Introduction. Peut-on « gagner » sans jouer ?
En fin d’après-midi, j’entre dans une boutique de jeu de société au cœur de Paris. J’y achète trois boosters et des protèges cartes. Avant de payer, le vendeur les scanne, puis me demande si j’ai un compte client. Je réponds négativement et lui tends ma monnaie. Ayant reçu l’acompte, je le remercie, lui souhaite une bonne journée puis me dirige vers la sortie. Le vendeur me salue en retour et ajoute : « Bonne chance dans ton ouverture ».
(Boutique 6, achat de boosters, février 2024)
Cette séquence décrit l’achat de trois paquets de cartes Magic : the Gathering, un jeu à collectionner et à combattre. L’échange avec le ludicaire pourrait sembler anodin : après avoir choisi ma marchandise, je paie et je repars avec l’achat ; et comme il est attendu dans les situations de commerce, le vendeur salue le client à son entrée et à sa sortie du magasin. Cependant, ici, le vendeur m’a non seulement souhaité une bonne journée, mais également une « bonne chance dans (m)on “ouverture” ».
Ce terme désigne ici l’acte de découvrir ce que contient un paquet scellé de cartes acheté dans le commerce. Ces paquets, appelés boosters, sont assortis aléatoirement de 15 cartes diversifiées en fonction de la « rareté » : généralement, un booster contient 1 carte « rare ou mythique », 3 cartes « peu communes », 11 cartes « communes », dont certaines d’entre elles, dites « foil », sont plus brillantes que les autres [1]. Par conséquent, lorsqu’un joueur [2] ou un vendeur souhaite une « bonne ouverture », il fait référence à la possibilité de récupérer une ou plusieurs cartes particulières (généralement parmi les rares et mythiques) qui, pour eux, peuvent avoir une certaine valeur, autant pour le jeu d’affrontement que comme objets de collection.
En effet, certaines d’entre elles sont plus recherchées, et hors des cercles d’initiés à Magic, ce sont les aspects de collection et la valeur qui font la réputation de ce jeu. Par exemple, en septembre 2023, une carte unique au monde (The One Ring, tirée d’une édition thématique « Seigneur des Anneaux ») a été trouvée dans un paquet par un joueur canadien, qui l’a ensuite vendue pour environ 2 millions de dollars à un artiste américain, Post Malone. D’autres cartes issues des premières éditions sorties en 1993 sont aujourd’hui vendues aux enchères. C’est le cas, par exemple, de la fameuse Black Lotus, évaluée selon son état entre 10 000 et 3 000 000 dollars [3].
Cet article propose de rendre compte de la façon dont les joueurs de cartes sont amenés à composer avec des ordres de valeur qui n’ont pas nécessairement de rapport avec le fait de jouer. Car, si Magic est d’abord un jeu, ces exemples montrent que certaines de ses cartes peuvent également être considérées comme des pièces de rareté, voire des œuvres d’art puisque leur vente est parfois régulée par les services fiscaux en France [4]. On peut alors s’interroger. Comment la rareté et la valeur monétaire prennent-elles place dans des situations de jeu ? Dans quelle mesure entrent-elles en conflit avec des contextes ludiques et compétitifs ? Comment les joueurs gèrent-ils des situations où un choix doit être fait entre valeur de jeu et valeur monétaire ?
Pour répondre à ces questions, l’enquête s’appuie sur une ethnographie dans quelques boutiques de vente et de jeux à Paris. Par l’observation des évènements qui s’y tiennent, il s’agit moins de savoir comment jouent les personnes que de mettre en évidence la manière dont elles établissent des stratégies ou font des choix qui privilégient la valeur monétaire des cartes plutôt que celle liée aux situations ludiques et compétitives.
Une première partie de l’article présente la façon dont ce jeu de cartes est pratiqué, et particulièrement lors d’évènements hebdomadaires en boutiques. Elle soulignera que la dimension de collection organisée par l’éditeur est l’un des mécanismes d’engagement qui favorise la recherche d’une « bonne carte ». La seconde partie explorera cette dimension plus concrètement. Elle met en évidence une tension dans la recherche du gain, entre valeur monétaire et valeur de jeu, à laquelle les joueurs font face lors de leur participation. Enfin, un troisième temps exposera les manières dont les joueurs « remboursent » leurs dépenses liées à leur achat et s’assurent d’obtenir des cartes recherchées (qui ont une valeur monétaire) ou qu’ils convoitent pour leur propre collection.
Jouer à Magic en boutique
Pour comprendre le rapport des joueurs aux différentes valeurs des cartes Magic, cet article s’appuie sur une ethnographie menée dans des boutiques de jeux de société (tableau 1). Les observations ont été réalisées en deux temps : d’abord entre juin 2019 et mars 2020, puis de janvier 2022 à février 2023. Au total, je comptabilise plus de soixante participations en boutique et une à un tournoi international à Paris, pour un ensemble d’environ 360 heures d’observations qui ont été renseignées a posteriori dans des journaux de terrain. De ces matériaux d’enquête, je ne choisis ici de traiter que ce qui a trait à la valeur – quelle qu’elle soit – des cartes.
Tableau 1 : Les boutiques observées et les évènements proposés
| Boutiques observées | Nombre d’observations | Types d’évènements | Capacité d’accueil de la boutique |
|---|---|---|---|
| 1. Quartier Bastille | 15 | Avant-première, tournois qualificatifs, tournois hebdomadaires | 50 |
| 2. Quartier BNF | 9 | Avant-première, tournois qualificatifs, tournois hebdomadaires | 70 |
| 3. Quartier Buttes Chaumont | 19 | Avant-première, tournois qualificatifs, tournois hebdomadaires | 40 |
| 4. Quartier Gare de Lyon | 13 | Avant-première, tournois qualificatifs, tournois hebdomadaires | 60 |
| 5. Quartier Jardin des plantes | 2 | Avant-première | 40 |
| 6. Quartier vieille Sorbonne | 1 | Aucun | 0 |
Si les boutiques enquêtées sont dédiées à la vente des jeux de société en général, elles ont fait de Magic l’une des activités qui rythme le quotidien et amène des clients très réguliers qui participent à des compétitions hebdomadaires ou des évènements exceptionnels (comme un tournoi de qualification pour un tournoi international). Participer à ces évènements en boutique m’a fait devenir l’un des clients-joueurs réguliers et m’a fait reconnaître comme tel par les tenanciers et quelques participants. Cette identification liée à mes fréquentations régulières est renforcée par de bons résultats en compétitions. Cette position s’est avérée un atout dans l’observation, notamment pour l’accès aux autres participants et aux échanges entre eux. Effectivement, ceux dits « occasionnels » ou « novices » sont souvent exclus des groupes d’experts ou d’habitués, précisément parce que leurs aptitudes au jeu ne sont pas reconnues. Comme le notent Thierry Wendling (2002) et Jacques Bernard (2005) à propos des joueurs compétitifs d’échecs, se présenter et faire comme les autres est une nécessité de l’observation de ces univers ludiques : la maîtrise du langage, des règles et des stratégies sont des compétences basiques, et si l’observateur n’en fait pas la démonstration, il passe à côté des enjeux des interactions. Au sein des boutiques, j’ai notamment pu observer que les discussions entre experts et novices se réduisent le plus souvent à l’explication des règles. L’entrée, ou tout du moins l’acceptation dans les groupes de joueurs habitués se fait sous un registre réputationnel, caractéristique des loisirs masculins et compétitifs comme les analyse Christiane Bougerol à travers le cas des courses de voiture (2007). Par conséquent, en gagnant des matchs, j’ai à la fois gagné le droit de continuer à jouer, d’accéder à des tournois sur qualification et d‘échanger avec des joueurs qui, d’ordinaire, viennent en groupe et restent ensemble durant toute la durée du rendez-vous compétitif. Être reconnu comme un expert du jeu permet donc à l’observateur de compenser l’absence des liens sociaux avec ces participants.
Les boutiques de jeux proposent non seulement la vente de produits Magic (entre autres), mais organisent aussi des évènements hebdomadaires. Sur le mode du tournoi, les joueurs s’inscrivent pour participer à différents évènements dans plusieurs « formats » compétitifs. Selon les évènements, les règles de jeu varient. À Magic, les concurrents s’affrontent lors de matchs qui réunissent entre deux et quatre personnes. En début de match, chacun commence la partie avec un total de 20 points de vie et un deck constitué en amont du match. Un deck est une pile de cartes construite par les joueurs qui leur permet d’assembler des cartes de différentes natures (sorts, créatures, ressources) afin de développer une stratégie. L’objectif pour gagner une partie est de faire baisser les points de vie de son adversaire à 0. Pour ce faire, les joueurs choisissent des stratégies de jeu dont les principales sont « l’agression » (jouer des cartes faibles, mais qui permettent rapidement d’attaquer l’adversaire), le « contrôle » (jouer des cartes qui contrent les effets des cartes adverses) et le « combo » (combiner des cartes pour créer un effet puissant qui permet de gagner immédiatement). Plus précisément, chaque carte peut être perçue comme un élément de jeu qui ajoute des conditions (Morisset 2019), modifiant ainsi le cours des matchs. Les joueurs doivent donc à la fois proposer des cartes qui modifient les situations à leur avantage, et réussir à contrer ou déjouer les propositions de modification du jeu par leur adversaire.
À ces règles de base s’ajoutent des variations de modalités d’affrontements, nommées « formats ». Ces derniers permettent aux joueurs de s’affronter selon des conventions précises qui limitent autant la composition et la construction des decks que leur taille.
Les évènements proposés par l’éditeur Wizard of the Coast (« Organized play ») sont séparés en deux catégories de formats : le « construit », où les joueurs constituent leur paquet de cartes en amont des évènements ; et le « limité » où les joueurs construisent leur deck en situation en ouvrant des boosters. Cette enquête a été réalisée à partir des formats limités qui se déclinent sous deux registres de jeu : le « draft » et le « paquet scellé ». Le draft réunit huit joueurs, assis autour d’une table qui reçoivent chacun trois boosters. Ils vont tous en ouvrir un premier, y choisir une carte, et passer le reste à l’adversaire assis à côté, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus dans les paquets. L’action se répète avec les deux autres boosters. Lors d’un draft, les joueurs qui choisissent une carte dans le paquet doivent créer leur deck, et donc opérer des choix en vue de construire la stratégie en fonction des cartes reçues : au total, ils vont accumuler 45 cartes. Lors d’un paquet scellé, les participants reçoivent un total de six boosters qu’ils ouvrent afin de construire individuellement un deck de 40 cartes à partir des 90 obtenues.
En participant aux différents drafts et paquets scellés, les joueurs sont amenés à desceller de nombreux paquets de cartes : ceux nécessaires pour participer à la compétition, et ceux qu’ils reçoivent comme « récompenses » de leur participation, en fonction de leur résultat. Ces différents moments d’ouvertures augmentent, pour le chercheur, le nombre d’occasions d’observer les échanges autour des cartes. Les joueurs commentent et jugent ce qu’ils obtiennent mais ces comportements ne prennent sens que si les participants ont connaissance de la valeur accordée aux cartes, qu’elle soit de jeu ou monétaire. Les boutiques sont ainsi des lieux privilégiés d’observation des jugements et des attitudes autour de leur notion de valeur.
L’offre et les marchés de Magic
L’enquête s’est portée plus précisément sur les évènements en format limité, car ils ne nécessitent pas l’acquisition des cartes en amont : je pouvais ainsi aller en boutique, m’acquitter des frais d’inscription qui varient en fonction des évènements et des formats de jeu (entre 15 euros pour un draft à 30 euros pour un paquet scellé) et m’asseoir aux tables. Participer aux formats construits requiert d’avoir préalablement rassemblé un ensemble précis de cartes pour constituer et penser sa stratégie de jeu ; certaines sont alors plus recherchées que d’autres et, si le coût de la participation est moindre (entre 5 et 6 euros), la constitution d’un deck demande aux joueurs des formats « construits » de débourser en achat entre quelques centaines et quelques milliers d’euros. J’ai donc participé aux évènements en format limité, me rendant à des compétitions hebdomadaires de draft et de paquets scellés, à un tournoi international, mais aussi à des « avant-premières » dont l’objectif est de promouvoir la sortie d’une nouvelle extension de cartes. En effet, pour « capter » de nouveaux et d’anciens publics, Wizard of the Coast, l’éditeur de Magic publie environ tous les trois mois une nouvelle extension de près de 300 cartes qui s’ajoutent aux presque 30 000 déjà existantes. Chaque sortie est ainsi précédée d’un évènement pour leur promotion. Il s’agit d’une stratégie de marketing bien connue des industries culturelles et de loisirs, qui n’hésitent pas à multiplier les modalités de participations et de supports, permettant de (ré)activer le désir de consommation (Cochoy 2004 ; Berry 2021 ; Vansyngel 2023).
Cet effet de captation est renforcé par la réputation de Magic : the Gathering. Le jeu de cartes à collectionner est considéré comme l’un des plus « complexes » (Churchill, Biderman & Herrick 2019) et entre pleinement dans la catégorie des pratiques culturelles sous licence, analysées aussi bien par Daniel Dayan (1986) que Gary Alan Fine (1983). Lancé en 1993, c’est l’un des plus anciens jeux de cartes à collectionner (également appelé TCG, pour Trading Card Game), qui a influencé de nombreux autres jeux et qui s’inspire d’univers ludiques bien connus des joueurs et des joueuses, comme Donjons et Dragons (Brougère 2003, 2005).
Ce qui distingue Magic et les TCG des autres jeux (de société ou vidéo), c’est surtout leur dimension de collection organisée par l’éditeur, que l’on peut rapprocher des formes de « collection idéelle » analysées par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (2014), c’est-à-dire dont la complétion est quasiment impossible à atteindre. En effet, comme il a été énoncé en introduction, les cartes Magic se vendent généralement par paquet de quinze, les boosters. Chacun contient des cartes différentes, ce qui crée l’incertitude d’obtenir un bien précis ou ciblé par les consommateurs. Certaines d’entre elles sont plus ou moins utiles pour le jeu et recherchées sur le marché secondaire, où se revendent les cartes descellées de leur booster. Acheter un booster de Magic est donc une sorte de pari sur la valeur totale des cartes obtenues. Et ce n’est bien sûr pas le seul produit que met en vente Wizard of the Coast : des decks sont aussi proposés en tant que « produit d’entrée ». Ces derniers sont utilisables sans modifications selon les formats de jeux, mais ils sont également jugés insuffisamment « puissants » en termes stratégiques par les joueurs, ce qui amène ces derniers à les modifier en achetant de nouvelles cartes. Cette forme de marketing se rapproche donc du gambling en ce qu’il n’assure pas les joueurs-consommateurs de leur gain ; mais ce n’en est pas réellement un non plus, car, officiellement, ces pièces n’ont à priori qu’une valeur à l’intérieur du jeu.
Pour les joueurs comme les collectionneurs, l’attrait de Magic réside donc dans la sortie de nouvelles extensions et, par conséquent, dans l’ouverture des paquets de cartes. Cela est visible notamment dans les formats comme le « limité », où le jeu revient autant à construire une « bonne stratégie » que de découvrir les cartes ouvertes dans ses paquets, et dont l’offre se renouvelle au rythme des sorties de nouvelles extensions. Le hasard des paquets et la rareté des cartes font que certaines pièces du jeu sont alors recherchées par les consommateurs, joueurs et collectionneurs.
Puisque les joueurs font l’acquisition d’objets qui sont avant tout des éléments de jeu, Magic n’est pas considéré comme un jeu d’argent et de hasard. Cependant, il y a des cartes dont la valeur est évaluée non seulement par leur effet en jeu (c’est-à-dire la manière dont elles vont changer le cours de la partie), mais également par rapport à leur désirabilité. Leur valeur n’est pas uniquement stratégique, mais également monétaire, voire marchande. Pour les obtenir, les joueurs peuvent compter sur un conséquent marché secondaire de la carte. Celui-ci n’est ni organisé ni reconnu par l’éditeur. S’il l’était, cela impliquerait, de la part de Wizard of the Coast, de valider des valeurs objectives aux cartes qu’il imprime, et donc de se soumettre aux cadrages institutionnels concernant les jeux d’argent et de hasard. Or, le processus d’évaluation économique ne peut être entièrement maîtrisé par l’entreprise, puisqu’il dépend essentiellement des échanges (marchands ou non) entre joueurs/collectionneurs, notamment sur ce marché d’occasion.
Il y a deux façons d’acquérir et de vendre des cartes en dehors du circuit de “loterie” organisé par l’éditeur : dans les boutiques spécialisées de Magic, et sur Internet. Ce marché secondaire est à la fois local (dans des boutiques, dans des brocantes, entre particuliers) et international (vente en ligne). Il est donc autant une « place de marché », c’est-à-dire un lieu qui réunit acheteurs et vendeurs, et dont les rôles sont interchangeables (Geertz 2003), qu’un « modèle idéal d’échange, marqué par l’anonymat des parties, l’abstraction et le caractère ponctuel de la transaction », pour reprendre la description faite par Caroline Dufy et Florence Weber (2023).
Les commerces spécialisés proposent, eux aussi, un service de vente de cartes à l’unité. Ces achats se font la plupart du temps par Internet. Leurs gérants publient l’inventaire de leur stock disponible sur leur site afin que les consommateurs puissent les consulter et les acheter. Les clients-joueurs remplissent leur panier virtuel et peuvent se faire livrer chez eux ou les retirer au guichet. Les vendeurs particuliers et les boutiques qui n’ont pas de site Internet passent par des plateformes de vente en ligne, comme Card Market, un site Internet spécialisé dans la vente de cartes à collectionner, qui leur permettent de faire cet inventaire et mettre en vente les cartes. L’exploration de ces sites permet également d’obtenir des informations sur les ventes et le cours des prix d’une carte. Comme ils n’ont pas de fonction de réseaux socio-numériques, les interactions entre vendeurs-joueurs se limitent au seul paiement des commandes. Par conséquent, la vente de cartes en ligne suit les mêmes logiques d’échanges que sur d’autres plateformes de biens de seconde main entre particuliers comme les observent Marie Trespeuch, Jean-Samuel Beuscart, Anne Sophie Pharabot et Valérie Peugeot (2019).
Magic se présente donc autant comme un jeu que comme un ensemble d’éléments à collectionner et dont la valeur est inégale. Cette dimension qui combine l’aléatoire à la collection induit chez les joueurs et chez les vendeurs un comportement tourné vers la recherche de profits lorsqu’ils ouvrent des paquets. Ce potentiel profit est mesuré à l’aune des prix sur le marché secondaire, mais n’amène pas nécessairement à la vente. Effectivement, les joueurs qui obtiennent des cartes bien cotées sur les plateformes d’échanges n’ont pas toujours pour objectif de les revendre : ils peuvent les garder en fonction de l’intérêt d’usage ou de collection.
Quand le gain monétaire prévaut sur le succès des matchs
Les cartes Magic font donc l’objet de vente sur un marché primaire (produits édités et scellés par l’éditeur) et secondaire (cartes d’occasions que l’éditeur ne reconnaît pas officiellement). L’existence de ces deux marchés distincts entretient autant le jeu sur table que celui de collection. C’est logiquement que ces « places de marché » numériques (sites internet de ventes) et réelles (en boutiques de jeux) s’érigent en référence pour les joueurs qui cherchent à acquérir ou vendre des cartes. Le marché secondaire devient alors un indicateur des valeurs des cartes auquel les joueurs se réfèrent. Les situations de drafts et de paquets scellés présentées ci-après soulignent ce détournement de la valeur de jeu au profit de la valeur monétaire.
En effet, dans les situations de draft, la carte « rare » ou « mythique » d’un paquet – bien qu’aux effets puissants en jeu – ne convient pas nécessairement à la stratégie du joueur qui la reçoit. Pour s’assurer d’une meilleure chance de victoire, un comportement pertinent serait de prendre une carte qui enrichit la stratégie de jeu plutôt qu’une, certes plus rare à obtenir, mais qui n’aurait pas d’effets aussi bénéfiques dans la construction du deck. Durant les observations de ces drafts en boutique, j’ai remarqué qu’aucun joueur ne passe de cartes rares. Le comportement autour d’une table de draft suit, en effet, une logique de remboursement immédiat de leur participation plutôt qu’une logique de succès dans leur match. C’est-à-dire que les joueurs qui choisissent en premier une carte dans le booster retiennent quasi systématiquement la plus rare, puisqu’elle est à priori plus difficile à obtenir que les autres. Décrire ces situations est particulièrement compliqué, tant il s’agit d’un comportement généralisé et implicite. C’est donc dans des circonstances où ces attitudes diffèrent que ces règles deviennent visibles. En effet, comme le montre Émile Durkheim (2014), la sanction révèle la règle ; la situation suivante l’illustre :
Pendant l’ouverture du troisième booster du draft, j’ouvre une carte « rare » qui ne convient pas à ma stratégie. Je juge que je n’ai pas de moyen de la jouer, bien qu’elle soit puissante. Je préfère donc prendre une carte qui s’intègre à mon jeu, et passe le paquet au joueur suivant. Lorsqu’il prend le paquet, il me regarde et me dit : « T’as laissé passer ça, vraiment ? » Je lui réponds que j’ai pris une meilleure carte pour mon jeu. Il reprend : « Ok, mais on ne passe pas cette carte, elle est forte et ça vaut le prix d’un booster ! »
(Boutique 1, session draft, septembre 2019)
Dans cette séquence, préoccupé par la construction de ma stratégie, je laisse passer une carte rare à mon adversaire. Celui-ci me rappelle à l’ordre, en affirmant qu’un tel item devrait être pris en priorité. Ce genre de situation montre, dans un contexte sans grand enjeu (puisqu’il s’agit d’un évènement hebdomadaire), qu’obtenir les cartes « rares » est plus important que de gagner. Il semble donc que le choix adéquat soit de prendre celles aux valeurs marchandes potentielles plutôt qu’une dont la valeur se restreint à la stratégie de jeu en cours.
Des situations inverses peuvent advenir lorsqu’un joueur choisit une carte de valeur marchande plutôt qu’une qui favorise sa stratégie de jeu. C’est le cas par exemple, lors du draft final d’un Grand Prix (une compétition internationale de Magic) à Las Vegas en 2015. Pascal Maynard, un joueur professionnel, a fait un choix controversé (la vidéo du créateur de contenu Nikatchu MTG revient en détail sur celle-ci). Déjà engagé dans la constitution d’une stratégie de jeu dite « agressive », Pascal ouvre son deuxième paquet, puis hésite entre deux cartes : une carte commune qui améliorerait son deck, et une autre, rare et foil, qui est très éloignée de sa stratégie. Au moment de ce draft, cette dernière carte, un Tarmogoyf, a une côte d’environ 400 dollars sur les plateformes de ventes en ligne. Pascal finit par la choisir. Son choix est ensuite critiqué par de nombreux spectateurs, car le joueur professionnel montre qu’il a choisi de réaliser un calcul économique plutôt que d’essayer de gagner le tournoi, ce qui contrarie les habitudes de compétition en vigueur. En effet, dans ces situations particulières, il est attendu d’un compétiteur qu’il recherche préférablement le gain symbolique (vaincre ses adversaires) que le gain monétaire.
Ces situations de draft soulignent alors une tension entre la quête du gain et du profit, et les bénéfices immédiats et différés. Si le bénéfice immédiat est souvent le premier choix dans les contextes compétitif de boutique (récupérer la carte rare, donc à valeur monétaire plus élevée), c’est parce que le gain différé (le gain des paquets supplémentaire en fin d’évènement) ne peut pas être garanti. En effet, l’aléatoire est un des paramètres dont les joueurs doivent tenir compte. Lorsqu’ils jouent, ils ne sont pas assurés de piocher les cartes qui leur permettent de prendre l’avantage sur leurs adversaires. De plus, même en cas de victoire, l’obtention de lots n’assure pas un profit selon le coût engagé pour participer.
Par conséquent, au vu des paramètres aléatoires du jeu et du contenu d’un booster, les joueurs ont tendance à se tourner vers des choix de gains immédiats plutôt qu’un choix stratégique qui influencerait le cours des matchs. Ils font des choix basés sur les informations immédiatement disponibles et qui leur permettent néanmoins de tirer un profit de la situation dans laquelle ils ont financièrement investi, c’est-à-dire de chercher à récupérer des cartes dont l’ensemble de la valeur monétaire est supérieur ou égal au coût de participation du tournoi. Ce comportement tourné vers le « remboursement » est particulièrement observable lors des évènements en paquets scellés :
19h15. J’arrive à la boutique pour participer à l’avant-première en paquets scellés. Je me dirige vers le comptoir pour valider mon inscription et payer 38 euros de frais de participation. Je m’assois à la dernière table disponible vers l’entrée, la salle principale étant pleine.
19h35. Le vendeur annonce d’une voix forte les règles de la soirée et distribue les boosters aux participants. Le vendeur décrit également les lots de fin de soirée : tout le monde recevra deux boosters pour avoir participé, une carte promotionnelle « foil » ; et les personnes ayant obtenu le plus de victoires repartiront avec deux paquets supplémentaires.
En ouvrant mes boosters, je tire deux cartes « rares » (Urza, Lord High Artificer et Opposition) qui vont être importantes pour la construction de mon jeu, car elles ont beaucoup d’avantages. Je les mets de côté pour pouvoir les retrouver facilement. Le vendeur circule entre les tables et voit ces deux cartes. Il me dit : « Ah bah t’as déjà gagné ta soirée toi ! » Je lui réponds qu’il faudra d’abord les piocher durant la partie pour gagner. Il reprend : « Tu peux perdre… Mais ça (les cartes) rembourse déjà le coût des boosters ». Durant les matchs de rondes, lorsque je pioche et joue la carte Urza, mes adversaires font des remarques similaires : « Ah ouais, bonne pioche ! » ; « T’as remboursé ta soirée toi » ; « Ça va, t’as fait une bonne ouverture ».
22h30. Je gagne deux matchs et fais un match nul. Au comptoir, le vendeur me demande : « Alors, 3-0 j’imagine ? » Je lui donne mon score, et ajoute : « Il fallait bien piocher aussi, ça ne fait pas tout d’ouvrir une bonne carte ». Il me réaffirme que j’ai de la chance d’« ouvrir Urza, c’est l’une des meilleures cartes de l’édition ». Je reçois quatre boosters au total, ayant réalisé le meilleur score.
(Boutique 4, avant-première paquets scellés, janvier 2023)
Dans cette séquence, les participants et le vendeur me font remarquer que j’avais déjà « remboursé la soirée » avant même d’avoir joué. Leurs déclarations font référence à la carte Urza, Lord High Artificer qui est estimée à environ 45 euros sur le marché secondaire ; elle est donc à la fois bien cotée pour le jeu (son effet permettant d’avoir un avantage en partie) et pour le gain qu’elle représente. Deux logiques sont mises en avant avec ces remarques, qui peuvent se résumer ainsi : si je garde la carte, j’aurai alors « remboursé » ma soirée, car j’aurais acquis une carte pour un coût moindre qu’elle a sur le marché secondaire, et si je décide de revendre la carte, alors j’aurais également « remboursé » ma participation puisque je tirerais un profit monétaire. Que le participant gagne ou perde l’évènement, l’obtention d’une « bonne carte » est ce qui est au cœur des attentions, comme le montre la séquence suivante :
J’ai perdu tous les matchs du paquet scellé de ce soir. L’ensemble de cartes obtenues ne m’a pas permis de construire une stratégie forte. Ayant perdu rapidement mon dernier match, et en attendant les lots distribués à la fin de la soirée, je discute avec mon dernier adversaire, qui lui aussi considère ne pas avoir construit un bon deck. Je lui propose que l’on regarde chacun les cartes de l’autre, pour réfléchir sur les stratégies que l’on a choisies. En fouillant dans mon paquet de cartes, il remarque que j’ai ouvert un Sylvan Library, brillant et avec une illustration très rare. Il commente alors : « C’est la meilleure carte à ouvrir ! C’est la carte la plus chère de l’édition ! » Je réponds que « en même temps, elle est mauvaise pour le format limité ». Il reprend : « Ok, mais bon, c’est pas grave, t’as remboursé ta soirée quand même ! »
(Boutique 5, session paquet scellé, janvier 2023)
Durant cette observation, la carte Sylvan Library a une cote d’environ 70 euros sur les différentes plateformes de vente. Comme dans la situation précédente, l’obtention d’une telle carte attire l’attention des joueurs malgré les défaites.
22h30 environ. Les matchs se terminent progressivement. Les joueurs vont au comptoir pour donner les scores, puis se mettent à discuter à l’avant de la boutique. Certains traînent au sous-sol pour observer les dernières parties.
En attendant, le gérant de la boutique, qui a lui aussi participé au paquet scellé, se tient derrière le comptoir et compte les boosters en les entassant par petites piles. Quand les derniers joueurs ont donné leur score, le gérant annonce le classement et la distribution des lots : le dernier n’a qu’un booster promotionnel (un paquet de trois cartes), le premier a un booster promotionnel et trois boosters classiques. En fonction de la performance, les autres participants reçoivent un ou deux boosters.
Dès que les joueurs ont reçu leur lot, ils ne quittent pas directement la boutique pour ouvrir leurs paquets et regarder les cartes « rares » obtenues. Les deux joueurs à mes côtés commencent à se montrer leurs cartes : « C’est une bonne carte, mais c’est pas incroyable », commente l’un. Le second montre sa carte et ajoute : « Je l’ai déjà, mais je la mettrai dans mon classeur pour échanger ». Puis les deux se tournent vers moi pour me demander si j’ai eu une bonne carte. Je leur montre « un tri-land » (un terrain « rare »). Les deux hommes s’exclament : « Ah bah c’est pas mal ! C’est une dizaine d’euros ! »
(Boutique 3, FNM paquet scellé, avril 2022)
Les situations de fin d’évènement, où les joueurs reçoivent leurs paquets de cartes en récompense, mettent en lumière cette forte attention portée à la valeur des cartes sur le marché secondaire (ici, le « tri-land » qui est évalué à « une dizaine d’euros »). On voit ainsi que les participants ont une attitude mesurée face à l’échec de leur ouverture, puisqu’ils ont conscience du caractère aléatoire du contenu des boosters. Les deux joueurs, dans cette séquence, semblent ainsi déçus de ce qu’ils ont obtenu, parce qu’ils les possèdent déjà, tout en soulignant l’aspect positif de leur gain : la carte est « bonne », elle peut être gardée en vue d’un échange.
Ce que font ressortir ces situations en boutique, c’est que les joueurs évaluent les cartes obtenues dans les paquets avant tout pour leur valeur sur le marché secondaire plutôt que pour leur valeur de jeu. Si ces évènements sont effectivement organisés autour de la célébration des vainqueurs (les personnes qui gagnent leur match gagnent également plus de récompenses), ce sont davantage les gratifications en cartes et leur potentiel marchand qui sont au centre des discussions. Mais si le caractère aléatoire des parties et des boosters n’assure pas aux participants un gain de cartes à valeur monétaire, pourquoi alors participer ? Dans son étude portant sur les raisons qui poussent les personnes à jouer aux machines à sous dans les casinos, Jean-Pierre Martignoni-Hutin (2011) montre que le rapport à l’aléatoire et au gambling est bien une histoire de récompense, mais que celle-ci ne se restreint pas à l’aspect économique. Le seul fait de gagner quelque chose est un objectif en soi pour les participants. Appliquée aux situations décrites ici, cette analyse met en évidence que le gain est autant une motivation de la participation qu’un élément qui agrémente l’expérience des évènements. En participant aux formats limités en boutique, les joueurs paient un coût d’inscription qui est légèrement plus élevé que le coût des paquets qu’ils pourraient acheter sans avoir le droit de jouer immédiatement. L’argent dépensé l’est autant pour le plaisir du jeu, de la consommation, que de la victoire potentielle.
Comment « rembourser » ses dépenses dans Magic ?
Sur le marché primaire, Magic se présente comme un jeu à collectionner. Pourtant, les vendeurs et les joueurs se réfèrent plutôt au marché secondaire pour évaluer la valeur d’une carte et le gain obtenus. C’est ce registre de gambling qui constitue l’intérêt des joueurs à la fois pour le jeu et pour la collection. Cette construction de cet intérêt est un moyen de captation, comme l’observent Philippe Steiner et Marie Trespeuch (2013) sur les jeux d’argent en ligne. En même temps, la consommation sur le registre du gambling suppose l’ouverture de nombreux boosters, ce qui crée un surplus des cartes “inutiles” chez les joueurs, qui les stockent ou cherchent à s’en débarrasser. Si Magic n’entre pas dans le registre du jeu d’argent et de hasard, les joueurs adoptent des comportements de prise de risque, en essayant de (se) contrôler au travers d’un calcul coût/bénéfice. Mais comment cette évaluation s’opère-t-elle ? Et que faire avec des cartes évaluées positivement au vu de leur valeur marchande, mais sans utilité de jeu pour l’acheteur ? Puisque la majorité des cartes qu’ils obtiennent n’ont que peu de valeur, comment les joueurs peuvent-ils tout de même s’assurer de « rembourser » leur achat ?
Accumulation et troc : deux stratégies d’acquisition des cartes recherchées
Pour obtenir des cartes recherchées ou compléter leur collection, j’ai pu observer qu’en boutique, les joueurs développent deux stratégies d’acquisition des cartes, en plus des participations aux évènements : d’abord, celle de collection et de jeu, tournée vers l’acquisition de cartes qui intéressent les joueurs-consommateurs, puis celle de revente des cartes. La situation suivante illustre le premier aspect :
Les matchs du tournoi en paquets scellés de cet après-midi se déroulent sur les tables au fond de la boutique : quatre tables sont réservées à cet effet. Je m’installe sur la table la plus éloignée. Derrière moi, une table est occupée par deux hommes. L’un est vendeur de la boutique (en pause), l’autre un client régulier. Ils ouvrent deux boîtes de boosters (chacune en contient 36 et coûte environ 130 euros ; ils obtiendront donc 540 cartes par boîte, soit 1080 au total). De chaque paquet ouvert, ils mettent d’un côté les cartes « rares », de l’autre les cartes « communes » ou « peu communes ». Après l’ouverture de chaque boîte, ils font le bilan du tirage en triant les cartes rares qui ont une valeur de revente, et celles qui n’en ont pas. Le client régulier commente : « On n’a toujours pas eu le planeswalker (une carte d’un type spécifique, qui a souvent un effet important sur le cours d’une partie) ». Le vendeur lui répond : « Et on n’a plus de boîtes en plus, il faut attendre la semaine prochaine ». Le client reprend les cartes ouvertes, les regarde et demande au vendeur si ce dernier voudrait bien lui donner gratuitement trois cartes qu’il lui tend, puisqu’il aimerait « essayer de les jouer dans (son) deck ». Le vendeur répond affirmativement.
(Boutique 1, session paquet scellé, juillet 2021)
Cette séquence dépeint un comportement d’achat « en gros », où les consommateurs, pour trouver une ou plusieurs cartes de valeurs, n’hésitent pas à dépenser plus, afin de multiplier leurs chances. Cette observation retrace une des attitudes qui peut sembler efficace, puisqu’elle consiste à acheter une ou plusieurs boîtes de boosters afin de découvrir les articles qui ont une cote significative, c’est-à-dire dont le prix sur le marché secondaire est supérieur au prix du paquet individuel (3 ou 4 euros). Dans cette séquence, les deux personnes ne trouvent pas leur compte : les cartes « rares » qu’ils accumulent intéressent seulement l’un des deux hommes, et ils jugent les autres sans valeur. Au travers de ces pratiques se donne à voir une logique d’accumulation. Plus les personnes ouvrent de paquets, plus elles ont de chance de tomber sur ce qui a une valeur. La logique d’accumulation s’accompagne ici d’une logique similaire au jeu de gambling, propre aux jeux d’aléatoire comme on en trouve dans les casinos (Martignoni-Hutin 2000).
Le fait d’obtenir un élément rare dans un paquet, et de façon aléatoire, renforce l’idée d’un remboursement : effectivement, si de cette manière une carte de valeur est découverte, elle a été acquise à un prix plus bas que celui affiché sur les plateformes d’échanges et en boutique. Le sentiment de gain est donc renforcé. Il y a échec lorsque les joueurs jugent que leur gain, évalué en fonction du prix du paquet et de la valeur d’échange des biens récoltés, n’atteint pas la somme totale dépensée lors de la dépense initiale (comme dans la situation décrite précédemment).
Que ce soit par la participation aux différents évènements compétitifs en boutique ou par l’ouverture de nombreux paquets de cartes, les joueurs ne trouvent donc pas toujours les cartes qu’ils recherchent, bien qu’ils puissent recevoir des cartes qui ont une valeur monétaire relativement élevée. Dans tous les cas, la recherche des « bonnes cartes » les amène à accumuler celles dont ils n’ont pas nécessairement l’utilité (pour leur collection ou leur stratégie de jeu). Pour trouver les cartes désirées, les joueurs ont alors deux choix : les acheter sur le marché secondaire ou réaliser des échanges. L’observation suivante montre l’un de ces temps d’échanges précédant un évènement en boutique :
Le draft commence dans trente minutes. Sur une table un peu à l’écart, un joueur ouvre un booster collector (un paquet de quinze cartes avec plus de cartes « rares » et brillantes qu’un booster ordinaire). Un homme d’à peu près vingt-cinq ans arrive et salue l’ensemble des présents. Il remarque l’ouverture des boosters collectors, s’approche de cette table et demande : « Alors, c’est une bonne ouverture ? » L’homme à qui il s’adresse lève à peine la tête et raconte que sur six paquets, il n’a pour l’instant qu’un « tutor blanc » (une carte recherchée pour son effet de « tuteur », c’est-à-dire qu’elle prend une carte du deck pour la mettre directement dans la main du joueur). Le second s’assoit en face et commence à sortir un classeur. Les deux hommes échangent quelques mots et le second montre le contenu de son classeur : il y a des cartes « tutors » que le premier recherche. Ils proposent de regarder les cartes respectives et, éventuellement, de réaliser un échange. Le second joueur prend la pile de cartes du premier, qui, lui, prend le classeur. Le premier joueur en sort 2 cartes. Le second met aussi quelques cartes de côté. Ils se montrent chacun ce qu’ils ont choisi. Le second joueur sort son téléphone portable, et regarde la côte des 2 cartes choisies par son partenaire sur le site internet Card Market. Il fait de même avec celles qu’il a mises de côté. Les deux joueurs conviennent d’un échange « équivalent » : les 2 cartes trouvées par le premier joueur sont échangées contre 4 cartes parmi les 7 que le second a mis de côté.
(Boutique 4, session draft, janvier 2023)
Comme le montre cette séquence, contrairement à d’autres types d’échanges d’éléments de jeu qui se fondent sur des valeurs comme l’attachement ou l’aspect matériel des choses comme les billes dans la cour de récréation qu’observe Georges Augustins (1988), le troc à Magic suit principalement une logique marchande. Cela ne veut pas dire que les dimensions d’attachement et de valeur sentimentale sont totalement absentes, mais que dans la situation précise du troc de cartes, l’échange est vécu sur un registre marchand. Les joueurs, en ayant recours à l’échange pour trouver des cartes qui ont un intérêt pour eux, portent finalement moins d’attention à ce qui est au cœur de l’échange (leur intérêt à faire cette acquisition) que la valeur générale des transactions (ce que valent les cartes proposées à l’échange). Pour troquer, il leur est nécessaire de trouver un ensemble de cartes de valeur équivalente. Si la valeur d’une carte est élevée, alors la personne qui la convoite doit ajouter des cartes jusqu’à ce que la valeur totale du lot atteigne celle de la carte demandée. En somme, bien que l’échange paraisse non marchand, la dimension économique entre en compte dans la transaction (ce qui permet bien de la qualifier de troc) afin de maintenir une « réciprocité équilibrée ». À ce propos, Marshall Sahlins décrit que l’« équilibre » est garanti par le lien qui unit les deux troqueurs (1976). Dans la situation précédente, ce lien est défini par leur proximité relative (ici, le fait de fréquenter une boutique où la majorité des clients sont des habitués).
Si l’échange de cartes est une transaction relativement courante dans les boutiques ou en dehors, elle se réalise au sein de groupes plutôt restreints. Seuls les joueurs ayant un classeur de cartes sont amenés à échanger. Ces classeurs sont autant des vitrines de possessions qu’un ensemble rendu disponible à l’échange ; ensemble tout autant limité que l’offre des cartes en boutique. C’est pour cela que le recours au marché secondaire, sur Internet, est l’option la plus facile pour trouver les cartes désirées. En même temps, si les plateformes simplifient la recherche, elles posent aussi la question de ce que les joueurs y vendent, et pourquoi.
Vendre ses cartes et amortir les coûts liés au jeu
On le voit, jouer à Magic fait entrer les joueurs dans une logique d’accumulation de biens inutiles (des cartes non jouées ou collectionnées) et les poussent à les échanger pour acquérir celles qu’ils jugent utiles. Mais dans certains cas, les joueurs semblent moins intéressés par l’accumulation et la recherche d’une carte précise que par le simple fait de « jouer ». Les deux personnes rencontrées en boutique ci-après illustrent deux cas de figure où pour continuer à jouer lors d’évènements, elles vendent leurs cartes sur le marché secondaire afin d’amortir les coûts ou pour se professionnaliser.
En attendant le début du draft, Nicolas, 23 ans et étudiant en management, me fait remarquer que cela fait un moment qu’il ne m’a pas vu à la boutique. Je lui réponds que je n’avais plus d’argent pour participer. Il réagit avec compassion : « C’est vrai, ça fait un coût de drafter toutes les semaines. Mais j’aime jouer en format limité aussi. Du coup, je revends les cartes à la boutique, ça permet de rejouer. » Je le questionne sur les cartes qu’il vend. Il répond : « Seulement les rares ou celles qui valent au minimum 1 euro. Je ne peux pas tout rembourser, mais des fois tu touches la bonne carte et ça te fait deux drafts ! »
(Boutique 1, session draft, septembre 2019)
Pour amortir les coûts de participation aux drafts, Nicolas revend ses cartes dans la boutique où il joue. Il ne peut en tirer un prix conséquent, mais semble satisfait du fait de rembourser tout ou une partie de ces compétitions. Nicolas est donc plus intéressé à jouer à Magic que par la valeur des cartes, tout en sachant que celles-ci ont une valeur monétaire. La plupart des joueurs rencontrés et qui adoptent le même type de comportement revendent généralement leurs cartes via les plateformes en ligne plutôt que directement aux boutiques de jeu. En effet, ces dernières, afin de toucher une marge sur la vente des cartes et donc un revenu, rachètent les cartes à un prix que les joueurs trouvent « dérisoires ». L’option de vente sur Internet semble alors plus profitable même si plus chronophage. Le cas de Philippe souligne cette dimension de la vente en ligne, puisqu’il ambitionne d’en faire son métier :
Philippe, environ 35 ans, vient s’asseoir face à moi. Il engage la conversation et nous en venons à nous questionner sur notre fréquentation des tournois. Dès que nous recevons nos six boosters, nous nous souhaitons une « bonne ouverture » et nous coupons court à la discussion. Après quinze minutes de tri des cartes et de constructions de deck, Philippe reprend la parole et me demande ce que j’ai ouvert comme cartes rares. Je lui montre le Karn, Living Legacy en lui disant que c’est la seule carte de valeur. Il me dit : « Et encore, elle ne vaut pas grand-chose ». On se souhaite « bon jeu » avant de se rendre à nos tables de jeu respectives.
Après les matchs, je recroise Philippe. On échange autour de nos résultats : aucun de nous n’est qualifié. On observe le début de la phase suivante du tournoi, puis on se rend dehors pour prolonger la discussion. Philippe me reparle de la carte que j’ai obtenue : « Tu sais, il faut la garder. J’en ai deux, et je ne les vends pas encore. Je pense qu’elle gagnera de la valeur quand il y aura une stratégie (de jeu) qui va l’utiliser ».
Je profite de sa remarque pour le questionner sur la vente des cartes et comment il opère ; « Je revends sur Card Market, me répond-il. Je profite de mon chômage pour me lancer en tant que vendeur, j’ai quitté mon boulot il y a deux mois pour me mettre à plein temps. J’ai fait un bon chiffre d’affaires cette année, donc voilà c’est plutôt bien lancé ! ». Je lui demande comment on fait pour « se lancer » dans cet entrepreneuriat. Il répond que lui, il a « profité du boom des cartes Pokémon », car il a pu vendre des cartes rares des premières éditions, mais qu’il trouve que « Magic c’est un meilleur marché, il y a plus de joueurs et plus de tournois ».
(Boutique 2, Game Day paquet scellé, septembre 2022)
Tout en participant à l’évènement compétitif comme joueur, Philippe construit le projet de devenir revendeur de cartes en ligne. En tant que particulier, il ne peut pas compter sur l’acquisition de produits scellés directement achetés auprès de l’éditeur. La participation de Philippe aux compétitions vise donc deux objectifs : d’abord la pratique de son loisir, ensuite l’alimentation de son stock de cartes à revendre. En effet, il compte sur sa participation à divers évènements en format limité pour récupérer des cartes (par échange ou achat) et les revendre ensuite sur Internet. Pour lui, il ne s’agit donc plus seulement d’amortir les coûts liés à la pratique régulière du jeu, mais aussi d’en tirer un revenu minimum pour vivre.
Les deux portraits précédents, de Philippe et de Nicolas, montrent que Magic est un loisir onéreux. Pour réduire les dépenses ou en retirer un profit, les deux joueurs adoptent une posture de recherche de gains qui se manifeste par deux actions : amasser des cartes de valeur lors des évènements en format limité, et réaliser une performance afin de récupérer le plus de lots. Ces gains, potentiellement, leur permettent de réaliser de nouvelles ventes et ainsi de continuer de jouer.
Conclusion. Magic, un jeu de hasard, sans argent ?
Partant des situations ordinaires observées en boutique de jeux, lors des évènements et leurs à-côtés, on voit que Magic est un jeu dans lequel diverses valeurs coexistent. Les cartes sont en effet convoitées pour leur effet dans le jeu, pour l’aspect de collection et pour la vente sur le marché secondaire. Et c’est bien parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’un jeu d’affrontement que les joueurs les traitent et les évaluent non pas seulement au prisme des stratégies de jeu, mais de leur cote sur le marché d’occasions.
Si Magic ne tombe pas dans la catégorie des jeux d’argent et de hasard, tout se passe comme si les participants ne pouvaient détourner leur regard des enjeux économiques de cette pratique ludique. Cet article a montré que les joueurs adoptent trois modalités pour s’assurer d’un gain en cartes qui ont une valeur à leurs yeux. La première consiste à participer aux différents évènements et de chercher à gagner les matchs afin de multiplier les occasions d’ouvrir des paquets, donc d’augmenter les chances d’obtenir des cartes de valeur. Cette modalité permet autant de jouer avec les autres que de « rembourser sa soirée » lorsqu’une « bonne carte » est ouverte. La seconde modalité est la logique d’accumulation et de gambling : il s’agit ici, pour les joueurs-consommateurs, d’augmenter leur chance d’obtenir les cartes convoitées en achetant et en ouvrant un grand nombre de paquets scellés. La troisième, qui accompagne souvent la seconde, est la vente des cartes de sa collection. Il n’est pas toujours question ici de rembourser ses anciennes participations, mais d’amortir les coûts liés aux prochains évènements compétitifs en boutique. Ces pratiques d’échanges, marchandes ou non, permettent aux joueurs d’agir sur leur « gain ». Par conséquent, l’existence d’un marché secondaire semble permettre aux joueurs d’avoir une sorte de contrôle sur leur jeu et les dépenses afférentes tout en incitant certains à parier une nouvelle fois en consommant plus.
En outre, dans les situations de jeu compétitif en boutique, ce qui guide le comportement des joueurs semble moins être l’attrait du jeu ou la compétition, comme il est d’ordinaire attendu dans les activités ludiques (Goffman 1961), qu’une recherche du profit économique inhérente aux dimensions de collection. Le marché secondaire joue ici un rôle tout à fait conséquent, sinon plus important que le cadrage opéré par l’éditeur du jeu. En effet, à cause des modalités de participation dans les boutiques observées (payer un prix d’entrée ou acheter des paquets de cartes aléatoires), les joueurs sont dans une posture de recherche de remboursement. C’est le marché secondaire qui leur offre le moyen de le faire, en participant ainsi pleinement à leur expérience de jeu.
