« Le Nord, l’hiver est un creuset sans fond, sans bords dans lequel plusieurs fois par jour, le temps se fait et se défait. C’est dans le Nord que j’ai découvert que la neige n’était pas blanche. »
Gontran de Poncins,
Esquimaux, Voyage d’exploration au pôle Magnétique Nord.
Introduction : neiges de rêve et rêves de neige
Un des aspects insolites de notre époque est de ne plus être autant soumis que dans le passé au seul bon vouloir du ciel, pour recouvrir de neige les montagnes du loisir hivernal. L’enneigement artificiel fabriqué par les canons à neige lève le doute sur la présence de la matière à glisser indispensable dans les stations de sports d’hiver, garantissant ainsi un séjour minimal aux vacanciers et des ressources économiques en conséquence pour ceux qui en vivent. Grâce à cette neige de culture, les années pauvres en cristaux sont derrière nous ; le spectre du réchauffement climatique est écarté temporairement, par contre il est bien présent pour légitimer généreusement l’équipement des pentes de ces étranges tuyaux d’orgue crachant bruyamment un nuage de poussière blanche...
« L’obligation de déchausser les skis avant l’arrivée au bas des pistes étant une conséquence directe de l’effet de serre... » (propos entendu dans un téléphérique) a déclenché chez moi l’envie d’ouvrir une enquête auprès des "usagers [1] de la neige" pour prendre au sérieux ce que l’on peut aussi considérer comme une plaisanterie de file d’attente. Que se passe-t-il donc entre le quotidien d’un skieur de station (ici dérisoire et privilégié) et une représentation menaçante pour l’avenir du climat ? Etant moi-même l’un d’entre eux comme passager de l’autoroute Blanche, des remontées mécaniques, et de toute l’industrialisation qui s’y rattache, quelque chose a dû changer pour que ces mots d’humour me touchent aussi profondément : Il me fallait établir une relation entre le confort du skieur et le scénario cataclysmique de la planète...
Arrivant sans le vouloir et par hasard à une interrogation fondamentale de ce type, je rejoins ainsi les mêmes remises en cause du post-modernisme. Il n’y a rien d’original dans cette voie de questionnement dont le processus débouche le plus souvent sur des questions de globalisation inscrites sur un fond eschatologique pour l’avenir de l’humanité !
L’ambition de cet article est de partir du vécu quotidien dans un cadre limité, de rassembler les paroles des uns et des autres sur des pratiques qui les réunissent et de rechercher le sens qui les font être ensemble. La diversité des personnes impliquées dans la" ruée vers l’or blanc" des sports d’hiver est colossale. Une telle migration saisonnière a été très étudiée, à commencer par les infrastructures et les équipements indispensables. A l’inverse, j’ai préféré partir du microcosme individuel, un mot, un objet, une pratique, pour saisir ce que nous partageons en commun quelque soit, l’âge, la condition sociale ou tout autre critère mesurable et statistiquement établi.
Considérant que la pertinence d’une idée peut se rencontrer au moment où l’on s’y attend le moins, j’ai vu dans la neige de culture fabriquée mécaniquement l’objet-guide de mon questionnement. La comparaison entre la neige naturelle et la neige artificielle fait parler, réagir les skieurs sur des concepts extrêmement sensibles, un peu masqués certes par des critères techniques, mais assez vite dévoilés comme par exemple le fameux rapport nature/culture ou encore le rapport temps/durée à propos de la transformation de la neige. Le paradoxe actuel réside dans une problématique anthropologique complètement inédite : la neige artificielle active la réflexion sur la neige naturelle en soulevant des interrogations fondamentales, il était temps de se reposer une fois de plus la question :"Mais où sont les neiges d’Antan" pour mieux comprendre ce que nous devenons.
« La neige n’est plus un don du ciel. Elle tombe exactement aux endroits marqués par les stations d’hiver » (Baudrillard, 1987).
Ce désenchantement de l’élément naturel, ici sacralisé par le sociologue n’est pas idyllique, mais il a le mérite du retour aux sources symboliques, ce qui n’est peut-être pas inutile... nous le proposerons par une voie d‘étude phénoménologique inspirée par Philippe Descola (2005) : le rapport au sensible corporel appliqué à la neige d’une part et l’intentionnalité des pratiques culturelles des sports et loisirs d’hiver d’autre part, ouvrent l’accès à une compréhension de la complexité de ce qui se joue dans l’attirance étonnante des loisirs hivernaux.
Sous l’avalanche de la diversité des usagers de la neige doit bien se nicher une réponse à l’une des questions posées à l’ensemble de la communauté : la fascination ressentie pour la neige est-elle transformée par sa domestication ? Avons-nous à cette occasion, les moyens d’éclairer l’évolution de l’imaginaire des éléments naturels, dans le contexte d’une sensibilité plutôt compulsive à tous les problèmes de l’environnement ? Les décisions d’équipement des infrastructures de la montagne, toujours présentées dans une rationalité économique implacable se prennent-elles aussi dans la prise en compte de la neige pour ce qu’elle représente ?
A l’inverse, en décidant tel ou tel aménagement on influe sur les pratiques et plus globalement sur les conduites. Une interrelation entre l’aménagement du milieu et les transformations des attentes des usagers met hors circuit le rapport corporel à l’élément naturel en reléguant la neige au rang des accessoires. Ce n’est pourtant pas ce qu’en disent les personnes rencontrées, dès lors qu’on les écoute au delà de leurs activités professionnelles ou de loisir. J’ai donc recueilli la parole des récits, des anecdotes et quelques mots de gens croisés ici et là au cours de mes séjours en altitude.
Gens d’en haut et...les autres
"Ceux d’en haut" c’est ainsi, comme nous le rappelle Samivel (1997) que les montagnards parlent d’eux-mêmes. Cette distinction revient dans le discours sur les conditions de vie sédentaire en montagne. On "descend " dans la vallée, sans pour cela mépriser "ceux d’en bas", c’est à dire ceux dont je fais partie. Cet honneur de l’altitude très délicatement employé dans la conversation courante des gens de montagne est un parfum de leur langage, une sorte d’élégance de cette communauté qui garde ses signes d’appartenance face à l’arrivée des touristes d’été et d’hiver : des envahisseurs certes, mais attendus pour survivre chez soi. Situation humainement complexe car les sédentaires se distinguent entre eux. Les paysans de plus en plus rares vivant de la ferme et ceux qui travaillent comme saisonniers dans le tourisme, hôtellerie, remontées mécaniques, aménagements des pistes et des voies d’accès de "la station" tentent de conserver leurs communauté en dehors des périodes touristiques. La station n’est pas le village, encore moins le hameau. Lorsque les deux sont imbriqués, ce qui a été le cas dans la première vague de développement des sports d’hiver au cours des années soixante et moins par la suite, des lieux comme les cafés, les petits commerces à l’ancienne, sont fréquentés par les authentiques du village et ces lieux de paroles après la journée de travail se démarquent du flux des vacanciers. Après la même chute de neige les commentaires ne se ressemblent pas dans ces lieux distincts : les employés municipaux au déneigement commentent la provenance de cette neige qui ne vient pas du ciel, mais qui est venue « Par le col ou par l’Italie. », comme on dit en Tarentaise, par exemple. L’habileté à tenir la route en état repose sur la connaissance de « Comment qu’elle est soufflée depuis trois jours ! » et « Si le gel de cette nuit la reprend, on ne passera plus avec la fraise ». La neige n’est qu’une accumulation menaçante mais dont « On en arrivera à bout, comme y a deux ans, le dimanche des Rameaux ». Selon les horaires très tardifs ou très matinaux des conducteurs d’engins de damage, une neige comparable à la marée des pêcheurs joue son rôle de lien social inédit et toujours renouvelable d’une solidarité de ceux qui « Tiennent la montagne en mains ».
Le guide et le moniteur de ski se retrouvent par leurs fonctions entre deux mondes. Il suffit de passer au café des sports pour entendre comment les dernières chutes de neige renouvellent en poudreuse la couche déjà ancienne, « Ce matin ça volait dans la Combe Verte ». Les saisonniers sont des mutants sans être des envahisseurs, comme leurs propos nostalgiques des neiges de l’enfance l’attestent. Le progrès fait supporter la neige artificielle obéissante mais personne n’est dupe, la vraie est-elle celle qui entrait dans les sabots, égarait les enfants dans la tourmente pour aller à l’école, mais calfeutrait aussi la maison contre « La Burle qui rendait fou [2] ». L’ambivalence de la neige, redoutable et indispensable à la vie est une constante du discours des anciens. Comme on ne conçoit pas l’identité montagnarde en dehors de la longue familiarité avec la neige elle est présente dans le quotidien pour souligner l’âpreté de la vie et sa force : « Le meilleur moment de mon enfance c’était la veillée, on s’en allait à tour de rôle chez les uns et les autres, et c’est pas la neige qui tombait qui nous faisait peur, même si j’en ai encore froid aux pieds ! » La gelure de la neige sur le corps est sensée endurcir l’âme, elle trempe le caractère et donne du prix à la visite chez le voisin...
Tournons-nous vers les riders chargés de "peuf" [3] dans les plis trop grands des blousons largement pendants...on peut s’éclater dans la "poudre"...en lisant "Génération glisse" Loret (1995). Ce panorama sociologique fait le point sur ce qui furent les "nouvelles pratiques" sur un fond d’une véritable contre-culture d’origine américaine où le passage de "la Route" à la "Glisse" a été vécu comme un séisme culturel. Retenons ici que le rapport à la neige a changé. Le snowboard, free-ride, sky-surf etc...ont été largement étudiés dans l’invention d’une nouvelle motricité, génératrice de nouvelles sensations . Il reste à préciser comment cette mutation s’est faite en rapport à la neige qui passe du substrat à la matière : auparavant on skiait au-dessus...maintenant dedans. Que veut dire cet enfouissement et comment structure-t-il les conduites [4] ? On ne tranchera pas l’éternelle question des origines entre les pratiques émergentes et les ruptures culturelles mais après vingt ans de « glisse fun », le regard porté sur la neige est très différent. La neige a perdu un peu de son caractère initiatique d’une quête mystique de l’absolu. La publicité, l’entrée en spectacle-compétiton des pratiques de snowboard, la mode vestimentaire ont banalisé l’élément-neige pour valoriser l’exhibition acrobatique jusqu’à la réduire de nouveau à ce qu’elle était :un substrat médiatique et économique. Un cycle s’achevant par une intégration aux structures en place et débutant par une rupture d’origine contre-culturelle influence le regard sur la neige en affirmant son caractère évolutif. Les conséquences économiques sont immédiates : de nouvelles structures naissent comme par exemple des écoles d’apprentissage des pratiques et la technologie du matériel et de l’équipement s’adaptent et innovent en permanence. La peuf reste la poudre aux yeux pour certaines structures qui s’efforcent de la banaliser en commercialisant par exemple, les déposes héliportées sur les sommets non équipés de remontées mécaniques : le must de la station c’est d’offrir le non équipement du hors-piste, en facilitant son accessibilité ! C’est bien d’une certaine neige qu’il s’agit : pas celle des canons, pas celle des pistes, pas celle des traces, pas celle des débutants, alors laquelle ?
Celle des « raquetteurs » ? (expression presque amusante) pour désigner ceux qui se cachent de moins en moins [5] dans les stations où, sans être marqués par les stigmates de la glisse vous êtes un infirme...Ces marcheurs de neige empruntent des pistes discrètes et silencieuses, recherchent la neige vierge loin du fracas des descendeurs...en se disant bonjour au cours de leurs rares rencontres complices. « Le calme, le bruit des pas et le temps de voir des traces d’animaux. » La randonnée hivernale confirme l’expérience de la balade estivale en intégrant la neige comme évènement saisonnier important. La métamorphose du paysage hivernal situe la neige comme l’architecte de ses formes changeantes. L’attention est portée sur le déplacement sur une peau paysagère où il ne s’agit pas de la tanner en glissant mais plutôt de la caresser dans la lenteur du geste. La rencontre avec la glace mystérieuse du lac et l’incursion dans la forêt labyrinthique aux branches chargées qu’il faut contourner sont des exploits vertigineux rendus possibles par un sens retrouvé de l’orientation nomade... On entre dans ces lieux magiques « Quand on entend plus les bruits » la neige devient une résonance acoustique intime, la limite sonore franchie ouvre les sons particuliers du silence nivéal, un territoire de l’écoute de soi, apparaît comme l’horizon d’un Grand Nord pour tous, ce vide si rempli d’ images anciennes que l’on ne retrouve qu’ici.
Comment fonctionne le jardin des neiges d’une station ? une crèche, une garderie, un vivier de futurs riders ? parfois une ambiance de micro Disneyland où la sono lénifiante ne diffuse pas ce fameux succès des années cinquante « village au fond de la vallée... presque ignoré, presque isolé... » mais plutôt les derniers tubes matraqués par les radios. L’activité de glisse est enseignée avec du matériel adapté. Il faut préfigurer l’école de ski. Le mouvement entretenu comme dans une ruche réchauffe les petits suréquipés en vêtements gonflants. Les parents enfin libérés skient rassurés en pensant que leur enfant ne perd pas son temps.
Les enfants sont fascinés par la neige, principalement tombante. Tout contribue à son importance sous forme de paradoxe : élément saisonnier pas toujours disponible, fragilité physique et sensorielle, couleur, consistance et température curieuses, fondante, allégorie de la période de Noël et surtout jeux permis ou interdits puisque soumis à l’autorisation parentale. « Là où il est interdit de jeter des pierres, la neige autorise qu’on lance des boules. La partie de luge prime les devoirs. Le plaisir de la neige prime le Devoir tout court » (Durand, 1953).
En bref, une anthropologie de la neige commencerait dans une attention particulière à l’enfance explorant les possibilités de cette pâte à modeler venue du ciel.
Cette diversité visitée et non complète des usagers de la neige insiste sur son caractère impossible à la définir seulement comme une réalité physique perçue également par tous. Selon le moment ou l’activité, le rapport à la neige peut être très variable : une dynamique issue de cet élément nous conduit à être nous-mêmes très actifs. Est-ce là une explication à la fascination enfantine et qui perdure bien après ? Le recours à une sociologie de la neige était indispensable pour croire à l’importance d’une relation corporelle intense à la base de ce qu’on va rechercher en se rendant dans les stations hivernales certes, mais aussi afin de comprendre ce que font ensemble tous les acteurs [6] ?
Dites-moi quelle neige vous recherchez...
J’ai recueilli des paroles de neige auprès de personnes qui à mes yeux possédaient une expérience d’amateurs engagés dans leur pratique plus qu’un rapport d’usager, (comme on peut l’être pour un moment de la vie quotidienne, par exemple : être usager des transports publics...). L’idée était de rendre saillantes moins les pratiques que la relation corporelle à la neige. Le vécu en somme sur un fond intentionnel.
Que représente la neige pour des responsables des pistes de ski de fond, des skieurs sportifs de haut niveau, des alpinistes himalayistes, des techniciens des canons à neige, des expéditeurs polaires ?
Très vite, l’enquête sociologique a montré ses limites dans le fait qu’au sein même de ces statuts se découvre progressivement une histoire singulière du rapport à la neige. Ainsi on verra comment l’imaginaire va s’affirmer progressivement dans le cheminement des questions posées allant de « quelles sont vos activités dans la station ? » à « en fait, la neige : pouvez-vous m’en dire un peu plus... ? ».
Enfin, l’imaginaire ( comme constellation des images et des représentations passées, présentes et à venir ) s’élaborant sur le vécu corporel, complète l’action sur l’objet ou sur l’élément naturel ; celle-ci, beaucoup plus facile à recueillir, se dilue dans une représentation plus ancienne dans le passé de la personne rendant l’enquête ethnographique plus généralisable, d’où la nécessité d’une catégorisation.
Quatre catégories de représentations se dégagent de ces entretiens. Les informateurs les combinent entre elles. L’aspect polymorphe de la neige apparaît souvent dans la même phrase et confirme la complexité de ce rapport corporel pourtant quotidien de ces spécialistes à leur pratique :
Une neige-élément
Comme l’eau, le feu, la terre et l’air, la neige est un complément des quatre éléments naturels comme les a décrits G. Bachelard (1987) : « Elle tombe d’un ciel bas à gros flocons, elle nous enveloppe dans un doux cocon [7] ». Dans ce statut cosmique et fondamental la couverture neigeuse, selon ce que disent les canadiens, transforme le paysage en changeant l’homme : « Dès que la neige arrive, le corps se transforme, après deux ou trois jours de transition on a plus froid, les premières neiges indiquent que quelque chose a changé [8] ». Le corps est régénéré par « La neige fraîche qui n’a pas encore été tracée, associée à une couleur bleue par les lumières de l’aube et du crépuscule [9] surcharge les arbres. » La neige nivelle le paysage en masquant le sol. L’engourdissement qu’elle provoque est en phase avec le ralentissement de tous les mouvements. Le silence ouaté qui accompagne sa chute ou les sifflements de la bise active les sens. Les analogies entre le corps et le paysage enneigé sont fréquentes. Reprenant les métaphores montagnardes la neige l’habille d’un « manteau », adoucit ses reliefs en les maquillant de couleurs vives, matérialise le vent et sculpte des formes évocatrices. On retrouve ainsi un vieil anthropocentrisme paysager qui inspire les dessinateurs de cartes postales. L’imaginaire est sollicité par les flocons tourbillonnants comme un essaim d’insectes menaçants. La neige soufflée étouffe et fait suffoquer, elle aveugle le marcheur qui peut perdre son chemin, elle brûle comme le feu par les gelures ressenties trop tard. La neige-élément est évoquée en premier par tous les informateurs comme ce qui leur donne une sérénité profonde souvent reliée à des souvenirs d’enfance. Il reste à interpréter d’où provient ce calme dit « naturel » si proche du surnaturel par la magie qui l’entoure ?
Une neige-matière
Cette distinction apparaît lorsqu’un projet d’action prend le relais de sa simple contemplation. « Pour choisir le bon fart, je fais une boule de neige, le bruit et la consistance de la neige en la serrant dans ma main me renseignent sur ce qu’il faut prendre [10] ». L’alchimie de la recherche de la meilleure glisse suppose une longue expérience de la matière par les skieurs qui s’échangent (ou se cachent) des secrets quasi magiques au cours de pratiques rituelles la veille des courses [11]. Il n’y a pas seulement un rêve de performance dans le fartage, mieux glisser c’est prévoir l’état de la neige et de plus, sa probable transformation. La prévision fait appel à la mémoire, le cycle du temps est bouclé pour ces préparateurs-chamanes qui accompagnent en coulisse les dieux du stade blanc.
Les mécanismes déclencheurs des avalanches font l’objet d’études scientifiques en liaison avec la physique de la neige mais la neige-matière garde pourtant une partie de son mystère par les transformations rapides et irréversibles de ses différents états. « La matière n’est pas une pensée, un esprit momentanément figé, mais bel et bien l’obstacle qui arrête et étonne la pensée. (...) La neige apparaît comme un obstacle épistémologique, c’est à dire une matière qui ne se laisse pas classer et mépriser en tant que simple eau gelée » (Durand, 1960 : 617).
Matériau de construction pour les enfants, lors de l’édification d’un igloo et d’un bonhomme, ce trésor pédagogique recèle une part de naturel incompressible, le reste étant dans l’aventure des sens corporels confrontés à l’instabilité de la matière.
Le pouvoir que l’on réussit à prendre sur la neige est subtil du fait de sa fragilité. La neige est bien un état de transition entre l’eau et la glace et pourtant elle n’en a pas les mêmes propriétés. Cette eau qui ne coule pas, ce froid qui brûle, et ce flocon qui perd sa forme en touchant la peau nous renvoient à notre corps autrement que le sable, l’eau ou le métal. De là à penser que le temps est emprisonné dans la neige-matière... et son épiphanie est troublante. C’est probablement ce que font les enfants en renouvelant sans cesse l’expérience de sa fusion ?
Une neige-substance
La neige artificielle, produit technologique jugé indispensable pour raisons économiques a soulevé d’importants débats [12] sur les conséquences liées à l’environnement montagnard par les « canons [13] ». Cet aménagement est utilisé dans cent quatre-vingt stations de ski en France. Constatant l’impact de cette nouvelle poudre blanche dans le discours des « amateurs » de neige, la notion de substance permet de renforcer le sens attribué aux propriétés de la matière et son aspect de produit chimique à des fins d’une « industrie de la neige ». Ce néologisme marque bien la difficulté soulevée dans les représentations d’une neige que l’on ne veut pas confondre avec la neige naturelle. Ainsi on parle de « neige de culture », voire de « neige mécanique ». Un sens ancien du mot substance venu du latin (Rey, 2000) contient le sens de « biens, de fortune, d’aliments de nourriture » ce qui n’est pas très lointain du fameux « or blanc » déjà évoqué. Pour un responsable d’une station équipée de deux cent trente canons, il faut « Jongler avec les réserves d’eau, la météo et les vents capricieux pour recouvrir les pistes d’une neige de culture devant s’amalgamer avec la neige naturelle ». Ce nouveau métier de maître d’enneigement suppose une compétence étonnante : dix qualités différentes de cristaux peuvent être fabriquées selon les conditions avec des canons grondants toute la nuit. De plus, les engins de damage exigent cet amalgame nocturne afin de livrer des pistes parfaites aux usagers du lendemain. Le bruit et l’éclairage des pistes créent une ambiance surréaliste de boulevard périphérique urbain incliné où la neige domestiquée obéit aux machines écrasantes...
« Palper du pied la neige, la sentir, la regarder, se fondre dedans, écouter son silence, c’est au fond comprendre son identité » il s’agit bien comme nous dit un himalayiste, d’une reconnaissance de critères distinctifs que la neige artificielle ne possède pas. « La neige artificielle n’est pas douce [14], elle ne fait pas rêver » pour cette skieuse de haut niveau, mais « on peut s’en accommoder pour les compétitions. A ce moment là, je ne vais pas rechercher la même chose » confirme un champion, cadre fédéral et enseignant à l’université. Curieusement, la neige des canons souligne les vertus de la neige naturelle et personne ne souhaite être dupe d’une analogie [15] trop rapide.
Une neige-substrat
Cette dernière catégorie apparaît comme une surface du loisir sportif lorsque la neige n’est pas évoquée comme un drame des transports routiers. Une fois de plus le caractère paradoxal de la neige est renforcé par le fait que l’on veut rouler et aussi glisser sur un substrat non intégré à notre culture. La neige reste un événement extérieur décrit comme redoutable à l’inverse des canadiens ou des scandinaves qui l’ont parfaitement intégré.
Un expéditeur polaire (Lièvre, 2003), montre comment l’agencement de la neige autour de la tente évite son arrachement par les blizzards violents en favorisant une température plus élevée à l’intérieur. Comme dans tous les milieux endurcis par des conditions de vie plus rudes, une culture d’adaptation à la neige existe dans le milieu montagnard. La neige adoucit le discours des paysans sur le froid hivernal, alors qu’elle enflamme la violence des médias sur le blocage des autoroutes.
La neige de surface est une sorte de deuxième peau pour les glissades et la glisse qui sont la recherche d’une transformation magique de notre rapport à la verticalité. Ainsi on peut enfin prolonger l’appui au sol en échappant un peu plus longtemps à notre destin d’animal redressé : la chute.
Avant d’être de la glace bien horizontale, la neige offre des espaces de jeux inclinés avec la pesanteur : descente surtout mais aussi ascension, dans le cas des attelages de traîneaux et du ski nordique : plaisir étonnant de glisser en montant, comme le surfeur « remonte » la vague, le fondeur et le snow-boarder défient la pente qui se redresse pour trouver le point de rupture et effectuer le demi-tour dynamique avant de redescendre. « Rien n’est plus triomphant que de franchir les bosses facilement » nous dit ce fondeur expérimenté...
La neige est un ruban glissant imprimé sur les photos des prospectus de syndicats d’initiative. Elle perd son épaisseur et sa consistance pour devenir une interface du rêve de déplacement idéal : au moindre effort et au plus proche du sol.
L’attention portée à l’épaisseur de la neige oscille entre deux tendances : Plus elle est épaisse et plus elle garantit l’avenir de la saison en masquant tous les reliefs du sol, mais en même temps elle ne doit pas perdre ses qualités de substrat de glisse. Les informateurs témoignent de deux qualités différentes indispensables : celle de l’enfouissement recherché dans le ski hors-piste et celle du tassement résultant du damage approprié à proximité des remontées mécaniques. Si ces deux tendances s’harmonisent assez souvent, l’annonce du risque d’avalanche apparaît comme un rappel pénible d’une neige désobéissante qui n’est pas le seul substrat domestiqué pour la vitesse. Lorsque l’on réduit la neige à sa surface on s’éloigne de l’élément et de la matière. Ainsi s’expliquerait une compensation possible par les performances sportives qui entretiendraient le désir qu’elle incite ?
Un symbolisme nivologique revisité
Si l’on considère avec Durand (1960) que nous fonctionnons dans une re-présentation de la neige et non dans une présentation de l’élément primaire, nous sommes conduits à envisager ces quatre catégories ordonnant les propos et les habitus comme la partie visible d’un imaginaire de la neige à l’œuvre dans notre histoire et dans notre culture.
Demandons à Jean Malaurie [16] d’exprimer le symbolisme nivologique qui le pousse vers le Grand Nord : « Sans doute , en raison de la neige qui le recouvre, le Nord est un espace virginal, un monde primordial. Du point de vue de l’Occident, c’est un lieu qui rapproche du ciel, un espace de régénérescence et de paix. C’est la raison pour laquelle on ne va pas vers le Nord : on monte vers lui. En revenant, chacun se sent marqué, un peu comme nimbé d’une sorte d’auréole à l’image de quelque saint du portail de Chartres. La Terre elle-même, tout autour du cercle polaire, semble aussi surmontée d’une auréole sacrée. »
Rapporté à nos régions, l’imaginaire de la neige transparaît dans la langue [17] usuelle dont on a vu qu’avant de devenir une neige de culture, on pouvait être blanc comme neige, fondre comme neige au soleil, faire boule de neige. Les Inuits ont une quarantaine de mots pour désigner la neige. Nous avons quelques adjectifs pour exprimer ses états : compacte, croûtée, durcie, fondante, fraîche, tassée, tôlée, etc. et quelques analogies culinaires : les œufs à la neige, la neige de crème qui n’ont rien à voir avec la neige carbonique ou la blanche désignant la cocaïne... Quelques propositions finales peuvent compléter les catégories ethnographiques retenues et rejoignent une phénoménologie qui de près ou de loin, imprègne les pratiques :
Une temporalité cosmique :
La neige présente de multiples aspects du temps et de la durée. Elle peut être « éternelle », c’est à dire au delà des atteintes du soleil, de la pluie saisonnière, symbolisant le retour cyclique donc la régénérescence et la disparition. La limite terre-neige donne une idée de la hauteur de la montagne et de tous les interdits liés à sa transgression. La limite pluie-neige est une véritable ligne de flottaison du navigateur routier.
La neige est une machine à remonter le temps : les strates empilées sur les séracs des glaciers polaires figurent les péripéties du calendrier géologique et les carottes glaciaires renseignent de la composition de l’air respiré par les pingouins d’il y a quelques millions d’années... La trace éphémère laissée par le skieur sur les flancs de la montagne fixe l’esthétique de la courbe, la révèle à la communauté ébahie... tout comme la trace de l’animal est une promesse d’abondance pour le trappeur. La symbolique des formes épouse les dimensions infinies de l’univers. Le flocon est une étoile miniaturisée, la pensée galactique peut s’envoler dans les nébuleuses sidérales.
L’empreinte du sacré :
Dans ses qualificatifs sacrés la neige étonne par la force des clichés : immaculée, vierge, purificatrice, elle donc associée à la blancheur, à l’éblouissement, à la phosphorescence. La neige angélique orne les rituels religieux accompagnant la période de Noël. Le solstice d’hiver n’est supportable que par sa présence ; on entend dire « Qu’il manque quelque chose à un Noël sans neige... »
Dans ses qualificatifs profanes, le silence engendré par le manteau neigeux et le fracas de l’avalanche témoignent d’une relation cataclysmique à la nature : l’enfouissement final suivi du silence absolu. La neige s’ouvre au sublime romantique : les œuvres des peintres Turner et Friedrich, par exemple, sont un nouveau regard porté sur des paysages crépusculaires aux horizons impossibles à repérer dans la tourmente. Par cette confusion du ciel et de la terre, comme par les menaces de la neige suspendue aux pentes abruptes, les artistes vont brouiller les limites rationnelles du paysage en renvoyant le spectateur à son propre vertige intime.
La neige euphémise les perceptions sensorielles, amortit le pas et génère la pensée juste. Marcher sur la neige est un nouvel apprentissage capable de transcender le randonneur modeste ou l’expéditeur des déserts glacés [18].
L’imagination travaille la neige et dépasse souvent le pouvoir de la parole. A l’inverse du sable, de la pierre et dans une certaine mesure du bois, la neige nous ressemble : elle est nomade et venue du cosmos. Fragile et éphémère, la religiosité lui accorde l’éternité, mais menacée par le soleil d’Icare, elle est trop humaine dans ses passions torrides et se condamne à changer d’état.
« Le printemps c’est quand la neige fond et qu’elle repousse en gazon »
Paroles d’enfant