Un changement
de paradigme
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La réalisation de films documentaires implique larticulation dialectique de deux mouvements contraires : dune part la représentation dun flux temporel continu tel que le saisit la caméra, de lautre linterruption de ce flux par le montage, cest-à-dire lintroduction dans un plan continu dune vue, dune image et/ou dune idée divergentes. Cette « dialectique de la continuité et du montage », fondamentale, est commune à tous les media visuels fondés sur la linéarité temporelle : le film, la vidéo et la vidéo digitale, mais aussi les enregistrements audio. La présentation dimages-temps ininterrompues, rendue possible par la plupart des media du 20ème siècle, a un corollaire au 19ème siècle : la (re)présentation de la contiguïté spatiale, sous la forme de panoramas peints et photographiques plus particulièrement. |
Un des changements majeurs apportés par la technologie de linformation est la façon dont les outils digitaux permettent darticuler sur une surface commune limagerie spatiale et temporelle, la façon aussi dont ils poussent à ses limites la dialectique de la continuité et du montage. Ils offrent en effet la possibilité de (re)présenter la continuité temporelle et la contiguïté spatiale tout en opérant des coupes par le recours à des procédés tels que le montage, le collage, le traitement et le mélange dimages, la superposition de couches et autres façons de combiner les media. |
De tels procédés, introduits par nouveaux media, perturbent les effets de vraisemblance induits par la représentation de la continuité et de la contiguïté. Ce faisant, ils mettent à mal le postulat [naturaliste] dobjectivité qui a longtemps fait autorité et auquel une telle représentation est censée se conformer. Ainsi des méthodes utilisées dans lart panoramique et le cinéma, apparues pendant longtemps comme antagonistes, telles la continuité et le montage, le gros plan et le plan large, lexposition et le récit, coexistent aujourdhui. Ils ne sont pas mutuellement exclusifs. Le mélange et la superposition de matériaux dans un environnement continu et/ou contigu rendent possible la présentation simultanée déléments syntagmatiques et paradigmatiques. |
Les conséquences sont de taille. Des expériences de vision photographique et cinématographique sont, dans le même temps et à parts égales, des expériences de lecture ; des spectateurs passifs se muent en utilisateurs actifs. Comme latteste linteractivité en vigueur sur le Web, les réalisations panoramiques actuelles créent des ponts entre des modes de représentation critiques et créatifs, tels les modes écrits dexposition, la poésie et le récit. Dans la même veine, les différences entre le chercheur, lartiste et lutilisateur tendent à sestomper. Le chercheur et lartiste peuvent recourir à des programmes similaires, voire identiques, pour rassembler et organiser leurs matériaux. |
De la même façon, lutilisateur peut suivre la construction et lexpression de propositions et darguments et prendre une part active au processus. Ainsi nous voyons sopérer un glissement critique et méthodologique du produit à la praxis : la théorie et la pratique convergent dans lactivité créatrice consistant à intégrer des procédés artistiques antérieurs, comme le panorama et le cinéma, dans des environnements hybrides nouveaux. |
Le panorama du
19ème siècle |
Les panoramas circulaires du 19ème siècle, peints ou constitués de photographies projetées, étaient conçus pour des rotondes et construits souvent dans le seul but dêtre exposés ; ils figuraient le plus souvent des « vues » exotiques et des scènes de bataille. Elaborés pour offrir autant que possible, à partir dun seul endroit, une vision à 360 degrés, ils devaient donner aux spectateurs lillusion de saisir des lieux par la vue dans leur totalité plutôt que par fragments, comme on pourrait le dire dun montage dimages reliées les unes aux autres. |
Posté au centre du pavillon, le spectateur regarde une scène, peut-être même une scène effrayante, et éprouve un sentiment de confort ou même de pouvoir à saisir cette image comme une version du monde en miniature. Le spectateur entre ainsi en pleine possession de limage dun monde clos et sans faille, ce qui produit une illusion de contrôle ainsi que le suggère Bernard Comment : « Par son dispositif, le panorama réalise un désir particulièrement vif au 19ème siècle, celui dune maîtrise absolue qui procure à chaque individu le sentiment euphorique que le monde sorganise autour et à partir de lui, un monde dont il est en même temps séparé et protégé par la distance du regard » (1999 : 9/1993 : 9)" (1) |
Paradoxalement linverse est vrai aussi, plus exact même. Le panorama donne certes au spectateur limpression quil maîtrise dans sa totalité la vision dun instant. En réalité, cest limage qui le contient, par le biais des astuces scéniques exotiques de sa forme (la rotonde panoramique) et de son contenu (la représentation de contrées étrangères, de mondes anciens, de champs de bataille…). Il est impossible de saisir un panorama dans son ensemble, parce quil offre plus quon ne peut en prendre en un seul coup dœil. |
Lorsquon se retourne, on doit se souvenir de ce quon ne peut pas voir quand on regarde dans une autre direction. Il en va de ce medium comme de la réalité : limpression dunité (lillusion, pourrait-on dire) naît de labsence de sutures spatiales et temporelles ; lorsquon se tourne, on ne perçoit aucune rupture ni dans limage ni dans la durée. Cette illusion de continuité est lune des caractéristiques des panoramas quexplorent aujourdhui les artistes des nouveaux media, en montrant par exemple comment le déroulement des mêmes scènes peut mener dans des directions différentes. |
En 1787, Robert Barker déposa un brevet pour son concept de peintures panoramiques. Parmi ses œuvres les plus révolutionnaires, il faut citer The Panorama of Edinburgh (1788) présentée dans sa maison, London from the Roof of Albion Mills (1792) exposée dans un espace loué, View of the Fleet at Spithead (1796) pour laquelle il construisit, à Leicester Square, Londres, une petite rotonde divisée en niveaux et dans laquelle il présenta également Battle of Abonlair (1798). Le succès fut tel que les invitations internationales affluèrent, de même que se multiplièrent des projets similaires élaborés par dautres artistes et entrepreneurs du spectacle. La vogue de ces panoramas se maintint jusquà lavènement du cinéma dans les années 1890, une centaine dannées après linvention de Robert Baker.(2) |
Les nombreuses tentatives menées pour atteindre à la vraisemblance poussèrent la forme du panorama à ses limites : introduction de lumières changeantes et dodeurs, construction de plateformes qui bougeaient pour simuler le roulis dun bateau, reconstitution dévénements divers, particulièrement dans les panoramas de champs de batailles. Mais toujours quelque chose faisait défaut, comme le mentionne par exemple larticle de La Nature (15 juin 1889) consacré au Panorama de la Compagnie Transatlantique: « il y manque, pour achever lillusion, une brise légère, des pavillons flottants, le clapotis des vagues […] ». (3) Lillusion créée par le panorama est lexpression dune absence, celle surtout de la durée et des éléments qui, tels le vent ou les vagues, sont dans leur existence même la marque et la mesure du temps. |
En 1894, environ 100 ans après linvention du panorama peint et peu de temps avant celle du cinéma, Charles Chase conçut le Stereo-Cyclorama pour présenter une image circulaire du grand incendie de Chicago ; en faisant défiler des clichés, il parvenait à générer une impression de mouvement. (4) Le panorama était encore bien vivant dans limaginaire du public lorsque les célèbres inventeurs du cinéma, les Frères Lumière, montèrent un photorama pour lExposition Universelle de Paris en 1900. Mais si le panorama saccordait à la sensibilité du 19ème siècle (5), lavènement du cinéma, de la radio et de la télévision au 20ème siècle eut tôt fait de marginaliser cette forme populaire née au siècle précédent. |
Il en alla différemment de la photo panoramique, constituée le plus souvent dune image plate et allongée : les panoramas photographiques, présentant une vue de pays et de paysages à 360 degrés, connurent une grande vogue en dépit du paradoxe inhérent à leur impression. En effet, la longueur requise pour imprimer une telle vue en limite la taille, si bien que, produites pour exprimer le sentiment dampleur né dune vision à 360 degrés, ces images se trouvent réduites en retour à nêtre plus que des représentations minuscules, ce qui en atténue à la fois les détails et lampleur, ces deux qualités premières de lexpérience panoramique. |
La question de la taille se pose également dans le film documentaire. Les règles déductives et inductives à lœuvre dans le montage et dans les mouvements de zoom de la caméra sont un moyen de maintenir un équilibre entre le souhait davoir une vue densemble dune part et celui de voir les détails qui composent lensemble de lautre. Ce problème est au cœur de la dialectique de la continuité et du montage : pour voir les parties qui constituent le tout, il faut en effet se rapprocher delles et les contextualiser en saisissant leur rôle et leur signification dans lunivers créé par le récit, la diégèse, ainsi que leur place dans le paysage envisagé dans son ensemble. Ainsi des éléments qui occupent une place singulière dans lensemble présenté à la vue (6) peuvent revêtir des significations multiples si on les examine de près et si on les replace dans leurs contextes spécifiques, comme par exemple les préoccupations individuelles et les récits collectifs. |
Le panorama et le plan séquence cinématographique présentent tous deux une constante dans leur structure : lunité, spatiale dans le premier, temporelle dans le second. Le panoramique cinématographique conjugue ces deux formes dunité et ces trois procédés contribuent à renforcer lillusion dobjectivité que génère la (re)présentation de la continuité temporelle et de la contiguïté spatiale. Parmi les films les plus anciens, beaucoup, comme ceux des frères Lumière, présentaient des prises uniques, construisant une impression de vraisemblance grâce à lexpression de la continuité temporelle – une tranche de temps pouvant être regardée à linfini. |
A ce sentiment de maîtrise sajoute une impression similaire domniscience lorsque par exemple, comme cest le cas avec les caméras de surveillance, la possibilité de contrôler ce qui se passe nest jamais interrompue. Le paradoxe de voir tout en ne voyant pas lensemble est amplifié dautant plus dans le panoramique cinématographique qui combine la continuité temporelle et la contiguïté spatiale. En effet, alors que labsence de sutures dans lespace et dans le temps suggère que le monde au-delà du cadre constitue lui aussi un tout intact, les limites du cadre empêchent toute vérification, si bien que lutilisateur doit sen remettre à la technologie pour obtenir une confirmation de cette intégrité établie par une convention rhétorique. |
Le fondement temporel de la technologie du film impose à celui-ci une structure spécifique, culturelle en quelque sorte au sens où elle sinscrit dans lensemble des techniques visant à mesurer le temps et devenues des institutions, telles le système de lheure universelle, les horaires de trains, les chaînes de montage et les cartes de pointage dans les usines. Dans le cas du film, le flux des images qui défilent sur lécran en une seconde obéit à une cadence précise, le taux variant de 18, 24, 25 à 29,97 secondes par minute. Le montage interrompt ce flux temporel (quoique certaines stratégies réduisent leffet dune telle rupture causée dans la continuité apparente de laction) tout en reliant une image à la suivante. |
Au 20ème siècle, le siècle du cinéma, le montage a fait lobjet dun intense travail de théorisation. (7) Les coupes quil opère consistent à faire surgir dun plan singulier ininterrompu un autre plan ou à faire surgir du même plan un instant discontinu, comme dans le cas du « faux raccord » ou jump-cut. Par le biais dune séquence linéaire de coupes, un réalisateur peut inscrire des images dans la continuité en suivant le fil de laction et la ligne de la composition ; il peut également ne pas rechercher un tel effet. |
Ainsi le montage implique un mouvement dune image à une autre. La rupture, dialogique le plus souvent, reconfigure la position des spectateurs face à limage originale et offre la possibilité dopérer des changements de perspective quant au contexte dans lequel les images sont regardées. Les procédés de post-production consistent, pour le créateur de lœuvre montée, à appliquer des stratégies poétiques et rhétoriques. Les spectateurs interprètent ces choix en déchiffrant le fil qui conduit une image à la suivante.(8) |