Jouer avec les animaux

Appel à propositions de la revue ethnographiques.org

Date limite de soumission : 20 mai 2017

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Si Johan Huizinga résumait la part essentielle du jeu dans l’activité humaine par la belle formule d’Homo ludens , il s’avère aussi que notre espèce n’a pas le monopole du jeu et que, de plus, les sociétés humaines mobilisent d’innombrables animaux dans une large palette d’activités ludiques. Il y a évidemment d’énormes différences entre lancer une balle à un chien et parier sur le résultat d’un combat de coqs, mais dans les deux cas, les êtres humains font des animaux concernés un ingrédient constitutif d’activités “ludiques”. À l’instar du « jeu d’enfer » de Clifford Geertz ou de « l’hippodrome de Constantinople » par Gilbert Dagron, l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire comptent de remarquables études sur certains de ces jeux avec les animaux, mais l’exploration générale de cette thématique reste en deçà de la fréquence de ces situations ou interactions ludiques.
Pour prendre la mesure de l’importance et de la diversité de cette thématique, nous proposons ci-dessous, après un bref préambule, une première catégorisation des jeux associant humains et animaux et relevons certaines directions d’analyse que pourraient développer les contributions de ce numéro.

Les jeux comme dispositifs d’actions et de sens

Avant d’entrer dans le détail des pratiques ludiques mobilisant des animaux, il convient de rappeler que la notion de jeu — pour décrire des actions humaines — est non seulement, comme toute notion, sujette à d’infinies variations terminologiques et sémantiques selon les langues et les époques (Huizinga, Caillois, Hamayon) mais qu’elle est aussi appliquée aux comportements de certains animaux. Or, quand on réalise les débats que suscite la qualification (ou non) de telle activité humaine comme jeu, il paraît raisonnable de garder quelque circonspection dans la reconnaissance du jeu chez l’animal. Car si, à l’instar du sens commun, les éthologistes mettent en avant certains indices comportementaux pour déceler la marque du jeu, c’est qu’en amont ils s’appuient sur une conception du jeu qui dérive de leur propre expérience.

Dans un captivant mouvement d’allers-retours, le jeu humain sert en effet à identifier le jeu animal et, réciproquement, le comportement animal se révèle « bon à penser » le jeu. Depuis les chamanes sibériens « jouant » un combat entre cervidés ou les lutteurs mongols imitant le vol de l’aigle, jusqu’à nos parties de « petits chevaux » ou nos paris sur le jogo do bicho [jeu des bêtes] (loterie brésilienne), en passant par tous ces combats de coqs, de chiens ou de vaches où l’animal agit en place de l’homme, on assiste dans le jeu à de régulières animalisations/humanisations des acteurs humains ou animaux.

De ce préambule émerge la règle de méthode ethnographique qui est de resituer, autant que possible, toute réflexion sur les jeux associant humains et animaux dans un entrecroisement de perspectives : quelles conceptions des jeux, des humains, des animaux se manifestent, et sont mises en pratique, lors d’une action que l’observateur et/ou certains acteurs situent dans le ludique ? L’approche anthropologique du jeu nécessite ainsi d’envisager dans un même mouvement l’action et le sens. Or on ne saurait trop insister sur le fait que dans le jeu, ou plutôt dans les jeux, l’action et le sens s’avèrent souvent multiples et fluctuants.

Les principales formes de jeux avec des animaux

Il paraît possible de rassembler la large diversité des jeux dans lesquels des êtres humains mobilisent des animaux sous quatre grandes catégories. Nous pourrions y rajouter le registre des « animaux » figurés si présents dans les jeux humains, en particulier enfantins.

Nous caractérisons ci-dessous brièvement ces regroupements non pour enfermer l’analyse dans un cadre prédéfini mais pour souligner que certaines pratiques qui peuvent paraître anecdotiques ou exceptionnelles sur le terrain ne sont pas des faits isolés et s’inscrivent bien une perspective générale, et pour signifier aussi que le numéro pourrait accueillir des articles aux marges du jeu, en traitant par exemple des spectacles animaux dans les cirques.
La première catégorie concerne les courses animales. À l’instar des courses hippiques, les plus connues en Occident, ces jeux se trouvent fréquemment “doublés” par une seconde forme ludique, le pari ; une infrastructure (hippodrome, cynodrome) et une organisation (officielle ou clandestine) peuvent alors accompagner leur institutionnalisation ludique. Ces courses donnent aussi souvent lieu à des parodies que ce soit par l’usage d’animaux peu adaptés à la vitesse (cochon, chèvre…) ou par le port de déguisements. Courses agonistiques par équipes, le bouzkachi d’Asie centrale et le pato argentin pourraient également être rattachés à cette catégorie.

Les luttes et combats forment une seconde variété de jeu animal. Cette seconde catégorie de jeux tire parti de la propension qu’ont un nombre restreint d’espèces à s’affronter sous l’effet d’une agressivité “naturelle”, du sens hiérarchique ou du stress. Les oiseaux (coqs, cailles), insectes (scarabées, grillons), mammifères (chiens, chameaux, bovidés), ou poissons (combattants) ainsi opposés donnent également lieu à des enjeux (entre propriétaires) ou à des paris (entre spectateurs). Relèvent aussi de cette catégorie les affrontements interspécifiques dont les tauromachies et le « bull riding » des rodéos. Enfin, à l’exemple de l’anglais où la chasse a longtemps été un « sport » après un « game » (un gibier, second sens du mot après celui de « jeu »), la cynégétique peut être vécue comme un « jeu avec l’animal ». Ces pratiques mettent évidemment en scène une opposition et une certaine violence, mais la prégnance de cette dernière se doit d’être évaluée en fonction de chaque contexte culturel jusque dans les polémiques qui opposent les amateurs à ceux qui se veulent les défenseurs de la cause animale.

Concours et spectacles animaliers, dont le mécanisme ludique ne repose ni sur la course ni sur le combat, peuvent être réunis dans une troisième catégorie. De nombreuses monstrations animales traditionnelles (spectacles circassiens, danses d’ours ou de serpent, tirages de cartes astrologiques par des perruches en Inde), au même titre que les nouveaux concours de dressage (agility, broussaillage), les concours canins et autres concours de beauté méritent en effet d’être considérés sous l’angle du jeu. Cette catégorie tire globalement sa pertinence du fait que les spectateurs projettent, ou identifient, “du” jeu dans un certain comportement animal (qui peut ou non résulter d’un dressage ou d’une manipulation de l’animal à l’exemple des éléphants peintres de Thaïlande) ou encore admirent la capacité du dompteur à contrôler ses tigres et ses lions comme si ces bêtes “féroces” n’étaient que jouets en peluche.

La quatrième catégorie regroupe probablement la plus grande quantité de formes ludiques mais s’avère aussi la plus indéterminée. C’est aussi celle où le jeu semble généralement (mais pas nécessairement) le plus équitablement distribué entre partenaires humains et animaux. Comme il concerne essentiellement des amusements partagés avec des animaux dits familiers, on pourrait attacher à cette catégorie le nom de jeux familiers. Lancer une balle à un chien, agiter une pelote de laine sous le museau d’un chaton, divertir un cobaye, apprendre quelques mots à un perroquet du Gabon. Autant d’interactions qui, effectuées dans une attitude ludique, favorisent une relation particulière entre l’humain et l’animal.

Grandes thématiques anthropologiques et contributions attendues

La diversité de ces pratiques ludiques avec des animaux donne l’occasion d’aborder de nombreuses thématiques d’anthropologie générale.
Tout d’abord, les jeux avec les animaux constituent autant de mondes sociaux qui s’organisent avec et autour des animaux : d’une part, on peut imaginer des ethnographies qui proposent une vision générale de tous les acteurs impliqués par une pratique spécifique (propriétaires, jockeys, vétérinaires, journalistes, parieurs, spectateurs, opposants…), ainsi que des tensions et des synergies qui s’y expriment. D’autre part, des ethnographies de l’organisation sociale associée aux jeux des trois catégories décrites précédemment pourront constituer un objet d’observation primordial. Les clubs (hippiques, canins), les associations, les « sociétés d’encouragement » (pour l’amélioration de la race), les lieux et organisations de paris (PMU, bookmakers) sont indissociablement associés à la pratique de nombreux jeux animaux. Soumis à une législation, tolérés ou condamnés (pour l’époque contemporaine, en Angleterre depuis le Cruelty to Animals Act de 1835, et en France à partir de la loi Grammont de 1850), tous ces jeux entretiennent un double rapport à la règle : d’un côté, les conventions propres à chaque jeu, de l’autre, les prescriptions judiciaires régionales, nationales ou internationales. À cet égard, les éventuelles études sur les luttes menées contre certains jeux (corrida, course de lévriers) veilleront à mettre en avant les pratiques et discours des différents acteurs et groupes concernés.
Enfin, l’attention aux différents acteurs sociaux pourra être étendue aux animaux eux-mêmes que ce soit dans la mise en légende de ceux-ci par les humains mais aussi dans leur propre individualité, leurs sociabilités et les interactions qu’ils développent avec les autres participants.

La culture matérielle et les dispositifs techniques offrent également une porte d’entrée privilégiée. Depuis la balle qui « couine » à destination des chiens d’appartement jusqu’aux architectures élaborées des hippodromes, en passant par les éperons des coqs de combat, les objets manifestent l’investissement affectif, technique et économique que représentent les jeux avec les animaux. Cette approche pourrait inclure tout ce qui concerne l’entraînement, l’alimentation et la sélection des animaux.

De manière plus large, la thématique invite à s’interroger sur l’historicité de ces pratiques : la diffusion de certains modèles ludiques (comme la corrida, le « turf » anglo-saxon, le « mushing » alaskien ou encore le combat de coqs depuis le Sud-est asiatique) à travers de grandes régions du monde suggère d’être particulièrement attentif à tous les phénomènes de circulation (que ce soient des formes ludiques ou sportives, des organisations, des hommes —par exemple les jockeys — des animaux).

Au-delà de l’objet, le rapport de l’homme à l’animal relève de la notion de « patrimoine culturel immatériel » qui inclut officiellement les jeux et spectacles. Si toutes les contributions devraient aborder les pratiques et discours qui accompagnent ces jeux, certaines pourraient suivre dans le détail le cheminement d’une tentative de reconnaissance par l’UNESCO, le cas de la tauromachie en Europe est là très éclairant.

Les auteur-e-s sont encouragés à présenter des matériaux multimedia, visuels et/ou sonores susceptibles de structurer ou d’accompagner leur article, voire à proposer une mise en forme originale de leur réflexion et de leurs données.

Les propositions d’articles (2 pages maximum) devront être envoyées à Marie Berjon (redaction@ethnographiques.org), avec copie à Sophie Chevalier (sophie.chevalier7@wanadoo.fr) et à Thierry Wendling (thierry.wendling@ehess.fr) avant le 20 mai 2017 avec la mention « Ethnographiques – Jeux animaux » (en objet du message).

Les propositions retenues seront signifiées début juin 2017 et les articles devront être livrés pour le 15 septembre 2017. Le numéro paraîtra au premier semestre 2018.

Bibliographie indicative succincte

ANTHROPOLOGIE ET SOCIETES. Liaisons animales. Volume 39, Numéro 1–2, 2015.

AZOY G. Whitney., 1982. Buzkashi : game and power in Afghanistan. Philadelphie, University of Pensylvania.

CAILLOIS Roger, 1958. Les jeux et les hommes. Paris, Gallimard.

CASSIDY Rebecca, 2002. The Sport of Kings : Kinship, class and thoroughbred breeding in Newmarket. Cambridge : Cambridge University Press.

CASSIDY Rebecca. 2007. Bon sang ne saurait mentir, Ethnologie française, vol. 37, 2.

CASSIDY Rebecca, LOUSSOUARN Claire and A. Pisac (eds.) 2013. Qualitative Research in Gambling : Exploring the production and consumption of risk. London : Routledge.

DAGRON Gilbert. 2011. L’hippodrome de Constantinople. Paris, Gallimard.

DIGARD Jean-Pierre. 2001. Les Courses de chevaux en France : un jeu/spectacle à géographie variable, Études rurales, n° 157-158 : 95-106.

DIGARD Jean-Pierre. 2003. Les animaux révélateurs des tensions politiques en République islamique d’Iran, Études rurales, n°165/166 : 123-131

ETHNOLOGIE FRANCAISE. 2011. La diffusion des sports. 4.

ETHNOZOOTECHNIE. 2008. Histoire des compétitions équestres et des courses, n°82, 198 pages.

GEERTZ Clifford. 1980, Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais, Le Débat, n°7 : 86-146.

GOODE David. 2007. Playing with my dog, Kate : an ethnomethodological study of canine-human interaction. West Lafayette, Purdue University Press.

HAMAYON Roberte. 2012, Jouer. Etude anthropologique à partir d’exemples sibériens. Paris, La Découverte.

HARAWAY Donna. 2008. When species meet. Minneapolis, Minnesota University Press.

HUIZINGA Johan. 1938/1988, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu. Paris, Gallimard.

MONTIGNY Anie. 1999. Ses jambes sont des ailes : le dressage de la chamelle de course, in JAMARD Jean-Luc, MONTIGNY Anie et François-René PICON (dir.) Dans le sillage des techniques, hommage à Robert Cresswell, Paris, L’Harmattan : 391-417.

RENESSON Stéphane, GRIMAUD Emmanuel et Nicolas CESARD. 2012. Le scarabée conducteur. Le jeu de Kwaang, entre vibration et coopération, Terrain, n°58 : 94-107.

SAUMADE Frédéric. 2008. Maçatl. Les transformations mexicaines des jeux taurins. Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Corps de l’esprit ».

VAN GENNEP Arnold. 2015. Les jeux et les sports populaires de France, édité par Louis-Sébastien FOURNIER, Paris, Editions du CTHS.

WENDLING Thierry, PLATTET Patrick, VATE Virginie. 2013. La prise du don. Jeux rituels et prix dans le Nord-Est sibérien. In Katia BUFFETRILLE et al. D’une anthropologie du chamanisme vers une anthropologie du croire. Paris, Etudes mongoles et sibériennes : 483-514.