ROUÉ Marie & Douglas NAKASHIMA (dir.), 2024. Coproduction entre savoirs autochtones et sciences. Faire face au changement global

ROUÉ Marie & Douglas NAKASHIMA (dir.), 2024. Coproduction entre savoirs autochtones et sciences. Faire face au changement global. Paris, Éditions Quae ; UNESCO (Indisciplines), 174 p.

Souvent, le cœur des livres s’expose dans leur épigraphe. Celle qui introduit cet ouvrage est empreinte de la gravité des mots d’Albert Camus lors de la réception de son prix Nobel de littérature, en 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Gravité, donc. Mais sans fatalisme. En effet, c’est aussi un objectif ambitieux et concret qui est formulé par l’écrivain, un horizon auquel toutes les autrices et les auteurs de cet ouvrage se consacrent, avec la modestie de ceux et celles qui connaissent l’ampleur de la tâche pour s’y être mesurées, mais avec le goût et l’expérience de l’action. Avec, aussi, la volonté de sortir les sciences (l’anthropologie et l’écologie en particulier dans les cas présentés) de leur retrait critique et/ou surplombant pour les mettre en danger ; et leur faire passer l’épreuve de la réalité. Ils et elles nous rappellent ainsi qu’avoir un monde commun ne va pas de soi, que cela se construit, au prix sans doute de difficultés pratiques, épistémiques (à commencer par un renoncement à la pureté des disciplines et aux frontières qui les séparent) et méthodologiques. Les sciences sont politiques, et elles assument ici de choisir leurs causes, en plus de s’engager pratiquement en leur faveur.

Après l’épigraphe, il faut aller voir la « liste des contributeurs » pour finir de se faire une idée du contenu de ce livre. On y trouvera, bien sûr, les deux coordinateurs de la publication : la première, Marie Roué, est anthropologue et directrice de recherches émérite au CNRS. Elle a fait l’essentiel de sa carrière dans des laboratoires pluridisciplinaires du MNHN, et a un temps rejoint l’IPBES comme experte, traduisant ainsi son engagement dans la défense des peuples autochtones et de leurs savoirs. Il est précisé, ici, qu’elle « a travaillé avec les Sami, les Inuits et les Cris ou les Eeyrou du Canada ». Qu’elle n’a donc pas travaillé « sur » ces peuples. Ce décalage dit beaucoup du positionnement du livre. Celui-ci a été codirigé par Douglas Nakashima, qui a collaboré plusieurs années avec les Inuits du Québec arctique avant de diriger le programme LINKS (Local & Indigenous Knowledge Systems) de l’UNESCO, qui soutient les savoirs autochtones et les promeut dans les instances internationales. La liste des contributeurs réunit ensuite des membres de l’académie, de cultures disciplinaires variées (Anne K. Salomon, Samuel Roturier, Hajo Eicken et Mattew L. Druckenmiller) ; des chercheurs indépendants (Henry Huntington, Hans Winsa) ; un conservateur de collections ethnologiques (Igor Krupnik) et une conservatrice émérite de Jardin botanique (Jan Salick). Mais surtout, la liste est complétée par des éleveurs (Anders Henriksen Bongo, Hanafi Amirou Dicko, Lars-Evert Nutti, NilsJohan Utsi), deux capitaines baleiniers (Winton Weyapuk Jr. et George Noonwook), « un aîné Sugpiaq de Nanwalek » (Nick M. Tanape Sr), « un navigateur traditionnel de l’île de Moce » (Tikoidelaimakotu Tuimoce Fuluna) et la présidente de l’Association des femmes peules et peuples autochtones du Tchad (Hindou Oumarou Ibrahim).

Pour respecter complètement l’esprit de cet ouvrage, qui consiste à donner voix à des populations invisibilisées par la domination épistémique et politique de l’Occident, il aurait certainement fallu restituer chacune des biographies résumées dans ses dernières pages. Mais il convient maintenant de présenter son propos sur le fond. La plupart des textes proposés sont extraits et traduits d’un livre paru en 2022.

L’introduction a cependant été revue et réactualisée. Elle propose un cadre formel pour « une approche décolonisée » des rapports entre scientifiques et populations autochtones notamment. Le texte pourra paraître succinct au vu des questions abordées, mais il est théoriquement bien situé et articulé, en plus d’être étayé par une bibliographie consistante. En ce sens, il sera utile en particulier aux étudiant·es qui souhaitent se faire une vue transversale de certaines formes de sciences et d’anthropologie impliquées. Par ailleurs, et puisqu’il s’agit ici de penser La coproduction entre savoirs autochtones et sciences, il est surtout question pour les auteurs de réfléchir aux conditions de la pratique, aux cadres dans lesquels des collaborations équilibrées et efficaces pourront s’épanouir. Cette introduction donne des pistes plus qu’elle ne cherche à synthétiser des débats. Les chapitres de l’ouvrage proposent ensuite autant d’exemples et de récits de collaborations organisés en trois parties. La première porte sur les « Méthodes et défis pour la coproduction d’un savoir décolonisé (CDS) ». Elle s’intéresse en particulier à des exemples arctiques, car ces zones qui se situent en première ligne du changement climatique constituent des « laboratoires » avancés des problèmes à venir. Dans la deuxième partie, intitulée « Perspectives autochtones sur le changement global », des auteurs autochtones « analysent les changements auxquels ils font face » (p. 22), les formes de leur résilience et les difficultés rencontrées pour se faire entendre dans les arènes internationales. La dernière partie s’intitule « Innover pour résister aux changements socio-écologiques ». Elle « analyse le changement global, processus complexe où effets de l’extractivisme […] et du colonialisme se conjuguent avec le changement climatique » (p. 23).

Je m’arrêterai ici surtout sur l’introduction, qui pose les jalons de l’ensemble de l’ouvrage. Celle-ci situe le propos dans le cadre de la catastrophe écologique en cours et de l’anthropocène, qui sont saisies par le biais du concept plus politique de « capitalocène », proposé par Donna Haraway (2015) et Anna Tsing (2015). Tous les humains ne sont pas également responsables de l’état actuel de la planète, ni non plus égaux face aux implications du réchauffement climatique comme la montée des eaux. Marie Roué (MR) et Douglas Nakashima (DN) rappellent que ce sont les peuples autochtones et les communautés rurales qui payent le tribut le plus élevé en la matière ; alors qu’ils n’ont pas ou peu de responsabilité dans le désastre et qu’ils entretiennent encore souvent des rapports équilibrés avec leurs environnements. Désormais, l’urgence à laquelle ils sont confrontés se double par ailleurs du problème de sa prise en charge, exigeant la rencontre et le dialogue entre des sciences dominantes, « conniventes avec le pouvoir » (p. 11) mais dont l’hégémonie est de plus en plus contestée, et des savoirs autochtones qui ont gagné une reconnaissance politique (à défaut d’être épistémique). Selon MR et DN, cela implique d’inventer « des partenariats collaboratifs qui transcendent les systèmes de savoirs » (p. 11) ; un type de partenariat qualifié de « coproduction décolonisée des savoirs entre les détenteurs des savoirs autochtones et scientifiques (CDS) » (p. 11).

La suite de l’introduction précise cette proposition. D’une part en effet, les auteurs insistent sur les spécificités de leur usage du concept de « coproduction », qui est ailleurs employé pour désigner des pratiques qui se déploient à l’intérieur « d’une même société occidentale » (p. 11). Il s’agit ici plutôt de nouer des alliances internationales. L’idée de « coproduction » n’a pas vocation descriptive, mais est plutôt comprise comme un objectif et une pratique émergente, qui s’ajustent au cas par cas.

C’est également l’idée de « décolonisation » qui occupe MR et DN. Bien qu’elle soit un peu vite évoquée (ce qui s’explique par la taille de l’introduction), elle est néanmoins saisie dans sa complexité. Les auteurs sont tout à fait conscients, en effet, de l’asymétrie à partir de laquelle ils cherchent à promouvoir leur approche, et donc de l’effort particulier de rééquilibrage impliqué. C’est pourquoi ils situent leur proposition dans la filiation d’une histoire des idées qui va de l’émergence des ethnosciences comme première approche des savoirs autochtones à leur reconnaissance progressive à travers le concept de Traditional Ecological Knowledge (TEK), au développement du concept de coproduction dans le sillage des travaux d’Elinor et Vincent Ostrom (1993) et jusqu’aux études des Sciences et des techniques (STS), aux critiques féministes « du point de vue » (Donna Harraway), aux propositions « cosmopolitiques » d’Isabelle Stengers (2013) et aux études décoloniales. MR et DN s’inscrivent ainsi dans un courant critique de l’extractivisme des sciences, plaidant pour une anthropologie qui ne verrait plus les communautés autochtones comme son « zoo privé » (d’après Deloria (1997), citée à la page 17).

C’est là l’une des ambitions courageuses et stimulantes de cette introduction et de cet ouvrage, qui tentent d’intégrer certaines critiques radicales adressées à l’anthropologie tout en ne renonçant pas, pour autant, à la pratiquer. Dès lors qu’il s’agit avant tout « de faire monde et projet commun », c’est à une redéfinition que MR et DN nous invitent plutôt : redéfinition d’une discipline qui travaille moins « sur l’autre » qu’elle ne cherche à composer plus équitablement avec lui/elle, tout en l’aidant à faire entendre sa voix. Ainsi, « la communauté de pratiques » (p. 20) qu’il s’agit de constituer n’est-elle plus réduite à l’entre-soi académique, mais ressemble au monde tel qu’il devrait être : réflexif et intégrateur de ses diversités.

On peut espérer, finalement, que ce travail débouche un jour sur une proposition plus développée. La perspective sur « les savoirs » qu’il présente est importante et assez méconnue en France. Au-delà de son intérêt pour l’anthropologie et la pratique scientifique, qu’elle fait importer dans le débat public en valorisant leur apport à la marche du monde, elle a le mérite d’attirer l’attention sur des enjeux épistémiques fondamentaux. Un peu paradoxalement peut-être, cet ouvrage invite ainsi à questionner « la main qui le nourrit » : il suggère en effet que vouloir intégrer des formes de savoirs différents, c’est vouloir intégrer des phénomènes de natures distinctes. Et l’on se demande, par conséquent, si le mot « savoir » lui-même ne doit pas être mis en question. S’il permet bien de concevoir ces nuances et s’il ne tend pas au contraire à les invisibiliser. Le substantif est essentialisant : les savoirs sont « défendus », « mêlés », « partagés » et plus encore « (co)produits. » Cela n’empêche-t-il pas de se débarrasser du paradigme extractiviste qui est ici critiqué ?

Cet enjeu est beaucoup trop large, bien entendu, pour qu’il ait pu être traité dans ces pages. Mais la description attentive et incarnée, par les auteurs et les autrices de cet ouvrage, de ce qui constitue à proprement parler « les savoirs », invite à trouver des alternatives : à préférer peut-être le verbe « savoir », ou l’idée plus politique encore (parce que réservée jusqu’ici aux scientifiques) de « connaissance ».

library_books Bibliographie

DELORIA Vine, 1997. Red earth, white lies : Native Americans and the myth of scientific fact. Golden, Fulerum Publishing.

HARAWAY Donna, 2015. « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chtulucène : faire des parents », traduit par Frédéric Neyrat. Multitudes, 4 (65) : 75-81. https://doi.org/10.3917/mult.065.0075.

OSTROM, Elinor, 1993. « Covenanting, co-producing and the good society », PEGS Newsletter, 3 : 7-9.

ROUÉ Marie, Douglas NAKASHIMA & Igor KRUPNIK (eds), 2022. Resilience Through Knowledge Co-Production : Indigenous Knowledge, Science and Global Environmental Change. Cambridge, Cambridge University Press ; Unesco.

STENGERS Isabelle, 2013. Une autre science est possible !. Paris, La Découverte.

TSING Anna, 2015. « Feral Biologies ». Conférence inaugurale du Centre for the Anthropology of Sustainability (AOS) : Anthropological visions of sustainable futures, organisée par Brightman, M. et Lewis. J., du 12 au 14 février à Londres, University College London.

Pour citer cet article :

Léo Mariani, 2025. « ROUÉ Marie & Douglas NAKASHIMA (dir.), 2024. Coproduction entre savoirs autochtones et sciences. Faire face au changement global ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2025/Mariani - consulté le 29.04.2025)