Juan Sánchez, un artiste engagé en quête d’identité et de mémoire

Résumé

Depuis 1898, l’île de Puerto Rico est un territoire des Etats-Unis considéré comme “étranger d’un point de vue intérieur”. Au bénéfice de la citoyenneté américaine, ses ressortissants ont migré en masse vers le continent, à New York plus particulièrement ; ils ont développé — au fil des générations — une forme de transnationalisme culturel marqué par le statut politique ambigu de cette île des Caraïbes. Pour saisir les processus identitaires vécus par la collectivité portoricaine dans ce contexte spécifique, cet article brosse le portrait d’un artiste âgé d’une cinquantaine d’années, un descendant de migrants de première génération installé à Brooklyn ; il décrit son histoire familiale et ses engagements politiques, culturels et sociaux, tout en portant l’attention sur la difficile question de la mort, de la mémoire et des retours posthumes pour réfléchir au sentiment d’appartenance.

Abstract

Since 1898, the island of Puerto Rico is a territory of the United States considered as “foreign in a domestic sense”. As American citizens, its inhabitants migrated en masse to the continent, particularly to New York City ; they developed - over generations - a form of cultural transnationalism marked by the ambiguous political status of this Caribbean island. To grasp the identitary processes lived by the Puerto Rican community within this specific context, this article paints the portrait of one artist in his fifties, a second generation Puerto Rican living in Brooklyn ; it describes his family’s story and his political, cultural and social commitments, focusing notably on the difficult question of death, memory and posthumous returns to think about the sense of belonging.

Sommaire

Table des matières

« L’orientation de mon travail est clairement politique, mais je veux que celui-ci soit également perçu comme art ; je veux créer une expérience chez le spectateur en instrumentalisant la couleur, la texture, la composition et le concept. Quand une personne s’approche d’une œuvre, je veux qu’elle reste avec cette dernière, que cette personne en garde, lorsqu’elle s’en va finalement, une charge émotionnelle et intellectuelle » [1]

Prologue

De septembre 2003 à décembre 2005, j’ai réalisé une recherche de terrain à New York et à Puerto Rico sur les rapatriements posthumes des migrants portoricains [2]. Intéressé par les enjeux identitaires que soulève la mort des membres de cette communauté aux Etats-Unis (Berthod, 2006a et 2006b), j’ai cherché à comprendre la signification que revêt le choix du lieu d’inhumation tant pour les migrants de première génération que pour leurs descendants. Dans ce contexte, j’ai rencontré divers Portoricains qui, à partir de leurs expériences respectives du déracinement et de l’acculturation, se sont publiquement engagés dans la défense de leurs intérêts culturels, politiques ou sociaux en ville de New York ; parmi eux, j’ai eu le plaisir et la chance de côtoyer l’artiste Juan Sánchez, dont les travaux témoignent particulièrement bien de la continuelle quête d’identité et de mémoire que vivent les membres d’une collectivité portoricaine divisée entre son île tropicale et le continent américain.

J’ai connu Juan par l’intermédiaire d’Alma, son ex-femme. Cette dernière, fondatrice et directrice d’une association artistique qui aide les drogués et les malades du sida de la communauté portoricaine de Bedford-Stuyvesant — à Brooklyn — à se reconstruire sur un plan identitaire par le développement d’activités musicales traditionnelles de la culture insulaire, m’a parlé de la situation de feu son ex-belle-mère, rapatriée de New York à Puerto Rico [3] pour y être enterrée. Elle se souvenait qu’il n’y avait que très peu de fleurs lors des funérailles, tout l’argent collecté — près de 2000 dollars — ayant servi à couvrir les frais de voyage des différents membres de la famille. Elle m’a ainsi proposé d’entrer en contact avec Juan qui a vécu ce rapatriement avec une très vive émotion.

Artiste peintre et professeur d’université, Juan m’a reçu durant quelques après-midi d’août 2004, puis en décembre 2006, dans son bel atelier du Dumbo à Brooklyn [4], où sont entreposées ses oeuvres les plus récentes. Celles-ci, réalisées sur d’imposants formats au moyen de techniques diverses (sérigraphie, gravure, collage, lithographie), mettent en scène des personnalités célèbres pour leurs actes de résistance politique ; elles s’appuient sur une thématique figurative et narrative qui traverse l’ensemble de la démarche artistique et engagée de Juan. Ce dernier mobilise en effet des contenus liés à l’histoire de la colonisation, aux mouvements de lutte pour l’indépendance portoricaine, à l’identité culturelle et à la spiritualité.

La conjugaison de ces éléments reflète l’intense questionnement que nourrit l’artiste sur les notions d’hybridité, de déracinement et de métissage. Percevant nos entretiens comme une occasion de prolonger son questionnement identitaire dans une nouvelle direction, Juan est volontiers revenu sur l’histoire migratoire de sa famille et a évoqué avec beaucoup de générosité les enjeux soulevés par le rapatriement de sa mère, « personne la plus influente de sa vie » et source de sa « profonde identité portoricaine », comme cela est indiqué dans le catalogue de l’une de ses expositions réalisée en 1998 [5].

“Zone de confort” portoricaine à Brooklyn

Juan est né, a grandi et a vécu toute sa vie à Brooklyn. Agé de 50 ans, il a toujours habité des communautés à large dominance hispanophone — Brownsville, Bedford-Stuyvesant, Bushwick — généralement formées de migrants portoricains de première génération venus s’installer à New York durant les années 1950 et 1960. Juan se rappelle avoir constamment baigné dans un environnement protégé, proche du mode de vie insulaire : « c’était très facile pour ces migrants de préserver leur identité culturelle ; ils s’accrochaient véritablement à leur communauté, ne perdaient jamais de vue leurs traditions, c’était une pratique quotidienne. En surface du moins, il s’agissait d’une zone de confort : les barbiers, les salons-lavoirs, les journaux, les boulangeries, les épiceries, les botanicas [6], les magasins de fleurs étaient tenus par des Portoricains qui les nommaient d’après leur ville d’origine, suspendaient des drapeaux partout et placardaient des affiches de Puerto Rico dans tous les coins ».

Dans ce contexte, Juan développa l’espagnol comme langue maternelle : « tout se passait pour moi comme si j’étais né à Puerto Rico ». Ses parents ne pratiquaient d’ailleurs guère l’anglais. Au début des années 1950, tous deux avaient quitté la région de Ponce, deuxième ville de l’île située sur la côte sud ; sa mère, veuve très jeune à la suite d’un premier mariage conclu avec un militaire, était venue vivre à New York où elle rencontra le père de Juan, arrivé quelques temps auparavant aux Etats-Unis et où il n’y avait pas d’autres membres de la parenté. Juan précise que les liens qu’il pouvait dès lors tisser avec son pays d’origine se limitaient à de la correspondance, à des coups de téléphone, aux histoires racontées par ses parents. A l’âge de 5 ans, puis une nouvelle fois à l’âge de 8 ans, il eut tout de même la possibilité de rendre visite à sa famille de Ponce. De cette première expérience insulaire, Juan affirme n’avoir gardé que des souvenirs flous : « ce dont je me rappelle le plus est la pauvreté, parce que la plupart de mes oncles allaient pieds nus ». Il ne retourna à Puerto Rico qu’une bonne vingtaine d’années plus tard.

Vers 1965, le père de Juan — un « coureur de femmes » — quitta le foyer familial. Privés du soutien des grands-parents, tous décédés à Puerto Rico, la mère et ses trois enfants — mon interlocuteur est l’aîné de la fratrie — survivaient alors péniblement avec les subsides des services sociaux. Dans ces circonstances, Juan dit s’être très tôt senti investi du rôle de père protecteur ; il relève néanmoins n’avoir pas su être attentif à l’isolation de sa mère qui, durant cette période difficile sur un plan économique, exprimait continuellement le désir de rentrer à Puerto Rico pour retrouver « un environnement plus familier, un climat plus clément ». Mais Juan estime qu’il n’était pas en mesure de considérer à sa juste valeur le désir de sa mère — ni d’y répondre concrètement d’ailleurs — d’autant plus que le pays d’origine de ses parents restait très éloigné de son quotidien : durant sa prime adolescence, Juan était « fier d’être portoricain, mais cela restait quelque chose de très abstrait, de très imaginé ».

A la suite de sa scolarisation, Juan s’assimilait progressivement au mode de vie de l’un des quartiers les « plus durs de Brooklyn », faisant bientôt de l’anglais sa langue principale. Il s’éloignait de plus en plus de sa première zone de confort portoricaine. En classe par exemple, il percevait une grande différence culturelle avec les jeunes Portoricains qui débarquaient à New York et ne partageaient pas encore la même réalité sociale que lui. Ces nouveaux migrants restaient à ses yeux une curiosité, non sans provoquer parfois chez lui un sentiment de rejet. Juan fait remarquer à ce propos que les différences s’établissaient moins sur une base ethnique ou nationale que raciale. En tant que Noir — et bien que les Afro-américains eussent toujours noté ce qui les séparait de lui — il dit ne pas être arrivé à s’identifier à ces enfants insulaires qui ne parlaient pas l’anglais, mais un espagnol perçu comme « parfait ». Ces derniers étaient toujours mis à distance : « même si quelques-uns venaient d’une agglomération urbaine comme San Juan, ils restaient des hillbillies [7] qui portaient des pantalons toujours trop courts et des chaussettes blanches ». Avec du recul, Juan estime que « ceux de l’île incarnaient quelque chose que nous n’étions pas [...]. A un niveau inconscient, ils représentaient une entité qui était complète, car nous avions beaucoup de vides en termes d’identité ».

L’émergence d’une sous-culture

S’il ne parvenait pas à s’identifier aux migrants Portoricains natifs de l’île, Juan relève avoir en parallèle toujours résisté — tout comme les personnes se retrouvant dans la même situation que lui — à l’idée de devenir « purement américain : nous prenions ce que nous voulions de la culture américaine ; non pas qu’il fût question d’en être fier, mais nous étions simplement capables de la prendre et de nous l’approprier, de la faire nôtre » [8]. En fait, les Portoricains de deuxième génération, nés à New York dans les années 1940 et 1950, au contact des communautés afro-américaines, commençaient à développer une nouvelle sous-culture : « dans la musique, on mélangeait des rythmes latins des Caraïbes, rocks et afro-américains ; nous avons “portoricanisé” la langue, la musique, un mode de vie ».

La question de la langue était particulièrement révélatrice à cet égard. En effet, Juan perdait progressivement l’usage de l’espagnol pendant son adolescence, même si sa mère lui répondait toujours dans cette langue. Avec ses frères, il commençait à parler uniquement en anglais avant de réapprendre l’espagnol, bien des années plus tard ; actuellement, il dit changer fréquemment de code linguistique avec eux. Mais au-delà du changement de code, c’était bien — durant la scolarité obligatoire du moins — l’apprentissage d’une forme syncrétique entre l’anglais et l’espagnol, le spanglish [9], qui signalait son immersion dans une sous-culture émergente, propre aux descendants de migrants portoricains : celle des Nuyoricans.

Plus globalement, au moment de fréquenter sa High School, l’importance de cette sous-culture lui fut véritablement révélée. Durant cette période, Juan était au contact des activistes qui demandaient l’établissement de cursus d’études portoricaines et dénonçaient la situation coloniale de Puerto Rico. Il rejoignit même leurs rangs, participant aux manifestations et à tous les actes de protestation — parfois violents — contre les formes de discrimination raciale et sociale. Si l’engagement de Juan le mettait parfois en position difficile avec les autorités américaines, il lui permettait surtout de découvrir les mouvements de revendication qui s’exprimaient au travers d’activités culturelles, la musique et la poésie en particulier. En fait, Juan affirme avoir su très tôt qu’il souhaitait s’engager dans les arts. Sa mère — et à un certain degré son père aussi — l’encourageait toujours dans cette voie car elle percevait toute forme d’éducation supérieure comme un chemin vers une meilleure situation sociale : « mes deux parents venaient d’une classe de travailleurs très pauvre, dans une région de Puerto Rico où il y avait une forte densité de population noire ; ils n’avaient pas eu d’éducation. En plus, ils n’étaient pas toujours conscients des enjeux liés à la poursuite d’une carrière artistique ».

A la fin de sa High School, Juan fut admis à l’Université d’art et de design Cooper Union, située à St-Marks Place, à Manhattan. Cette admission induisit d’importants changements, car il devait se familiariser avec un milieu complètement différent : « d’où je venais, c’était essentiellement Noir et Latino ; maintenant j’étais dans un environnement beaucoup plus sophistiqué où j’étais soudainement devenu minoritaire : il y avait peut-être quatre ou cinq Portoricains dans l’école, et autant de Noirs. Pour le reste, il n’y avait que des Blancs. Culturellement, c’était tout un autre monde ; les autres étudiants avaient voyagé en Europe avec leurs parents, et quand les professeurs faisaient référence à certains livres, à un artiste particulier, tout le monde les connaissait, pas moi ». En comparaison avec les activités culturelles développées par les descendants de migrants portoricains — au Nuyorican Poets Café [10] par exemple — les contenus théoriques dispensés à Cooper Union et les travaux artistiques réalisés dans les studios de l’école paraissaient trop « eurocentriques » et trop « aliénants » aux yeux de Juan.

L’attirance de ce dernier pour les mouvements militant en faveur de la création de cursus universitaires adaptés à la communauté portoricaine — mais également afro-américaine — en vue de promouvoir la réussite de leurs membres dans l’éducation supérieure, fut dès lors renforcée. Juan fait remarquer qu’il suivait les cours à Cooper Union durant la journée tandis qu’il rejoignait, le soir, les activistes portoricains sur les campus du Brooklyn College ou du Hunter College : « au début, c’était un peu difficile car ils savaient où j’étais inscrit. Mais par la suite, je prenais des photos qui ont été très utiles pour leur propagande et j’étais complètement assimilé ». Juan cherchait par ailleurs à concilier sa réflexion sur ces mouvements sociaux et sur la question portoricaine avec son travail artistique : « mais très peu d’enseignants me soutenaient dans cette démarche ; la plupart cherchaient même à me décourager. J’ai senti une sorte de rejet qui, dans le même temps, m’a donné l’impulsion nécessaire à continuer dans cette voie. Car il devenait clair pour moi qu’il existait une forme de racisme dans l’école ; il y avait une perspective élitiste, des privilèges de Blancs, ceux des hommes surtout ».

Au début de ses vingt ans, Juan était proche des partis politiques portoricains radicaux qui ne refusaient pas la lutte armée. Un tel engagement en faveur de la nation portoricaine lui permettait de nourrir la réflexion qu’il entretenait sur ses problèmes d’appartenance et d’identité. Juan affirme avoir en effet ressenti la nécessité d’approfondir son lien avec ses origines : « je prenais de plus en plus conscience que je n’étais pas complet. En d’autres termes, je savais que j’étais portoricain, mais je ne savais pas ce que cela pouvait bien être [...]. Je commençais à réaliser qu’il y avait toute une série de questions auxquelles je ne pouvais pas répondre, que je vivais dans une certaine ambiguïté identitaire que je n’arrivais pas à saisir, à articuler. Pour commencer, je ne savais même pas pourquoi mes parents étaient venus dans ce pays. J’avais aussi du ressentiment à leur égard, car je ne comprenais pas pourquoi ils étaient venus à New York car c’était, parfois, terriblement difficile. J’ai alors cherché à mieux m’informer, à trouver des réponses à ces questions. Je les ai obtenues dans ces formes d’activisme ».

Juan insiste par conséquent sur la nécessité de connaître l’histoire de son peuple, non seulement pour renforcer le sentiment identitaire des Portoricains, mais aussi pour améliorer leur condition de vie : « la reconnaissance du fait que Puerto Rico est une colonie des Etats-Unis, que nous sommes des colonisés, que ces conditions existent, nous oblige à une prise de conscience, à avoir la volonté de lutter non seulement pour améliorer notre vie, mais aussi pour améliorer la façon de favoriser l’accès des membres de notre communauté à l’école, à l’éducation ».

Concrétiser l’identité portoricaine

Durant sa jeunesse, l’engagement de Juan relevait d’une quête intellectuelle et identitaire ; celle-ci était empreinte d’un militantisme qui n’était pas toujours bien compris par son entourage, par son père notamment, peu favorable à l’indépendance politique de son île natale. La mère de Juan craignait pour sa part les ennuis que pouvaient apporter les activités militantes de son fils tandis que ses frères, s’ils soutenaient sa démarche, ne passaient pas par les mêmes modes d’assimilation à la culture portoricaine. Selon mon interlocuteur, ces derniers étaient beaucoup plus proches des traditions insulaires “populaires” ; leur rapport à Puerto Rico s’établissait par la salsa et la fête et non pas par une recherche intellectuelle.

Juan estime avoir été très conscient du type de rapport qu’il entretenait avec ses origines. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il voulut vivre un jour à Puerto Rico. Au début des années 1980, il avait déjà entrepris un premier voyage dans l’île pour reprendre contact avec la famille de sa mère. S’il en garde un « souvenir magnifique », Juan fait surtout remarquer que cette expérience avait réactivé en lui un complexe d’infériorité identitaire, car son espagnol n’était pas très bon, ce qui l’avait mis dans l’embarras. En outre, il n’avait pas échappé aux étiquettes que les insulaires lui accolaient : « je passais pour le Nuyorican ; on riait souvent de moi. Ce terme était dénigrant, alors qu’il m’apparaissait comme positif à New York ». Juan se défendait contre ces tentatives de dénigrement en rappelant que l’espagnol aussi était une langue de colonisés et qu’il fallait sortir d’une conception étroite de la nation portoricaine, car le sentiment d’appartenance identitaire n’a — dit-il — rien à voir avec le territoire ou la langue contrairement à ce que soutiennent bon nombre d’intellectuels portoricains.

Pour mon interlocuteur, le lieu géographique importe finalement peu dans la construction d’une identité portoricaine : « notre conscience d’être portoricain n’a rien à faire avec le territoire. Si nous regardons les membres de la diaspora africaine, s’ils sont nés à Cuba, en Caroline ou en Afrique, c’est toujours un Noir qui dérive de ce dernier continent ; si les cloches sonnent le rassemblement, s’il y a un appel pour tous les Juifs par exemple, peu importe où ils sont nés ou quelle langue ils parlent : ils se rassemblent tous et font front commun ». Juan pense ainsi que le problème des Portoricains de la diaspora tient au fait que ces derniers sont amputés d’une partie de leur identité. Il argumente sa position en prenant exemple sur sa fille de quatorze ans, actuellement confrontée à des difficultés scolaires en anglais. Ses instituteurs, des Afro-américains, ont suggéré à Juan qu’elle abandonne l’apprentissage de l’espagnol, ce qui a considérablement fâché mon interlocuteur : ce dernier me signale en effet que les instituteurs blancs avaient tenu le même discours à sa propre mère une trentaine d’années plus tôt à son sujet.

Contre ces tentatives d’« amputation de l’identité des Portoricains », Juan fait donc acte de résistance. Il part du principe qu’il n’existe aux Etats-Unis qu’une simple juxtaposition des communautés et non pas une véritable assimilation. C’est pourquoi il est si important de connaître et d’affirmer son identité d’un point de vue communautaire. Si un effort considérable a été fait dans ce sens par la diaspora portoricaine de New York, Juan redoute néanmoins le manque d’intérêt des générations suivantes pour cette question : « maintenant, un autre phénomène se produit. Beaucoup s’identifient comme Portoricains Américains, ou simplement comme Américains. C’est décevant pour beaucoup d’entre nous parce qu’il y a comme une détérioration d’une génération à l’autre, surtout que la plupart des membres de la communauté vivent toujours dans une extrême pauvreté ; en pourcentage, les Portoricains sont toujours au bas de l’échelle sociale, politique et économique » [11].

Juan constatait d’ailleurs l’ampleur qu’avaient pris les problèmes liés à la drogue, au sida et à la violence, au sein de sa propre famille. Plusieurs de ses parents — dont un demi-frère — perdirent en effet la vie dans des conditions dramatiques, à la suite de règlements de compte notamment. Il souligne par conséquent la nécessité de sortir de ce contexte de violence et de pauvreté qui passe — selon lui — d’une génération à l’autre : « nous devons comprendre notre culture portoricaine ; d’où nous venons, notre histoire. Car les gens sont fragmentés en tant qu’individus, ils sont complètement détachés de leur culture et de leur histoire [...] Le but du colonialisme est justement de nous maintenir sous un nuage d’ignorance : sans culture, sans langage, sans histoire, nous ne sommes rien, nous sommes zéro ». C’est d’ailleurs ce que Juan cherche à montrer dans ses œuvres : « c’est une façon de retourner à mes origines ; d’autres personnes se sont alors reconnues dans ma démarche ».

Pour Juan, vivre à Puerto Rico ne constitue donc pas un enjeu fondamental. Au début des années 1990, il postula, certes, auprès de différentes institutions pour enseigner les arts ; il relève avec rancœur que, lors d’un concours, on lui préféra un jeune diplômé pour des motifs politiques, malgré un succès professionnel d’envergure internationale [12]. Juan affirme que cet échec l’a quelque peu découragé : « j’ai mis ça en attente, même si je garde toujours un œil sur la possibilité de rentrer ». Contrairement aux natifs insulaires qui aspirent à passer leur retraite à Puerto Rico et à y mourir, Juan n’entretient pas du tout cette ambition, ni cet attachement nostalgique et physique à la terre, au sol portoricain. En fait, la question du retour est étroitement liée à une perspective professionnelle : Juan souhaite vivre dans un environnement tropical pour créer, ce qui marquerait un contraste important avec le « dur milieu urbain » dans lequel il a toujours habité et qui « a un effet incroyable sur le langage visuel ».

Vers une complétude posthume

Le rapport que Juan développe avec Puerto Rico révèle son désir de réalisation de soi et la nécessité qu’il ressent à vivre un sentiment de complétude : mon interlocuteur pense dès lors qu’un retour posthume dans l’île serait l’occasion de retrouver ce que les migrants ont laissé derrière eux et qui « aurait beaucoup plus de valeur que tout ce qu’ils ont trouvé à New York ». Il aime donc bien l’idée de se faire enterrer à Puerto Rico : cela lui permettrait justement de vivre ce sentiment de complétude. Dans cette perspective, il considère qu’une inhumation dans l’île ne devrait pas résulter d’une obligation sociale, mais apparaître plutôt comme une opportunité d’achever un parcours personnel marqué par une quête identitaire constante, tout en permettant d’enraciner son expérience de la dispersion migratoire : « le territoire est la métaphore de la terre promise [...] Je ne pense pas qu’être enterré à Puerto Rico me ferait plus portoricain ». En fait, Juan estime que seule la décision — fondée sur des motifs idéologiques — de se faire enterrer à New York induit une véritable rupture en termes d’identité avec le pays natal de ses parents.

En sus de cette posture intellectuelle, il relève un autre élément décisif qui sous-tend son point de vue : le fait que sa mère — et à un moindre degré son père, mort à Puerto Rico — a été rapatriée de New York, puis enterrée à Ponce. Selon Juan, le sentiment d’achèvement identitaire se réaliserait d’autant plus que son destin posthume le réunirait à sa famille, du moins à sa mère. Il pense que l’île deviendrait alors le carrefour d’une mémoire familiale qui est non seulement dispersée aux Etats-Unis, mais également en Afrique et en Europe si l’on songe aux générations précédentes. Il rappelle à ce propos que sa mère s’identifiait volontiers à la culture africaine, mais qu’elle n’avait pas les moyens de retracer son histoire. L’identification à Puerto Rico, pour sa mère comme pour lui-même, ne sert donc qu’à se donner un point d’ancrage à partir duquel il est possible de se construire sur un plan personnel.

En évoquant les enjeux identitaires que peuvent receler ces destinées posthumes, Juan relève toutefois que la question du rapatriement n’a guère été abordée avec sa famille. Les discussions autour de la mort ont plutôt porté sur les modalités de prise en charge du cadavre : à ce propos, Juan dit vouloir se faire incinérer et rejette complètement l’idée de se faire enterrer dans un cercueil. Après avoir assisté à de nombreuses funérailles, il ne souhaite en effet plus approcher des morts « qui se trouvent, lors de la veillée, dans leur état le plus vulnérable ». Juan se rappelle d’ailleurs sa mère, embaumée dans son cercueil. Le jour de sa mort, il était arrivé à l’hôpital, où sa mère était prise en charge, quelques minutes à peine après son décès : « j’ai alors senti la chaleur de son corps et remarqué la couleur de sa peau ; j’ai ressenti une expérience très forte, presque spirituelle ». Très ému en rappelant l’image de sa mère, Juan poursuit son commentaire — ponctué par de longs silences — en mentionnant les cinq longues journées qui se sont écoulées entre la veillée qui s’est tenue à Brooklyn et celle de Ponce : « voir ma mère, cette chose froide et solide dans une boîte, qui ne ressemblait plus à elle, c’était un véritable choc ; et la voir à Brooklyn, puis à nouveau à Puerto Rico, c’était beaucoup trop ».

Juan fait en plus remarquer que le passage de tous les membres de la famille dans la chapelle du centre funéraire pour rendre leurs hommages était très pénible, d’autant plus qu’à Puerto Rico la salle était plus petite qu’à New York : « les gens étaient encore beaucoup plus proches du cercueil ». Cette proximité le dérangea beaucoup : « j’aurais bien apprécié de pouvoir préserver comme dernière image de ma mère celle que j’ai eue en arrivant à l’hôpital ». En décrivant ces aspects durant notre entretien, Juan reste songeur et se demande si c’était bien ce que voulait sa mère. Une seule chose était sûre en tous les cas : le désir qu’avait celle-ci de retourner à Puerto Rico. Pour le reste, Juan dit ne pas savoir avant de me demander, visiblement touché par le souvenir de sa mère, d’interrompre notre longue discussion.

Epilogue

Depuis le début des années 1950, un peu plus de 80’000 migrants ont effectué — comme la mère de Juan — ce voyage posthume des Etats-Unis à Puerto Rico [13]. Pour la plupart d’entre eux, ces rapatriements résultent du désir de reposer dans leur terre natale ; là où, plus spécifiquement, les souvenirs d’une enfance passée dans un village, un quartier ou une région particulière de l’île ont calibré leurs expériences de la migration, marqué les chroniques familiales et certainement contribué à faire respecter leur volonté de retour définitif. Cela pour autant bien sûr que les proches installés sur le continent acceptent que leurs parents soient inhumés loin de leur lieu de résidence, que les moyens financiers nécessaires pour couvrir les frais y relatifs soient disponibles et qu’une place ait été réservée — achetée de préférence — dans le caveau familial ou dans le cimetière de la municipalité d’origine.

Pour d’autres, notamment les immigrés de deuxième et de troisième génération ayant toujours vécu aux Etats-Unis, choisir d’être inhumé à Puerto Rico indique toute l’importance accordée à la mémoire familiale ascendante — être enterré auprès de ses parents plutôt que de ses enfants — et permet de nourrir un sentiment de complétude qui semble impossible à vivre dans le contexte politique ambigu ayant déterminé — et déterminant toujours — l’expérience migratoire des Portoricains. Les rapatriements posthumes sont ainsi l’occasion de redéfinir leur matrice de référence identitaire et, pour certains, de rompre avec cette ambiguïté bien mise en exergue dans l’œuvre de Juan Sánchez, cet artiste engagé en quête d’identité et de mémoire.

add_to_photos Notes

[1Cette citation de Juan Sánchez a été mise en exergue dans un article intitulé « Desde lo personal a lo universal : la obra reciente de Juan Sánchez » (« Du personnel à l’universel : l’œuvre récente de Juan Sánchez »), publié en 2006 par Sarah Kirk dans le numéro 20 de Artes. La revista especializada en arte caribeño (« La dirección de mi trabajo es obviamente política, pero sí quiero que se vea también como arte. Quiero crear una experiencia para el espectador instrumentando el color, la textura, la composición y el concepto. Quiero que cuando uno se acerque a una obra realmente se quede con ella, que cuando uno finalmente se vaya, quede una carga emocional e intelectual »).

[2Cette recherche a bénéficié du soutien du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique, que je remercie vivement.

[3En 1898, à l’issue de la guerre hispano-américaine, l’île de Puerto Rico est devenue un territoire américain ; ses habitants sont, depuis 1917, au bénéfice de la citoyenneté américaine. Depuis 1952, après avoir acquis le statut d’Etat Libre Associé (Estado Libre Asociado), Puerto Rico bénéficie d’une plus grande indépendance ; le Président des Etats-Unis et le Congrès américain détiennent néanmoins l’autorité politique suprême ; les lois insulaires ne peuvent pas aller à l’encontre de la législation fédérale américaine. L’histoire récente de la migration portoricaine reste par conséquent étroitement liée à la politique des Etats-Unis ainsi qu’aux transformations économiques et sociales que ces derniers ont mis en œuvre dans l’île depuis plus d’une centaine d’années ; pour plus de détails sur le statut politique de Puerto Rico, voir Grosfoguel (2003), Nieves (2004) ou Negrón-Muntaner (2007). Falcón (2004) relève par ailleurs que le nombre d’individus de la diaspora — la plupart étant encore installés dans la ville de New York — s’identifiant comme Portoricains (3,8 millions) est désormais plus élevé que celui de la population insulaire (3,7 millions).

[4Ancien quartier portuaire, le Dumbo est situé au bord de l’East River, entre le pont de Brooklyn et celui de Manhattan. C’est à partir des années 1990 que les artistes ont investi les bâtiments industriels désaffectés de ce quartier pour y installer leurs ateliers.

[5Juan Sánchez. Printed Convictions — Convicciones Grabadas, Jersey City Museum, 1998.

[6Les botánicas — ou boticas — sont des pharmacies religieuses ; elles vendent tout un attirail d’objets, des herbes, des concoctions, des huiles, des talismans, des ouvrages sur la magie, les cultes des saints, le spiritisme ; voir notamment Romberg (2003).

[7Terme dépréciatif servant à qualifier les personnes qui résident dans des zones rurales isolées.

[8Cet aspect semble désormais s’être généralisé chez les descendants des nouveaux groupes de migrants venus s’installer à New York. Dans Becoming New Yorkers. Ethnographies of the New Second Generation (2004), les auteurs montrent comment des individus de deuxième génération (Coréens, Jamaïcains, Russes, Dominicains, entre autres groupes) construisent une identité fluctuante et hybride, en multipliant les échanges entre ces différents groupes ethniques. Ces individus recourent généralement au terme « américain » de deux manières différentes : l’une pour se démarquer du monde culturel de leur parents, l’autre pour se référer aux « Native White Americans » et s’en distancer.

[9En 1956 déjà, Juan Pedro Soto a publié un récit (Spiks, 2001) sur les conditions de vie difficiles des migrants portoricains de New York en décrivant leur usage de la langue.

[10Fondé en 1973 par Miguel Algarin, ce café est toujours en activité.

[11Dans les années 2000, la communauté portoricaine est celle qui connaît effectivement l’un des plus forts taux d’individus (environ 36%) vivant au-dessous du seuil de pauvreté à New York ; cf. Center for Latin American, Caribbean, and Latino Studies and the Center for Urban Research (2004).

[12Juan a exposé en Europe et aux Etats-Unis. Certaines œuvres font partie des collections permanentes de musées prestigieux de la ville de New York. Voir la liste de ses principales expositions en fin de texte.

[13Ce chiffre provient de l’analyse des certificats de décès — tous manuscrits — des défunts rapatriés que j’ai effectuée aux archives du registre démographique du Département de la santé du gouvernement portoricain. Avant la constitution du Commonwealth de Puerto Rico, en 1952, les cas de rapatriements étaient rares ; depuis cette date, ils sont passés d’une centaine annuellement à près de 3’000 dans les années 1990, avant de connaître une légère baisse et de se stabiliser à environ 2’500 retours posthumes au début des années 2000.

library_books Bibliographie

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Liste des expositions de Juan Sánchez

http://fondoarte.webs.upv.es/Autores/Info_Autor_cas.asp?Id_de_Autor=AR


 
Divers liens Internet

http://www.ps1.org/cut/press/sanchez.html (PS1, Moma)

http://kemperartmuseum.wustl.edu/islandpress/html/A056.html (Island Press)

http://www.africaresource.com/ijele/vol1.2/jsanchez.htm (Ijele : Art ejournal)

Pour citer cet article :

Marc Antoine Berthod, 2007. « Juan Sánchez, un artiste engagé en quête d’identité et de mémoire ». ethnographiques.org, Numéro 13 - juin 2007 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Berthod_2 - consulté le 19.03.2024)
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