de plus en plus étroites. Les comparaisons pointent comment l’impératif de la survie est mieux assuré par les collaborations et les symbioses que par l’hégémonie. La démarche anthropologique appliquée aux relations entre les chauves-souris et les humains conduit à repositionner l’universalisme occidental : provincialisée, la méthode conduit à proposer un universalisme relatif lorsqu’il est d’emblée expliqué que les premiers taxonomistes, dont Carl von Linné, ont contribué à la confusion et à la mécompréhension en faisant entrer la notion de vampire dans la taxonomie. Imaginaire bien ancré, représentations tronquées, animaux diaboliques qui sortent la nuit pour sucer le sang des jeunes filles. Obscurantisme, superstition, diablerie, sorcellerie, sournoiserie, hypocrisie, cupidité : autant de qualificatifs qui entraînent la méprise et la mise à distance des chauves-souris par les humains. Mais, ailleurs dans le monde, les humains, non sans produire quelques sentiments ambivalents, nouent des relations avec ces animaux sur d’autres bases, pour cohabiter, pour habiter la terre en partage. Comment, pourquoi, avec quels avantages, pose patiemment ce travail de fond en se référant notamment aux travaux de Deborah Rose (2015) et son flying-foxes (renard volant).
Résolument, l’ouvrage s’adosse à la théorie de Philippe Descola et à ses schèmes d’objectivation de la réalité : des structures abstraites, intégratrices des expériences qui organisent les connaissances et l’action pratique. Ces schèmes représentent les formes de continuités et de discontinuités entre humains et non-humains, entre le moi et les existants, objectivés selon les modes d’identification et de relations : les schèmes se rattachent aux cosmologies qualifiées d’animiste, totémique, analogique et naturaliste. L’ouvrage s’ancre sur ces quatre catégories ontologiques, autant de « mondes de pensées » qui autorisent et clarifient à nouveau frais la praxis de la comparaison. Là se tient la clé du livre : la proposition d’Antoine et de Frédéric Laugrand est magistrale, en ce qu’elle consiste à étayer la comparaison de nombreuses sociétés et peuples concernant l’institution progressive de leurs perceptions enchevêtrées à l’imaginaire concernant leurs relations avec les chauves-souris, non plus sur une base universelle, désincarnée, « hors sol » en quelque sorte et implicitement à partir d’une évidence classificatoire occidentale, mais à partir du sous-bassement des ontologies, c’est-à-dire d’une schématisation des usages que fait chaque groupe humain de ce qui l’entoure. Un retournement épistémologique, car c’est bien une évidence classificatoire qui est ainsi mise sur le gril.
La chauve-souris, une remarquable intuition : un objet d’étude à la mesure de la robustesse de la démarche anthropologique qui n’est plus à démontrer, en ce qu’elle sait particulièrement bien s’y prendre avec l’incertitude, l’ambiguïté, l’inédit et l’inclassable. Si Anna Tsing (2017) a trouvé dans le champignon matsutaké une opportunité pour nous entraîner dans les arcanes de chaînes d’approvisionnement de par le monde – par des agencements inattendus, faits de délocalisations, d’intermédiaires voués à la traduction de la signification des champignons devenant pour les uns « des trophées de chasse » et pour les autres un met d’exception, avec comme fil conducteur la captation des valeurs qui reste l’objectif, même dans les ruines du capitalisme –, Antoine et Frédéric Laugrand indiquent en conclusion de leur ouvrage (p. 459) qu’ils trouvent leur matsutaké dans la figure des chauves-souris. Si l’entrée par ce champignon devient l’alibi pour formuler une anthropologie de la globalisation et ainsi détailler comment des groupes sociaux survivent dans les décombres de forêts dégradées du monde, l’énigme que constitue la chauve-souris met en évidence comment chaque grand mode d’identification (les quatre ontologies) appréhende le devenir incertain, l’inédit, l’inclassable, le changement, soit pour naïvement, au regard des forces en présence, le rejeter, le limiter, l’anéantir, le mettre à l’écart ou de manière plus habile, voire rusée, pour promouvoir la coopération, la cohabitation, avec l’espoir d’au moins préserver des relations et donc se préserver soi-même. Non plus diviser, classer, nommer, mais comprendre le fonctionnement, pour s’articuler, s’enchevêtrer, bref pour maintenir les relations et finalement survivre comme projet lumineux. En maniant l’ambivalence d’un animal, l’ouvrage parvient à décliner, selon les « mondes d’existence », des manières de concevoir l’écologie, c’est-à-dire les interactions entre tous les terrestres, humains et non-humains. Penser les relations de groupes humains à l’égard des représentations de ces chiroptères, c’est se donner les moyens d’anticiper les conséquences de la crainte de l’altérité, c’est envisager de se passer des effets délétères de la maîtrise, de la domination, de la mise en rang, pour plus humblement accepter la nécessité de l’articulation et la cohabitation. L’enjeu est de taille : contagion, transmission ou simple réservoir de virus, peur ou prudente prévoyance, autant d’attitudes induites des formes classificatoires de la pensée.
Les relations entretenues entre les groupes d’humains et les chauves-souris sont décrites à partir des perceptions et des schémas mentaux propres à chaque peuple et à tout le moins à chaque ontologie, tel est l’ambition du livre : de riches données, des comparaisons, des analyses et des interprétations exceptionnelles. La première partie nous plonge dans « les mondes de pensées » animistes et totémiques : des relations intersubjectives entre humains et chauves-souris qui s’avèrent à la fois ambivalentes et alliées. Sur la base d’un solide terrain ethnographique essentiellement réalisé aux Philippines par les auteurs, ils décrivent les modalités de la perception d’animaux à la fois insectivores, frugivores ou hématophages. Dans le vaste univers animiste, où les chiroptères sont perçus comme ambigus, vivant la nuit, la tête en bas, et dégageant une forte odeur, on négocie avec ces animaux sous forme d’offrandes et de contre-dons, avec parfois la finalité d’accéder ainsi à la chair des animaux, dont le sang et la viande auraient des vertus régénératrices. Les chauves-souris sont regardées comme des sentinelles qui annoncent les phénomènes météorologiques ; elles sont appréciées comme pollinisatrices et leurs fientes fertilisent les sols. Dans ce système de pensées, les humains cohabitent avec les chauves-souris. Ils ne craignent pas les maladies qu’elles pourraient colporter, sauf si l’élevage devient intensif et la promiscuité importante. Dans les vastes régions totémistes, en Australie par exemple, dans les clans, les chauves-souris sont associées aux ancêtres, et le renard volant devient un parent, impliqué dans des rites d’initiation. Ainsi les auteurs citent l’anthropologue Raymond Firth (1930) à propos de gens de Tikopia, lorsqu’il parle de relations intimes entre roussettes et humains et explique : « Au tout début, seuls des humains-roussettes de sexe féminin existaient jusqu’à ce qu’un homme arrive et mange sa progéniture… ». Roussettes et humains, précise-t-il, partagent une même origine, un même nom. Et André-Georges Haudricourt pour la Nouvelle-Calédonie de montrer que là-bas aussi, les roussettes sont dépeintes comme des météorologues capables d’anticiper les typhons. Dans ces mondes animistes et totémiques, les chauves-souris n’en demeurent pas moins ambiguës, jouant fréquemment un rôle significatif dans la sorcellerie, résidant dans un monde chtonien, sombre ; ainsi les Asmat, chasseurs réputés de Papouasie-Nouvelle-Guinée s’approprient leurs qualités de chasseuses nocturnes. Créatures ambivalentes, les humains s’en méfient et des ruptures d’interdits peuvent conduire à leur vengeance. Là où les plantations industrielles se développent, les chauves-souris deviennent les rivales des hommes et les relations se transforment.
La seconde partie de l’ouvrage nous entraîne dans l’histoire de l’Occident et les modes de pensées analogique et naturaliste. D’emblée en Occident, chrétien notamment, les chiroptères ont mauvaise réputation : oiseaux de nuit, ils sont associés à la traitrise et aux démons. Dans de superbes reproductions de tableaux figurant le Jugement dernier, on voit des monstres dotés d’ailes de chauves-souris précipitant les pécheurs dans les abîmes. Jouant avec tact de ce que Mike Singleton (2015) a appelé « l’ampliation analogique », les auteurs nous embarquent dans une série de chapitres somptueux, très anglo-saxons en quelque sorte dans la façon associative de présenter les choses, mais conduisant avec minutie à une brillante démonstration. À travers le temps et les lieux, dans le monde occidental, les chauves-souris sont perçues comme les grandes maîtresses de la tromperie, de la sournoiserie ; elles incarnent la figure du monstre et de l’inclassable. Et ceci comme une énigme ou mieux comme un grand problème. Des bêtes polymorphes qui dissimulent une identité plurielle, associée à différents animaux. Ce caractère des chauves-souris suscite la méfiance : pour Buffon, « la chauve-souris est imparfaitement quadrupède et imparfaitement oiseau », bref un être monstre qui ne ressemble à aucun modèle. Le régime naturaliste classera dans un entre-deux cet animal dont il semble ne savoir que faire. Un entre-deux, le hors catégorie, le classement pris à défaut, telle une imposture, ces animaux sèment le doute, mieux vaut alors les déclarer démons. Pour conclure cette superbe partie, les auteurs font appel à Claude Lévi-Strauss qui dans La pensée sauvage porte le débat sur des domaines hautement formalisés de la vie sociale – c’est-dire au niveau des structures inconscientes de la psyché – et explique que les chiroptères sont surtout connus des peuples coutumiers pour les usages et les relations interspécifiques qu’ils entretiennent avec d’autres existants. Remarquable déduction.
Les deux dernières parties sont très riches. Elles portent sur plusieurs thématiques dont les usages alimentaires et médicinaux des chiroptères, le biomimétisme et leurs rôles écologiques notamment, et aussi des types d’alliances possibles avec les chauves-souris. Dans le dernier chapitre surtout, une thématique en étonnera certains, puisqu’elle propose, avec toute la retenue et la prudence requise, de se mettre à la place des chauves-souris, de penser avec elles, pour imaginer ce qu’elles sont capables de faire faire aux humains. De nature latourienne, dans le sens où on ne peut échapper à Gaïa et en quelque sorte à la globalisation par la terre, au regard de l’homéostasie qu’elle permet, l’hypothèse suivante anime la suite de l’ouvrage. Elle pose qu’en plaçant les chiroptères dans la « nature », loin de l’humain, du côté des pathogènes, les humains (naturalistes) pensent se prémunir du danger alors qu’ils ne font que l’accentuer, comme s’il était possible de s’extraire d’un cycle dans lequel tous les existants sont interreliés. Les auteurs vont ainsi nous inciter à comprendre que lorsque le schème de production s’impose, « conduisant à la destruction des milieux et à un mode de vie toxique, ces humains semblent transformer ces champions de l’immunité en maîtres de la contamination » (p. 253). Si ces animaux peuvent héberger et conserver de nombreux virus, ces pathogènes deviennent rarement nocifs pour les humains. L’histoire des zoonoses est bien celle des « humains et des animaux » (p. 327). D’où la question lancinante : pourquoi tant d’acharnement à accuser ces animaux ? Et de montrer à la suite d’une discussion de recherches récentes que nul ne peut prouver que le virus de la Covid-19 provient ou non d’une chauve-souris. Le dernier chapitre consacré à la coévolution des chauves-souris et des humains s’achève par une citation du prix Nobel de littérature, Jean-Marie Gustave Le Clézio. Le célèbre romancier, mi-anthropologue, mi-porte-parole de la pluralité ontologique, décrit dans Voyages de l’autre côté, la transfiguration de son héroïne en chauve-souris qui « étend les bras, écarte les doigts de ses mains ». Par l’évocation romanesque de la proximité entre humains et chauves-souris, Frédéric et Antoine Laugrand concluent qu’elles se trouvent victimes d’une asymétrie affective, comme les virus qu’on les accuse de transmettre : un biais interprétatif lié à une manière singulière de concevoir les relations aux autres existants.