Les jeux d’argent sont désormais utilisés par les chercheurs en sciences sociales comme une métaphore, ou un diagnostic, des excès du capitalisme financier, et pour qualifier l’Afrique néolibérale [1]. Ce continent est ainsi appréhendé comme un espace où « se substituent au travail la spéculation et l’entrepreneuriat, apparentés aux jeux et paris » (Meiu 2017 : 261) qui enflamment l’imagination d’une partie conséquente de la population. Le Kenya actuel ne fait pas exception. Des journaux comme le Daily Nation ou The Standard évoquent une nouvelle « fièvre du jeu » (Daily Nation, 29 novembre 2015) et dispensent des conseils à ceux dont le conjoint ou un proche sont concernés par une conduite addictive. « La fièvre des paris entraîne des familles brisées dans son sillage », observe une journaliste du Daily Nation. D’autres font le constat inverse : ces familles brisées sont celles qui justement conduisent les jeunes à fréquenter les bureaux de paris et les casinos de Nairobi. Journalistes, élus et chercheurs (tant kenyans qu’euro-américains) en viennent par conséquent à considérer les jeux d’argent comme un problème, ou du moins, comme l’indice d’une situation jugée préoccupante. Ces pratiques de paris opèrent de fait comme un liant intellectuel qui permet aux professionnels de la recherche et des médias de réunir deux caractéristiques majeures des pays d’Afrique sub-saharienne étrillés par les réformes néolibérales. Ils contribuent ainsi à établir un lien de corrélation entre « la ténacité de [ces] jeunes adultes cherchant sans relâche à accomplir leurs rêves » et « une quête de profit par tous les moyens (miraculeux) se trouvant à leur portée » (Weiss 2004 : 19).
Les jugements exprimés ici étonnent pour au moins deux raisons. Malgré leur importance considérable, les pratiques de paris et de jeux d’argent en Afrique sub-saharienne échappent aux radars de l’anthropologie (à l’exception notable de Parish 2010 et Van Wyk 2012). Bien que ce marché soit l’un des secteurs économiques d’Afrique subsaharienne dont la croissance est l’une des plus rapides, les points de vue des acteurs sur le jeu d’argent comme « pratique située » (Suchman 2007) suscitent peu d’attention. D’autre part, le regard réprobateur qui est porté sur ces pratiques participe à la reproduction de stéréotypes sur les joueurs, désignés comme des personnes irresponsables, compulsives, dépendantes et engagées dans des formes d’action extérieures à l’économie « réelle ». Comme le montrent les réactions indignées des quotidiens sur le sujet, ces stéréotypes sont volontiers repris au Kenya par la classe moyenne émergente, laquelle estime devoir (et par conséquent mériter) son statut économique supérieur au caractère honnête du travail qu’elle accomplit.
Pour déjouer ces stéréotypes, je propose ici d’analyser les différentes pratiques de paris et jeux d’argent mises en œuvre par les membres de trois propriétés patrilinéaires des environs de Kaleko, une petite agglomération commerçante située dans le comté de Homa Bay dans l’ouest du Kenya [2]. Les trois domaines appartiennent aux fils de feu Josphat Ooko, dont les deux plus âgés, encore en vie, Patrick Otieno (50 ans) et son frère aîné William Ochieng, habitent désormais côte à côte dans leurs propres foyers. La veuve du fils aîné de Josphat, Dorothy Achieng’, vit avec plusieurs de ses enfants dans la maison de son ancien mari. Outre les douze mois d’enquête menés par intermittence entre 2010 et 2018 à Kaleko, j’ai conduit environ cinq semaines d’ethnographie dans les casinos et bureaux de paris de Nairobi, auxquels j’ai pu notamment accéder grâce à plusieurs jo-Kaleko (« gens de Kaleko ») partis vivre dans la capitale.
Les pratiques de paris et jeux d’argent abordées ici sont indissociables des modalités à travers lesquelles les acteurs concernés imaginent leur avenir, élaborent des stratégies pour sortir de la pauvreté, et (se re)présentent leur situation socio-économique. Si presque tous les jo-Kaleko connaissent une situation globalement peu encourageante, les moyens d’y répondre varient d’une personne à l’autre. Les acteurs donnent une signification différente à l’horizon des possibles. Pour William, jouer au loto s’articule à une conception de l’avenir sur lequel il a prise, au sens où il délègue à autrui la gestion des risques à travers une redirection des fonds vers l’État. Les fils de Dorothy, ainsi que certains de leurs amis partis vivre à Nairobi, estiment au contraire que les petits paris qu’ils ont pris l’habitude de placer sont étayés par une connaissance avertie du présent, dans un contexte qui leur refuse la possibilité d’anticiper le futur. Quand Patrick cherche à « trouver un système » pour gagner le jackpot hebdomadaire, il mobilise en revanche une manière d’appréhender l’avenir qui, si elle suppose l’irruption systématique du passé dans le futur, attribue aux voies exactes qui mènent de l’un à l’autre une opacité inévitable. Sa façon de jouer est conditionnée par une interprétation du contexte socio-économique qui reste selon lui, malgré la difficulté d’y naviguer à vue, gouverné par des règles et des lois.
Kaleko est comme tout autre lieu marqué par une « multiplicité d’avenirs et de moyens de les penser » (Pink & Salazar 2017 : 5) qui dépassent les oppositions binaires telles que « l’éthique des probabilités » et « l’éthique des possibilités » d’Appadurai (2013 : 295). Je me démarque ici des distinctions philosophiques ou psychologiques – qui traitent de la perception de la probabilité et de la prédilection pour le risque sans tenir compte de la diversité ethnographique – pour m’inscrire à la suite d’une longue tradition d’enquêtes de terrain sur le risque et le jeu d’argent : je fais alors l’hypothèse que, « face à l’évaluation de la probabilité et de la crédibilité, [les individus] arrivent déjà armés de présuppositions et d’estimations » (Douglas 1992 : 58). J’avance en outre que les pratiques de paris et de jeux ne doivent pas être interprétées comme une réaction qui résulte seulement d’une situation socio-économique spécifique et qui semble dépourvue de toute représentation significative de l’avenir ; contrairement au diagnostic qui considère les économies sub-sahariennes équivalentes à ce type d’activité. Jouer et parier constituent une « action située » qui contribue à la fabrication et à l’invention de différents avenirs possibles. Les trois approches présentées dans cet article doivent donc être appréhendées comme un moyen ethnographique de garder en mémoire le point suivant : même si, comme le souligne un ami, « presque tout le monde le fait », ce n’est pas forcément de la même façon.
La face cachée des paris : histoire et actualité d’une pratique à Kaleko
Contrairement au Central Business District de Nairobi, dont l’espace est saturé de publicités, de casinos et de panneaux à la gloire de l’industrie des paris, Kaleko conserve (comme d’autres territoires ruraux) l’aspect d’un lieu préservé, encore épargné par le vice du jeu. Au lieu de fréquenter des établissements lugubres, la plupart des habitants sont en apparence occupés à d’autres tâches : labourage des champs, vente de poisson sur le marché hebdomadaire, soin des vaches, enseignement dans les écoles et collèges des environs... Mais si l’on quitte les salles enfumées du bar à billard local par la porte du fond, on entre alors dans ce que l’on peut appeler le « casino » de Kaleko. Une dizaine d’hommes assis ou debout – les plus jeunes à peine majeurs et les plus âgés dépassant la soixantaine – observent des groupes de deux à cinq joueurs miser aux cartes » quelques pièces ou billets fatigués posés devant eux dans l’espoir de gagner de l’argent. Lorsque je leur demande quelles sont les autres formes traditionnelles de paris et de jeux à Kaleko, un joueur me répond : le bando (le « maïs »). Depuis longtemps en usage, le bando autorise des mises plus importantes que les jeux de cartes, allant de 10 à 15 shillings kenyans (Ksh) par joueur (soit des sommes comprises entre 0,1 et 0,5 euros, sachant que le montant le plus élevé que j’ai observé est de 500 KSh, soit 5 euros). Le bando se joue avec quatre grains de maïs dont l’un des côtés est noirci au charbon. Chaque participant place une somme d’argent devant lui, correspondant à sa mise. Un joueur peut ensuite appeler la mise de n’importe quel participant avant de jeter les quatre grains de maïs. Si le “dé” présente un nombre pair de faces colorées (quatre noires ou quatre blanches, ou deux blanches et deux noires), celui qui l’a jeté remporte la somme d’argent. Si en revanche il s’agit d’un chiffre impair (une noire et trois blanches ou une blanche et trois noires), c’est son adversaire qui gagne. Autrefois, des coquilles de cauris étaient utilisées à la place des grains de maïs ; cet usage semble s’inscrire dans une continuité historique avec les pratiques des ajuoga (devins) de la région, qui s’en servaient pour prédire l’avenir, et par ce biais aider leurs clients à le construire. Le client déposait l’argent devant l’ajuoga, qui à son tour « jetait [les coquillages] au sol ou sur un tapis de petite taille. Après avoir observé leur aspect et leur position les uns par rapport aux autres, il était alors en mesure d’énoncer les difficultés auxquelles son interlocuteur faisait face » (Hauge 1974 : 54). Si l’on se réfère encore à la même technique pour lancer les dés, malgré des mises plus élevées, il n’est désormais plus nécessaire de recourir à l’expertise d’un interprète pour découvrir si l’avenir se révélera radieux ou morose. Les sources écrites montrent en outre que les paris et jeux d’argent font partie intégrante de la politique et de la vie quotidienne depuis l’époque coloniale. Dans une lettre datée du 4 mars 1933, un fonctionnaire de la ville de Nakuru alerte le commissaire provincial de Kisumu dans les termes suivants :
[…] un bateleur indien s’est rendu d’ici à Kisumu dans la nuit de vendredi. L’attirail de cet homme (ou sa marchandise) comprend quelques jeux de fléchettes et deux autres jeux d’adresse mais sa seule rente est un jeu de hasard ordinaire, le « Crown et Anchor » [3]. L’Indien analphabète et l’Indigène se laissent entièrement duper par celui-ci, grâce aux infâmes astuces de bonimenteur que cet homme emploie (Kenya National Archives [KNA], Dossier PC/NZA/2/7/1, 4) [4].
Moins de trois semaines plus tard, le commissaire adjoint de la police de Kisumu signalait qu’un Indien du nom de Rahemtulla Suleman avait été « reconnu coupable d’avoir fait jouer au “Crown & Anchor” et puni d’une amende de 40 shillings, laquelle fut acquittée et les pièces à conviction confisquées. La kermesse a quitté Kisumu hier [...] ». (KNA, PC/NZA/2/7/1, 5).
Ces documents d’archives, malgré leur faible nombre, montrent tout d’abord que la présence des paris et jeux d’argent dans l’ensemble de la société kenyane relève de la longue durée [5]. Comme en témoignent des sources issues d’autres régions du Kenya, notamment de la vallée du Rift, les entrepreneurs du secteur devaient faire l’article de leurs produits auprès des autorités coloniales en masquant leur caractère réputé dangereux. Ils les ont à cette fin : (1) présentés comme des jeux d’adresse (ce que font encore aujourd’hui joueurs et sociétés de paris) ; (2) associés à des actions de charité [6] ; (3) abordés dans le cadre transversal des grandes politiques nationales telles que le système fiscal ; (4) qualifiés de passe-temps inoffensifs proposés à l’occasion d’événements populaires comme la « kermesse » mentionnée plus haut (c’est-à-dire des moments de fête où l’on se retrouve en famille pour partager un repas, passer du temps ensemble et jouer à des jeux divers et variés).
Par ailleurs, les opinions exprimées sur les paris et jeux d’argent témoignent de la diversité avec laquelle les différents acteurs de la société coloniale imaginent et cherchent à construire leur avenir. Les documents d’archives nous permettent également de comprendre quelles formes ludiques étaient considérées comme légitimes, et par qui elles l’étaient. Pour l’administration coloniale, il s’agissait avant tout d’une habitude corruptrice qui menaçait l’intégrité des populations locales, dont les membres étaient alors considérés comme incapables de faire bon usage de leur argent. Pour les pouvoirs publics, cette pratique faisait peser une menace sur la prospérité future de la société coloniale, fondée sur la figure du « fermier amélioré » (Moore 2018). Si les autorités coloniales puis postcoloniales ont de facto adopté une position stricte à l’encontre des paris et des jeux d’argent, elles étaient également conscientes des gains potentiels que ces derniers étaient susceptibles de générer. En 1989, le président Daniel arap Moi fait interdire l’usage des devises nationales dans les casinos de Nairobi et en conditionne l’accès à la présentation d’un passeport, provoquant « littéralement la désertion » des maisons de jeux, du moins temporairement. La décision est représentative de ce rapport ambivalent au jeu d’argent : susceptible de corrompre la population, mais source de revenus potentielle pour l’État. En exigeant des dollars états-uniens et des passeports (qu’encore aujourd’hui peu de Kenyans possèdent), Moi espérait tirer profit des jeux d’argent en visant les touristes aux poches pleines, tout en maintenant les Kenyans à l’écart de leur influence délétère. Mais sa stratégie s’est soldée par un échec : « là où il y a à peine un mois une centaine de joueurs bataillaient pour trouver une place libre à une table, on ne trouve désormais qu’un petit nombre d’étrangers qui, poussés par la curiosité, poussent la porte des maisons de jeux, jettent négligemment un regard autour d’eux, et repartent aussitôt » (The Weekly Review, 17 mars 1989).
À la différence des pouvoirs publics, la plupart des Kenyans concevaient les paris et les jeux d’agent comme un simple moyen parmi d’autres leur servant à joindre les deux bouts. Pour certains acteurs, par exemple issus de la minorité indienne [7], le secteur pouvait représenter un débouché commercial car ils disposaient d’avantages économiques et juridiques qui leur permettaient de le faire. Mais pour les Kenyans noirs ordinaires, inclus en tant que joueurs mais maintenus à la marge en tant qu’entrepreneurs, il constituait d’abord une alternative à un travail salarié hors de portée. Ce décalage se révèle particulièrement manifeste à la lecture d’un certain nombre de courriers des années 1950 et 1960 adressés par de jeunes Kenyans noirs à l’administration coloniale afin d’obtenir des autorisations d’exploitation. L’un d’entre eux, Peter Kiboro, déplore le fait d’être depuis un certain temps sans travail et ne souhaite plus déranger ses voisins en leur demandant de l’argent [8].
Comme je le montrerai dans la prochaine partie, le manque de perspectives sur le marché du travail conduit encore aujourd’hui les jeunes jo-Kaleko à considérer les paris comme une forme de gagne-pain – qu’ils soient issus de zones urbaines ou rurales. Cependant la majorité d’entre eux préfèrent aux activités menées au grand jour (cartes à jouer ou bando) un autre type de jeu : les paris en ligne sur les matchs de football. Ils peuvent ainsi dérober leur activité, mais aussi leurs pertes et profits, aux yeux de leurs parents et de leurs aînés (ou des anthropologues un peu trop curieux). J’ai en effet mis du temps à remarquer les petits signes qui montrent que Kaleko est loin d’être épargnée par les jeux de hasard : ainsi, ces propriétaires d’ateliers de reprographie, pour qui la photocopie et la vente de certaines pages du quotidien local (celles où figurent les dernières cotes et jackpots) constituent un nouveau débouché commercial. Ou ce jeune garçon surnommé Sportspesa en référence à la principale entreprise du pari du Kenya – et à son père qui, lors de la grossesse de sa femme, a perdu la quasi-totalité de son argent au jeu. Parier sur des matchs de football via des services de messagerie ou des applications constitue autrement dit, pour un grand nombre de jo-Kaleko, l’une des formes principales d’activité lucrative et de travail reproductif qui se trouve à leur portée [9].
Récuser la certitude : quand les paris et les jeux d’argent constituent une ressource reproductive fondée sur une connaissance du présent
Si un soir humide et froid d’août 2016, j’avais décidé de fermer les yeux et d’écouter Wellington et ses frères, installés pour le dîner autour d’une table faiblement éclairée, parler de paris sur les matchs de football, j’aurais pu en déduire qu’ils faisaient référence au repas imminent. Je les entendais répéter à intervalles réguliers une série de termes, rythmés par les sons électroniques des téléphones portables : chiemo (« manger »), donjo (« entrer », souvent utilisé à propos des portes), keto mach (« allumer le feu »), mach mangima (« le feu a du souffle », c’est-à-dire « est animé »), mach omuoch (« le feu résiste »). Débattant bruyamment et avec nervosité, mes amis étaient en réalité occupés à placer des paris et à discuter avec d’autres compagnons de jeu sur leurs téléphones portables (via des groupes Whatsapp ou Facebook) pour connaître les derniers conseils et informations de jeu. Si les termes mentionnés ci-dessus ont en commun d’être en rapport avec la sphère de reproduction, ils acquièrent une définition nouvelle dans le contexte des paris et des jeux : chiemo et donjo signifient « gagner » ; keto mach peut être traduit par « engager un pari multiple » [10], mach mangima par « le pari est toujours valide » et mach omuoch par « avoir perdu un pari multiple ». L’interpénétration de ces deux sphères, souvent considérées comme distinctes voire mutuellement exclusives par une partie de la littérature occidentale sur les jeux et les paris, a aiguisé mon intérêt. J’ai commencé à me demander en quoi ces recoupements sémantiques pouvaient nous renseigner sur le rapport existant entre les jeux d’argent et les perspectives des jeunes jo-Kaleko comme Wellington, c’est-à-dire sur les projets et les rêves que ces derniers (pour la plupart des hommes dans la vingtaine) forment pour leur avenir dans un environnement qui leur apparaît ennuyeux et sans intérêt.
Kaleko offre en effet peu de perspectives à des jeunes adultes, qui à l’instar de Wellington, brûlent d’entendre leurs amis et leurs proches raconter la vie qu’ils mènent dans des villes comme Kisumu ou Nairobi. En suivant Samuel Okech, avec qui Wellington était à l’école, dans ses incursions quotidiennes au sein des casinos et bureaux de paris du quartier des affaires de la capitale, je me suis néanmoins rendu compte que la corrélation établie entre le monde du jeu et le travail reproductif ne valait pas uniquement pour le monde rural. Samuel, qui est étudiant à Nairobi, a fondé par exemple un « groupe de paris » avec plusieurs amis pour dégager un revenu d’appoint stable. Une de leurs règles de fonctionnement consiste à mettre de côté une somme définie pour chaque pari gagné, ce qui leur permet d’accroître en permanence leur capital. Samuel et ses amis assimilent ainsi les paris à un moyen sûr de gagner de l’argent, c’est-à-dire à une activité économique. L’établissement d’une corrélation entre les paris et la sphère reproductive, en outre, nous renseigne sur la manière dont les joueurs organisent leur rythme quotidien.
Un ami commun, Daniel, un étudiant de 25 ans que j’ai rencontré au Cash Casino – un établissement sur trois niveaux situé dans le centre-ville – considère que parier est son « métier », au sens où il s’agit d’« une activité économique et non de loisirs » (Van Wyk 2012 : 41). Lorsqu’il n’est pas obligé d’aller en cours à la fac le matin – un investissement qu’il juge de toute façon peu prometteur au regard du nombre de ses amis diplômés actuellement au chômage – il parcourt les sites internet recensant les statistiques détaillées des performances présentes et passées des joueurs et équipes de football, de la Ligue 1 anglaise jusqu’à la Ligue 3 de Finlande. S’il s’engage dans un examen aussi méticuleux, c’est parce que les plus infimes changements observés dans la composition d’une équipe ou dans un ensemble de probabilités lui signalent, comme à d’autres joueurs réguliers, la présence éventuelle d’« opportunités judicieuses » (Johnson-Hanks 2005 : 370-371) dont ils peuvent tirer profit. C’est dans ce contexte que le portrait que fait de lui-même un ami de Daniel prend tout son relief. Après lui avoir demandé ce qu’il faisait dans la vie, celui-ci m’a répondu avec un grand sourire : « je suis analyste en opportunités ! ».
Les connaissances de Daniel et sa capacité à repérer des opportunités sont également appréciées par d’autres. Il éprouve en particulier une certaine fierté à avoir établi des relations de travail avec plusieurs Nairobiens aisés pour qui le football suscite moins d’intérêt que les bénéfices qu’ils peuvent en tirer grâce aux paris. Ces « sponsors » confient en général à Daniel des montants variant de 2 000 à 5 000 KSh, et lui précisent quelle somme d’argent ils souhaitent gagner – laquelle correspond, comme me l’explique Daniel, à environ cinq fois la mise. Après avoir rencontré ses « sponsors » à l’heure du déjeuner, Daniel se rend dans un casino où il engage un pari multiple pour leur compte. Si le pari multiple est gagnant, Daniel peut garder entre un quart et un tiers des gains obtenus. Via un service mobile de transfert d’argent, il envoie ensuite une partie de chaque somme gagnée à sa femme qui, lors de mon enquête de terrain à Nairobi en 2016, s’occupait alors de leur fille de 2 ans. L’effort sincère que fait Daniel pour envoyer autant d’argent que possible illustre à quel point les paris occupent une place majeure dans son implication à l’égard de sa famille. Père responsable et exemplaire, il considère que ses accords réguliers avec des « sponsors » et ses stratégies de jeu ne sont des actes ni irrationnels, ni irresponsables.
Daniel établit également une distinction claire entre le fait de parier pour le compte d’un « sponsor » et le fait de céder aux sirènes des machines à sous – occasions qu’il regrette immédiatement. Dans une continuité logique, il range les joueurs dans différentes catégories selon leur capacité à comprendre ce qui définit à ses yeux son « métier ». Sa classification personnelle distingue trois grands groupes de jeux et donc de joueurs. Si les paris de foot constituent bel et bien un « métier » centré sur des « prévisions », les jeux comme la roulette représentent pour lui une activité récréative fondées sur la « chance », et les machines à sous une « arnaque » incontestable. Sa classification trouve écho dans l’architecture de plusieurs casinos de Nairobi. Au Cash Casino, par exemple, le rez-de-chaussée est consacré aux machines à sous et autres automates de jeux de hasard comme la roulette électronique. Le premier étage abrite les jeux de roulette et de table, tandis que le dernier est réservé aux paris sportifs. Si Daniel apprécie la compagnie de plusieurs habitués du premier étage qui jouent à la roulette, il a en revanche une opinion extrêmement négative des joueurs de machines à sous. Le regard perplexe qu’il promène sur les hommes et femmes richement vêtus installés face aux machines, qui dilapident en dix minutes des sommes d’argent supérieures à ce qu’il gagne en une semaine, en dit beaucoup sur sa situation personnelle : celle d’un homme qui doit assurer sa subsistance, et qui assimile les paris à une forme de « travail reproductif ». À la différence de ses « sponsors », il ne voit pas dans la pratique du jeu une source de revenus d’un grand intérêt, « face à l’existence d’autres solutions (imparfaites) permettant d’obtenir des sommes d’argent irrégulières » (Herskowits 2018 : 3). S’il parie, c’est au contraire pour accéder à des revenus plus constants.
S’il est nécessaire d’avoir des connaissances et des compétences pour parier, il est rare cependant que celles-ci garantissent un revenu régulier. En effet, en termes de bénéfices, les paris s’avèrent presque aussi mauvais que n’importe quel autre travail. Ce qui permet à des joueurs comme Daniel d’associer la pratique des paris à un « métier » et à la « sphère reproductive » n’est donc pas lié aux résultats qu’ils peuvent obtenir. De mon point de vue, le lien de corrélation entre la « sphère reproductive » et les paris doit à l’organisation spécifique des causes et des effets qu’ils impliquent. Ce qui différencie la pratique du jeu des autres emplois vient du fait que le premier admet résolument l’existence d’un écart entre la qualité du travail fourni par une personne donnée et les résultats escomptés. En revanche, leur expertise en matière de paris permet à Daniel et à ses amis d’affirmer avec certitude que plusieurs incidents vont se produire. En même temps, ils sont bien conscients que le moment exact auquel ils peuvent avoir lieu est extrêmement difficile à prévoir, notamment en raison de l’« état banalisé d’incertitudes » dans lequel ils se trouvent (Johnson-Hanks 2005 : 376). Cette simultanéité de la certitude et de la complexité de la prévision est manifeste dans l’une des remarques de Daniel : « Parier, c’est une affaire de prévisions, mais tu sais certains trucs sont sûrs. Ramos [Sergio Ramos, défenseur du Real Madrid] prendra un carton rouge dès que le Real Madrid jouera contre une bonne équipe ». Pour les jeunes hommes de Nairobi, pourrait-on en conclure, les paris de foot sont ce que la culture du maïs est aux femmes âgées des zones arides de l’ouest du Kenya : une activité perfectionnée durant des années de pratiques et corroborée par de solides connaissances, mais extrêmement dépendante de facteurs externes dont la maîtrise leur échappe. Pour ces jeunes à qui l’avenir apparaît dépourvu d’emplois stables et réguliers, parier sur des matchs de football n’est pas un « chemin de traverse » qui leur permet d’accéder à une vie meilleure – ainsi que leur reprochent les jo-Kaleko les plus âgés comme William – mais l’un des rares moyens à leur portée pour maîtriser les conditions et leur rythme quotidien de travail.
Jouer et parier permet également aux Nairobiens de prendre part à une sorte de copie du monde dans lequel ils aspirent à vivre, à l’instar de nombreux hommes kenyans – un monde dans lequel ils ont une femme superbe et profitent, à l’occasion, d’un bon repas accompagné d’une bière. C’est ce que m’explique l’un des amis de Daniel, « l’analyste en opportunités », au Cash Casino : « Ici, c’est comme à la maison. Tu vois, des beaux tapis, l’air conditionné, et des belles femmes qui servent de la bière ». Ses aspirations ne renvoient pas seulement à une scène imaginée dans un avenir lointain. Aussi fragiles soient-elles, celles-ci se concrétisent aussi dans le présent. Une pratique observée chez Samuel, Daniel et leurs amis répond à une logique similaire : ils conservent presque tous dans leurs poches des gros tickets de paris qui, avec quinze combinaisons ou plus, doivent accroître leurs chances de manière exponentielle. Indépendamment des paris qui leur permettent de générer un revenu faible mais relativement stable, élaborés par conséquent avec prudence (comme le montrent les paris multiples que Daniel place pour ses sponsors avec leurs mises relativement hautes et leurs cotes relativement basses), ils sont aussi engagés dans une autre forme de pratique, caractérisée par des mises faibles et des cotes élevées. Si un compagnon de jeu remporte ce type de pari, il invite tous les autres en boîte de nuit à venir fêter sa victoire.
Ces nuits-là, l’avenir auquel ils aspirent se fond momentanément dans le présent ; et son goût doux-amer leur rappelle à tous que celui-ci reste au fond inatteignable. Il est important de souligner que Samuel, Daniel et leurs amis ne font pas d’erreur de calcul lorsqu’il s’agit d’évaluer les probabilités statistiques d’un pari de football. Samuel et Daniel possèdent l’un comme l’autre des compétences arithmétiques qui dépassent la moyenne en termes de rapidité et d’habileté. Ils savent que les paris multiples de quinze combinaisons ou plus sont rarement gagnants, et qu’il est donc peu probable d’en remporter un, mais ils savent aussi, contrairement à ceux qui considèrent le jeu pipé, que ces paris sont parfois gagnants, et que certains sont mieux conçus que d’autres. Les fêtes de Daniel et ses amis, à la différence de la jeunesse ivoirienne décrite par Sasha Newell, n’ont ni l’ambition ni la « capacité d’unir le réel et l’imaginaire, l’illusion et l’authenticité » (Newell 2012 : 21). À la place, elles renforcent la dissociation entre le réel et l’imaginaire au moment même de leur rencontre superficielle. Ils ont pleinement conscience des différences qui opposent deux conceptions des paris, appréhendés soit comme un métier, soit un chemin de traverse « miraculeux » vers la richesse. Et c’est justement pour cette raison qu’ils sont capables de récuser l’existence des chaînes d’organisation longues, fiables et reproductibles qui relient leur difficile présent à un avenir meilleur.
Leur travail, c’est-à-dire la stricte mise en œuvre de leurs emplois du temps quotidiens, l’élargissement du champ de leurs connaissances statistiques sur le football, et le perfectionnement de leurs compétences arithmétiques, vise à repérer les petites occasions favorables et les erreurs de calcul commises par les sociétés de paris sportifs. Ils établissent ainsi des liens simples et extrêmement courts entre la situation présente et des événements susceptibles de se produire dans un futur très proche. Cette conception pragmatique de l’avenir est manifeste dans un certain type de paris : engagés rapidement avant les matchs ou modifiés pendant le jeu suite à l’obtention de nouvelles informations, ils sont adossés à une expertise savante, elle-même issue de l’analyse rigoureuse des statistiques et des faits. Samuel, Daniel et Wellington n’associent donc pas, sur le plan métaphorique, la pratique des paris au travail reproductif parce que ceux-ci assurent des trajectoires stables vers un meilleur avenir. S’ils agissent de la sorte, c’est parce que dans ces deux domaines, les acteurs maîtrisent au moins les moyens qui peuvent leur permettre d’accéder à cet avenir. Dans un contexte où les notions néolibérales d’« expertise » et de « succès » sont dissociées, comment savoir si une activité peut être considérée comme du travail ? Pour répondre à cette question, ils en ont conclu que le principal critère n’était pas la réussite, mais l’expertise ; comme le souligne Van Wyk, « avoir de la « chance » n’est pas quelque chose qui arrive à un individu ou que celui-ci possède, mais quelque chose qui se travaille » (2013 : 166). Si les habitants du township sud-africain que Van Wyk a eu pour interlocuteurs divisent le monde entre un domaine visible et invisible entre lesquels circulent les biens et les valeurs, pour les jo-Kaleko le « métier de parier » exige surtout d’être le mieux préparé possible. Ils se considèrent à juste titre comme des experts, mais restent simultanément d’éternels apprentis face à l’avenir, qu’ils soumettent à réévaluation chaque fois qu’un événement, aussi mineur soit-il, les incite à le faire.
Déléguer la certitude : le loto, un jeu redistributif fondé sur la chance
L’atmosphère survoltée et louche des casinos et des maisons de jeux de Nairobi, où se croisent joueurs, prostituées et politiciens locaux, diffère radicalement des incontournables kiosques jaunes émaillant les rues bien éclairées de la capitale, dans lesquels les employés de la Kenya Charity Sweepstake vendent billets de loto et cartes à gratter. Si jamais ils sont à leur poste, ces derniers tendent à être lents à la détente, indifférents, et tout, sauf impliqués dans leur travail.
Le fait que ces kiosques, dont le total dépasse largement la centaine à Nairobi, occupent les carrefours les plus fréquentés, accentue encore le contraste avec les casinos, situés à l’abri des regards dans des hôtels privés ou dans les ruelles sombres du quartier des affaires de la capitale. Alors que les kiosques affichent fièrement leurs références à la nation kenyane, les casinos privés et les sociétés de paris ont recours à des stratégies publicitaires plus cosmopolites. Ces différences ne doivent pas au hasard ; elles sont fonction des multiples procédés par lesquels les pratiques de paris et de jeux d’argent sont inscrites dans le cadre plus vaste des notions de responsabilité publique et de politique économique. Si l’on veut comprendre les logiques de la loterie nationale, il faut donc commencer par examiner comment la Kenya Charity Sweepstake, qui en est l’opérateur, promeut les jeux d’argent en affirmant qu’ils contribuent à la prospérité de toute la population du pays (Cosgrave & Klassen 2001).
Sur chaque kiosque jaune de la Kenya Charity Sweepstake figure le dessin d’un index, tendu en direction des passants, qui attire l’attention sur le slogan suivant : « You win. Charity wins. Everybody wins » (fig. 1). Le slogan fait référence à la politique de l’entreprise, celle-ci reversant un certain montant de ses recettes à des associations caritatives établies dans différentes régions du pays. Désigné dans la foule des passants comme client potentiel par ce doigt pointé sur lui, le badaud est ainsi interpellé, dans une intéressante combinaison sémiotique, d’un triple point de vue : il est à la fois l’individu qui touche le jackpot, la personne qui reçoit ou dispense la charité, et le membre d’une entité plus large, composée de tous les citoyens kenyans.
Dans ce contexte, il est éclairant de prêter attention à l’une des versions préliminaires du Rapport de la Commission des paris, jeux et loteries [11]]. Rédigé entre 1952 et 1953 par un groupe d’administrateurs coloniaux, il ouvre la voie à la nationalisation des jeux d’argent après l’indépendance (Van Wyk 2012 : 44-46). Ses auteurs commencent par établir qu’il s’agit désormais d’un fait impossible à éradiquer facilement :
[…] Les paris sont très répandus à Nairobi ainsi, sans doute, qu’à Mombasa, malgré leur caractère clairement illégal. Lorsque le témoin de la police a été interrogé sur les raisons qui les empêchaient d’arrêter les bookmakers opérant illégalement, celui-ci a répondu : « C’est accepté depuis si longtemps que nous estimons que ce n’est pas à la police d’en assumer la responsabilité » (KNA AG/42/274, 4).
Au lieu d’interdire les jeux d’argent, la commission suggère alors d’introduire « certaines mesures de contrôle » (Van Wyk 2012). Compte tenu des problèmes liés aux loteries et aux tirages au sort, la création d’une loterie nationale permettrait donc, aux yeux de certains de ses membres, de faire d’une pierre deux coups. Ce faisant, il serait possible d’exercer un contrôle accru sur les pratiques de jeu et de générer des revenus. L’un des membres du comité l’exprime ici en ces termes : « Je suis tout à fait favorable à l’idée d’en finir avec ces loteries occasionnelles au Kenya, notamment parce que personne ne sait ce qu’il advient vraiment de l’argent... Je suis très favorable à la création d’une loterie d’État. Vous pourriez obtenir beaucoup d’argent et, une fois les frais payés... allouer les sommes à toute œuvre de bienfaisance méritante ». Si en principe, les membres du comité reconnaissent d’un commun accord que la « loterie d’État possède le charme apparent d’un système pour devenir-riche-sans-effort ; [et] constitue une forme d’imposition indolore voire plaisante », ils renoncent finalement à sa mise en œuvre. Un nombre conséquent de personnes pourrait en effet « fort s’offusquer à titre moral » de cette entreprise (Van Wyk 2012).
À peine deux après l’indépendance, la nouvelle nation kenyane s’est affranchie de ces considérations morales pour fonder la Kenya Charity Sweepstake. À l’instar des banques nationales à partir du XVIIe siècle, dont la création avait « encouragé le remplacement de l’épargne individuelle par une épargne mutualisée » (Peebles 2008 : 236), la Kenya Charity Sweepstake a pour programme de nationaliser à la fois les besoins individuels et les moyens de les surmonter– ainsi que l’annonce le slogan affiché sur ses kiosques (« You win. Charity wins. Everybody wins »). L’idée selon laquelle on doit prendre en charge et être pris en charge est transférée du niveau personnel au niveau national. Ce n’est plus désormais l’individu qui endure ou apaise seul les souffrances, mais la « communauté imaginée » (Anderson 1983) que forme l’ensemble des citoyens kenyans. En parallèle, la stratégie publicitaire et le mode de fonctionnement du loto et des cartes à gratter banalisent – c’est-à-dire démocratisent dans une certaine mesure – les moyens d’accès à la richesse. En achetant à la Kenya Charity Sweepstake une grille de loto ou un jeu à gratter, les Kenyans confient les décisions liées à leur avenir à une entité plus vaste qui s’engage à redistribuer ses bénéfices à ceux qui sont dans le besoin. Déléguer leur capacité à assurer la stabilité, la prise en charge et la prospérité à un échelon supérieur de la hiérarchie permet ainsi aux individus de soulager leur sentiment d’incertitude.
Même en vivant à Kaleko, William Ochieng joue lui aussi régulièrement au loto de la Kenya Charity Sweepstake, auquel les clients peuvent accéder depuis leur téléphone portable. S’il est toujours impatient de connaître les résultats du dernier tirage, il accepte généralement le fait de perdre avec calme. Habitant connu et respecté parmi les anciens, il veille à la bonne perpétuation de la règle patrilinéaire héritée de son père. À la mort de sa mère, il a ainsi entrepris méticuleusement de calculer, à l’aide de plusieurs cartes et schémas dessinés par ses soins, l’exacte surface de terres à répartir entre ses frères – et ce malgré une vue déclinante. En d’autres termes, il est pour sa famille l’équivalent de ce que la Kenya Charity Sweepstake est à l’ensemble de la nation : un « père » bienveillant et attentionné.
Or les plus jeunes, comme Samuel et Wellington, ne croient désormais plus que leurs besoins seront comblés s’ils délèguent leurs moyens d’action. Parce qu’ils évoluent dans un environnement à leur sens dépourvu de toute manière effective de se construire un avenir, et pour avoir grandi sans leur père, décédé en 2001 alors qu’ils étaient encore tout-petits, Wellington et ses frères considèrent que déléguer à autrui les façons de résoudre l’incertitude est l’expression d’une adhésion naïve à ce qu’ils appellent parfois « l’ère analogique », au cours de laquelle les choses étaient plus faciles et moins sombres. Autant Daniel est stupéfait par les riches Nairobiens qui dépensent leur argent aux machines à sous, autant Wellington et ses frères, quand ils commencent à penser aux minuscules parcelles dont ils hériteront un jour, sont désespérés par l’avenir qui les attend. Les terres d’origine de la famille ont été divisées entre les cinq frères de la génération précédente, et ils devront à leur tour les partager avec une dizaine de frères et de cousins. Leurs terres sont en effet « exsangues » (Geissler & Prince 2012). Pour Wellington et ses frères, ancrer durablement un avenir souhaitable dans leur présent est du registre de l’impossible. À l’inverse, William et la Kenya Charity Sweepstake ramènent la construction de l’avenir à une simple question technique : il suffit de faire confiance à une figure plus haut placée dans la hiérarchie.
Décrocher le jackpot de la semaine ou l’invention de la certitude
À la différence de William, qui en sa qualité d’ancien est respecté et reconnu (avec ses trois femmes et ses nombreux enfants) ou même de Wellington et ses frères, encore trop jeunes pour être jugés à l’aune des réalisations qui ont marqué leur existence, le mode de vie de Patrick peut difficilement être associé au rang social qu’il aspire à occuper. Commencée il y a cinq ans, la construction de sa maison n’est toujours pas terminée et l’électricité doit encore y être installée. Pour ne rien arranger, il ne cesse de se remémorer sa tentative ratée lorsqu’il s’est présenté pour obtenir un poste politique lors des élections générales de 2013 – ce qui lui a valu d’importantes dettes. S’il appartient à la même tranche d’âge que son grand frère William, sa vie semble marquée par une instabilité préoccupante.
L’effort avec lequel Patrick essaye de « trouver un système » pour empocher le jackpot hebdomadaire de Sportspesa, décrit ci-dessous, représente à mon sens une métaphore parfaite pour bien d’autres jo-Kaleko dont la vie est comparable à la sienne : passer d’un présent de misère à un futur de richesse est un chemin certes chaotique, mais potentiellement contrôlable. Le « système » de Patrick est représentatif de l’expérience qu’une partie de mes interlocuteurs, tout aussi laissés pour compte, ont de la « modernité ». Si la plupart ne profitent pas des fruits de celle-ci (logements modernes, voitures et électricité), les jo-Kaleko qui le font ne sont jamais très loin. Prendre part à la « modernité » est donc du domaine du possible. Mais du point de vue de Patrick et de certains habitants, découvrir le système qui permet d’y parvenir reste particulièrement difficile. La modernité et plus encore l’avenir sont à Kaleko « tangibles, palpables et visibles, mais en même temps secrets et distants » (Mbembe 2001 : 153).
Je suis réveillé un matin par une série de coups énergiques frappés à ma porte. J’entends Patrick, d’une voix pleine d’excitation, me crier qu’il a besoin de me parler. Une fois levé et habillé, j’ouvre la porte et invite Patrick à entrer. Il commence par m’expliquer qu’il essaye depuis déjà un moment de remporter le jackpot mis en jeu chaque semaine par Sportpesa, et qu’il a enfin à trouver le « système » pour gagner. Il a juste besoin de 500 KSh ; après la fin du week-end, nous serons tous les deux millionnaires. Le jackpot que convoite Patrick exige de prévoir avec exactitude les résultats de treize matchs de football, sélectionnés par Sportspesa. Sachant que chaque match peut se terminer par une victoire de l’équipe à domicile, et par un match nul ou une victoire de l’équipe à l’extérieur, un participant peut placer 1 594 323 paris différents. Comment Patrick, qui considère les personnes jouant leur argent aux cartes comme des « voyous », peut-il être sûr de gagner le jackpot ? Sa certitude n’est-elle pas la preuve de son « incompréhension totale […] de la réalité supposée du hasard et du risque ? » (Pickles 2014 : 213). Après avoir en partie retrouvé son calme et pris place sur une chaise à l’intérieur de la maison, il sort un bout de papier (fig 2) et commence à m’expliquer le fonctionnement de son « système ». Ainsi, annonce-t-il, nous devons chacun placer sept paris multiples différents. Sachant qu’à l’unité les paris valent 100 KSh et qu’il ne lui reste que 200 KSh, ma contribution doit s’élever à hauteur de 500 KSh.
Pour réduire la complexité de l’exercice, la précédente stratégie de Patrick avait consisté à choisir plusieurs matchs dont il estimait pouvoir déduire les résultats en fonction du poids des équipes de football et de leur situation actuelle. Dans le cadre de son nouveau système, il s’en tient à cette stratégie et conserve les mêmes prédictions pour plusieurs matchs dans l’ensemble de ses sept paris multiples. Pour tenter de gagner le jackpot représenté sur la photo ci-dessus, nous arrêtons notre choix sur les résultats de cinq matchs (par exemple Crystal Palace contre Hull City). Grâce à nos connaissances en matière de football, nous pouvons alors réduire le nombre de résultats potentiels de 1 594 323 à 6 561 – un nombre encore trop élevé par rapport aux sept paris que souhaite placer Patrick. Il m’annonce néanmoins que l’introduction d’une nouvelle règle le rend cette fois certain de sa méthode. Chaque pari multiple ne doit pas connaître plus de quatre variations par rapport à ce qu’il nomme le « pari mère » (celui-ci figure dans la colonne de gauche, avec la mention « 0 » pour « zéro variations ; les autres colonnes sont précédées des chiffres « 3 » et « 4 », qui indiquent le nombre de variations effectuées à partir du premier).
Selon Patrick, adopter un système à sept paris multiples est supérieur à sept paris aléatoires, car ils sont reliés entre eux par ce que l’on peut dénommer une « pratique numérique combinatoire » (Schmidt 2017 : 72). L’application des « règles » dans leur ensemble suppose que les résultats des cinq matchs doivent être arrêtés et que les paris ne doivent pas dévier de plus de quatre éléments par rapport au « pari mère » ; elle permet ainsi de garantir que les sept paris multiples soient différents les uns des autres, tout en les maintenant reliés entre eux. De ce point de vue, on peut dire que le « multiple pari multiple » constitue un faisceau d’avenirs – possibles mais contradictoires – qui sont fonction de l’estimation que Patrick fait du présent.
Les travaux de Zeitlyn sur la logique divinatoire invitent à en conclure que le système de Patrick combine « le diagnostic et la prédiction » (Zeitlyn 2012). D’une part, son « pari mère » représente la meilleure estimation possible des différents matchs d’après les performances passées et la condition actuelle des équipes. Il lui permet d’établir le diagnostic d’une situation donnée et peut s’apparenter de la sorte à un pari multiple tel que Daniel pourrait l’engager pour le compte de ses sponsors. De l’autre, plusieurs avenirs possibles peuvent procéder de cette estimation, à l’instar des branches d’un arbre. Un joueur important peut soudainement avoir une infection bactérienne, ou la pluie s’inviter au programme... Ces différents événements peuvent faire dévier la manière dont l’avenir se déploie à des moments critiques. La règle selon laquelle les paris multiples ne doivent pas s’écarter du « pari mère » cherche à intégrer l’irruption éventuelle de ces instants où, subitement, la donne s’inverse. L’avenir est donc reconnu comme incertain, sans être totalement aléatoire. Il est perçu non comme un fait unique, mais comme un faisceau de possibilités existantes reliées entre elles dans le présent.
Avec l’élaboration d’un « multiple pari multiple », Patrick ne cherche pas à mettre à nu une logique existante comme le font par exemple les personnes qui cherchent à cracker le code du loto, découvrir le fonctionnement d’une machine à sous pour en tirer bénéfice, ou consulter des devins pour connaître l’avenir (Parish 2010). D’une part, Patrick a construit seul son « système » : il ne pouvait ni le « découvrir », ni le « reproduire ». D’autre part, son « multiple pari multiple » vise à établir des liens entre le passé, le présent et l’avenir – et non avec chacun de ces éléments pris isolément. Son système entend reproduire et donc faire apparaître le caractère systématique des liens qui unissent le passé et le présent, et le présent et l’avenir.
Au bout du compte, Patrick n’a pas remporté le jackpot. Son échec n’a pourtant pas entamé sa conviction qu’un bon système lui permettra de résoudre ce problème d’incertitude et de le dépasser. « Je m’y connais pas mal en données. Un système finira bien par marcher. Il faut que j’en trouve un autre », m’a-t-il expliqué. À la différence des joueurs décrits par Dow Schüll dans sa superbe ethnographie sur les usagers de machines à sous à Las Vegas, qui apprécient le fait de se trouver dans un « lieu calme, coupé du monde, où rien d’inattendu ou surprenant ne peut arriver » (2014 : 307), Patrick ne tire aucun plaisir à confier son agentivité à autrui. Il ne remet jamais en question la nécessité de penser systématiquement les paris multiples en association les uns aux autres. Il considère qu’il est essentiel d’avoir un système, même s’il ne sait pas duquel il s’agit. S’il a confiance en sa capacité à prévoir l’avenir, c’est parce qu’il suppose que celui-ci naît du présent grâce à des procédés qui, bien qu’extrêmement difficiles à saisir, y résident déjà – comme l’atteste la réussite des autres jo-Kaleko avec leurs voitures, leurs lumières électriques et leurs modes de vie polygames.
Récuser, déléguer et inventer la certitude
Mon analyse des pratiques de paris et jeux d’argent à Kaleko participe d’un intérêt récent en anthropologie pour les multiples façons dont, sur le terrain, les acteurs imaginent leur avenir (Appadurai 2013 ; Pink & Salazar 2017). Elle montre à ce titre que “le” futur, au Kenya comme ailleurs, n’a aucune existence. J’ai distingué trois manières différentes selon lesquelles les jo-Kaleko s’engagent dans les jeux d’argent pour tenter de se « fabriquer » un devenir, c’est-à-dire transformer un demain fantasmé en un présent vécu grâce au loto ou aux paris de football. Daniel et ses amis arrivent parfois à faire surgir momentanément le futur dans le présent, sans pourtant ignorer que le degré de consommation ostentatoire et de générosité condescendante atteint dans ces occasions ne deviendra jamais une constante de leur quotidien immédiat. Ce qui pourrait être associé chez eux à un « présentisme radical » repose en réalité sur la nécessité d’accepter que leur pénible présent et l’avenir qu’ils imaginent sont dissociés. Tout comme le travail de la terre, la pratique quotidienne des paris – un « métier » consistant à compulser des milliers de données statistiques – est une activité radicalement centrée sur le présent, les plus infimes changements observables, et les « opportunités judicieuses » (Johnson-Hanks 2005 : 370-371) qui en résultent. Si quelqu’un remporte une somme importante après avoir fait un gros pari multiple, il est alors pris par surprise. Les lendemains prometteurs auxquels ils aspirent ne s’inscrivent dans le présent qu’au moyen de procédés impossibles à prévoir.
William, à l’inverse, part du principe qu’aujourd’hui et demain sont liés mutuellement par une série d’actions prévisibles et contrôlables qui s’apparentent dans leur fonctionnement à des chemins que l’on peut emprunter à condition d’avoir les capacités à le faire. Il n’est pas toujours possible d’atteindre le devenir auquel on aspire, ce qui n’empêche pas que certains puissent y parvenir. Le problème réside dans le fait que les hommes les plus jeunes, comme me l’a souvent déclaré William, ne font plus confiance à ceux qui savent comment les choses fonctionnent. La plupart de leurs aînés les jugent en effet non seulement impatients, mais ignorants des formes culturellement acceptées selon lesquelles l’avenir doit se construire. Au lieu de se fier à des dirigeants politiques ou à des anciens reconnus et dignes de confiance, ils courent après toute personne susceptible de leur tendre de l’argent. Tout comme les clients de la Kenya Chariry Sweepstake sont incités à croire en la capacité de celle-ci à mutualiser, rediriger et par ce biais protéger la disposition, que chacun possède, à veiller aux besoins des autres et d’eux-mêmes, Wellington et ses frères devraient avoir confiance, selon William, dans sa propre faculté de leur assurer un avenir. Dans un cas comme dans l’autre, le fait de déléguer à certains acteurs leur aptitude à lier le présent au futur n’est pas sans contrepartie. Si jouer au loto ou acheter des cartes à gratter équivaut à se soumettre aux plus extrêmes improbabilités, alors confier son devenir aux dirigeants et aux anciens comportent aussi le risque d’être lâché en route.
À l’instar du « présentisme radical » de Samuel et de Daniel, la manière dont Patrick appréhende l’avenir à travers le prisme du pronostic et de la prévision témoigne de son scepticisme à confier la responsabilité de sa destinée à autrui – ainsi que le suggère William. Mais alors que Samuel, Daniel et Wellington ont cessé de croire en l’existence d’un moyen de relier le présent au futur, Patrick élabore un système qui cherche à reproduire dans leur multiplicité les différents moyens qui doivent permettre à l’un de procéder de l’autre. Tout comme William, il admet qu’il existe des liens unissant le présent et l’avenir, sans pour autant faire comme lui abstraction de l’extrême difficulté avec laquelle ils peuvent être appréhendés. Parier devient alors un exercice météorologique régi par des « pratiques combinatoires » qui indiquent à Patrick comment associer différentes évaluations du présent (ses paris multiples pris isolément) afin d’être préparé au déploiement du futur.
En guise de conclusion ethnographique, nous pouvons dire en résumé que la certitude est un objet respectivement récusé, délégué et inventé par Daniel, William et Patrick, s’agissant des liens unissant le présent et le futur Au Kenya comme ailleurs, l’époque est « caractérisée par l’existence simultanée de formes inamicales, antagonistes et contradictoires de l’avenir plutôt que par un découpage temporel bien délimité » (Pels 2015 : 781). Mais comment situer les recherches sur la pratique concrète des jeux d’argent dans un contexte où ceux-ci sont désormais utilisés pour qualifier la situation socio-économique de tout un continent ? Tout d’abord, les documents d’archives démontrent que les jeux d’argent sont depuis longtemps un élément central de la société kenyane, où ils opèrent comme le miroir de diagnostics socio-culturels plus vastes et des représentations des acteurs locaux, de même qu’ils témoignent du combat quotidien que mènent les Kenyans pour se construire un avenir. Comme l’a formulé Samuel avec qui j’évoquais les documents d’archives : « Rien de nouveau sous le soleil. Ces trucs-là [les jeux et les paris] et l’argent, ça va ensemble ». Ensuite, nous devons résister à la tentation d’assimiler l’usage des jeux d’argent à une forme d’incertitude et d’irresponsabilité, à une difficulté à naviguer dans les eaux troubles du présent. Comme le montrent ces trois exemples, ces pratiques ne sont pas uniquement liées aux sphères du travail et de la reproduction à titre métaphorique ; elles relèvent également d’une volonté – ou ce qui immédiatement interprétée comme tel – de concevoir des certitudes. Il est alors tout sauf surprenant, à mon sens, que les joueurs commencent par comprendre leurs pratiques comme des actions rationnelles, susceptibles d’engendrer des certitudes à une époque où bien d’autres activités et situations sont désormais « apparentées à des jeux d’argent » (en d’autres termes imprévisibles, irresponsables, ou spéculatives). Pour autant, la « nouvelle fièvre du jeu » qui touche le Kenya ne peut être appréhendée comme la seule conséquence d’une situation socio-économique spécifique. Les paris et les jeux doivent au contraire être analysés comme des pratiques qui façonnent et interprètent ces circonstances. C’est justement à travers elles que différents types d’avenir pourront être conceptualisés et mis en acte.
Remerciements
Je suis reconnaissant à Franziska Fay, Joachim Knab et aux deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires sur les versions précédentes de cet article. J’aimerais, en outre, remercier Alfred Anangwe de m’avoir assisté dans les archives, Jack Misiga et Esao Mwalo pour leur aide durant mon terrain à Nairobi et dans l’ouest du Kenya ; ainsi que les participants au séminaire sur les jeux d’argent que j’ai organisé avec mon collègue Christoph Lange, pour leurs commentaires pertinents. Enfin, j’aimerais aussi remercier The Global South Studies Centre (Université de Cologne), Collaborative Research Center 228 - Future Rural Africa (Université of Cologne et Université de Bonn) d’avoir financé cette recherche. Et l’éditeur, Taylor & Francis comme le Journal of Eastern African Studies pour m’avoir permis de publier une traduction de cet article en français.

