Récit d’un souvenir de roda dans la périphérie de Salvador, M. Aceti, juillet 2004

Tous les samedis soir, la roda de Mestre Angola se déroule dans une maisonnette de la rue Felipe Camarão (lien google map), située à quelques centaines de mètres de l’Igreja N. S. do Bomfim, dans la banlieue Est de Salvador. En m’éloignant de la célèbre église, des fidèles et des touristes, je découvre la Rome noire (Cravo et Agier, 2005). En bordure de mer et d’un terrain de football, j’ai reconnu l’« académie ». Des jeunes s’appliquent à construire des caxixis (petits paniers en osier remplis de graines, qui complètent le berimbau). Le sol est ensuite balayé par les jeunes artisans, afin de laisser place à la roda. Le Maître se souvient de ma précédente visite [1], deux ans auparavant. Je prends place dans le cercle : des enfants, quelques filles, plus de garçons, quelques vétérans. Les capoeiristes les plus anciens ont pris les instruments (berimbau, atabaque, pandeiro, reco-reco et agogô). Des spectateurs locaux se sont installés sur des chaises au fond de la pièce, d’autres accoudés aux fenêtres, assistent depuis l’extérieur de la bâtisse. Le cri d’ouverture a retenti. Yêêêêê… La ladainha est suivie par la louvação, à laquelle répond le chœur. « Yê, é hora, é hora, Yê, a volta do mundo, Yê, Aqui-del’Rei » (Yê, c’est l’heure, c’est l’heure, Yê, le tour du monde, Yê, au secours). Le corrido entamé, le Maître abaisse le berimbau entre les deux joueurs accroupis aux pieds des instruments. Leurs doigts effleurent le sol puis les berimbaus, un signe de croix, les mains des deux joueurs se serrent ; Ils commencent le jeu. « Abalou cajueira abalou, abalou deixa abalar » (Secoua, capoeira, secoua mais si cela a secoué, laisse secouer ; le mot capoeira est parfois remplacé par cajueira, l’arbre à caju). Je réponds avec le chœur. Le chant nous entraîne. La cadence et les percussions m’emmènent dans leur jeu. C’est plaisant. Tressaillement. Est-ce dangereux ? Arrêt, reprise. Mais le jeu ne s’arrête pas. Jamais ? Puis, des menaces, des attaques et des esquives s’enchaînent mais surtout, c’est une histoire qui se construit entre ces joueurs expérimentés. Tiens, il ne bouge plus. Allongé au milieu de la roda, nous assistons à son trépas et dernier tremblement de jambes. Nous rigolons. Un spectateur propose une petite plante verte qu’il passe depuis l’embrassure de la fenêtre. Acceptée. Posée aux côtés du faux-mort, il se relève, titubant et « tordu, plus tordu que la nature ne peut le faire » [2]. Les vertus régénératrices de la plante se sont greffées à la scène. Je comprends insidieusement que la limite entre le « monde » de la capoeira et le « mondo afora » imprègne ce jeu. Entre la réalité et le théâtre, entre la vie et la mort, entre l’homme sobre et saoul, dans ce jeu de capoeira angola, les acteurs abolissent des frontières. La roda a repris avec deux jeunes capoeiristes, cette fois. Ils virevoltent. Aù, cabeçada… Le coup de tête a renversé l’acrobate en équilibre sur les mains. Non, il n’est pas bon de perdre de vue le compagnon qui, pour un temps, s’est fait ennemi. Méfiance, confiance. L’inversion des rôles fait partie des codes partagés par les acolytes. La ruse nonchalante et les feintes surprenantes sont développées dans la roda à l’insu de l’un ou de l’autre. On apprend. On chante : « Quem nunca caiu, não é capoeira » (Qui n’est jamais tombé, n’est pas un capoeiriste). Soudain, le public est chahuté. Des cris. Que se passe-t-il ? Les protagonistes du jeu précédent ont repris leur défi. Là, derrière nous, le jeu s’est poursuivi à l’extérieur du cercle. Le micro-monde de la capoeira ne se réduit donc pas à l’espace délimité par la roda ? Tel est un des enseignements qui marquera ma perception rationnelle de l’activité. Les jeux se poursuivent. Chaque rencontre reste unique. Si les mouvements de base peuvent être identifiés, leurs enchaînements s’improvisent et dépendent du moment. C’est à mon tour de jouer. Cela a-t-il duré dix minutes ? Peut-être plus, peut-être moins…

Le souvenir qui me resta est celui d’avoir été transportée. La roda dura deux heures environ, clôturée par un temps de discussion publique : « Quelqu’un désire-t-il prendre la parole ? » demanda le Maître. Après quelques interventions du public, une capoeiriste exprime en anglais un mot de bienvenue à mon égard. Je remercie pour l’accueil et formule le plaisir que j’ai eu à participer à leur roda. Le Maître me demande si je voyage au Brésil pour la capoeira. A ma réponse affirmative, la discussion se poursuit sur le nombre de kilomètres parcouru en avion par les étrangers à cette fin, ce qui valorise la capoeira. A l’inverse, il relève l’absence de certains élèves du groupe à l’entraînement ou à la roda du samedi… Le caractère public, oral, relativement solennel et participatif de l’échange rappelle le principe de l’agora populaire. La soirée s’est poursuivie de façon conviviale à l’échoppe d’à côté entre quelques bières et plats locaux. Des élèves me raccompagneront pour prendre le bus qui me déposera au sommet de la Ld. da Montanha. Le retour jusqu’au Pelourinho le long de la R. Chile peu fréquentée me paraîtra interminable. Je changerai négligemment de trottoir face à un individu inquiétant. Une fois de plus, une question de limite : entre le Pelourinho, restauré, éclairé et sécurisé et les ruelles attenantes, abandonnées au crack et à quelques misères.

[1] Je remercie Maître Beiçola, qui m’introduisit dans l’académie de Maître Angola, ainsi que tous les capoeiristes qui m’accordèrent leur confiance par leurs récits lors des entretiens.

[2] En référence à un extrait de Maître Pastinha : « torto, mas torto como a natureza não fez ele », traduction de l’auteure, tirée de la déposition enregistrée sur disque par Vicente Ferreira Pastinha, LP Gravadora Fontana, 1969 Série Econômico - Polygram Capoeira Angola — Mestre Pastinha e sua Academia. Face "A".

http://www.ethnographiques.org/IMG/html/annexe4-salvador.html
 

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