ethnographiques.org

Philippe Geslin

« Le crayon de Dieu n'a pas de gomme».
Objets ventriloques, humour et joutes verbales dans les rituels d’initiation chez les Soussou de Guinée.

http://www.ethnographiques.org/2005/Geslin.html


Annexe 6 : Le monde végétal et les rapports sociaux

Le riz, au même titre que le fonio, l'arachide et le maïs est considéré comme un aliment "donsé". Les explications formulées par les Soussou ne font pas référence au monde végétal, pas plus qu'elles ne parlent de légumes ou de plantes (termes qui n'ont pas de correspondance dans le vocabulaire susu). Par contre, ils font une partition nette entre des espèces qui donnent des fruits "bogi" sans l'intervention de l'homme (oranger, manguier, colatier, etc.) et celles qui nécessitent son intervention (le riz, le fonio, l'arachide et le maïs) qui donnent des aliments « donsé ». Cette première remarque amène par conséquent à distinguer ce qui pousse "spontanément", de ce qui requiert l’attention de l’homme. Le système de représentation des Soussou du hameau étudié va plus loin encore dans le discernement. L'univers des plantes cultivées regroupe l'ensemble des aliments produits par bouturage ou par resèmage de leurs graines "khori". Ce dernier terme recouvre différentes réalités. Comme nom, il signifie l'os, le noyau et le grain. Comme adjectif, il qualifie ce qui est essentiel, vrai et par extension ce qui est nécessaire à la vie. Le verbe "khori-de" assècher, qui a pour synonyme le verbe "khara-de", qui est la racine de l'adjectif immobile "rakharakhi" (du verbe rester immobile "rakhara-de") nous renvoie à la partie sèche, inerte d'un organisme, celle qui à travers les soins prodigués par l'homme peut donner la vie, la soutient ou plus modestement y contribue. Sans l'intervention de l'homme sur la plante, sans le travail de la terre, sans l'isolement du grain et son traitement, il n'y a aucune régénérescence possible. Lorsque le riz est récolté, sa tige meurt. On ne peut la réutiliser comme on le fait avec les tiges "bili" du manioc ou de la patate douce en procédant à leur bouturage. Elle ne produit pas de riz spontanément. La spontanéité de la repousse marque la frontière entre les deux mondes. Les plantes sauvages sont seulement dépendantes du cycle des saisons qui détient le pouvoir exclusif d'en faire apparaître les fruits, en dehors de toute manipulation anthropique. Cette distinction a un impact important dans les rapports sociaux.

En brousse, sur les zones inhabitées, les fruits qui apparaissent spontanément selon le rythme des saisons peuvent être ramassés par chaque individu de passage. Ce qui pousse spontanément sur ces zones appartient à tous. Sur les zones habitées, le titre de propriété intervient. Les fruits apparus spontanément et qui sont tombés à terre peuvent être ramassés par les habitants qui le souhaitent. Le propriétaire ne dit rien dans ce cas précis. Par contre, les fruits qui sont encore sur les branches "salonyi" de l'arbre"Wouribíli" doivent être cueillis avec une autorisation préalable. Si le cueilleur n'en prélève que deux, aucune poursuite ne sera engagée contre lui. Les Soussou reconnaissent en effet le droit pour tout individu de satisfaire ponctuellement un besoin alimentaire, dès l'instant où il ne porte pas préjudice au bien d'autrui. S'il en prélève plus de deux, l'acte constitue un vol, et la personne est jugée. L'accès aux végétaux qui ont nécessité l'intervention de l'homme est beaucoup plus restrictif. En dehors du manioc dont on peut prélever deux plants sans aucun risque de poursuite, toutes les autres espèces cultivées sont propriétés du dembaya kanyi, ou de ses femmes — pour ce qui est cultivé sur les jardins de case — et le prélèvement est systématiquement subordonné à une autorisation préalable, sous peine de poursuites. Les manguiers greffés qui sont en général situés sur les terres de concession relèvent ici de la sphère des plantes cultivées. La greffe qui représente une intervention de l'homme sur le végétal, permet d'obtenir des fruits plus gros, mais aussi plus savoureux et très recherchés. Ils sont souvent réservés à la vente sur les marchés. Par conséquent, contrairement aux autres espèces d'arbres fruitiers et aux manguiers classiques, les mangues greffées, qu'elles soient tombées, ou encore sur l'arbre ne peuvent pas être cueillies sans l'accord préalable du propriétaire (voir Geslin, 2002).