Compte-rendu d’ouvrage

CASAJUS Dominique, 2012. L’aède et le troubadour. Essai sur la tradition orale

CASAJUS Dominique, 2012. L’aède et le troubadour. Essai sur la tradition orale. Paris, CNRS éditions.


Dans leurs études sur l’épopée homérique et les bardes serbo-croates, Albert Lord et Milman Parry développèrent la thèse selon laquelle le récitant « recrée à chaque exécution un chant nouveau », en se basant sur des schémas formulaires issus de la tradition et des procédés stylistiques (Hecquet, 2009). C’est dans cette optique que Dominique Casajus – anthropologue spécialiste de la poésie touareg contemporaine (XIXe siècle) – s’adresse à un public de spécialistes de l’oralité dans son ouvrage présenté comme un essai sur la tradition orale. Le médiéviste, qu’il soit historien ou littéraire, comme l’anthropologue ou le linguiste, ont ainsi à leur disposition dans cet ouvrage, des textes marqués par la dualité de l’oral et de l’écrit.

Dominique Casajus emploie un langage intelligible donnant au lecteur un accès aisé à son érudition. De plus, il n’a pas ici la prétention d’apporter sa propre définition de l’oralité mais invite simplement le lecteur à observer en quoi plusieurs styles de procédés oraux, bien qu’exprimant de légères différences, sont finalement très similaires. L’auteur a également le mérite de s’intéresser à des territoires et à des cultures dont il n’est pas spécialiste, ce qui lui permet d’avoir un regard subjectif et de mener son exposé avec un juste équilibre. Dominique Casajus n’oublie pas non plus d’apporter un regard historique sur les différentes cultures qu’il présente dans son ouvrage : le lecteur n’est alors pas gêné par les quelques lacunes qu’il pourrait avoir, mais au contraire, peut très bien se représenter le contexte dans lequel évolue les différents types de récitants qui sont décrits dans l’ouvrage.

Le principal objectif de cet ouvrage est d’exposer un point de vue comparatif sur les traditions et littératures orales ayant une fonction introductive, reviennent sur les questions liées à la composition et à la transmission de la poésie homérique. Les deux suivants s’arrêtent d’abord sur le domaine de prédilection de l’auteur, à savoir la poésie touareg et antéislamique, puis ensuite sur la poésie serbo-croate. Enfin, les deux derniers chapitres s’attardent sur une analyse de la poésie troubadouresque du XIIe et XIIIe siècle. L’auteur s’appuie donc sur quatre corpus différents, qui nous sont tous parvenus sous forme écrite. Les chapitres suivent un fil rouge : la compréhension des mécanismes de la poésie orale.

Dans ses chapitres introductifs, Dominique Casajus nous rappelle la thèse de deux célèbres homéristes américains, Milman Parry (1928) et Albert Lord (1960), défendant l’hypothèse selon laquelle la poésie homérique avait en premier lieu été composée oralement par improvisation, devant un public. Casajus s’appuie ici tout particulièrement sur la thèse de Lord qui, dans ses études sur les bardes serbo-croates et les guslars yougoslaves, met en avant une opposition entre poésie orale et poésie écrite, ainsi que l’association, en poésie, de la composition et de l’exécution. Dominique Casajus reprend d’ailleurs dans son introduction les mots de Lord, extrait de Singer of Tales, publié en 1960 et qui renvoie à cette association composition-exécution  :

« Pour le poète oral, le moment de l’exécution est aussi celui de la composition. Dans le cas du poème écrit, il y a un hiatus entre la composition et la lecture ou l’exécution ; dans le cas du poème oral, ce hiatus n’existe pas parce que la composition et l’exécution sont deux aspects du même moment. […] Un poème oral n’est pas composé pour mais dans l’exécution. […] Chanteur, exécutant, compositeur et poète ne font qu’un, sous différents aspects mais au même moment. Le chant, l’exécution, la composition sont les facettes d’un même acte » (Lord, 1960 : 13) [1].

Le lecteur découvre ainsi l’essence de la poésie orale : souvent une expression spontanée, à l’image de celle des poètes touaregs, composée sous l’impulsion du moment mais également une composition plus lente : ainsi, ces deux formes de poésie – orale et écrite – sont destinées à la mémorisation et à la transmission orale et écrite, à l’image des bardes serbo-croates. L’auteur met en exergue deux formes particulières de création poétique. L’une concerne les poèmes oraux, composés devant un public, obligeant le poète à mémoriser et improviser simultanément. Ceux-ci s’éloignent du genre épique que constitue la poésie homérique et rappelle davantage l’élégie [2] puisque le narrateur déplore sa solitude mais aussi, très souvent, la perte de l’être aimée. L’autre forme est constituée de poèmes composés oralement, en privé, puis mémorisés et reproduits avec ou sans mise par écrit, à l’image bien familière du trobar médiéval.

La lecture successive de ces divers corpus éclaire le lecteur car leurs points communs sont alors mis en lumière, et les chapitres se répondent ainsi les uns les autres, nous offrant un panorama tout à fait brillant de l’invention à la transmission de la poésie orale. Cette étude comparative permet également aux lecteurs de se familiariser avec les différentes méthodes de composition, d’improvisation et de diffusion orale et écrite de la poésie, et d’en distinguer les points de convergence. Dominique Casajus développe ainsi l’analyse des méthodes de syntaxe et de mémorisation. Par exemple, lorsqu’il parle de la poésie touareg, une poésie empreinte de solitude, dans laquelle le narrateur expose ses souffrances, l’auteur fait un parallèle entre le poète et le rhapsode de la Grèce antique dont le rôle est de mémoriser les vers composés par le poète afin de chanter ses compositions.

L’auteur n’oublie cependant pas d’apporter un regard sociologique et historique sur la composition de ces poésies. Il nous offre plusieurs descriptions sur les contextes de composition de ces œuvres. Il découvre alors la figure d’Imru – l – Qays, grand personnage bien connu de la poésie arabe antéislamique mais, – et c’est là que réside la brillance de l’exposé de Casajus – que la poésie touareg s’appropria sous le nom d’Emrewelqis ou Amerolqis et opposa à un géant dénommé Ghantarata dont le nom est une déformation d’Antara ibn Shadda, aussi poète antéislamique et héros d’une épopée de la tradition arabe Le Roman d’Antar.

Pour conclure, cet ouvrage plaide en faveur d’une distinction entre poésie orale et poésie écrite tout en apportant au lecteur, à travers ses études comparatives diachroniques sur la littérature orale, une leçon d’anthropologie historique. Il ne s’agit pas là d’un simple exercice de comparaison entre littérature écrite et littérature orale, mais d’une comparaison critique de plusieurs systèmes d’invention et d’exécution poétique. Si bien évidemment chaque tradition poétique s’inscrit dans une aire culturelle et possède une temporalité historique propre, la manière dont Casajus s’efforce de mettre en avant les similarités et les divergences de ces traditions est à saluer.

add_to_photos Notes

[1Extrait traduit par Casajus.

[2Poésie lyrique généralement composée pour témoigner de la fuite du temps, de la mélancolie ou encore des peines amoureuses.

library_books Bibliographie

HECQUET Vincent, 2009. « Littératures orales africaines », Cahiers d’études africaines, 195 (en ligne), http://etudesafricaines.revues.org/14052 (page consultée le 08 avril 2016).

LORD Albert, 1960. The singer of tales. Cambridge, Harvard University Press.

PARRY Milman, 1928. L’Épithète traditionnelle dans Homère. Essai sur un problème de style homérique. Paris, Les Belles Lettres.

Pour citer cet article :

Laura Kern, 2016. « CASAJUS Dominique, 2012. L’aède et le troubadour. Essai sur la tradition orale ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/CASAJUS-Dominique-2012-L-aede-et-le-troubadour-Essai-sur-la-tradition-orale - consulté le 28.03.2024)
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