Rencontres ethno-artistiques

Appel à propositions de la revue ethnographiques.org

Date limite de soumission : 15 juillet 2020

De plus en plus, les expériences à la croisée des arts et des sciences tendent à se multiplier, conduisant au renouvellement des réflexions sur l’hybridation des pratiques scientifiques et artistiques. Si l’exotisme mis en scène par les ethnologues de la fin du 19e et du début du 20e siècle a depuis longtemps alimenté l’imaginaire des artistes, les années 1960 ont toutefois marqué un déplacement de leur inspiration ethnologique du côté des méthodes. En 1961, à la manière de l’ethnographe au retour d’une collecte muséale, Daniel Spoerri entreprend ainsi de « rédiger le descriptif des quelque 80 objets étalés » (Spoerri 1993 : 5) sur sa table. Collectes, archivages, descriptions entrent dans la pratique artistique, nourrissant les productions plastiques au point de devenir une « des obsessions majeures » (Périot-Bled 2014) de certains artistes, à l’instar de Christian Boltanski ou de Renée Green (2008). Témoignages et autres éléments de documentation familiers des ethnologues deviennent ainsi matériaux de création pour les nouveaux courants artistiques qui se déploient autour d’une artification (Heinich et Shapiro 2012) du populaire et de l’ordinaire à travers le Ready-made, l’Art brut, l’Arte povera ou encore l’Art relationnel. La tentation de la collecte ethnographique se diffuse ainsi largement en dehors du domaine scientifique, conduisant le critique et historien de l’art Hal Foster (1996) à envisager un « ethnographic turn » (Grimshaw et Ravetz 2015). Selon Foster, l’anthropologie apparaît en effet être alors « la discipline qui prend la culture pour objet, terrain de référence que l’art post-moderne et la théorie critique ont longtemps cherché à s’approprier » [1] (Foster 1996 : 395). Cette tentation ethnographique, qui ne se limite pas au champ artistique, n’est pas sans incidence sur la discipline elle-même : elle s’accompagne d’une perte du monopole d’une méthode, l’ethnographie, qui abandonne l’épistémologie anthropologique, et celle du regard sur l’altérité qu’elle avait jusque-là, phénomène dont Kathrin Oester note, à juste titre, qu’il est concomitant des décolonisations, de la démocratisation du tourisme et du développement des nouvelles technologies (Oester 2002).

Au sein de la discipline se développe ainsi une réflexion sur les formes de production du savoir anthropologique. Le contexte postcolonial amène les chercheurs à développer une réflexivité (Clifford 1988), questionnant la forme écrite, sa dimension littéraire et fictionnelle (Geertz 1988) et à s’interroger sur les processus et conditions d’institution de la culture (Fabre 1996 ; Tornatore 2017). Ce double mouvement, réflexif et pragmatique, conduit les anthropologues à s’affranchir des cadres de la rédaction universitaire classique pour faire et rendre compte de leurs recherches. Sans doute cet intérêt pour de nouveaux formats de production et de diffusion de l’anthropologie n’est-il pas dissocié des liens que la discipline entretient de longue date avec le monde des musées depuis l’invention des musées d’ethnographie et l’impulsion du musée laboratoire donnée par Georges Henri Rivière. Le développement d’une anthropologie visuelle, qui, avec des figures majeures telles que Jean Rouch, a pu gagner ses lettres de noblesse, a vraisemblablement également nourri un attrait particulier à l’égard de formes esthétiques susceptibles non seulement de diffuser un savoir mais aussi d’en penser autrement la genèse. Et, à la faveur d’une attention renouvelée à l’égard de la culture matérielle et des émotions, capter l’expérience sociale ou culturelle implique par ailleurs une prise en compte nouvelle du sensible et des esthétiques (Howes 2004 ; Pink 2009 ; Gélard 2016), domaine dans lequel les artistes sont d’emblée vus comme des interlocutrices et des interlocuteurs légitimes.

Depuis l’aube des années 2000, ces phénomènes se traduisent par une inflation exponentielle des rencontres, manifestations, projets et publications alliant chercheurs et artistes (Hannula, Suoranta, Vadén 2005 ; Marcus 2009 ; Schneider et Wright 2010 ; Ingold 2013 ; Muller, Pasqualino et Schneider 2017 ; Schneider 2017 ; Bénéï 2019). Ces rapprochements coïncident avec une tendance au décloisonnement disciplinaire mais également avec la montée en puissance des revendications citoyennes et des dispositifs participatifs déployés au nom de l’animation de quartier ou de la promotion du vivre ensemble (Blondiaux 2005 ; Carrel 2013). Les démarches collaboratives sont en outre encouragées par la façon dont la production des projets artistiques et scientifiques est structurée par les cadres institutionnels et administratifs, via les dispositifs d’appel à projets ou les lignes budgétaires prévues par les politiques publiques. Aux yeux des collectivités territoriales qui les financent, de telles collaborations semblent peut-être mieux à même de neutraliser des questions controversées de société, telles que les migrations, les nouvelles technologies ou l’environnement, ou d’infléchir les perceptions et pratiques des citoyens, mais elles sont aussi un moyen de rendre plus visible l’action des pouvoirs publics qui en assurent les financements. Ce contexte est propice aux rencontres entre artistes et scientifiques qui trouvent la garantie d’une onction de légitimation mutuelle (Dassié et Garnier 2011) appréciée des financeurs. Mais si elles se nourrissent d’instrumentalisations réciproques, ces rencontres ouvrent simultanément la voie à des démarches de co-constructions artistico-scientifiques ou scientifico-artistiques qui reconfigurent en profondeur les cadres mêmes de la production savante et de l’institution de la culture.

Ce numéro proposera d’envisager les modalités d’un tel renouvellement à travers l’analyse des dispositifs eux-mêmes. Il s’agira d’en explorer les cadres institutionnels, politiques et financiers, et les formes qu’ils produisent, à la croisée des sciences et des arts. Les rencontres peuvent s’insérer dans des dispositifs très divers : expositions, telles que les Art & Science Collaborations, Inc. fondées à New York en 1988 ; invitations d’artistes en résidences universitaires comme à Lille [2] ou à l’Institut d’Études Avancé IMERA à Marseille [3] ; invitations de chercheurs en résidences artistiques, comme le propose la fondation Camargo à Cassis ou les programmes de résidences art-écologie de l’Alliance of Artists Communities aux États-Unis ; ou encore conférences et événements dédiés aux rapprochements, comme la biennale « Art & science » proposée par le Collectif Culture en Essonne dans laquelle des artistes sont mis en relation avec des chercheurs et des chercheuses pour réaliser des projets communs. Ces différents dispositifs méritent d’être explorés au regard des conditions de leur mise en œuvre et des effets qu’ils produisent :

  • Comment les collaborations se mettent-elles en place ? Quels sont les préalables à ces rencontres ? Quels questionnements de la part des chercheurs et des artistes impliquent-elles ?
  • Quels dispositifs, privés ou publics, favorisent leur mise en œuvre et quels effets produisent-ils sur les collaborations ? Quelles sont les attentes des politiques publiques ou des fondations privées qui les financent ? De quelles manières les projets sont-ils réorientés par ceux qui les portent à la faveur des cadres financiers envisagés ?
  • Comment les collaborations évoluent-elles dans le temps ? Peut-on envisager une gradation des partenariats ? Quels en sont les échecs, les ratés, les limites ?
  • Quelles sont les productions liées à ces partenariats ? En quoi leur matérialité tangible se nourrit-elle de la rencontre entre artiste et chercheur ? Quels en sont les enjeux épistémologiques ? Comment la posture anthropologique et artistique s’affirme-t-elle dans ces dispositifs ? Que fait l’art à l’anthropologie et que fait l’anthropologie à l’art ? Comment ces regards croisés contribuent-ils à infléchir la fabrique de la culture ? Et enfin dans quelle mesure ces projets nourrissent-ils l’exercice de nouvelles formes de citoyennetés ?
    Ce numéro permettra de dresser un panorama non exhaustif des formes de collaboration à l’œuvre, allant d’expérience de co-construction qui débouchent sur des productions séparées à des postures plus expérimentales qui questionnent voire remettent en cause la séparation entre art et anthropologie.

Les propositions pourront concerner toutes les disciplines scientifiques et artistiques, à condition de reposer sur une ou des études de cas ethnographiques et de rendre compte des modalités de la rencontre et de la collaboration entre artiste et chercheur. Les propositions qui impliqueront une co-signature (scientifique + artiste) seront privilégiées, sans exclure pour autant des propositions hybrides (artiste qui envisagerait une posture anthropologique ou vice-versa).

Les auteurs sont encouragés à présenter des matériaux multimédias, visuels et/ou sonores susceptibles de structurer ou d’accompagner leur article, voire à proposer une mise en forme originale de leur réflexion et de leurs données.

Calendrier

Les propositions d’articles (de 1 à 2 pages maximum) devront être envoyées aux 4 adresses mail suivantes :

Leïla Baracchini : leila.baracchini@bluewin.ch

Véronique Dassié : dassie@mmsh.univ-aix.fr

Cécile Guillaume Pey : cecile.guillaume-pey@ehess.fr

Guy Kayser : guykayser@autoportrait.com

Avant le 15 juillet 2020 avec la mention « Ethnographiques – art » en objet du message. (Les propositions seront envoyées à la fois dans le corps du message et en fichier joint au format .doc ou .docx ou .rtf).

Les propositions retenues seront signifiées début août 2020 et les articles devront être livrés pour le 15 décembre 2020. Le numéro paraîtra au second semestre 2021.

add_to_photos Notes

[1« It is the discipline that takes culture as its object, and it is this expanded field of reference that postmodernist art and criticism have long sought to make their own ».

[2La résidence ARTU propose chaque année d’inviter un artiste sur le campus de Lille.

[3L’IMERA accueille une vingtaine de chercheurs et d’artistes (résidents), tous internationaux.

library_books Bibliographie

BÉNÉÏ Véronique (dir.), 2019. Artistes et anthropologues dans la cité. Engagements, Co-créations, Parcours. Paris, L’Harmattan.

BLONDIAUX Loïc, 2005. « 4. L’idée de démocratie participative : enjeux, impensés et questions récurrentes », Bacqué Marie-Hélène (éd.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative. Paris, La Découverte, p. 119-137.

CARREL Marion, 2013. Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. Lyon, ENS Éditions.

CLIFFORD James, 1988. « On Ethnographic Surrealism », in The Predicament of Culture : Twentieth Century Ethnography, Literature, and Art. Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, p. 117–151. Traduction française 1996, « Du surréalisme ethnographique », in Malaise dans la culture : l’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris : Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts

DASSIÉ Véronique et Garnier Julie, 2011. « Patrimonialiser les mémoires des migrations. L’onction scientifique dans une quête de légitimation », in Ciarcia Gaetano (dir.), Ethnologues et Passeurs de mémoires. Paris-Montpellier, Éditions Karthala-MSH Montpellier, p. 109-130.

FABRE Daniel, 1996. « Introduction », in Fabre Daniel (dir.), L’Europe entre cultures et nations. Paris, Éd. de la MSH (« Ethnologie de la France » 10), p. 1-6.

FOSTER Hal, 2001 (1996). The Return to the Real. The Avant-Garde at the End of the Century. Cambridge (Massachusetts), MIT Press.

GEERTZ Clifford, 1988. Works and Lives. The Anthropologist as Author. Stanford, Stanford University Press. Traduction française : 1996, Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur, Paris : Métailié.

GÉLARD Marie-Luce, 2016. « L’anthropologie sensorielle en France », L’Homme, 217, p. 91-107.

GRIMSHAW Anna and Ravetz Amanda, 2015. « The ethnographic turn – and after : a critical approach towards the realignment of art and anthropology », Social Anthropology, 23, 4, p. 418-434.

HANNULA Mika, Suoranta Juha, Vadén Tere (eds), 2005. Artistic Research. Theories, Methods and Practices. Helsinki, Academy of Fine Arts / Gothenburg, University of Gothenburg.

HEINICH Nathalie et Shapiro Roberta (dir.), 2012. De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art. Paris, EHESS, coll. « Cas de figure ».

HOWES David (ed.), 2004. Empire of the Senses : The Sensual Culture Reader. Oxford, Berg.

INGOLD Tim, 2013. Making : Anthropology, Archeology, Art and Architecture. London, Routledge.

LATOUR Bruno, 1996. Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches. Paris, Éditions Synthélabo.

MARCUS George, 2009. « The Green Room, Off-Stage : in Site-Specific Performance Art and Ethnographic Encounters », Les actes de colloques du musée du quai Branly Jacques Chirac [En ligne], 2, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 06 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/actesbranly/453.

MÜLLER Bernard, Pasqualino Caterina et Schneider Arnd (dir. ), 2017. Le terrain comme mise en scène. Lyon, Presses Universitaires de Lyon.

OESTER Katrin, 2002. « ’Le tournant ethnographique’. La production de textes ethnographiques au regard du montage cinématographique », Ethnologie française, 32, 2, p. 345-355.

PÉRIOT-BLED Gaëlle, 2014. « Christian Boltanski. Petite mémoire de l’oubli », Images Re-vues [En ligne], 12, mis en ligne le 04 avril 2015, consulté le 05 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/3820.

PINK Sarah, 2009. Doing sensory ethnography. London, Sage.

SCHNEIDER Arnd et Wright Christopher, 2010. Between Art and Anthropology. Oxford, Berg.

SCHNEIDER Arnd (ed.), 2017. Alternative Art and Anthropology : Global Encounters. London, Bloomsbury.

SPOERRI Daniel, 1993. La Collection de Mama W. Oiron, Château d’Oiron.

TORNATORE Jean-Louis, 2017. « Patrimoine vivant et contributions citoyennes. Penser le patrimoine ’devant’ l’Anthropocène », In Situ [En ligne], 33, consulté le 18 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/insitu/15606 ; DOI : 10.4000/insitu.15606.

ZAPPERI Giovanna, 2008. « Renée Green : tactiques de l’histoire », Multitudes, 34, 3, p. 139-143.