« Comment on s’organise ? »
Le programme REV, une recherche collective sous le regard de ses chercheurs

Résumé

Cet article revient de manière réflexive sur une expérience de recherche collective – le programme REV – qui a mobilisé pendant deux ans onze chercheurs dans quatre pays (France, Belgique, Autriche et Portugal) autour d’un thème de recherche : les résistances ordinaires à la gentrification. Sont ainsi décrites l’organisation d’un collectif de chercheurs issus de disciplines, de générations, de statuts et de fonctionnements universitaires différents ; l’élaboration d’un cadre méthodologique commun permettant d’étudier quatre quartiers de quatre villes capitales résistant différemment à la gentrification ; et enfin la synthèse des résultats, nécessairement longue et difficile, mais particulièrement féconde grâce à l’apport de la photographie.

Abstract

« “How do we organize ?” The REV program, collective research under the scrutiny of its researchers.

This article provides a reflexive analysis of a collaborative research project, the REV project, which studied everyday forms of resistance to gentrification in four countries (France, Belgium, Austria and Portugal) and which was carried out over two years by eleven researchers. The article describes three aspects. First, it outlines the organization of the research team comprised of scholars from different disciplines, generations, professional ranks and academic structures. Second, it examines the development of the team’s common methodological framework, which allowed the researchers to study four neighborhoods in four capital cities, each exhibiting different forms of resistance to gentrification. Finally, it discusses the synthesis of the study’s findings, which was a necessarily long and challenging process, but made particularly fruitful thanks to the inclusion of photography as a research tool.

Sommaire

Table des matières

Introduction

S’interroger sur les relations évolutives entre des chercheurs engagés dans une recherche collective, leur problématique, méthodologies et terrain communs est un exercice rare mais essentiel. Or, questionner l’intrication des raisons de la recherche et de ses modalités, qui associent l’expérience et l’enquête (Zask, 2015), implique de s’interroger à la fois sur les manières de s’organiser et sur la finalité de la recherche. Tel est l’objet du « retour sur enquête » proposé dans cet article.

Si la question de l’organisation des groupes de recherche – différente de la vie de laboratoire analysée par Bruno Latour (1988) – est souvent posée par les sciences sociales, on doit s’interroger sur les formes de coopération et les capacités collectives à développer une éthique de l’écoute et de la reconnaissance à contre-courant des processus d’individualisation (Sennett, 2014), de la division du travail et de la segmentation des zones d’incertitude. Cette double injonction méthodologique a pesé fortement dans l’élaboration du programme de recherche financé par le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA) [1] intitulé « Rester en (centre)-ville : résistance et résilience de la ville ordinaire dans quatre quartiers de capitales européennes : Paris, Lisbonne, Bruxelles, Vienne » ; un intitulé que nous avons, nous conformant à la mode des acronymes, rapidement abrégé à notre usage interne, celui de nos financeurs et de divers interlocuteurs du monde académique en trois lettres : « REV ».

Précisons d’emblée que le « nous » évoqué ici est d’abord un collectif de chercheurs qui s’est rassemblé pour répondre à une consultation de recherche du PUCA lancée à l’automne 2013 sur « Ville ordinaire et métropolisation » [2]. Il est ensuite, plus restreint, le « nous » du collectif d’auteurs de ce texte souhaitant se saisir de l’opportunité de l’appel à articles pour s’interroger sur une expérience collective : occasion, pour les uns et pour les autres, de faire le bilan d’une première recherche institutionnelle, d’une première coordination d’équipe ou de terrains et d’une pratique d’accompagnement du travail de terrain pour une photographe-sociologue. Enfin, ce « nous » est ce groupe localisé à Paris, maintenant des liens affinitaires, qui a pris en charge la fin du contrat avec le PUCA et l’exposition de photographies résultant du projet et à qui il est apparu limité de développer une telle recherche sans réfléchir aux conditions de sa production. Ce chantier de réflexion n’est pas sans lien avec la commande du PUCA qui demandait aux chercheurs, pour mieux comprendre la métropolisation et ses envers, « de se consacrer aux individus et aux portions d’espace souvent impensés qui, malgré leur faible visibilité (…) jouent un rôle non négligeable ».

Se pencher sur des individus et des espaces souvent laissés pour compte des travaux sur la métropolisation nécessitait de multiplier les regards et de varier les points de vue. Ainsi, le PUCA proposait d’étudier ces quartiers dits « tremplins » qui, par l’« adaptabilité » et par les « opportunités » qu’ils offrent à des populations souvent démunies [3], remplissent des « fonctions particulières d’intégration à l’urbain mondialisé » et « participent à la métropolisation de la ville dite ordinaire » [4]. S’ils sont souvent appréhendés dans les études urbaines comme étant destinés à une disparition rapide, nous avons fait le choix, dans la lignée des travaux d’Henri Coing (1966), d’aborder ces quartiers anciens d’immigration principalement du point de vue des habitants et des résistances au processus de gentrification qui s’y développent. La gentrification – que l’on peut définir brièvement comme le processus de « transformations subies par les quartiers anciens populaires par l’arrivée de nouveaux habitants appartenant aux couches moyennes et supérieures » (Fijalkow & Préteceille, 2007) – nous a semblé un objet pertinent notamment au regard des oppositions qu’elle peut susciter. En effet, selon les villes et les contextes politiques, la gentrification peut conduire à un éloignement des populations des centres-villes et à une transformation plus ou moins rapide et impérative de leurs modes de vie et de leurs conditions d’habitat (Van Criekingen, 2013). Des travaux récents, fortement relayés par le monde académique et les médias (Clerval, 2013), dans la ligne de ceux du géographe américain Neil Smith (1996), font le diagnostic d’une reconquête inéluctable des quartiers populaires centraux par la gentrification. Nous appuyant sur nos travaux et ceux de collègues aux résultats proches (notamment Giroud, 2007), nous avons, a contrario, proposé d’approfondir la situation de quartiers centraux européens qui semblaient résister aux processus de gentrification et de métropolisation tant par des manières de raconter le changement, que de se déplacer, de se loger et, paradoxalement, d’accompagner la transformation. Cette dernière hypothèse d’une résilience [5], au sens d’une capacité à maintenir un tissu à la fois social, économique et urbain singulier, voire à la possibilité de le redévelopper, a donné lieu à d’importants débats au sein de l’équipe entre les analyses socio-politiques et les perspectives plus anthropologiques. Face à la diversité des moteurs de la gentrification et des moyens de la freiner, ces débats nous ont conduits à aborder ces quartiers par une double entrée : d’une part, par la pratique quotidienne d’habitants en situation de vulnérabilité sociale et urbaine ainsi que par leurs sphères d’appartenance et leurs usages du quartier au travers de « scènes » (Clark, 2004) s’étendant parfois bien au-delà du seul quartier (Albrow, 1997) et, d’autre part, par les récits que ces mêmes habitants font du changement en mobilisant la perception qu’ils ont de la mémoire des lieux et de la politique urbaine : People Matter. Contrairement à la plupart des travaux sur la gentrification qui étudient avant tout les « gentrifieurs », nous avons alors choisi de donner la parole aux « gentrifiés », d’en faire le portrait (y compris par la photographie) et de nous laisser guider, par eux, dans leurs quartiers en recomposition.

Pour ce faire, nous avons à la fois réalisé des entretiens portant sur les parcours de vie de personnes et de familles habitant dans les quatre quartiers retenus et luttant pour s’y maintenir (par des stratégies résidentielles reposant sur des logiques familiales, amicales, professionnelles que nous avons étudiées) et sur les parcours de personnes et de familles attachées au quartier (par leurs activités, leur présence dans l’espace public et pratiques de certains lieux) sans pour autant y résider. L’objectif supposé de « rester en ville » constituait donc le pivot des investigations croisées sur quatre quartiers centraux de Paris, Bruxelles, Lisbonne et Vienne. Il impliquait de mener 60 entretiens par site (240 au total), de les compléter par des observations situées et des photographies mettant en relation des « systèmes de lieux » et des « systèmes de liens ». Le but de ce dispositif était de pouvoir qualifier l’hospitalité de ces quartiers d’immigration (Gotman, 1997), de mettre en lumière leurs aménités [6] (espaces publics, services de proximité privés et publics, environnement social, économique, architectural, commercial, cultuel, culturel, relations et lieux de convivialité) et la possibilité qu’ils offrent à certains ménages pauvres de s’y installer ou de s’y maintenir – et donc de rester en centre-ville – malgré, et peut-être à cause, de la métropolisation.

Mener une telle expérience nécessitait, en même temps, d’inscrire la stratégie de recherche dans celle des relations de travail. Ainsi, nous avons dû, comme nous allons le montrer dans la première partie de cet article, construire une équipe faite de différents types de chercheurs compétents sur les terrains retenus. Par conséquent, nous avons également dû, comme nous l’expliquerons dans les parties suivantes, à la fois construire une méthodologie collective, permettre à l’enquête photographique de jouer un rôle de passeur entre les terrains et établir des stratégies d’écriture commune.

La constitution d’un collectif de recherche

Une telle recherche était comparative, si tant est, toutes choses égales par ailleurs, que la comparaison entre les villes ou les situations urbaines soit possible. Sans entrer dans le débat qui a animé la première Biennale de la sociologie de l’urbain et des territoires consacrée aux villes et à la comparaison [7], nous n’avons pas choisi de comparer stricto sensu les quatre quartiers choisis, ce qui aurait induit une division du travail et de fait l’éclatement du groupe naissant. Résistant à la pratique courante des sciences sociales dites comparatives (« chacun son terrain, on se retrouvera pour le rapport »), nous avons choisi de travailler ensemble, sur des terrains comparables mais contrastés sur le plan de leur organisation sociale : une investigation en miroir où chaque cas répond en partie aux caractéristiques des autres. Il en a résulté de longues séances de tâtonnements, d’erreurs et de tableaux de synthèse abandonnés.

Quatre quartiers d’étude pour quatre équipes de recherche


Le choix des terrains – péricentraux, d’accueil, situés près d’une gare pour trois d’entre eux, caractérisés sur une longue période comme quartiers d’immigration et en proie à une gentrification au moins amorcée – s’est effectué en partie par affinités de recherche. Leur choix tient ensuite au fait que tous ces quartiers sont des « centralités périphériques » tant par leur localisation que par leur mémoire – des quartiers d’accueil dépositaires des repères collectifs des citadins –, que par leur actualité : des verrous stigmatisés et convoités à faire disparaître dans la perspective d’une revalorisation de la ville. Partant du Centre de recherche sur l’habitat (CRH) du LAVUE [8] où les deux coordinateurs de l’équipe, travaillant de longue date ensemble, avaient identifié des éléments de réponse à l’appel d’offres du PUCA, le spectre européen nous a orienté vers Vienne et Lisbonne, tant en raison de leurs positions géographiques opposées (une ville d’Europe médiane, une d’Europe du Sud) que de leurs contrastes urbains en termes de gouvernance, de politiques de l’habitat et d’accueil des migrants. Le fait d’avoir déjà travaillé avec des collègues viennois et portugais, rencontrés par le biais du réseau européen sur le logement (European Network of Housing Research) a permis d’échanger avec eux rapidement. Le cas de Bruxelles s’est ajouté ensuite grâce à un second réseau personnel de membres de l’équipe parisienne, lié à des rencontres de jeunes chercheurs travaillant sur la gentrification ; le quartier Heyvaert représentant dans notre panel de quartiers une gentrification plus rapide et volontaire de la part des pouvoirs publics. On peut dès lors dire que le collectif REV était quasiment en gestation lorsque l’appel du PUCA est paru. Il n’a fallu que quelques échanges de courriels pour qu’il se constitue, en focalisant de facto le regard sur quatre quartiers. À ce cadre comparatif bien établi, nous avons ajouté un quartier « miroir », celui de Florentine à Tel-Aviv. S’il n’est pas au centre de la toile que nous dessinons, les récits de la gentrification de ce secteur populaire et marginal de la ville, dite « blanche » depuis son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en 2003, ont fait écho à ceux que nous recueillions en Europe (Rozenholc, 2009 et 2014).

La Mouraria à Lisbonne est un quartier socialement fragmenté, où les contrastes sont aujourd’hui exacerbés par la pression du tourisme et la gentrification. Il est à la fois au centre de l’identité lisboète et marginalisé et en voie de gentrification touristique. À la mauvaise réputation du quartier (prostitution et trafics divers) se surimpose à la fois une image ethnique « multiculturelle » (surreprésentation des migrants et ressortissants des anciennes colonies) publicisée et celle d’un quartier « typique » ou « traditionnel ». Du point de vue urbain, ce quartier a fait l’objet, dès les années 1940-1950, d’opérations de démolition d’envergure puis, à partir des années 1980, d’une réhabilitation via l’intervention sur le patrimoine bâti. Dans les années 2000, de nouveaux diagnostics ont souligné la densité, l’insécurité, le vieillissement, le nombre de logements vacants, la rotation des habitants (plus de deux tiers des ménages y sont locataires dans une ville où les propriétaires sont majoritaires), la pauvreté et le manque d’équipements culturels et d’espaces publics. La volonté politique « d’ouvrir » ce quartier et d’en « casser le stigmate » s’est traduite par la volonté d’y faire venir de nouvelles populations.

À Vienne, le quartier Volkert et Alliiertenviertel s’est construit entre deux gares dans les années 1880. Il est situé à l’interface entre le quartier d’accueil et le quartier en gentrification rapide. Porte d’entrée des « immigrés internes » sous l’Empire austro-hongrois, il a longtemps été un quartier ouvrier et juif. Après-guerre, dès 1945, le quartier s’est dégradé en même temps que s’y installaient d’autres travailleurs immigrés. Aujourd’hui, on observe deux développements parallèles : la gentrification et l’installation de migrants d’ex-Yougoslavie, de Turquie, d’Allemagne et, plus récemment, d’Asie et d’Afrique. Comme les autres populations précaires du quartier, ces derniers sont locataires dans le secteur privé et donc directement menacés par la pression immobilière. Le quartier est aussi marqué par une population étudiante, des galeries d’art et des espaces de travail partagés. Les commerces dits ethniques sont nombreux, de même que les services liés à la téléphonie et internet : cafés, Western Union, fastfood, taxiphones, etc.

À Bruxelles, le quartier Heyvaert, à cheval sur deux communes (Molenbeek et Anderlecht), est un ancien faubourg industriel et ouvrier. Marqué par la présence de populations migrantes, il est aussi très convoité par des intérêts immobiliers. Aujourd’hui, les revenus moyens y sont très bas et la proportion d’étrangers (plus de 40 %) et d’immigrés très forte. Le quartier compte ainsi deux fois plus d’habitants africains que Matonge [9], pourtant connu pour être le quartier africain de Bruxelles. Très bien situé – à moins d’un kilomètre du centre, à proximité du canal, du marché des abattoirs, des gares du Midi (la plus grande de Belgique) et de l’Ouest –, c’est actuellement un site en transformation. Depuis quelques années, une série de projets prônant la reconversion d’un quartier dit « paralysé » par le commerce des voitures d’occasion vers l’Afrique, s’y déploient. Heyvaert se trouve par conséquent au centre d’un empilement d’opérations : projets autour de la place du marché (pour 2020) et programmes de logements (privés, publics ou privés-publics) dans un secteur où la pauvreté et le grand nombre de propriétaires rendent la population plus « stable » qu’ailleurs.

À Paris, la Goutte d’Or est un quartier ancien, central et bien desservi. La gentrification annoncée s’y confirme chaque année même si elle paraît parfois fragile (Chabrol, 2013 ; Fijalkow, 2013). Dans ce lieu de la mémoire de la guerre d’Algérie, la Ville de Paris mène depuis 1983 des opérations de rénovation urbaine et de réhabilitation pour « équilibrer sociologiquement » un quartier qui s’illustre encore par un fort taux de logements inconfortables et de populations migrantes, et ce malgré les débuts d’une gentrification de l’habitat et de transformation des espaces publics. En réalité, pour les services publics, il s’agit de fabriquer de la mixité sociale via le parc de logements sociaux en y encourageant l’installation de populations de couches moyennes (Launay, 2010). Si ce quartier reste encore aujourd’hui l’un des meilleurs marchés de la capitale, les prix de l’immobilier y ont été multipliés par trois entre 2000 et 2010, alors qu’ils ne faisaient « que » doubler dans le reste de la capitale. Pour autant, on constate un maintien des commerces nord-africains et africains sub-sahariens, ainsi que la persistance de logements surpeuplés et parfois encore insalubres. L’incertitude règne donc, de ce point de vue, sur l’avenir du quartier et la presse s’inquiète de savoir si le quartier se gentrifiera ou non. Les nouveaux propriétaires se demandent s’ils pourront revendre, et à quel prix, et les populations pauvres et migrantes jusqu’à quand elles pourront rester et bénéficier des aménités sociales et spatiales du quartier (logements, commerces, associations, aides diverses).

Au regard de ces problématiques, ces quatre sites ont révélé des niveaux d’ancrage des chercheurs dans ces lieux et de popularité des terrains contrastés. La Mouraria à Lisbonne et la Goutte d’Or à Paris sont relativement bien connus de la communauté scientifique et du grand public. Ces quartiers correspondent à une forme de gentrification de zones péricentrales où la problématique patrimoniale est plus forte qu’à Heyvaert et Volkert. En effet, depuis les années 1980, les sciences sociales se sont particulièrement intéressées à ces quartiers visés par d’importantes transformations (en premier lieu Toubon & Messamah, 1990). Il en est de même du quartier Heyvaert dont la situation dans la commune de Molenbeek a largement focalisé l’attention des médias après les attentats de novembre 2015 à Paris et mars 2016 à Bruxelles. Face à ce capital scientifique et à cette notoriété, le quartier étudié à Vienne paraît plus modeste. C’est pourtant lui qui, faisant écho au quartier Florentine à Tel-Aviv, permettra d’identifier la caractéristique commune à nos quatre sites : ce sont des périphéries de centre-ville, avec ce que cela implique de marginalité et de centralité. Quant à Florentine, il a permis de souligner que l’élément structurant de la mémoire collective réside dans le caractère à la fois stigmatisé et convoité des quartiers [10]. Ce paradoxe fait ainsi ressortir l’utilité d’étudier aussi bien la ville ordinaire, banale, et les hauts lieux de la recherche urbaine.

Des chercheurs différemment impliqués



Ce qui suit n’est pas une success story. Comme toute recherche collective, REV a rencontré des problèmes d’ententes théoriques et méthodologiques. Mais rétrospectivement, c’est certainement le fait de privilégier le pragmatisme sur la théorie, d’associer plutôt que de différencier, qui a permis de placer à bonne distance les querelles infécondes. Tacitement, nous nous sommes volontiers accordés sur la priorité de produire de la connaissance et moins des grilles de lecture de la réalité sociale. La diversité générationnelle de l’équipe et le souci permanent d’intégrer les différents niveaux d’implication de chacun ont aussi été des éléments moteurs.

Pour comprendre ce point, il est nécessaire de prendre en considération que dans la recherche en sciences sociales, un travail collectif ne peut se développer que dans certaines conditions indépendantes du thème étudié. Certes, les contextes institutionnels académiques pèsent lourdement dans les stratégies de carrière obéissant, dans un cadre concurrentiel, à l’injonction de publier. Mais lorsque les enjeux des uns ne coïncident pas avec ceux des autres, la coopération n’en est que plus fructueuse. Alors que pour les uns il s’agissait d’une première expérience de recherche nourrissant leur thèse, d’autres ont cherché à enrichir leurs connaissances empiriques et de recherches avec d’autres disciplines ou terrains. Ainsi, nos différentes positions dans le champ, tant sur le plan disciplinaire que sur celui du statut, de l’âge, de la production scientifique, plutôt que de nous éloigner, nous ont permis de travailler ensemble. Il va sans dire qu’une telle composition de l’équipe n’avait pas été programmée. Pourtant, ces positions se sont répondues avec des effets sur la construction théorique, la méthodologie, l’écriture finale du rapport (Fijalkow, Lévy-Vroelant, 2016) [11] et le rôle de la photographie sur les terrains. Elles se sont aussi renforcées et modifiées au gré des directions et des soutenances de thèses et de rencontres scientifiques (ateliers, journées d’études, séminaires, colloques) qui nous ont conduits à partager nos problématiques. Chacun de nous, chercheur en poste, contractuel ou doctorant, partait donc avec des capitaux, des expériences et des terrains différents.


Présentation des équipes par terrain :

Bruxelles Lisbonne Paris Vienne
Membres permanents 1 enseignant-chercheur en géographie
1 post-doc en anthropologie
1 MCF en géographie
1 MAA (ENSA) en géographie et SHS
2 PR
de sociologie
2 PR de sociologie
1 doctorant en sociologie
1 PR de sociologie
1 doctorante en sociologie
Membres ponctuels 2 vacataires 3 vacataires 3 vacataires 2 vacataires

Ces positions institutionnelles peuvent être déclinées de diverses manières.

Premièrement, notre projet rassemble des géographes, des sociologues et des anthropologues. Cependant, les débats théoriques ou sur les méthodes ont été particulièrement limités dans le temps et dans l’espace. Ainsi, lorsque les uns ou les autres comprenaient que pour tel ou tel partenaire, une tournure spécifique de traitement du sujet n’était pas adaptée, l’empirie a été la force d’intégration principale. L’explication vient certainement de l’inscription dans les champs de la sociologie et de la géographie des chercheurs à l’origine du projet ; la géographie étant elle-même fortement intégrée dans la problématique du Centre de recherche sur l’habitat (initiateur et gestionnaire de la recherche). Ils ont ainsi fait office de ponts ou de « facilitateurs » entre chercheurs de l’équipe qui ne parlaient pas le même langage. Néanmoins, la sociologie urbaine, au travers de chercheurs travaillant sur l’habitat, était présente dans trois équipes sur quatre et le thème de la gentrification, en géographie, traité dans les thèses respectives de trois membres de l’équipe. L’anthropologie s’est ensuite intégrée à l’équipe soit par association locale avec la géographie, soit par la photographie (voir ci-dessous). Pour autant, il n’a jamais été question de collage entre disciplines. En effet, si l’analyse des liens sociaux a permis de développer le regard de certains sur les lieux et que le récit des « scènes » a permis de comprendre l’ordre social du quartier, l’approche spatiale a constitué le cadre d’analyse des enjeux locaux.

Deuxièmement, l’âge et, de fait, les statuts professionnels différents sont fort diversifiés au sein du collectif : de la trentaine à la soixantaine, ce qui correspond à des positions de stagiaire en début du contrat, de doctorant, d’enseignant contractuel en France en école d’architecture ou à l’Université en Belgique, de maître de conférences ou de professeur titulaire. Dans chaque équipe, on retrouve la même composition de chercheurs titulaires ou non, d’âge plus ou moins avancé ; les seconds étant plus lourdement soumis à l’exigence de publier, notamment pour l’obtention de postes. Cette composition a de fait limité les effets de concurrence entre membres d’une équipe locale et les situations d’arbitrage pour la signature des publications liées au projet.

La seconde variable importante dans la composition de l’équipe est l’expérience différenciée de la recherche. À Paris, l’intégration de jeunes chercheurs a permis de consolider leur expérience, voire de les intégrer au laboratoire sous un statut contractuel. Cela n’a pas fragilisé l’équipe, et ce malgré le départ de l’une d’entre elles, recrutée d’abord comme contractuelle en province puis titularisée sur un autre poste. L’intégration de doctorants dans l’équipe ou comme vacataires, en fonction du sujet de thèse et d’activités militantes dans le champ, a conduit à un ajustement des positions avec leur directeur de thèse lorsqu’il leur a été rappelé qu’ils avaient… une thèse à finir.

Enfin, l’expérience militante locale dont a bénéficié l’étude de deux des sites choisis est aussi importante pour comprendre le fonctionnement de notre collectif. À Paris et Bruxelles, la présence de chercheurs inscrits dans une action de plus de dix ans pour aider et soutenir les populations locales face au problème du logement a, en effet, permis de définir les enjeux locaux liés à ces questions et de rencontrer de nombreux habitants du quartier. Des réseaux d’enquêtes ont ainsi été très rapidement mis en place et ont permis de pallier le manque de temps des chercheurs belges pour mener un travail de terrain systématique. De même, sur le terrain parisien, leurs contacts et leur capital social ont largement fait avancer notre recherche. Et à Paris comme à Bruxelles, mais aussi à Lisbonne et Vienne, plusieurs réunions d’équipe se sont tenues dans des locaux associatifs. Dans le prolongement de leur engagement associatif, la recherche a ainsi permis, à ces derniers, de répondre à des questionnements plus larges sur les solidarités à l’œuvre dans des espaces urbains en transformation.

Dans ce cadre, l’intégration d’enquêteurs vacataires plus proches des milieux ethniques concernés s’est structurée sur la base d’un projet d’écriture et de témoignage sur ces transformations. Dès lors, les liens professionnels et amicaux s’y sont consolidés, y compris avec des personnes qui nous ont secondés sur le terrain. En effet, il a été décidé que les enquêteurs vacataires seraient rétribués au-delà du tarif horaire du CNRS et les chercheurs uniquement défrayés, partageant surtout le désir d’accroître notre connaissance des terrains et phénomènes étudiés. En a résulté un réseau, une communauté active sur les différents terrains, qui publie et continue de se rencontrer.

Le ton de ces rencontres a été donné par la première d’entre elles, programmée un week-end de « pont » incluant le jeudi de l’Ascension, les 29 et 30 mai 2014) à l’École nationale d’architecture Paris-Val-de-Seine en raison des calendriers chargés des enseignants. Profitant de locaux estudiantins vides, ces journées furent l’occasion de longs échanges scientifiques, mais aussi de discussions amicales lors de déjeuners préparés par l’équipe parisienne : budget serré oblige !

Cette première rencontre (photographie 5) a été suivie de trois autres l’année suivante ; nous y reviendrons plus spécifiquement dans la deuxième partie de cet article.

En définitive, l’équipe de REV peut être décrite de plusieurs manières ; toutes reflétant la recherche collective telle qu’elle s’est fait et a « fait avec » :

  • a) Douze puis onze enseignants-chercheurs et dix étudiants de différents pays ;
  • b) Quatre équipes locales ;
  • c) Trois géographes, sept sociologues, un anthropologue et 10 vacataires sociologues ou anthropologues ;
  • d) Sept enseignants chercheurs statutaires, quatre enseignants contractuels ou à statut précaire et dix enquêteurs vacataires eux aussi « précaires ».

Ces déclinaisons de la diversité de notre équipe sont encore compliquées, nous l’avons évoqué plus haut, par les identités multiples des chercheurs, susceptibles de pouvoir jouer des rôles différents en fonction des situations (militant et chercheur par exemple). Cependant, elles n’ont eu aucun effet sur la répartition du travail : tous ont contribué à l’enquête, à l’analyse et à l’écriture du rapport. Pour ce qui est de l’organisation et de l’économie générale du programme, l’équipe de Paris est restée le centre d’impulsion du travail de recherche comme contractant du PUCA et dépositaire du budget. Cette fonction de pilote a permis aux jeunes chercheurs de l’équipe de développer leurs thèmes de recherche, voire de les élargir, mais aussi de se former concrètement à la gestion du budget et du calendrier d’un programme de recherche. Dans la réflexion sur la construction de l’objet, il est vraisemblable que c’est l’équipe pilote, parisienne, qui a négocié le projet avec le PUCA qui a le plus œuvré dans la construction théorique de l’objet notamment en centralisant, pour le rapport final, les synthèses venues de nos quatre terrains. Cependant, l’équipe parisienne s’est montrée ouverte aux propositions de reconsidérer la gentrification à l’aune de l’approche anthropologique de la résilience (notamment Sanchez-Jankowski, 2008) pour l’équipe viennoise, de la géographie radicale pour l’équipe bruxelloise et de l’analyse sémantique proposée par les collègues lisboètes. En effet, c’est en construisant le modèle théorique sur les différents terrains que l’on a pu dépasser les clivages.

À cet égard, la répartition du budget (60 000 euros) est à la fois significative et à l’image des disparités économiques entre pays européens. L’équipe de Vienne s’est, par exemple, avérée pratiquement auto-suffisante en équilibrant les charges de la recherche avec d’autres ressources. Le paiement des vacataires sur place n’a donc pas été assuré par le budget du programme. Dans le même temps, et compte tenu de la fragilisation de la recherche au Portugal dans la période de crise qu’elle traverse, un budget spécifique a été alloué à l’équipe de Lisbonne pour mener les enquêtes sur place et rémunérer décemment les vacataires. À Bruxelles, où les enseignants chercheurs ont une charge d’enseignement plus importante qu’en France, c’est une partie de l’équipe parisienne qui a mené les entretiens.

Méthodologie de la cherche



Au-delà de ses principes de fonctionnement, le collectif REV a rencontré différents types de difficultés.

Développer à la fois du collectif et du comparatif

Dès la construction de la réponse à l’appel d’offres du PUCA, la recherche a été motivée par le désir des différentes équipes locales de réfléchir et d’avancer ensemble en évitant l’écueil du « collectif d’individualités ». Le fait que tous les quartiers retenus pour le projet fassent déjà l’objet d’un capital de connaissances important des chercheurs (relatives aux évolutions démographiques, à la structure du parc de logements, aux actions publiques et privées passées, en cours ou à venir, au tissu associatif) constituait un point de départ favorable pour mener ce projet dans une démarche comparative, mais aussi un risque certain. Chaque équipe pouvait, localement, préférer conserver des méthodes ayant fait leurs preuves plutôt que de tenter de mettre en œuvre de nouvelles manières de travailler. Nombre de programmes collectifs intégrant une pluralité d’équipes et de terrains donnent en effet lieu à des rapports juxtaposant des résultats « terrain par terrain » obtenus de manière autonome sans réels échanges et confrontation. Deux garde-fous ont donc été pensés dès le départ pour se protéger de ce risque : comme on l’expliquera plus loin, une méthodologie commune longuement débattue collectivement et testée à chaque étape du dispositif a été mise au point et des temps de rencontre de toutes les équipes et d’échanges collectifs réguliers ont été organisés malgré un budget limité.

À chaque étape du programme, les deux coordinateurs, secondés par l’ensemble de l’équipe pilote du projet à Paris, se sont efforcés de proposer des cadres méthodologiques qui ont permis d’avancer de concert et avec les mêmes objectifs, tout en étant suffisamment souples pour être amendés et enrichis par chacun. Ce fut, pour commencer, le cas du cadre général de l’enquête de terrain, proposé dans ses grandes lignes par l’équipe parisienne (un objectif de 240 entretiens par site, approfondis par une vingtaine de « promenades photographiques » — nous reviendrons plus avant sur ce dispositif). Une première grille d’entretiens construite autour de modules permettant de recueillir les récits de vie (recueil de la trajectoire sociale et résidentielle, installation dans le quartier, description du logement), les sociosphères (lieux de vie de la famille, des amis) et les lieux importants pour les enquêtés (dans le quartier et ailleurs), a ainsi été traduite en portugais et en allemand puis testée sur chacun des terrains. Elle a ainsi pu être réajustée grâce aux remarques qui sont remontées de chaque équipe après cette phase de test. Ensuite, entre ce qui était voulu et ce qui était matériellement faisable dans les différents contextes, il a fallu revoir nos attentes et faire des choix pragmatiques (par exemple embaucher des vacataires, délocaliser ponctuellement des membres de l’équipe parisienne, et en particulier réduire le nombre total d’entretiens) pour pouvoir, sur le fond, atteindre nos objectifs. Ces ajustements témoignent également de relations entre équipes suffisamment étroites pour, d’une part, que des chercheurs ou apprentis chercheurs aient pu circuler entre les sites (notamment entre Paris et Vienne et entre Paris et Bruxelles) et, d’autre part, pour que toutes les équipes aient la latitude de développer des outils méthodologiques complémentaires. Les réunions ayant calé les objectifs de la recherche et les cadres empiriques, notamment une grille d’entretien non directif et le type de population à interroger, les moyens pour y parvenir sont restés à la libre appréciation de chaque site. Ainsi par exemple, l’équipe autrichienne a développé à l’Institut de sociologie de Vienne une cartographie des relations entre les lieux et liens des enquêtés. Cette technique cartographique n’a pas été reprise à l’identique par les autres équipes, mais cette approche a suscité d’intéressants échanges.

Autre atout important à souligner pour le bon fonctionnement du collectif : tous les chercheurs engagés dans le programme sont parfaitement francophones (plusieurs sont donc bilingues : français-allemand et français-portugais). La langue de travail de l’équipe a ainsi été le français, même si l’anglais a occasionnellement été utilisé, notamment lors d’échanges avec les enquêteurs recrutés à Lisbonne et à Vienne pour réaliser des entretiens et, plus particulièrement, entre ces derniers et la sociologue-photographe.

Si de nombreux échanges eurent lieu par courriel durant la durée du programme, pour rappeler les échéances et les objectifs de chacun, la mise en place d’un travail comparatif nécessite également des échanges collectifs approfondis où tous les chercheurs sont présents et discutent ensemble. Des rencontres sont nécessaires pour procéder à des échanges théoriques, des ajustements méthodologiques et au bon fonctionnement du collectif. Concrètement, elles permettent de s’assurer d’une démarche partagée et, le cas échéant, de se repositionner les uns par rapport aux autres. Ces réajustements ont pu porter sur les populations à rencontrer, les types de lieux à étudier, mais ils pouvaient aussi consister à échanger sur des lectures et à s’entraider dans le maniement des outils de partage de fichiers. En deux ans de programme, quatre rencontres collectives ont pu être organisées à Paris, Lisbonne, Lille et Vienne (sur trois de nos quatre lieux d’étude). Deux d’entre elles l’ont été sur fonds propres, un premier séminaire de deux journées organisé par l’équipe parisienne en mai 2014 et un second de deux jours à Vienne en mars 2015. Ces deux séminaires nous ont permis d’avancer sur le fond et notamment de clarifier nos positionnements sur les concepts de résilience et de résistance et la manière de les appréhender sur le terrain. Ils nous ont également permis de régler les aspects pratiques : calendrier, rédaction, budget, demande d’aide spécifique. Trois autres rencontres ont eu lieu, de manière opportune, lors de colloques internationaux auxquels participaient les membres des différentes équipes.

Le premier – le colloque « Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exil » organisé à Bruxelles en février 2014 [12] – fut l’occasion d’une première rencontre sur le terrain entre quatre membres de l’équipe parisienne, un membre de l’équipe viennoise et l’un des chercheurs bruxellois. À la conférence du réseau de sociologie urbaine de l’Association européenne de sociologie de Lisbonne en novembre 2014, les objectifs et avancées du programme REV furent présentés par trois des équipes lors d’une même session et la location collective d’un appartement a ensuite permis de prolonger les discussions. À Lille, en décembre 2014, la Biennale de la sociologie urbaine fut une occasion pour toutes les équipes de se rencontrer de manière assez aisée : vols à bas prix de Lisbonne et de Vienne à Paris et proximité en train avec Paris et Bruxelles. Une session de ce colloque intitulée « Impossible oxymore ? Joies et peines d’un corpus multilingue issu d’une comparaison internationale » fut consacrée au programme REV et chaque équipe y a, là aussi, présenté ses travaux. Ces deux dernières rencontres, et la participation à des sessions communes, nous ont alors permis de présenter les objectifs et les premiers résultats du programme à un public extérieur, mais aussi de bénéficier, pour certains d’entre nous, de la prise en charge financière par nos institutions de rattachement de sorte à ne pas puiser dans le budget limité de REV. Ce fut aussi, à la marge de ces colloques et lors de moments moins formels (visites, repas), l’occasion de se réunir pour réajuster méthodologies et gestion comptable du projet. À Lille par exemple, le retard de deux des équipes dans l’avancée de leur terrain respectif nous a conduits à réduire le nombre d’entretiens de 60 à 45 par site, de transférer plus d’argent à l’équipe lisboète et de « transférer » ponctuellement des chercheurs parisiens à Bruxelles.

Ces diverses rencontres entre chercheurs furent aussi l’occasion, extrêmement importante pour la cohérence d’une recherche comparative, de découvrir les différents quartiers du programme ; à l’exception notoire de celui de la Goutte d’Or à Paris, paradoxalement le plus proche de l’équipe pilote du projet et qui n’a pas fait l’objet d’une visite collective. Ces circulations entre terrains ont permis de mieux percevoir en quoi les quartiers pouvaient se faire écho, mais aussi d’avoir en tête, travaillant de manière approfondie sur un seul terrain, les résonances entre tous. À ces circulations occasionnelles, il faut ajouter les circulations approfondies opérées par deux chercheuses de l’équipe parisienne finalement principalement engagées sur le terrain bruxellois (l’une spécialiste du terrain parisien et l’autre de Tel-Aviv) ; un troisième chercheur parisien ayant quant à lui rejoint l’équipe bruxelloise à plusieurs reprises. Ces « transferts » qui semblaient aisés au premier abord (proximité géographique et langue commune) ont toutefois nécessité un travail spécifique, ne serait-ce que pour s’assurer des définitions des collectivités locales et plus généralement des acteurs politiques, auxquelles s’ajoutent les échelles de l’intervention publique : fédérale, régionale et communale à Bruxelles… parfois déroutantes pour les chercheurs français qui les découvraient. À propos de circulations, il faut également mentionner le rôle de la photographe-sociologue qui, ne faisant partie d’aucune équipe territorialisée, a travaillé comme « passeuse » d’expérience entre les terrains. Circulant plus que tout autre membre du collectif entre ces derniers, elle en a facilité l’interprétation et en a enrichie les résultats.

Travailler en simultané sur quatre terrains

Ces ajustements financiers et humains réguliers ont permis aux quatre terrains de se dérouler simultanément, malgré quelques décalages. Certaines équipes prenaient du retard, quand d’autres avançaient plus vite. À noter que l’équipe viennoise, qui bénéficiait d’une plus grande latitude budgétaire, en raison de ses fonds propres, a toujours été la plus efficace. Sur chacun des terrains, des contacts ont été pris avec des habitants grâce aux acteurs du monde associatif et militant (parfois connu des chercheurs eux-mêmes) puis par effet « boule de neige ». Ils se sont également établis de manière plus spontanée dans la rue, sur les marchés et dans des cafés. Nous avons choisi de détailler ici la manière dont se sont déroulés deux entretiens sur le terrain bruxellois, bien investi par les auteurs de cet article. Il s’agit des entretiens de Saeda et Fatima (photographies 6 et 7).

Ces deux femmes, de 45 et 47 ans, habitantes du quartier respectivement depuis 20 ans et 2 ans, ont été rencontrées grâce à une association d’aide au logement très active dans le quartier (l’ULAC, l’Union des locataires d’Anderlecht-Cureghem). Cette association, d’emblée intéressée par notre projet et notamment par son volet photographique, nous a ouvert ses portes et son carnet d’adresses. Cette collaboration a été, il faut le dire, grandement favorisée par l’un des chercheurs bruxellois actif dans cette association. C’est ensuite, recommandés par les travailleurs sociaux, que les chercheurs ont contacté ces femmes. Ces entretiens se sont déroulés au domicile des enquêtées en février 2015, dans le salon de la première et dans une pièce commune de l’immeuble de la seconde. Ils ont eu lieu le samedi matin : journée sans école et donc sans transport scolaire, mais également sans formation ou démarches administratives qu’auraient à effectuer nos enquêtées ; journées également « libres » pour des chercheurs qui, par ailleurs, enseignent. L’accueil très chaleureux que nous avons reçu, avec thé, café et pâtisseries, peut être interprété d’abord comme une manière de se présenter à autrui et de l’accueillir chez soi, comme le signe d’une certaine confiance accordée aux travailleurs sociaux qui nous avaient mis en contact, mais aussi de l’intérêt pour un projet qui s’intéressait de près aux habitants et, tout particulièrement dans leur cas, aux habitantes. Les entretiens, d’une durée d’une heure à une heure trente, nous ont alors permis d’aborder des parcours résidentiels et de vie complexes, souvent difficiles, parfois violents, mais aussi les liens et les lieux importants au quotidien et à l’échelle d’une vie, découvrant à chaque fois de nouvelles facettes du quartier d’étude : lieux importants, lieux évités, gens qui comptent, personnes ou groupes à éviter, etc. À l’issue de l’entretien, Saeda et Fatima acceptèrent de le poursuivre par une balade photographique. Une deuxième rencontre fut donc organisée en mars 2015 en compagnie de la sociologue-photographe qui avait, entre temps, pris connaissance des deux entretiens retranscrits. Nous avons alors retrouvé les enquêtées à leur domicile pour discuter, toujours en fin de semaine, des nouvelles de leur famille, du quartier et de l’avancement de notre recherche, avant de commencer les balades photographique. Organisées en « trio » (photographe, chercheur « local » et habitante) elles ont été suivies, pour l’une d’entre elles, par l’un de ses enfants.

Au total, les 180 entretiens finalement réalisés ont donné lieu à 17 promenades photographiques sur les quatre terrains du programme. Une trentaine de personnes enquêtées et auxquelles la proposition avait été faite – celle-ci est restée à la discrétion des enquêteurs qui « sentaient » ou non la personne intéressée et la proposition opportune – ont accepté de se prêter au jeu. Les questions d’organisation (se revoir plusieurs semaines après, se libérer des obligations familiales) et de coût (temps et frais de déplacement de la photographe et impression de photographies pour une exposition) ont limité de fait le nombre de promenades sur chacun des terrains.

La photographie : méthode de recherche et « pont » entre les terrains

Nous évoquions plus haut la photographe-sociologue [13] comme « passeuse » entre les terrains. En effet, l’intervention de cette dernière sur chacun des quatre terrains a créé un moyen de comparaison et de connaissance des différents systèmes de représentation sociale d’un quartier et des lieux qui le composent. Les photographies réalisées sur les différents sites ont circulé entre les équipes et ont permis de réajuster leurs regards sur les convergences et les divergences entre les terrains, c’est-à-dire de pratiquer autrement la comparaison. Plusieurs exemples montrent en effet que la relation sujets photographiés/sujet photographiant placée au cœur de l’enquête révèle des aspects du terrain insoupçonnés (Conord, 2007 et 2013). Dans ce cas de figure particulier où trois personnes sont impliquées (photographe, enquêteur et enquêté), des liens se créent entre ces dernières au fur et à mesure de la visite guidée du quartier. De fait, cette deuxième visite a, à chaque fois et sur chacun des terrains, renforcé les liens de confiance entre enquêteurs et enquêté(e)s ; les prises de vues et la déambulation ayant, par ailleurs, pour effet de libérer la parole.

De plus, pour les enquêté(e)s qui acceptèrent de participer à cette démarche, l’invitation d’une photographe a été ressentie comme particulièrement valorisante. Elle a permis de réactiver la mémoire collective des quartiers que l’on trouvait en filigrane dans leurs lieux, croisant la grande histoire avec les micro-récits et les scènes intéressantes du quartier. Christian à Vienne, Vitor à Lisbonne, Amadou, Saeda et Fatima à Bruxelles se montrèrent particulièrement ouverts à cette rencontre, en manifestant un grand intérêt pour la photographie (ou pour la présence d’une photographe) qui a pu donner lieu à de longues séances de poses photographiques, en famille, avant de commencer la visite guidée. Dans certains cas, les enquêtés ont exprimé un sentiment de fierté à désigner « leurs » lieux à photographier : lieux quotidiens ou de leur mémoire. La présence d’une photographe a un effet de médiatisation.




Faire participer les interviewés au processus de prise de vues, en les désignant comme guides dans leur quartier, permet alors de collecter des matériaux visuels reflétant des « récits de ville ». Dans ce cadre, la photographie offre un accès au sens que les habitants donnent individuellement aux transformations de l’habitat et à l’évolution des espaces publics et de l’offre commerciale, par des images co-construites à travers les pratiques quotidiennes. L’expression des différentes interprétations d’un récit par l’image semble alors révéler la diversité des points de vue sur le quartier, produite par la variété des trajectoires sociales et personnelles des enquêtés. Par là, la photographie sociologique – et en particulier cette photographie participative qui implique complètement l’habitant dans la prise de vues et la visite du quartier – ajoute à la compréhension du système de lieux et de liens des habitants, au cœur de notre projet.

Dans ces itinéraires photographiés, la collaboration entre membres de l’équipe s’est également avérée centrale puisque chaque équipe locale « préparait le terrain » et accompagnait la sociologue-photographe pour prendre en notes les propos de l’habitant. Celle-ci a ainsi pu, sans les connaître au préalable, réaliser en une ou deux journées des images avec quatre à cinq interviewé(e)s par terrain. La photographe ne pouvait donc travailler seule et, en cela, cette méthode rejoint les objectifs d’un programme où les liens priment sur le travail individuel.

Enfin, la photographie a permis aux différentes équipes de comprendre les situations urbaines des autres sites et par comparaison de mieux saisir la spécificité de leur terrain et de l’expérience de gentrification que font les populations pauvres et migrantes. En effet, la photographie est comprise ici comme une épreuve de chaque terrain. Elle imprime des représentations de l’espace en lien avec les discours des habitants et il est étonnant, à ce propos, de constater lors de l’exposition que cette méthode produit des effets réflexifs. Le « quartier Heyvaert des habitant-e-s interviewé-e-s » n’est pas toujours celui d’un chercheur qui le fréquente pourtant très régulièrement dans le cadre de ses travaux de recherche. Celui-ci peut ne pas retrouver ses repères visuels – les garages en grand nombre installés dans le quartier par exemple – dans les photos réalisées : un seul garage automobile d’export/import situé en périphérie représenté dans l’exposition a été photographié, les habitant-e-s préférant montrer à la sociologue les lieux de la vie quotidienne (commerces, lieux de culte, square etc.). La mise en image d’un quartier est attachée à une perception et à un vécu en apparence individuel mais, au bout du compte, la mise en série de toutes les balades urbaines nous a apporté des éléments de compréhension quant à la construction d’une mémoire collective des lieux.

Écriture et mise en récit

Les stratégies d’écriture collective



Avant même de terminer le travail de terrain, l’écriture du rapport final a dû être anticipée et pensée. L’écriture collective est un exercice difficile, que le manque de coordination ou de confiance interpersonnelle peut rendre conflictuel ou décevant. Conscients de ces enjeux sans pour autant les avoir explicitement formulés, les chercheurs de l’équipe ont mis en place différentes stratégies d’écriture. Rétrospectivement, on peut les analyser de la manière suivante. Les plus expérimentés en recherche collective ont guidé la rédaction collective du rapport final. Mais bien que l’écriture finale soit revenue au groupe à l’initiative du projet, un principe d’autonomie a guidé l’écriture collective. Cette dernière a été préparée très en amont, alors même que les enquêtes de terrain étaient encore en cours. Une première structure de rapport final a été esquissée au bout d’un an de travail. Elle a ensuite été totalement remaniée au troisième semestre du programme. Parallèlement, des grilles de codage et d’analyse des entretiens ont, comme pour les grilles d’entretien évoquées précédemment, été proposées, à la demande des chercheurs bruxellois, par l’équipe parisienne pilote, puis ont circulé entre les équipes pour être testées avec plusieurs entretiens retranscrits (en français, en allemand et en portugais). Une fois prises en main et adoptées par tous, elles ont permis de mener conjointement, par une méthode commune, l’analyse d’un corpus trilingue de près de 180 entretiens. Cela a permis de mieux cerner les points essentiels à mettre en valeur dans le rapport final, en plus des positionnements théoriques et méthodologiques et de la présentation des quartiers étudiés. Nous pouvons les énumérer ici. Ils sont au nombre de trois : le quartier et ses enjeux, les lieux et les gens considérés sous l’angle des ressources et des aménités, la perception (ou l’absence de perception) du changement du quartier, de son tissu urbain ou social.

Pour chaque chapitre du rapport final, des coordinateurs ont été désignés. Ils ont eu un rôle moteur en proposant un plan devant permettre à chaque équipe locale de rédiger, sur ce modèle, une dizaine de pages de résultats. Ils ont ensuite eu un rôle fédérateur puisqu’après avoir reçu les résultats de chacune de ces équipes, il s’est agi de synthétiser l’ensemble des résultats en différents chapitres. Cette organisation a aussi permis d’identifier les blocages éventuels et de réajuster, quand cela a été nécessaire, l’organisation interne des chapitres. L’objectif, là encore, est d’éviter la simple juxtaposition des résultats terrain par terrain et de mettre collectivement en récit le matériau particulièrement riche recueilli (et encore pour partie à exploiter) dans nos quartiers d’étude. L’écriture du rapport se faisant en français, il a nécessité un important travail de traduction des entretiens pour les chercheurs autrichiens et portugais. La question de sa publication en allemand et en portugais reste ouverte, même si le rapport a été pensé comme un ouvrage collectif que nous projetons de publier dans une maison d’édition française qui mettrait en valeur la photographie.

Plus largement, pour ce qui est de la production scientifique de l’équipe tout au long du projet, l’absence de concurrence entre équipes locales, comme à l’intérieur de ces dernières, a permis à chacun et selon des modalités différentes de répondre à différents appels à communications ou à articles ; chaque réponse n’ayant pas nécessairement impliqué l’ensemble du collectif. C’est le cas de cet article, comme de ceux publiés par quatre chercheurs impliqués à Bruxelles dans un numéro de la revue Uzance consacré au quartier Heyvaert (Chabrol & Rozenholc, 2016 et Van Criekingen & Rosenfeld, 2016). Exception faite de la sociologue-photographe qui a enrichi les articles en question de ses prises de vue, « l’effet de lieu » joue pleinement chez les autres membres du programme lorsqu’il s’agit de répondre à un appel. C’est souvent parce que l’on se croise lors d’un séminaire, ou d’une journée d’étude, que l’on échange à propos d’un texte, que de premières pistes d’écriture sont évoquées... ou abandonnées. Les agendas surchargés et les propositions multiples (et parfois très proches) sont la principale raison de la non-participation de certains à tel ou tel projet de communication ou d’écriture collectif.

La réalisation d’une exposition de photographies

Une des formes de restitution et de valorisation de la recherche retenue dans ce programme est celle d’une exposition de photographies prises dans les quartiers étudiés (Goutte d’Or, Volkert et Alliiertenviertel, Mouraria, Heyvaert). L’exposition intitulée « Résistances ordinaires de quartiers populaires. De Vienne à Lisbonne, de Bruxelles à Paris » sera itinérante. De Paris, elle a circulé jusqu’à Poitiers où elle a été présentée lors d’un colloque international [14] et poursuivra ensuite jusqu’à Amiens. L’étape à l’Université d’Amiens est motivée par le fait que l’une des chercheuses de l’équipe y est maître de conférences et qu’elle a organisé un voyage d’étude à Bruxelles avec des étudiants en 2015. La visite du quartier Heyvaert fut pour eux l’occasion de réaliser des travaux d’observation, d’y rencontrer les enseignants-chercheurs bruxellois impliqués dans le programme REV et de comprendre les objectifs d’une enquête de terrain. L’exposition doit également se rendre à Vienne et Lisbonne durant l’automne 2016. Elle est conçue à partir d’un choix de 40 photographies (agrandies en 40x60 cm) révélatrices du déroulement de 17 balades urbaines et sélectionnées selon l’importance que leur accordaient les habitants-guides. Elles sont accompagnées d’extraits d’entretien (ce qui permettra leur traduction ultérieure). Plusieurs interviewés ont été choisis pour que leurs portraits et trois photographies par itinéraire soient exposés. En début d’exposition, des panneaux présentent les quartiers, le programme, ses hypothèses et résultats et la méthode des balades urbaines photographiées. 90 photos des balades montées en diaporama sont en plus projetées en boucle sur un écran. Cette exposition prolonge ainsi la vie de cette recherche, elle la rend visible et permettra peut-être de susciter de nouvelles pistes.

Conclusion

Revenant sur la mise en place concrète du programme REV et sur les dispositifs pratiques de notre recherche, cet article a souhaité montrer comment des ajustements – autour de notions, de la constitution des corpus de données et de leur traitement (grille d’entretien, grille de codage et grille d’analyse), mais aussi dans l’écriture – interviennent à toutes les étapes du travail collectif. Ces ajustements auront d’ailleurs été d’autant plus nécessaires que le collectif « produit » par ce programme est un collectif international, multilingue et pluridisciplinaire, réunissant des chercheurs de générations et de statuts différents. La description et l’analyse conduite dans cet article – première et peut-être seule opportunité réflexive sur ces questions du « comment a-t-on fait pour faire ensemble ? » – de nos dispositifs de travail en ont montré les avantages et les difficultés, même si l’aboutissement positif et la richesse de ce travail collectif en auront certainement, ici, minimisé les lourdeurs ; les difficultés étant souvent oubliées avec les résultats féconds engendrés par un processus qui aura pourtant été, par moments, fastidieux. Levons donc dans cette conclusion quelques doutes !

Premièrement, la conduite de front d’un projet collectif sur plusieurs terrains prend énormément de temps, en particulier pour l’équipe pilote parisienne qui s’était donnée l’obligation de diffuser et de clarifier pour tous les débats et décisions prises lors de chacune de ses réunions. La transparence a été la règle tant dans la gestion du budget que dans l’élaboration des plans d’enquête et la rédaction finale du rapport. Les débats ont retardé la production des résultats (d’un trimestre) et les publications. Cette coordination a été aidée par des outils telle que la dropbox qui permettent d’échanger en permanence et de prendre, comme dans un pot commun, les documents produits selon le rythme de chaque chercheur, mais aussi de chaque équipe. La dropbox aura fonctionné comme outil de resynchronisation de nos temps et rythmes de travail.

Deuxièmement, malgré un souci de clarification permanent, force est de constater que l’articulation de quatre équipes internationales autour d’un projet commun crée des incompréhensions ; incompréhensions dues le plus souvent au fait de ne pouvoir échanger régulièrement, de vive voix et surtout de visu, c’est-à-dire, tout simplement, d’une part, de ne pas être en un même lieu et, d’autre part, d’être pris dans des calendriers et des injonctions académiques différents.

Troisième point : si ce projet a été un lieu d’apprentissage important pour les doctorants sur le plan méthodologique, il a aussi, par moments, envahi leur temps de travail, mais aussi leur sujet de thèse, les conduisant, au terme de ces deux ans à se recentrer sur leur problématique individuelle.

Quatrième et dernier point, peut-être faut-il rappeler, de manière un peu banale mais bien réelle, les problèmes inhérents à toute dynamique de groupe. Si un travail collectif requiert que des coordinateurs y impulsent un rythme pour organiser les tâches collectives et faciliter celles de chacun, cette impulsion n’en demande pas moins beaucoup de temps et d’énergie (tant pour l’écriture que pour la conduite de journées collectives de travail). Elle oblige surtout à travailler, ou plutôt à préparer le travail, très en amont. Dynamique d’entraînement donc à laquelle répond, autre aspect du travail collectif, des ajustements « négatifs ». Ainsi, dans les périodes de travail trop chargées, mais inhérentes au monde académique actuel, les différentes tâches sont constamment réajustées ; certaines devenant plus prioritaires encore que d’autres. Les délais demandés par certaines équipes dans ces moments soulagent alors en quelque sorte les autres équipes, qui elles aussi se mettent à prendre du retard. Cette question du cumul des délais pose plus largement la question des recherches comparatives qui sont valorisées par les institutions académiques, mais ne bénéficient pas de dispositifs allégés en matière de délais et de règles de financement. Ainsi monter une recherche internationale dans le cadre d’un appel d’offres national (de type PUCA) impose aux chercheurs des contraintes et des bricolages moins présents dans les dispositifs européens de la recherche, plus complexes à construire en début de projet, mais certainement mieux adaptés à la vie d’un collectif international de recherche. Par exemple, les règles budgétaires d’un contrat national qui limite les possibilités de déléguer une partie du budget aux partenaires d’autres pays sont allégées dans le cadre d’un contrat européen. D’autre part, un contrat type PUCA impose des notes d’étapes et des rendus plus réguliers que les contrats européens, qui en revanche sont mieux dotés financièrement et permettent d’être plus ambitieux…

Enfin, il a permis de poser les éléments pour aborder la gentrification comme une situation urbaine mettant à l’épreuve les plus défavorisés : mobiliser des aménités résidentielles subtiles articulant des lieux et des liens sociaux, développer une perception sensible des changements grâce à la mémoire collective et à l’acuité des scène quotidiennes, aménager l’hospitalité de ces quartiers pour tous, malgré les récits d’invasion des uns et des autres, mettre en œuvre des résistances quotidiennes, explicites ou non, plaçant l’habitat au cœur des enjeux.

Le bilan très positif du projet, en termes scientifiques, comparatifs et humains, ne saurait donc en masquer les difficultés. Le recours à l’empirie pour mener nos recherches dans différentes villes avec une coordination minimale a conduit à limiter les discussions théoriques durant cette première période de collecte et d’analyse des données, même si des ajustements sur la théorie de la gentrification, ses diverses formes et effets sur la population dans des contextes différents ont été réalisés dans la rédaction du rapport final. De même, on peut constater qu’en fin de programme, le rôle d’impulsion et de coordination dévolu à l’équipe parisienne l’a conduite à gérer seule la fin des relations contractuelles avec le PUCA. Mais l’on doit concéder que la démarche « du faire » a largement pris le dessus : amasser des matériaux, s’intéresser au quotidien, établir des programmes de travail, se coordonner par internet, écrire collectivement un rapport, s’entraider gratuitement. Beaucoup d’éléments nous rapprochent des hackers décrits par Michel Lallement (2015). Mais les ajustements qui se sont réalisés autour du projet collectif de faire ensemble n’ont jamais fait l’économie de ce qui nous semblait vérifié par le terrain. Celui-ci a permis notamment de relever les similitudes entre les quartiers étudiées au-delà de leur diversité : si les « pressions » à l’égard des populations sont différentes, il n’en reste pas moins que les discours des populations qui leur résistent, et les photographies auxquelles elles ont contribué, ont pu être rapprochés de part et d’autre de l’Europe. Ainsi l’équipe REV a produit un matériau extrêmement riche et dense, dont l’analyse continuera de se révéler particulièrement stimulante sur ces terrains contrastés, en montrant comment les formes de résistance à la gentrification s’inscrivent autant dans la mobilisation des aménités sociales et spatiales, dans la conscience des changements de ces quartiers, que dans les manières de les raconter au quotidien. Or, ces résultats de cette recherche se comprennent d’autant mieux que l’on saisit la manière dont ils ont été produits.

add_to_photos Notes

[1Le PUCA est un service interministériel rattaché à la Direction générale de l’aménagement du logement et de la nature (DGALN) au ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie et du ministère de l’Égalité des territoires et du Logement. C’est une agence nationale de la recherche et de l’expérimentation dans les domaines de l’urbanisme, de l’architecture et de la construction.

[2L’appel d’offres intégral est consultable en ligne : http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/ao-ville-ordinaire-et-metropolisation.pdf.

[3« Accès à la ville centre et à ses opportunités, possibilité d’exercer une activité économique, logement bon marché, constitution de réseaux de solidarité ».

[4L’appel d’offres du PUCA qualifie de « quartiers tremplins » des espaces urbains centraux ou péricentraux, souvent délaissés par les autorités publiques, dans lesquels le marché du logement, celui du travail et les diverses ressources présentes sur place rendent possibles l’accueil et l’insertion dans la ville de migrants primo-arrivants – et ce malgré des conditions de vie souvent difficiles.

[5Par résilience, Sanchez-Jankowski entend ce qui dans les différents quartiers qu’il a étudiés permet aux pauvres de faire face à des conditions jugées par d’autres insupportables et d’être porteurs de changements sans cesse négociés à l’intérieur du système local. Sur ce sujet voir Thomas (2008), ainsi que Bouillon et al. (2015).

[6Le terme aménité désigne « l’agrément d’un lieu ». En anglais, « amenities » est équivalent à « commodities » ou « facilities ». Dans les deux langues, ce terme s’attache donc les avantages d’un bien commun (en l’occurrence ici le quartier) pour des groupes sociaux ou certains individus. Sur ce sujet, voir par exemple : Mollard et al. (2014).

[7Première Biennale de la sociologie de l’urbain « Villes et comparaisons », Lille, 16, 17 et 18 décembre 2014. Voir aussi le numéro 163 de la revue Espaces et Sociétés, 2015, sur le thème « Espaces et comparaisons internationales ».

[8Le CRH est une composante de l’UMR 7218 LAVUE-Laboratoire architecture ville urbanisme environnement, http://www.crh.archi.fr/.

[9Matonge, situé dans la commune d’Ixelles, doit son nom à l’un des quartiers de Kinshasa.

[10Sur cette question voir en particulier Rozenholc (2009 et 2014).

[11Le rapport final est téléchargeable sur le site du PUCA : http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/la-ville-ordinaire-et-la-metropolisation-a480.html.

[12Colloque organisé par le laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université catholique de Louvain et le Centre de recherche sur l’inclusion sociale de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Mons en collaboration avec Le Méridien et l’association d’éducation permanente Le Grain.

[13On retrouve ici la méthode des itinéraires développée par J-Y. Petiteau (2001) à la différence que, dans le programme REV, la sociologue produit ses propres images.

[14« Penser les migrations pour repenser la société », Poitiers, 21-24 juin 2016, où deux chercheuses de l’équipe ont présenté les résultats du programme sur la question du rôle des mouvements associatifs dans la production d’un logement social de qualité.

library_books Bibliographie

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Pour citer cet article :

Marie Chabrol, Sylvaine Conord, Yankel Fijalkow, Yannick Henrio, Caroline Rozenholc, 2016. « « Comment on s’organise ? » Le programme REV, une recherche collective sous le regard de ses chercheurs ». ethnographiques.org, Numéro 32 - septembre 2016
Enquêtes collectives [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2016/Chabrol-Conord-Fijalkow-Henrio-Rozenholc - consulté le 19.03.2024)
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