GAYER Laurent, 2023. Le capitalisme à main armée : caïds et patrons à Karachi

GAYER Laurent, 2023. Le capitalisme à main armée : caïds et patrons à Karachi. Paris, CNRS Éditions, 413 p. (Les logiques du désordre »).

Ce livre est un très beau livre. D’abord d’un point de vue matériel, ce qui mérite particulièrement d’être souligné en ces temps de production d’ouvrages de plus en plus bradés et de mauvaise facture. Il fait partie d’une nouvelle collection de CNRS Éditions, « Logiques du désordre », qui prête une attention particulière aux ouvrages qui y sont publiés en tant que produits. Ceux-ci sont imprimés sur du beau papier, ont de belles couvertures originales et incluent des photos et des illustrations de qualité. Mais ce livre est également un très beau livre de par son contenu, l’excellente recherche sur laquelle il se fonde, et les idées originales qu’il met en avant. En s’appuyant sur des recherches « synoptiques » menées entre 2015 et 2022, Laurent Gayer nous offre une superbe et méticuleuse analyse des modalités de la gouvernance de la violence, et du rôle que celles-ci peuvent jouer dans l’articulation des processus de production et de reproduction économiques dans la ville de Karachi, au Pakistan.

L’ordre industriel de cette dernière est souvent caractérisé comme étant organisé autour d’une forme de prédation dysfonctionnelle « consist[ant] à former l’État pour soi-même, en s’appropriant ses ressources matérielles et symboliques tout en le paralysant dans l’exercice de ses fonctions régulatrices » (p. 16). Gayer suggère que la « fabrique anxieuse de cet ordre industriel » (p. 22) est en fait plus complexe, et que loin d’être un dysfonctionnement, le « désordre » inhérent à la prédation capitaliste est la base même sur laquelle se constitue durablement la relation entre richesse et pouvoir dans la ville. Ou en d’autres termes, que l’ordre économique urbain est construit avec le désordre.

Ce livre s’inscrit ainsi dans la continuité de l’ouvrage précédent de Gayer (2014), mais étend son champ d’analyse du domaine politique au domaine économique. Il met en avant que les relations apparemment contradictoires entre capitalisme, pouvoir coercitif, prédation, et manque de régulation ne peuvent pas être étudiées à travers une optique binaire du droit d’un côté, et du désordre de l’autre, mais plutôt à travers une « dialectique » entre les deux, ponctuée par des cycles de « dérèglements » périodiques. Gayer voit cette dialectique comme une forme particulière de capitalisme « à main armée », qui donne lieu à une accumulation « irrégulière » et « fragile », et dont les règles doivent constamment être renégociées entre les différents acteurs impliqués – détenteurs du capital, prestataires de sécurité, et l’État – mais qui en même temps permet aux « industriels de Karachi [de] surmonter les crises politiques, sociales et sanitaires, voire [d’]y trouver des effets d’aubaines pour sécuriser ou diversifier leurs opérations » (p. 396).

Gayer développe son argument en neuf chapitres. Le premier est d’ordre général, et considère la place des spécialistes de la coercition au sein de la dynamique générale du capitalisme. Les chapitres 2 et 3 tracent l’histoire et le développement de l’économie manufacturière de Karachi, nous donnant les éléments nécessaires à la compréhension des interdépendances entre détenteurs du capital et prestataires de sécurité, ainsi que le renforcement de ces liens entre 1985-2015, processus qui est exploré dans le chapitre 4. À partir de l’exemple précis d’un lynchage, le chapitre 5 montre comment tout en perturbant les processus productifs et la structure d’autorité du monde industriel, les conflits urbains à Karachi ont aussi suscité de nouvelles opportunités de contrôle et d’accumulation, permettant en particulier aux détenteurs du capital de discipliner la main d’œuvre ouvrière. Le chapitre 6 explore la collusion tant implicite qu’explicite avec l’État pakistanais, et en particulier les nouvelles opportunités économiques créées à travers le brouillage de catégories entre la lutte antiterroriste et la défense de la paix industrielle. Le chapitre 7 offre une étude de cas du « Citizens-Police Liaison Committee » (CPLC), une institution rassemblant patrons et policiers, à travers laquelle différentes formes de collusion sont opérationnalisées, puis le chapitre 8 se penche sur les multiples ambiguïtés de cette collaboration, en particulier la méfiance qui l’entoure et la fragilité institutionnelle que cela induit, que le chapitre 9 met à la lumière à travers une exploration des procédures judiciaires qui eurent lieu après un incendie industriel. Le livre s’achève sur un très beau photo-essai sur les « Géographies du capital » qui permet de mieux visualiser le contexte que nous a décrit Gayer. Il est peut-être dommage que celui-ci ait été placé à la fin de l’ouvrage ; je conseillerais aux lecteurs – et particulièrement ceux qui ne sont pas familiers avec le contexte pakistanais – de le consulter après avoir lu l’introduction.

Gayer conclut son tour d’horizon empirique en affirmant que « les industriels de Karachi se sont insérés dans cette configuration répressive en conjurant (…) le désordre. Conjurer (…) peut s’entendre dans une double acception : agir de manière préventive en vue d’écarter un danger ou, de manière plus trouble, ourdir un complot en secret. Cette ambiguïté est au cœur du capitalisme industriel de Karachi et de ses modes de contrôle. Convoquant le spectre du chaos pour bâillonner les travailleurs et négocier des marges d’impunité, ses élites apeurées se sont en même temps employées à combattre le feu par le feu, à travers des alliances éphémères avec tout ce que la ville a pu produire de “grands frères” et de petits voyous. En liant son destin aux convulsions d’une cité intranquille autant qu’aux projets sécuritaires d’un État prétorien souffrant lui-même de nervosité chronique, cette conjuration du désordre a accouché d’un capitalisme à main armée. » (p. 395-396).

Bien qu’il se défende de « poursuivre l’illusion d’un modèle général » (p. 29), Gayer met néanmoins en avant que cette « configuration répressive » d’ordre industriel constitue une des formes de base du capitalisme. Ce faisant, il fait bien évidemment écho à l’idée générale mise en avant par Karl Marx que le capitalisme est un processus intrinsèquement « sauvage ». Il aurait peut-être été intéressant de pousser plus loin la comparaison avec d’autres régimes de capitalisme autoritaire, tel celui, dirigiste, des régimes dictatoriaux latinoaméricains des années 1970 ou 1980, ou bien la version néolibérale associée avec la prolifération des maquiladoras d’Amérique centrale dans les années 1990 et 2000, afin d’explorer l’existence potentielle et la signification de variantes propres à différents contextes, époques, et secteurs économiques. L’étude de Gayer se limite en effet aux industries textile et pharmaceutique.

Même si Gayer revendique explicitement une approche comparative, notant que « c’est… bien souvent à l’aune des expériences indiennes, états-uniennes ou latino-américaines du capitalisme que s’est affinée ma compréhension des dynamiques que j’observais au Pakistan » (p. 29), les comparaisons directes sont en fait plutôt rares dans l’ouvrage, pas plus d’une douzaine de pages à travers les chapitres 5, 7, et 9. Développer une comparaison empirique globale plus systématique offrirait de nouveaux points d’observation, de recoupements, et de labels descriptifs qui permettraient de penser le capitalisme urbain autrement, hors des cadres conceptuels développés en lien avec l’expérience et le développement des villes d’Europe et d’Amérique du Nord, qui restent les points de repères principaux du livre. Ceci étant dit, il aurait été difficile de développer une telle comparaison sans sacrifier du détail de l’étude de cas de Karachi tel qu’il nous est magnifiquement présenté, et peut-être qu’il faut plutôt espérer que cela soit la thématique du prochain ouvrage de Laurent Gayer.

library_books Bibliographie

GAYER Laurent, 2014. Karachi : ordered disorder and the struggle for the city. Londres, Hurst & Company

Pour citer cet article :

Dennis Rodgers, 2025. « GAYER Laurent, 2023. Le capitalisme à main armée : caïds et patrons à Karachi ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2025/Rodgers - consulté le 29.04.2025)