Le cœur brisé et les larmes noires.
Survol sur l’amour en musique

Résumé

De toutes les expériences de métissages qui ont résulté des relations entre les Européens, les Africains et les Amérindiens depuis le début du XVIe siècle jusqu’à nos jours, la musique est probablement la plus importante dans toutes les classes sociales. Introduite par les Ibériques (Espagnols et Portugais) mais « arrangée » par les esclaves africains et par les Indiens, les chansons et les danses exécutées lors des fêtes religieuses et populaires, révèlent de nouvelles conceptions relatives à la virilité, à l’individualité et à l’amour et fournissent des modèles d’identification qui ont perduré jusqu’à une époque récente. Les chansons disent beaucoup sur les relations entre les sexes ; les femmes apparaissent toujours sous l’aspect de l’ « ingratitude », et les hommes ont le « cœur brisé » et pleurent des larmes noires. Ces métaphores, très courantes dans toute la musique populaire, apportent une riche contribution à l’anthropologie et à l’histoire de l’amour.

Abstract

« Broken hearts and black tears. A cursory glance at love in music ». From the beginning of the 16th century and up to recent times, through the encounters of Europeans, Africans and Native Americans, the New World became the field of new social and cultural experiences, among which, music is perhaps the most important and pervasive. Introduced by the Iberians (Spanish and Portuguese) but re-arranged by Indian and African traditions, the popular songs and dances performed and listened to in secular and religious festivals reveal new conceptions of manhood, individuality and love, as models of identification which survived up until recent times. These songs tell us a lot about gender relations ; women are always « ungrateful », and men have « broken hearts » and shed « black tears ». These metaphors, very common in popular music, form a rich contribution at the anthropology and history of love.

Sommaire

Table des matières

« Je souffre l’immense peine de ton abandon
Et je pleure, sans que tu saches
Que mes larmes sont noires, comme ma vie »
Lágrimas negras, boléro de Miguel Matamoros (1928)

 

Extrait no 1 : Diego el cigala & Bebo Valdes, Lágrimas negras

 

L’anthropologie a un problème avec l’Amour. Cet élan de la chair et de l’âme, que subliment les veda de l’Inde, les dieux grecs, les poètes musulmans ou les insulaires du Pacifique, est pratiquement absent d’une discipline qui se veut la science de l’Homme et de ses cultures. L’amour serait-il un sentiment superfétatoire subordonné aux règles de la parenté et de l’alliance ? Pécherait-il par ethnocentrisme, à la suite d’une lecture trop rapide de Denis de Rougemont (1939) ? Ou bien, en tant qu’expression individuelle, ne concernerait-il pas l’étude des sociétés ? Quand il est question de sexe, l’anthropologie esquive le désir et se tourne vers la norme et les « techniques du corps ». Hormis ceux qui s’intéressent à la psychologie et à la psychanalyse, les anthropologues boudent ce qui relève des sens et des émotions, car ces éléments sont difficiles à saisir par un traditionnel travail de terrain. Aujourd’hui, cela est en train de changer, bien que timidement. L’amitié, qui est cousine de l’amour, est un peu mieux lotie par l’ethnographie, surtout si elle est masculine, et qu’elle s’inscrit dans le cadre de la confrérie, des fraternités, des systèmes de classes d’âge, c’est-à-dire des collectifs observables. Pour plonger dans l’univers amoureux, qui a ses propres règles et images, il vaut mieux recourir à la poésie et à la fiction, qui en ont fait leur thématique centrale. Peut-on concilier ces deux approches ?

Ce texte voudrait apporter quelques suggestions à cette question, à partir d’un objet ethnographique, la musique, dans sa signification globale qui inclut sons, paroles, gestes et spectacle, telle qu’elle est conçue et se développe dans un espace continental (l’Amérique latine et la péninsule ibérique), et dans un laps de temps compris entre la fin du XVe siècle et les premières décennies du XXe siècle. Cette longue durée historique s’accommode bien de la temporalité qu’affectionne l’ethnologie. Car si chaque genre musical se prétend nouveau par rapport au passé (vieux, désuet, ringard, selon le vocabulaire que l’on préfère), en fait, il poursuit malgré les déclarations, une tradition séculaire occultée par le foisonnement des noms donnés à des styles musicaux finalement assez proches. Une situation qui est à l’opposé de l’invention de la tradition comme ruse pour faire accepter la nouveauté, que Hobsbawm et Ranger (2006) ont si bien analysée.

Il s’agit d’une matière trop importante pour être traitée en quelques lignes. Contentons-nous donc d’un survol, à partir d’un échantillon, qui sera une sorte d’ouverture présentant tour à tour les airs principaux d’une partition plus ample — c’est aussi une invitation à ouvrir de nouveaux chantiers. Le choix d’un terrain, nécessairement transnational, correspond à mes centres d’intérêt [1]. Mais au-delà de ces considérations personnelles, d’autres facteurs justifient l’entreprise : l’importance de la chanson et du spectacle dans les sociétés ibériques depuis le Moyen-Âge jusqu’à l’époque contemporaine ; les mélanges anciens et réitérés de mélodies et de chants andalous et castillans avec d’autres traditions musicales (arabe, africaine, juive, amérindienne, européenne) ; enfin, la diffusion à une très large échelle des notions et des valeurs véhiculées par la chanson dans des langues de diffusion universelle, tels l’espagnol et le portugais (au temps de son apogée impériale), ce qui donne un air de famille à ces compositions.

Dans le prolongement américain des deux couronnes d’Espagne et du Portugal, les traditions musicales importées du Vieux Monde ont rencontré d’autres peuples, qui ont appris très vite à jouer des instruments européens, et ont adopté à leur manière les répertoires venus de l’autre rive de l’océan Atlantique. Sur cette interaction première s’est exercée l’influence des musiques des esclaves et des affranchis d’origine africaine, présents dès les premières heures de la conquête. Si le patrimoine andalou a été fondamental dans la création des musiques d’Amérique latine, ce sont les Africains qui ont transformé cet héritage en introduisant leurs rythmes, leurs cadences, leurs accentuations et leurs chorégraphies [2]. C’est pourquoi les musiques d’Amérique latine ne sont pas une reproduction de celles d’Europe, mais une invention originale. Le rôle des Africains dans la transformation des traditions musicales héritées du passé a été constant puisque, au fur et à mesure que les populations se naturalisaient sur le sol américain et se créolisaient, la traite des esclaves apportait de nouveaux contingents, qui ré-africanisaient les musiques créoles et les répertoires. De nouvelles identités se sont donc recomposées sur les déchirures provoquées par les guerres, les épidémies et l’esclavage. Dans ce processus ininterrompu, la musique, avec ses paroles, ses mélodies, ses danses et ses spectacles, a été capitale dans l’élaboration de modèles identificatoires. Pour trouver une force d’attraction comparable, il faudra attendre le XXe siècle, et l’avènement du cinéma, cette machine à produire des mythes et des héros.

C’est dire que les chansons intéressent l’anthropologie. Elles racontent toutes une histoire qui concerne les chanteurs et leur public, c’est-à-dire tout le monde. Les récits peuvent être épiques, révolutionnaires, héroïques, ou simplement de simples chroniques de la vie quotidienne. Mais dans pratiquement toutes les histoires en chanson, le thème essentiel est l’amour malheureux, car le bonheur des hommes ne suscite pas l’intérêt. D’une manière générale, c’est un homme qui évoque l’ingratitude de la femme ; cette passion peut le conduire à la mort. Il importe peu que ces chansons populaires aient été écrites par des auteurs connus ou anonymes, et qu’elles ne soient donc pas le produit de l’ethos d’une nation, comme le voulaient les folkloristes du XIXe siècle, n’est pas important. Ce qui prime est le sens donné aux paroles prononcées. Celui qui les chante les fait siennes, en y ajoutant sa propre touche, comblant ainsi les lacunes de la mémoire par des trouvailles personnelles (ou que l’on croit telles, puisque beaucoup de couplets et de rengaines ont déjà été entendus quelque part et font partie du patrimoine personnel du musicien). Par la grâce de l’interprétation et de l’improvisation, le texte se transforme en une déclaration vibrante d’amour ou de révolte. C’est ce que disait si bien Guillaume de Machaut (cité par Donald Grout, 1960 : 115) : « qui de sentiment non fait, son dit et son chant contrefait ».

Des répertoires

 

Extrait no 2 : Cancionero Guárdame las vacas (compositeur : Luis de Narváez)

 

Quels ont été les premiers livres introduits par les conquistadores dans le Nouveau Monde ? Probablement les Cancioneros ou chansonniers, sous forme de feuillets, qui ont eu une circulation à peine concurrencée par les catéchismes. Nous savons également que le premier ouvrage rédigé et imprimé dans le Nouveau Monde a été un traité de polyphonie, dont l’auteur était le doyen de Cartagena, Juan Pérez Materano (Stevenson, 1970). Or les livres n’ont été qu’une des formes de diffusion des chansons et des mélodies (tonos) sur lesquelles l’exécutant pouvait construire des variations (diferencias). Au XVIe siècle (et jusqu’au début du XXe siècle) la chanson était partout, dans les fêtes populaires religieuses, dans les maisons, dans les rues, où des mendiants aveugles, « réduits à n’être que voix pure » , récitaient de mémoire des ballades (romances) (Zumthor, 1987 : 16-22) [3]. Une tradition que l’on relève dans toute l’Europe occidentale et qui prend un nouveau souffle en Amérique, où des ménétriers gagnent quelques sous à la porte des églises et inventent de nouveaux couplets, plus conformes aux réalités américaines. Même s’ils n’atteignent pas le talent des ces chanteurs attitrés, la majorité des gens connaissent des strophes et des airs, tout simplement parce qu’ils font partie de leur vie quotidienne depuis l’enfance. Cette faculté de se remémorer de larges suites de vers et de refrains s’est perdue dans les dernières décennies du XXe siècle, sapée par l’opprobre (injuste à mon sens) qui frappe le « par cœur ».

L’invention de l’imprimerie facilite la diffusion des livres de chansons hors des cercles aristocratiques. Un des plus importants et des plus influents est le Cancionero de Juan del Encina, publié à la charnière des XVe et XVIe siècles. Il est constitué de plis détachés qui contiennent des paroles et des notations musicales de romances, chanzonetas et villancicos, littéralement, des virelais ou chansons de « vilains » ou rustiques, typiques des fêtes de Noël. Sous le règne des Rois Catholiques, à l’époque de la conquête de l’Amérique, apparaissent en Espagne et au Portugal cinq recueils de chansons. On y trouve un répertoire éclectique, constitué de compositions polyphoniques complexes, de chansonnettes pour guitare, de villancicos, et de compositions grivoises, comme Caldero y llave (« Chaudron et clé »), termes innocents investis d’une dimension obscène puisque le chaudron désigne aussi l’organe sexuel féminin, et son pendant, la « clé », le phallus. Vers le milieu du XVIe siècle, le Cancionero de romances, publié à Anvers par Martin Nuncio en 1570 et réédité trois ans plus tard, apparaît dans des inventaires américains.

Le « pot-pourri » des Cancioneros des XVIe et XVIIe siècles nous étonne aujourd’hui. C’est oublier que les normes de bienséance, inspirées de la cour de Louis XIV, toucheront les autorités espagnoles plus tard, au XVIIIe siècle, mais seront rejetées ou subverties par le populaire. Dans les Amériques ibériques — mais aussi à Saint-Domingue avant la grande insurrection, les esclaves briseront la gestuelle compassée des danses européennes par des contretemps et des syncopes, au rythme des percussions.

Le chant de l’amour emprunte deux voies : l’une est celle de la souffrance et de la mort rédemptrices, un écho profane de la passion du Christ. L’autre, qui lui est contemporaine, et qui s’enracine dans la tradition carnavalesque, tourne en dérision cette douleur pour la conjurer. Le venin en somme, et son antidote. Le premier courant unit les chansons du XVIe siècle, celles du cœur brisé, aux opéras italiens si populaires en Amérique, les tangos et les boléros. Le second, en contre-point, s’exprime dans les chansons de voyous, les jácaras, et les danses sensuelles des métis et des noirs, avec toutes leurs variantes régionales. Bien entendu ces deux lignes s’entrecroisent et se fécondent l’une à l’autre.

Ambiguïtés fondatrices

Pour les Espagnols du XVIe siècle, le spectacle musical ou comédie, qui incluait chansons, sonorités, danses et jeux scéniques, était un fait majeur, comparable aux grands moments de l’histoire de ce royaume, mis sur le même plan que la découverte du Nouveau Monde et l’annexion du royaume de Naples par le Grand Capitaine. C’est ce qu’affirmait Agustin de Rojas, qui voit dans Juan del Encina l’homme des temps nouveaux. Ce musicien et poète espagnol, qui a vécu à la charnière du XVIe siècle, et qui a exercé une influence profonde, aussi bien dans la péninsule ibérique qu’en Amérique, a renouvelé les cérémonies de Noël et de la Passion. Traditionnellement, les chants dévolus à la vie de Jésus, gardaient un ton solennel, même si les motets polyphoniques de la Renaissance, fondés sur au moins quatre lignes vocales, pouvaient placer dans celle du ténor des mots profanes qui se combinaient avec des paroles religieuses et en latin dans le déchant (Grout, 1960 : 155 et 171). En somme des chansons d’amour, des airs de danse, des refrains populaires et des hymnes sacrés étaient contenus dans une même composition. Mais ces mélanges étaient noyés dans les entrelacs des voix, que seule une oreille très exercée parvenait à distinguer.

Juan del Encina simplifia le texte musical et sécularisa les thèmes religieux, en faisant jouer devant l’autel des églises des tableaux scéniques représentés par des bergers et des rustiques (rústicos), qui s’exprimaient non pas en latin mais en langue vernaculaire. Un exemple est ce couplet, chanté la veille de Noël, par l’allégorie de l’Amour, qui se présente ainsi :

« J’ôte tout mal et toute tristesse
Je transforme la glace en feu
Je mets les vieillards dans le jeu,
Je ressuscite les morts ».
(...)
« Si l’amour venait à frapper ;
Que personne ne lui ferme sa porte,
Car il n’en tirera aucun profit » [4].

Ces pièces connurent un succès retentissant et remplacèrent les cérémonies à l’ancienne, assommantes et guindées pour un public avide d’innovations. La crudité des propos peut nous paraître déplacée, mais l’Espagne du début du XVIe siècle connaît une révolution dans les mœurs qui explique le succès du roman « La Célestine », de Fernando Rojas, un homonyme d’Agustin, cité précédemment. La trame se déroule dans un monde interlope où les maquerelles, les ensorceleuses, les liaisons adultérines et les maris cocus se rencontrent ou s’esquivent. Interdite par l’Inquisition, cette œuvre continua sa diffusion souterraine ; elle est révélatrice du goût du public pour les marginaux, personnages centraux de la littérature picaresque, et qui aura un grand avenir en Amérique latine. Dans le domaine de la musique au sens large, on retrouve un même engouement pour la jácara, un genre dont les couplets en argot (jerga, germanía) font l’apologie des filous et des picaros de toute espèce.

 

Extrait no 3 : Hesperion XXI Jordi Savall : Jácara El pajarillo

 

Juan del Encina a son pendant au Portugal en la figure de Gil Vicente, qui écrit des pièces dans la même veine truculente, où le portugais alterne avec le castillan. Comme dans Auto da Festa, composé lui aussi pour fêter Noël à l’église, qui met en scène deux hommes, le mari trompé et le séducteur. Ce dernier se justifie en disant :

« Elle en prit un grand plaisir, d’après ce que j’ai ressenti en elle » [5].

D’autres auteurs moins célèbres que ces deux précurseurs poursuivent cette voie, comme le poète castillan Sánchez de Badajoz, dont un de ses virelais de Noël dit :

« Ne me les montre pas, car tu me tueras.
La nonne était dans le cloître,
Ses blancs nichons sous le voile noir » [6].

La jouissance des sens est exaltée en chanson, et les auteurs placent souvent dans la bouche des rustres ces vérités difficiles à dire librement par les hidalgos, tenus par la distinction de leur rang. En Amérique, il n’y a pas de bergers ibériques ; ils sont généralement remplacés par des Noirs au franc-parler, qui ont aussi leurs propres conceptions musicales. Regroupés dans des confréries religieuses, dans toutes les villes de l’Amérique coloniale, ils ont l’occasion de montrer leur savoir-faire en ce domaine, à l’occasion de la célébration du saint patron de leur confrérie et des très nombreuses fêtes religieuses du monde baroque.

Transpositions et jeux de mots

La liberté avec laquelle on aborde la sexualité et l’on tourne les grands et les petits en dérision, est, pour le Concile de Trente, un travers incompatible avec la solennité de l’évangélisation. Cette prise de position obéit à des impératifs nouveaux, car le mélange des genres était pratiqué en Europe au moins depuis le XIIIe siècle. Ce modèle assez rigide évolua au fil du temps mais les thèmes séculiers ne furent pas rejetés, comme nous l’avons vu à propos de Gil Vicente ou Juan del Encina. Avec les réformes préconisées par le Concile de Trente, il devient crucial de « diviniser » les chansons profanes, sans en modifier, du moins dans ses grandes lignes, la mélodie à laquelle tout le monde était attaché. C’était une opération simple, puisqu’il suffisait de changer quelques mots. Ce procédé a été plus important en Espagne que dans les autres pays (Budasz, 1996). Mais il ne réussit pas à faire oublier les villancicos « en style humain », qu’on continuait à chanter, et qui fonctionnent souvent comme un « sous-texte » inséré dans une composition plus ample. D’autant plus que l’on indiquait toujours quelle était la source originale, comme par exemple : « on doit la chanter avec l’air de : “À la porte se trouve Pelayo, il pleure” ».

Voici un autre exemple de ces glissements entre « divin » et « humain » : la chanson « tu [l’enfant Jésus] es un enfant et tu es amour. Que ne seras-tu pas quand tu grandiras ! » est issue d’une chanson profane qui disait : « tu es une enfant et tu es (déjà) amour, que ne seras-tu pas quand tu grandiras ». Les mots sont pratiquement identiques mais le trop plein d’amour chez une femme ne peut que conduire à la perte.

 

Extrait no 4 : Juan Carlos Rivera, La bella mal maridada (compositeur : Juan de Narváez)

 

La chanson de la « Mal mariée », que l’on trouve également en France, connaît plusieurs versions : l’une, religieuse, fut chantée au Mexique par les Indiens de Tlaxcala, instruits par le franciscain Motolinia ; l’autre, profane, sur les maris trop vieux pour satisfaire leur épouse [7]. José de Anchieta, qui est parfaitement bilingue, puise ses exemples dans différents Cancioneros, espagnols ou portugais. Beaucoup de ces chansons « divinisées » étaient très connues des Ibériques et des métis sous leur forme profane, et il est probable que dans ce villancico « divin » transcrit par Salinas, « Je peux bien être mariée / Mais je mourrai d’amour », ce soit la connotation érotique originale qui s’impose sur la version divine.

Le double langage est une autre particularité de ces chansons. Nous avons cité auparavant le sens ambigu de « chaudron », qui a plusieurs substituts dans le vocabulaire courant, comme « cruche » ou « coupe », des mots qui permettent de jouer avec le sens. Cette constante de l’époque coloniale en Amérique est toujours présente comme en témoigne ces strophes d’une marinera péruvienne traditionnelle enregistrée dans les années 1950 par l’ensemble « Los Trovadores del Valle » :

« On a cassé la jarre en or, qui coûta tant d’argent.
Et même si l’argentier la répare, elle ne sera plus pareille.
Donne-moi ton bec, ma petite colombe ».

 

Extrait no 5 : La Galania & Raquel Andueza, Marizápalos

 

La chanson Marizápalos eut une grande influence sur la musique métisse américaine. Le titre reproduit le nom d’une jeune fille, en l’occurrence, la nièce d’un curé, peut-être même sa fille, qui descend par un bosquet vers Madrid suivie de son amoureux, Pedro Martin. Ils s’asseoient sur l’herbe et s’aiment. Puis Marizápalos se sert de son jupon comme d’une nappe, pour y poser les mets de son goûter. Un bruit intempestif se fait entendre et le galant prend la fuite, oportunément, car c’était bien le curé et il aurait pu les surprendre dans leur « mauvais latin ». Dans une seconde lecture, l’histoire ne change pas mais les mots prennent une autre acception, plus grivoise. Le mot verde, par exemple, qui veut bien dire « vert » (celui des arbres, de l’herbe, du pré) accompagné du verbe « regarder » signifie, en argot, jouir dans les banquets et de plaisir. Le verbe « manger », qui revient plusieurs fois – après tout, il s’agit d’un goûter sur l’herbe – est là synonyme de « baiser ». Au geste prompt de Pedro qui cherche à piquer les blancs de poulet – en espagnol le terme pour désigner ces morceaux est pechuga, qui vient de pecho, poitrine, sein – Marizápalos répond par les mots câlins de zaque et de miz, onomatopées de l’époque pour attirer le chat et le congédier. D’ailleurs, l’homme excité par le désir est comme un chat ; au XVIIIe siècle, mais au Mexique cette fois-ci, l’Inquisition interdit (sans succès) un jarabe gatuno (« sirop félin ») – une danse en couple « indécente », qui imite les mouvements sensuels des chats, et dont nous connaissons les paroles grâce à la censure qui les avait blâmées :

« Venez donc commère
Arrêtons les bondieuseries
Nous danserons le jarabe
Jusqu’à en perdre la raison.
Il n’y a rien qui m’aille aussi bien que ce roulis » [8].

On pourrait poursuivre ces double sens encore longtemps. On retrouve partout ces jeux de mots, procédé qui au début du XXe siècle, sera mis au service des chansons d’amour homosexuel, déjouant la censure grâce à la double lecture. L’exemple le plus significatif de cette ambigüité est le célèbre boléro de Frank Domínguez Tu me acostumbraste (« Tu m’as habitué »).

Parler avec le corps

Jusqu’au XVIe siècle, deux mots castillans désignaient la danse : danza, qui impliquait une chorégraphie complexe, solennelle, élégante, typique des salons aristocratiques, qui nécessitait un guide pour marquer les enchaînements, et baile, une forme plébéienne au son des castagnettes, avec des sauts et des frappes avec les pieds, les zapateados, qui existent toujours dans les danses espagnoles et même latino-américaines. Ces danses vives, découvraient des parties du corps qui normalement étaient cachées. Mais le mot baile avec aussi une acception argotique dans la langue des truands (germanía), puisqu’il désignait le voleur. Selon certaines interprétations, les mouvements désordonnés des pendus au bout de leur corde auraient facilité cet amalgame. Le fait est que, à l’instar des innovations populaires des représentations religieuses, le baile, plus amusant, s’est imposé à la danza, et les deux termes ont fini par se fondre, même si, en Amérique latine, les bailarines sont généralement les danseurs classiques et les danzantes, ceux qui exécutent des danses métisses rituelles et solennelles, en milieu rural indigène. Le triomphe du baile sensuel sur la danza en Espagne et dans ses prolongements outre-Atlantique, en quelque sorte.

Dans ce type de danses, et elles sont très variées, le corps de l’homme exprime une invite sexuelle, tandis que la femme esquive de façon coquine. La présence massive des Africains et de leurs descendants dans les villes hispano-américaines a accentué ces traits. L’homme est toujours dominant dans la danse, mais dominé dans la chanson. Ce rapport est présent jusqu’à aujourd’hui, comme on peut le voir dans le tango argentin. Ces danses racontent elles aussi le rapport entre l’homme et la femme.

Prenons le terme de folía, qui est d’origine portugaise. Cette danse est attestée dès la fin du XVe siècle. Elle est très bruyante, la mélodie se développe sur une ligne basse continue, avec des variations, et comporte des éléments farcesques comme des séquences d’hommes travestis en femmes – un classique qui durera également des siècles. Le bruit et le rythme sont effrénés et les danseurs en perdent la tête : d’où le nom de folías ou follas, définies ainsi dans le Dictionnaire de Sebastián de Covarrubias y Orozco, Tesoro de la lengua castellana o española, publié à Madrid en 1611 : « Tout est folie, rigolade, dérision ». La langue vulgaire précise un sens contenu dans cette danse, puisque follar signifie aussi « prendre du plaisir », « baiser », un mot utilisé par Gil Vicente mais aussi par nos contemporains espagnols pour désigner l’acte sexuel. La grande folía ou follón signifie « bordel » ou « foutoir », dans le sens courant que nous donnons à ces termes.

A l’époque moderne, on retrouve des folías ou cortèges festifs organisés par des Noirs et des mulâtres au Brésil. Ces défilés accompagnent les « Rois » élus rituellement par la communauté, et ont lieu justement à l’Épiphanie. D’autres danses miment les gestes de l’amour, de façon plus ou moins évidente, et font aujourd’hui partie du patrimoine latino-américain. Dans un registre plus raffiné et dans un pur style du Siècle d’Or, on retrouve cette même vitalité, comme dans ce fandango :

« Pour danser le fandanguito,
Il faut une passion déchaînée,
Un cœur tout chiffonné
Et la gorge nouée.
Même le calme est effrayé
Par la dureté de l’effort.
En un soupir je le domine,
Et avec obstination j’en jouis.
Dès que j’entonne le fandanguito,
Je laisse le rêve s’envoler » [9].

Filiations obscures

Le temps de la chanson n’est pas celui de l’histoire. Par quelles voies des thèmes précis se sont diffusés dans tout le continent ? Il est difficile d’y répondre mais quelques exemples illustreront les filiations obscures entre les textes chantés. La chanson de Juan del Encina, écrite à la fin du XVe siècle et intitulée : « Fermées sont les portes de ma vie, et la clé a été perdue », se retrouve dans un fado enregistré à Lisbonne en 2003, Chaves da vida, (« Clés de la vie ») où le héros, un homme, s’exclame, « si c’est pour cela que je suis né (la douleur de l’amour), je ne veux pas, je ne veux pas ». On se rappelle également le jeu de mots avec la « clé », mentionné plus haut.

 

Extrait no 6 : Chaves da vida

 

D’autres filiations sont plus étonnantes. Un acteur espagnol du XVIIe siècle, appelé Cosme Pérez, inventa le personnage de Juan Rana, un filou dont la drôlerie explique son immense succès populaire – Rana se produisait dans des cours et sur des places de Madrid. Or, dans l’argot argentin de la fin du XIXe siècle (et peut-être même avant), le terme de ranada désigne la filouterie ingénieuse ; il apparaît dans les tangos de la première époque.
Dans les couplets de « Juan Mellado », très célèbres aussi à Madrid, une des prostituées de la pièce se présente ainsi :

« Je suis la Chaves, une fille aux charmes qui tuent [ou au crochet qui tue, car les mots sont ambigus],
Sourde lime des bourses et escroqueuse de connards (morlacos) » [10].

Le dernier vers introduit un terme argotique, morlacos, qui peut désigner soit des hommes « candides » soit des sous. Or morlacos, se retrouve dans un tango argentin célèbre chanté par Carlos Gardel, Mano a mano. La liberté de ton de cette femme est aussi, dans la tradition de l’époque, celle des gitanes, remplacées en Amérique par les mulâtresses.

Une des ballades (romances) espagnoles les plus diffusées en Amérique, mais aussi en Afrique du Nord par les Juifs sépharades expulsés de la péninsule en 1492, est celui de « Gerineldo », un écuyer du roi qui a des amours illicites avec la fille de son roi. L’érotisme intense de la relation entre deux êtres de rang différent n’est pas édulcoré, car, dit la chanson, Gerineldo « est un petit jardinier aimé, qui arrose les fleurs », une allusion sans équivoque à l’acte sexuel, que nous retrouvons cinq siècles plus tard dans un yaravi péruvien, chanté par Julio Benavente à la fin du XXe siècle, qui s’intitule justement « Jardinier d’amours ». Là, il est question du malheur de celui qui plante la fleur et s’en va. Alors un autre jardinier arrive et l’arrose à son tour. À qui cette fleur appartient-elle ? , demande le chanteur [11].

 

Extrait no 7 : Julio Benavente Diaz, Jardinero de amores

 

Extrait no 8 : Luna Itzel, La llorona

 

Enfin, une des chansons les plus connues du répertoire traditionnel mexicain, « La Llorona » (« la Pleureuse »), qui décrit l’amour d’un agonisant envers la figure féminine de la mort, a des strophes inspirées d’un des plus grands poètes espagnols, Luis de Góngora, réputé pour l’hermétisme de ses métaphores. Góngora fut un auteur à succès dans l’Amérique coloniale car il écrivit aussi des coplas populaires, notamment des negros (chansons « nègres »). Son empreinte demeure dans des compositions diverses sans qu’on puisse retracer exactement l’histoire de cette transmission.

Le cœur brisé

La chanson raconte une histoire, fondamentalement centrée sur l’amour, avec des variantes et des transformations qui l’apparentent au mythe. Dans la tradition européenne occidentale – mais sans doute dans d’autres civilisations – les oiseaux chanteurs fournissent le modèle de l’amoureux ; ce sont de préférence le couple formé par le rossignol et l’alouette, des oiseaux de petite taille mais au beau ramage [12]. La littérature voit dans le rossignol un barde qui exprime la joie ou le chagrin, la solitude et la mort. Lorsque la chanson est transplantée en Amérique, où cet oiseau n’existe pas, elle peut l’inclure quand même dans son répertoire, comme dans cette chansonnette très répandue :

« Le jour de ta naissance, toutes les fleurs sont nées
Et sur la pile baptismale, les rossignols se sont mis à chanter ».

Après tout Christophe Colomb, en ce mois de novembre de 1492, s’était extasié en écoutant, à La Hispaniola, les trilles de ces volatiles improbables (Devoto, 1990 : 275).

D’autres textes, plus conformes à la réalité ornithologique, préfèrent parler du chardonneret (jilguero), oiseau si musical qu’il sert de surnom à des interprètes populaires, comme le « Jilguero de Huascarán », un artiste Péruvien du XXe siècle, ou, sous la forme de la litorne (zorzal), à Carlos Gardel « el zorzal criollo ». L’oiseau qui chante est fragile, en raison de sa petitesse ; alors qu’il incarne la liberté par son envol, il peut aussi être enfermé dans une cage, et par conséquent, évoquer métaphoriquement la capture de l’homme par l’amour. Le vol de l’oiseau rappelle aussi l’écoulement du temps : « Le temps s’envole et pourquoi donc tarde-t-il à venir ? », temps qui fait aussi durer la souffrance de l’amour [13].

La femme aimée a aussi son modèle aviaire, la colombe (paloma), dont les occurrences sont nombreuses et constituent un véritable topos. Surtout en raison de sa blancheur, qui est un trait de beauté dans un continent dominé par des êtres à la peau plus foncée, et de son roucoulement, perçu comme une provocation.

D’autres animaux interviennent dans des chansons, notamment les dauphins qui, curieusement, étaient déjà perçus au début du XVIe siècle comme proches de l’homme par leur comportement.

 

Extrait no 9 : Endecha Si los delfines mueren de amores

 

« Si même les dauphins meurent d’amour, que ne feraient pas les hommes, qui ont le cœur si tendre », dit une endecha des Canaries, c’est-à-dire une complainte probablement d’origine sépharade. Cette image ancienne, qui s’enracine dans le Moyen-Âge, du cœur brisé par le chagrin d’amour est celle qui s’impose à travers les siècles. Les Cancioneros regorgent de chansons sur la passion, qui est toujours tragique et d’une certaine façon, inévitable. Elle fonctionne comme une sorte d’initiation : « Je meurs, sans mourir, de mal d’amour » [14] ; « Il n’y a pas de plaisir dans cette vie qui ne fasse pas souffrir », dit-on [15]. La Llorona déclare que « celui qui ne connaît rien à l’amour ne sait pas ce qu’est la vie ».

L’amour passion, donc l’amour fatal, vient par les yeux :

« Dans votre prison, Madame
Mon âme est enfermée
Séparée du cœur
Par la douleur du départ.
Mes yeux qui vous ont vue,
Et le corps qui ne vous verra pas
Mourront dans le désir de vous » [16].

C’est l’image inverse de l’envie qui est « envoyée » par le regard, mais dans les deux cas la personne qui subit le regard de l’autre est « prise » comme par un sort. La capture amoureuse est une sorte d’effraction sournoise comme dans ce vers chanté de Juan Ponce :

« J’ai été vaincu par une dame
Qui déroba ma pensée
Et sans demander la permission
De façon intempestive
La traîtresse a disparu » [17].

L’amour passion est une pathologie complexe qui affecte un organe qui est avant tout le réceptacle de l’âme et, en tant que tel, jouit d’une certaine autonomie, puisqu’il pleure, mais il peut aussi chanter et s’étourdir comme un tambourin (« meu coração é um pandeiro », dit Silvio Caldas en chantant la samba « Triste lune »).

 

Extrait no 10 : Silvio Caldas, Samba Lua Triste (1937)

 

La brisure qui accompagne la perte de l’être aimé (ou de l’espoir qu’on avait placé en lui) provoque un vide : « la solitude ne m’effraie pas », dit un yaravi péruvien, se référant à celle du désert ou de la tombe, « la solitude que je ressens est la solitude de l’âme ». Sans la présence de l’amour, le cœur se dessèche comme une plante, comme dans cette marinera de la côte nord du Pérou :

« Depuis que je ne te vois pas, je ne vois plus de fleurs
Ni les oiseaux chantent, ayayay, ni la rivière coule,
Je ne vois plus de fleurs, mère, si je pleurais
Mon cœur se sécherait de chagrin » [18].

Le cœur brisé par l’amour, chanté par l’homme, apparaît sous un mode pathologique chez les femmes. C’est ce que les sources médicales appellent le « mal du cœur », une affection qui n’a pas disparu dans les milieux ruraux de notre époque et qui est attestée à une époque ancienne, puisqu’elle est décrite dans le traité de médecine d’Agustin Farfán publié au Mexique en 1592. Selon ce religieux qui pratiquait aussi l’art de la médecine, les symptômes de cette mélancolie qui s’apparente à l’hystérie sont les suivants : « Les unes sont la proie de peurs et d’effrois, les autres disent qu’une sorte de boule remonte du ventre et brise le cœur » (Farfán, 1944 (1592) : 107-113).

Les larmes noires

Le thème de la douleur masculine se retrouve un peu partout mais deux genres de la musique populaire d’Amérique latine ont fait de ce thème un élément majeur : le tango et le boléro. Dans le contexte hispanique, un homme ne peut pas pleurer sans se rendre ridicule. On peut donc s’étonner de cette vulnérabilité masculine, d’autant plus que toutes ces compositions ont été écrites par des hommes et les paroles expriment bien leurs sentiments. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’amant éconduit se consumait et mourait dignement, comme le soldat sur le champ de bataille ; au XXe siècle, il est une épave. Finies les fanfaronnades, fini le jeu coquin de séduction entre les hommes et les femmes. Même au Mexique où les chanteurs comme Jorge Negrete ou Miguel Aceves Mejía incarnent le machisme par excellence, ils ne peuvent pas retenir leurs sanglots. Car le nouveau siècle est celui de l’émergence de la femme moderne, qui travaille comme les hommes et sape insidieusement leur autorité. Le Mexique est le premier pays latino-américain qui accorde le divorce et libère juridiquement les femmes de leur mari.

En Argentine, le flux migratoire a bouleversé les règles anciennes. La participation des femmes à la vie active apparaît dès le début du XXe siècle – et même avant pour celles qui ont la liberté que donne la fortune. Avant d’être dansé et sublimé, le tango naît dans les marges et il est chanté en argot. Dans un premier temps, la femme du tango est une sorte de stéréotype. Elle est implacable et pousse l’homme à la mort. Cet homme a beau être un souteneur, son cœur est sensible et l’abandon le pousse au désespoir :

« Si l’herbe pouvait causer
Cette pampa vous dirait
À quel point je l’aimais » [19].

 

Extrait no 11 : Carlos Gardel, Tango Tomo y obligo

 

Chez un autre grand interprète du tango, Enrique Santos Discépolo, les propos sont plus sombres :

« Pourquoi continuer ainsi
À souffrir comme un fakir
Si le monde est toujours pareil,
Si le soleil continue à se lever » [20].

A partir des années 1910, des auteurs, toujours masculins, la font parler :

« Dis-moi si je n’ai pas été pour toi comme une mère,
Dis-moi si je mérite ce que tu veux me faire,
Le gars baissa la tête, et lui, qui était si filou (rana) et si bravache,
En lui baisant les cheveux, il pleura comme une femme » [21].

Le boléro, contrairement au tango, n’est pas une complainte des marginaux mais de gens moyens, menant une existence banale. Ce genre d’origine cubaine qui démarre au début du XIXe siècle se popularise à la fin de ce même siècle, avec la composition intitulée « Tristesse ». Ce boléro, le premier d’une longue série, contient tous les éléments qui vont contribuer au succès du genre : l’adversité, la femme séductrice et ingrate, la passion comme une « capture », la douleur masculine devant la trahison (Podesta Arzubiaga, 2007). Le boléro raconte une histoire universelle qui reproduit des milliers d’expériences (ou les suscite d’ailleurs, en créant un modèle). L’amour, malgré son dénouement tragique, est nécessaire et fonctionne comme une initiation. Il est aussi intense que l’amour qu’un homme éprouve pour sa mère [22]. Le boléro ne regrette rien. Il se soumet au destin. Il raconte l’essentiel et les histoires qu’il chante sont, pour la plupart des gens, les seules qui les concernent. Sans nul doute, le sommet dans cette abdication est « Toute une vie » de l’inoubliable Antonio Machín :

« Je ne me lasserai pas de te dire toujours, toujours, toujours,
Que tu es dans ma vie anxiété, angoisse, désespoir,
Toute une vie je resterai avec toi, sous n’importe quelle forme
Pourvu que ce soit auprès de toi ».

 

Extrait no 12 : Antonio Machin, Boléro Toda una vida

 

La vida es sueño, d’Arsenio Rodríguez (Cuba), porte le titre de la célèbre pièce de Calderón de la Barca, dont on connaît le succès en Amérique. La chanson est aussi (à son insu ?) porteuse d’un message matérialiste de l’existence humaine qui, trois siècles avant la création de ce boléro, valut à ceux qui en faisaient profession, généralement des Juifs marranes, les geôles de l’Inquisition, voire dans certains cas, le bûcher :

« Il faut se rendre compte que tout est mensonge
Que rien n’est vérité [...]
La vie est un songe
Et tout s’en va.
Il n’y a de vrai que naître et mourir » [23].

Le boléro Lágrimas Negras, placé en exergue de ce texte, exprime la fragilité masculine. Le refrain qui suit la strophe mentionnée déclare : « avec toi je m’en vais, ma vénérée, dussé-je y laisser la vie ». Sur ce registre, les cas sont nombreux. Ces chansons existent-elles encore ? L’écrivain argentin Ezequiel Martínez Estrada, soutient qu’« aujourd’hui ni les alouettes, ni la femme, ni le rossignol, ne meurent d’amour » (Devoto, 1990 : 265). Les femmes, sans doute pas, mais les larmes noires des hommes ne se sont pas encore taries.

 

Extrait no 13 : Ibrahim Ferrer, Dos gardenias

add_to_photos Notes

[1Pour plus de références, voir Carmen Bernand (2013) et (2014).

[2Sur ces apports, voir Michel Plisson (2000).

[3Zumthor distingue trois formes d’oralité : une oralité pure et immédiate, une oralité qui coexiste avec l’écriture et une oralité « seconde » recomposée à travers l’écrit. On peut en rajouter une quatrième, celle de la radio, si importante dans la diffusion des musiques.

[4Cité par Cotarelo y Mori (1911 : LXIV).

[5Gil Vicente, Auto da Festa, vers 87. Cette pièce aurait été l’une des dernières de cet auteur qui mourut en 1537. La plupart de ces comédies étaient publiées en feuillets très bon marché, dits « de cordel » parce qu’on les suspendait par le milieu à une cordelette, comme on peut encore le voir dans la région de Caruaru, au Nordeste du Brésil.

[6Cité par Cotarelo y Mori (1911 : CCLXXII-VIII).

[7Ce villancico des chansonniers espagnols est connu sous le titre de « ¿Para que comió / la primera casada ». La mal mariée est une femme adultère (Motolinia, 1914, t.I, chap. 15, pp. 66-67).

[8Cité par Robert Stevenson (1952 : 183-185).

[9« Anonyme Jarocho », composition originaire de Veracruz (Mexique), dans le CD de Jordi Savall, El nuevo Mundo, 2010.

[10Tous ces exemples se trouvent dans le remarquable ouvrage d’Emilio Cotarelo y Mori (1911), ignoré par la plupart des ethnologues et historiens.

[11CD Pérou. Julio Benavente. Charango et chants du Cuzco, collection dirigée par Pierre Toureille, Paris, Harmonia Mundi, septembre 1988.

[12Voir sur ce thème l’article passionnant du musicologue Daniel Devoto (1990).

[13Cancionero de Elvas, cité par Busasz (1996 : 62).

[14Cancionero de Belén, cité par Busasz (1996 : 19).

[15Cancionero musical, cité par Busasz (1996 : 76). L’auteur est un certain Medina.

[16Cancionero musical cité par Busasz (1996 : 107). Un certain Escobar en est l’auteur.

[17Cancionero musical cité par Busasz (1996 : 94).

[18La marinera dérive de la cueca et prend ce nom au Pérou au XIXe siècle, lors de la guerre du Pacifique qui opposa ce pays, ainsi que la Bolivie, au Chili. Au contact des populations noires du littoral, la cueca péruvienne, par les tambours qui en marquent le rythme, acquit une cadence et un tempo particuliers. Elle est, avec le huayno de la sierra, une musique nationale. Cette strophe appartient à la chanson « Lámpara maravillosa » (« lampe merveilleuse »). Le cœur desséché par le chagrin est un topos de ce type de chansons.

[19Tango « Tomo y obligo », un des succès de Carlos Gardel.

[20Tango « Tres Esperanzas ».

[21Cité par Mina (2007 : 131). Il s’agit du tango de C. Flores, « Lloró como un niño ».

[22La mère est une figure féminine importante, liée au sacrifice. Elle est vérité tandis que la femme est mensonge. Sur ce thème, voir Mina (2007 : 81-83).

[23Arsenio Rodríguez, « l’aveugle merveilleux », fut l’inventeur du « son montuno », genre musical mixte de son cubain traditionnel et de guaguancó. « La vie est un mensonge » constitue un topos de l’époque que l’on retrouve dans d’autres boléros.

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Pour citer cet article :

Carmen Bernand, 2015. « Le cœur brisé et les larmes noires. Survol sur l’amour en musique ». ethnographiques.org, Numéro 30 - septembre 2015
Mondes ethnographiques
[en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2015/Bernand - consulté le 19.03.2024)
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