Appel à propositions de la revue ethnographiques.org
Date limite de soumission : 30 septembre 2020
Terrains, outils, éthiques
Co-coordinatrices :
Fabienne Hejoaka, socio-anthropologue, UMR LPED/IRD-Aix Marseille Université
Mélanie Jacquemin, sociologie, IRD, UMR LISST-CAS, Université Toulouse Jean Jaurès
Florence Bouillon, socio-anthropologue, UMR LAVUE-ALTER, Université Paris 8.
Qui démarre aujourd’hui un travail de recherche en sciences sociales sur l’enfance ne saurait ignorer le courant théorique des Childhood Studies. Depuis les années 1990, celui-ci s’inscrit dans une démarche heuristique qui considère les enfants et les adolescents comme des acteurs sociaux à part entière (Christensen & James 2000, Corsaro 2005, James et al. 1998 ; Sirota 2006). Relié au tournant conceptuel majeur qu’anime en 1989 la Convention internationale relative aux Droits de l’Enfant (CIDE), en leur accordant le droit à la liberté d’expression, à la liberté d’association, et à participer aux décisions les concernant, ce courant centré sur l’enfant a eu des effets épistémologiques et méthodologiques, certes variables, mais qui schématiquement reviennent à poser a minima cette question : comment produire le point de vue ou la parole des enfants pour en faire un matériau empirique central à l’analyse en sciences sociales ?
Placer l’ethnographie au cœur du dispositif méthodologique constitue un moyen de saisir les enfants « en situation », d’étudier la pluralité des façons d’être enfant ou adolescent, fille ou garçon, et de restituer la parole de ces jeunes sujets au statut en mutation. Partir du terrain et de ses acteurs et actrices, fussent-ils des enfants, permet de faire évoluer les points de vue. C’est ainsi que des études socio-ethnographiques sur les enfants au travail, fondées sur une démarche compréhensive, ont permis de renouveler les débats scientifiques dans ce domaine (voir par exemple Bonnet & Schlemmer 2009, Thorsen & Jacquemin 2015). Dans un contexte où les politiques publiques, les organisations internationales et les média promeuvent une conception occidentale de la « bonne enfance » en famille et à l’école, réfléchir à partir des enfants travailleurs – et non pas de l’enfance ni du travail – « implique ipso facto un renversement de perspective » (Bonnet et al., 2006 : 20-22).
En trois décennies, les Childhood Studies ont fait l’objet d’une riche littérature méthodologique (Christensen et James 2000, Greig et al. 2012, Groundwater-Smith et al. 2014, Punch 2002) et éthique (Alderson et Morrow 2011, Graham et al. 2013, Thomas et O’Kane 1998), qui n’épuise pas toutefois les questions et défis pratiques et conceptuels auxquels sont confrontés les chercheurs. Longtemps marqué par un certain vacuum méthodologique, le champ académique francophone montre depuis quelques années une vitalité inédite, dont témoignent la multiplication des publications scientifiques (Amsellem-Mainguy et Vuattoux 2018, Danic et al. 2006, Pagezy et al. 2005) et les initiatives éditoriales [1] saisissant ces questions. L’on constate cependant que la plupart des écrits demeurent en anglais et portent majoritairement sur des terrains nord-américains et européens. Les thématiques explorées sont par ailleurs centrées sur l’éducation au sens large – à l’école, dans l’espace familial ou dans d’autres espaces de socialisation –, la famille ou les cultures enfantines, laissant peu documentées les questions méthodologiques et éthiques relatives à d’autres champs de l’expérience des enfants, comme les conflits, la maladie chronique, les migrations, le travail ou les usages de l’Internet et des réseaux sociaux, par exemple. Enfin, comme le souligne Punch (2016), au-delà du fait que les études sur l’enfance pourraient bénéficier d’un plus grand dialogue entre les recherches menées dans les Suds et dans les Nords, les effets de la globalisation sur les « vies locales » des enfants demandent à être explorés plus finement.
Ce numéro d’ethnographiques.org veut mettre en perspective les spécificités de l’enquête avec des enfants et des adolescents en interrogeant leurs fondements et leurs manifestations, à partir de terrains et d’expériences de vie variés. Les enfants sont en effet confrontés à des inégalités multiformes et cumulatives (logement, habillement, santé, alimentation, éducation, loisirs), dont l’enquête peut et doit rendre compte. Travailler sur le rapport à la norme scolaire auprès de filles âgées de huit ans scolarisées dans une école publique en milieu rural sénégalais, ou auprès de garçons de onze ans scolarisés dans un établissement alternatif en milieu urbain gentrifié en France, induit des protocoles d’enquête forcément différenciés. Si l’objectif principal est de documenter les « ficelles du métier » (Becker 2007) qui se tissent dans les enquêtes avec des enfants et adolescents, ce centrage méthodologique du numéro ne saurait qu’être étroitement articulé à des descriptions ethnographiques permettant de saisir les mondes sociaux « à hauteur d’enfant ». En réunissant des articles abordant des objets et des terrains hétéroclites incluant notamment les Suds, nous voulons contribuer d’un point de vue didactique aux réflexions sur la fabrique de l’enquête avec des enfants et des adolescents, filles et garçons, en même temps que participer à la connaissance de leurs univers de sens.
La revue ethnographiques.org offre la possibilité de publier des matériaux multimédias, en support aussi à de nouvelles formes d’écriture. Les auteurs sont tout particulièrement invités à intégrer des dessins, photos, vidéos ou enregistrements sonores venant étayer l’ethnographie et les méthodes utilisées.
Nous attendons des contributions inédites proposées par des doctorants, de jeunes chercheurs ou des chercheurs confirmés, spécialistes de l’enfance et issus de différents champs disciplinaires (anthropologie, sociologie, histoire, géographie, sciences de l’éducation, sciences politiques). Mais nous accueillerons également les textes de chercheurs qui, ayant enquêté occasionnellement avec des enfants, souhaiteraient revisiter leurs données sous l’angle proposé par ce numéro. Des contributions analysant les « ratés » du terrain, les enquêtes impossibles, suspendues ou réorientées pour des raisons de non-accès aux enfants ainsi que les difficultés rencontrées dans la collecte des matériaux sont également attendues.
Nous avons pris le parti de placer au centre de ce dossier les connaissances empiriques sur l’enfance, ainsi que les conditions et les outils de leur production, appréhendés comme inextricables de l’élaboration théorique en sciences sociales. Les articles pourront dès lors s’inscrire dans l’un ou plusieurs des trois axes suivants :
- Ce que le terrain fait aux recherches sur l’enfance
Pour penser ce que le terrain fait à l’enquête, ce numéro veut mettre en valeur la diversité des terrains arpentés pour ethnographier les questions d’enfance, afin d’en saisir les singularités. L’existence de spécificités de l’enquête avec des enfants ou des adolescents pourra être non seulement questionnée à partir de différentes aires socioculturelles – des contributions portant sur l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie ou l’Amérique du Sud sont tout particulièrement attendues –, mais elle sera également interrogée au prisme des différents âges de l’enfance et de l’adolescence, du genre, des contextes sociaux et politiques, des objets ou de la temporalité de la recherche. Où se situent concrètement les dissemblances méthodologiques de l’enquête avec des enfants ? Comment les chercheurs les traitent-ils pour aborder, du point de vue d’enfants ou d’adolescents, des sujets « sensibles » (la mort, la maladie, la sexualité, le travail illégal, la migration clandestine, l’enfermement, etc.) ou plus ordinaires ? Quelles sont les incidences méthodologiques du fait que l’enquête se déroule in situ ou en virtuel, dans des contextes de richesse ou de précarité, des situations de pouvoir ou de vulnérabilité, etc. ? En outre, la crise du COVID-19 étant venue ébranler nos pratiques d’enquête en suspendant l’accès physique au terrain, en exigeant parfois une temporalité de l’urgence, il nous semble également important de documenter plus largement ce que les contextes de crises (sanitaires, humanitaires, politiques, conflits armés, catastrophes naturelles) font à l’enquête avec les enfants, et ce que les enfants vivent en situation de crise. Finalement, ce premier axe invite à réfléchir aux spécificités ou aux invariants de l’enquête avec des enfants ou des adolescents, à la lumière de contextes socioculturels divers et de matériaux empiriques variés, dans l’idée d’ouvrir de nouvelles voies et d’offrir de nouvelles voix pour repenser les catégories dominantes de l’enfance, souvent déterminées par des normes issues d’une vision centrée sur les adultes et l’Occident.
- Les outils à l’épreuve du terrain
Saisir les cultures enfantines ou les mondes de l’adolescence du point de vue de ces jeunes acteurs et actrices, pousse le chercheur à interroger sa posture, à décrypter les rapports de pouvoir en jeu, et à « fabriquer » une méthodologie adaptée. Au plan méthodologique, le souci de mettre l’accent sur les expériences et aspirations infantiles n’entre pas seulement en résonance avec un souci d’équité, le droit d’être entendu ou avec des enjeux d’authenticité. La production de connaissances sur les enfants et les adolescents, en leur donnant la possibilité de parler pour eux-mêmes (Spyrou, 2011), de leur vie, de leurs priorités, etc. offre également une compréhension plus nuancée de leur « talent à vivre » (Mizen et Ofosu-Kusi 2010 : 256) ainsi que des phénomènes sociaux qui les affectent (Gallagher 2008). Face à de tels questionnements, les chercheurs peuvent ainsi être amenés à développer des compétences particulières, comme adapter leur niveau de langage à celui de l’enfant, intégrer certains codes culturels émiques, ou encore contourner des barrières spécifiques d’accès au terrain (autorisation d’accès juridique ou informel aux enfants, asymétrie des statuts, etc.).
Les enquêtes avec des enfants et adolescents sont souvent caractérisées par une certaine créativité méthodologique : ce dossier veut spécialement rassembler des contributions dont les descriptions et analyses mobilisent des supports visuels (dessin, vidéo, ou photographie) et/ou des outils multimédias, restituent la mise en œuvre de performances individuelles ou collectives (chant, danse, théâtre forum, marionnettes, etc.), ou encore arpentent de nouveaux terrains et méthodes associés à la révolution numérique. Des membres du comité de rédaction de la revue seront disponibles pour fournir aux auteurs une aide technique à l’exploitation de leurs matériaux audio ou visuels.
- Éthique institutionnelle, éthique participative
Enfin, ce dossier lance un appel appuyé à des contributions sur l’éthique de la recherche avec des enfants et des adolescents. Elles pourront traiter de dimensions institutionnelles régies par les normes de bienveillance, d’information et de consentement, ou décrire les déclinaisons de l’éthique professionnelle des enquêteurs et enquêtrices, interrogeant leur posture ou les rapports de pouvoir en jeu dans une démarche réflexive. Au-delà du consentement parental, comment informer de façon éclairée les enfants et recueillir leur assentiment ? Comment s’assurer que la participation des enfants n’est pas instrumentalisée ? Comment évaluer les effets (potentiellement négatifs et positifs) de l’enquête sur les enfants ? Ou encore, quelles attitudes sont adoptées face à la maltraitance ou à la souffrance d’un enfant participant à l’enquête ? Comment répondre aux exigences de l’éthique institutionnelle (qui n’est pas constituée de manière identique selon les pays ni les champs disciplinaires) d’une part, mettre en œuvre des pratiques soucieuses de « symétrie éthique » d’autre part (Prout et Christensen 2002) ? À l’heure de l’open science et de l’open data, la documentation et l’analyse de ces dilemmes éthiques (Morrow 2008) sont primordiales. Ce numéro invite ainsi les auteurs à produire une présentation critique des ajustements méthodologiques qu’elles et ils actualisent pour impliquer de manière respectueuse des enfants et des adolescents (i.e. généralement des mineurs au plan juridique) dans leur recherche.
Calendrier
- Les propositions de contributions (résumé d’une page accompagné d’une bibliographie indicative) sont attendues au plus tard pour le 30 septembre 2020.
Elles doivent être envoyées, avec la mention « ENQUETER AVEC LES ENFANTS » comme objet du message, aux coordinatrices du numéro :
Fabienne Hejoaka : fabienne.hejoaka@ird.fr
Mélanie Jacquemin : melanie.jacquemin@ird.fr
Florence Bouillon : florence.bouillon@gmail.com
et
redaction@ethnographiques.org
Les auteurs sont priés de suivre les consignes (note aux auteurs) accessibles sur la page http://www.ethnographiques.org/Note-aux-auteurs.
- Une première sélection sera effectuée sur la base de ces propositions. Une réponse sera donnée le 15 octobre 2020.
- Les articles devront être remis pour le 15 mars 2021. Ils seront relus par le comité de rédaction ainsi que par des évaluateurs externes.
- La version définitive devra être remise le 15 mars 2022 pour une publication dans le numéro 43, printemps 2022.
Références citées
Alderson Priscilla et Morrow Virginia, 2011 (second edition). The ethics of research with children and young people : A practical handbook. London, Sage Publications Ltd.
Amsellem-Mainguy Yaëlle et Vuattoux Arthur, 2018. Enquêter sur la jeunesse : Outils, pratiques d’enquête, analyses. Paris, Armand Colin.
Becker Howard S, 2007. Les ficelles du métier : Comment conduire sa recherche en sciences sociales. Paris, La découverte.
Bonnet Michel, Hanson Karl, Lange Marie-France, Nieuwenhuys Olga, Paillet
Graciela et Schlemmer Bernard, 2006. Enfants travailleurs. Repenser l’enfance, Lausanne, éditions Page Deux.
Bonnet Michel et SCHlemmer Bernard, 2009. Aperçus sur le travail des enfants, Mondes en développement, 146 (2), p. 11-25.
Christensen Pia Monrad et James Allison, 2000. Research with Children : Perspectives and Practices. Oxon. RoutledgeFalmer.
Corsaro William, 2005 (second edition). The sociology of Childhood. London. Pine Forge Press, Canada.
Danic Isabelle, Delalande Julie et Rayou Patrick, 2006. Enquêter auprès d’enfants et de jeunes. Objets, méthodes et terrain de recherche en sciences sociales. Presses Universitaires de Rennes, Rennes.
Gallagher Michael, 2008. ’Power is not an evil’ : rethinking power in participatory methods, Children’s Geographies, 6, p. 137-150.
Graham Ann, Powell Mary-Ann Anderson, Fitzgerald, Robyn et Taylor, Nicola, 2013. Ethical research involving children. UNICEF, Office of Research-Innocenti Florence.
Greig Anne D., Taylor Jayne et MacKay Tommy, 2012. Doing research with children : A practical guide. Sage.
Groundwater-Smith Susan, Dockett Sue et Bottrell Dorothy, 2014. Participatory research with children and young people. Sage.
James Allison et Prout Alan, 1997 [second edition]. Constructing and Reconstructing Childhood : Contemporary Issues in the Sociological Study of Childhood. Falmer Press.
James Allison, Jenks, Chris and Prout Alan, 1998. Theorizing childhood. New York.
MAYER Nonna, 2018. Qualitatif ou quantitatif ? Plaidoyer pour l’éclectisme méthodologique. Bulletin of Sociological Methodology/Bulletin de méthodologie sociologique, 139 (1), p. 7-33.
Mizen Phi l et Ofosu-Kusi Yaw, 2010. Unofficial truths and everyday insights : understanding voice in visual research with the children of Accra’s urban poor, Visual Studies, 25, p. 255-267.
MORROW Virginia, 2008. Ethical dilemmas in research with children and young people about their social environments. Children’s geographies 6 (1), p. 49-61.
PAGEZY Hélène, CARRIERE Stéphanie, SABINOT Catherine (dir.) 2005, Nature du Monde, Dessins d’enfants, Paris, CTHS.
Punch Samantha, 2002. Research with Children : The Same or Different from Research with Adults ? Childhood, 9(3), p.321‑341.
Punch Samantha, 2016. Cross-world and cross-disciplinary dialogue : A more integrated, global approach to childhood studies. Global Studies of Childhood, 6(3), p. 352‑364.
Sirota Régine, 2006, ’Petit objet insolite ou champ constitué, la sociologie de l’enfance est-elle encore dans les choux ? In, SIROTA Régine, Éléments pour une sociologie de l’enfance, Presses universitaires de Rennes, Rennes, p.13-34.
Spyrou, S. ,2011. The limits of children’s voices : From authenticity to critical, reflexive representation, Childhood, 18, p. 151-165.
Thomas, Nigel et O’Kane, Claire (1998). The ethics of participatory research with children. Children & Society, 12(5), p. 336‑348.
Thorsen Dorte et Jacquemin Mélanie, 2015. « Temporalités, savoir-faire et modes d’action des enfants travailleurs migrants au sein de la parenté élargie en Afrique de l’Ouest », Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études africaines ,49, (2), p. 285-299.