Sujet sensible. Enquêter sur l’eau au sud-ouest des États-Unis

Résumé

L’auteure analyse les problèmes rencontrés lors d’une enquête sur la gestion de l’eau et ses dimensions culturelles et rituelles dans les espaces territoriaux indigènes de l’Arizona, se heurtant aux mécanismes sociaux qui y ont cours. L’évitement systématique de la part de ses collègues états-uniens (amérindiens et non amérindiens) et le refus des autorités de la réserve Tohono O’odham de lui accorder l’autorisation de mener des entretiens sur les transformations des usages sociaux et des pratiques symboliques en rapport avec l’eau révèlent les conflits existants entre État fédéral et population autochtone, et entre membres de la réserve. Cettte confrontation au terrain a conduit l’auteur à questionner ses pratiques d’ethnologue et à repenser ses techniques d’enquête. Quelles sont les conditions sociales d’une enquête sur l’accès à l’eau et sur sa représentation ? Une Européenne peut-elle réaliser une anthropologie des usages de l’eau sur les territoires indiens états-uniens ?

Abstract

"Sensitive topic. A survey of water usage in the Southwest of United States (Amerindian Reservations in Arizona)".

Taking an interest in the theme of water use on the Amerindian reservations of Arizona and more particularly in the cultural and ritual aspects, my presence evidently perturbed the local social relationships. Confronted with the systematic avoidance of American colleagues and with the refusal of the authorities of the Tohono O’odham reservation to grant me the authorization to conduct interviews on the subject of the transformation of the social uses and the symbolic practices with regard to this element, I had to rethink my fieldwork techniques and approach.
This article offers feedback on these confrontational relations, which drove me to question my practices as an ethnographer. The interdiction applied to the researcher reveals the conflicts that exist between the state and Native Americans, and between members of the reservation. What are the necessary social conditions for an investigation of the access to the water and its representation ? Can Europeans successfully undertake an anthropological study of the uses of water on Indian Reservations in U.S ? This text tries to answer these questions.

Sommaire

Table des matières

Enquêter en terres amérindiennes

En janvier 2012 [1], une équipe de recherche pluridisciplinaire et internationale de l’université d’Arizona à Tucson me propose de la rejoindre pour mener une enquête de terrain auprès des populations autochtones du Sud-Ouest des États-Unis [2]. La mission consiste à analyser les transformations des usages sociaux et des pratiques symboliques autour de l’eau, en rapport notamment avec les perceptions du changement climatique. Pouvant m’appuyer sur de précédentes expériences de terrain relatives aux pratiques et croyances similaires de populations localisées à la frontière Mexique-Guatemala (Chavarochette, 2011, 2013), mon objectif est de comparer ces usages et rituels dans deux régions frontalières soumises à une grande expansion urbaine et à une demande croissante en eau. Ces deux zones frontières sont situées d’une part, au sud-ouest des États-Unis, dans les réserves indiennes de l’Arizona, et d’autre part, au sud-est du Mexique, dans les villages ou quartiers périphériques indigènes du Chiapas. Cependant, cette recherche comparative est restée à l’état de projet. Dès les premiers temps de mon séjour à l’université, et en dépit de l’invitation qui m’avait été faite, du soutien que je reçois des membres français de l’équipe, je suis confrontée à un évitement, courtois ou non, de la part des chercheurs états-uniens, mais aussi des membres de la nation O’odham. Seule la présence de plusieurs chercheurs mexicains ou spécialistes du Mexique m’ouvre les portes de certains centres de recherche de l’université, me permettant d’accéder aux ressources bibliographiques. L’accès au terrain ne fut pas plus facile.

Il faut bien comprendre la place singulière qu’occupe l’université d’Arizona dans l’histoire des relations entre les Native American et les facultés états-uniennes. Dès sa création en 1885, la direction choisit de nouer des relations avec les groupes indiens avoisinants. L’ouverture en 1893 du Arizona State Museum s’inscrivit dans une politique de protection et de mise en valeur du patrimoine indien. L’archéologie comme l’histoire des groupes tribaux de l’Arizona furent alors encouragées. Plus tard, en 1937, la création du département d’anthropologie favorisa le développement des American Indian Studies (AIS) aux États-Unis. À l’instar des gender studies ou des black studies, ce programme d’enseignement et de recherche, né dans un contexte de revendication des droits indiens, apparaissait comme un moyen de résistance et de valorisation identitaire. L’objectif politique était en effet de sortir des rapports classiques de domination qui caractérisait alors la société états-unienne. Le débat dépassa les cercles universitaires habituels pour s’étendre au sein même des conseils tribaux. La création des Tribal colleges dès 1968 dans les réserves navajo participait d’ailleurs de cette forme de pédagogie spécifique permettant de revaloriser l’identité ethnique autochtone et de promouvoir des contenus d’enseignement « plus humanistes » (Larson, 2009). En 1953, le département d’anthropologie de l’université de Tucson recruta le premier docteur « American Indian » : Edward P. Dozier, Indien pueblo formé à l’UCLA (University of California Los Angeles). Sous son impulsion, et en s’appuyant sur des fonds octroyés par la Ford Foundation, le département développa ce programme d’étude spécifique. En 1971, le Hopi Emory Sekaquaptewa rejoint ce département en tant qu’enseignant. Puis, dans les années suivantes, d’autres enseignants-chercheurs comme Jay Stauss ou Vine Deloria soutinrent les AIS programs à Tucson. Stauss voulait sensibiliser l’ensemble des étudiants aux questions indiennes (vision plus nationaliste), tandis que Deloria préférait former les nouvelles générations des conseils tribaux (vision plus ethnique). Enfin, depuis 1997, l’université de Tucson dispense un Ph.D. en AIS.

Cet accès difficile, et inattendu, au terrain — aux terrains, devrait-on plutôt dire —, en tenant compte des réserves manifestées par les collègues universitaires, m’a conduite à questionner, de façon réflexive, la pratique ethnographique sur un terrain hostile qui ne veut pas d’un(e) anthropologue. Olivier Leservoisier (2005 : 22) le dit bien : la réflexivité n’est pas une simple introspection, dans la mesure où ce sont « moins les détails du récit personnel et les impressions d’une expérience vécue qui importent que ce qu’ils nous révèlent des phénomènes sociaux ». Ainsi le rejet dont je fis l’expérience semble interroger la légitimité de l’enquête qu’une anthropologue européenne pourrait mener sur le thème de l’eau dans les espaces territoriaux indigènes et plus particulièrement sur son aspect culturel et rituel. Ma simple présence perturbait les activités ordinaires, qui prévalent dans les réserves indiennes comme chez certains universitaires.

Dans un premier temps, un bref historique de la région et des politiques hydriques états-uniennes permettra de cerner le terrain d’enquête. Ensuite, je présenterai mon cheminement sur place afin de comprendre ce que l’observation et les entretiens que j’ai pu mener ont révélé sur la question de l’eau, qui cristallise des conflits de pouvoir, avant de m’interroger sur la fluctuation des périmètres autorisés ou interdits au chercheur par les instances tribales et le monde académique.

Présentation du terrain d’enquête

Géographie et population

L’Arizona est à la frontière entre les puissants États-Unis et le Nord du Mexique. Cet État après avoir été contrôlé par l’administration coloniale espagnole jusqu’en 1810 (indépendance du Mexique) puis par le gouvernement mexicain jusqu’en 1848 (traité de Guadalupe-Hidalgo), est devenu le 48e État des États-Unis en 1912 [3]. Ce territoire est aujourd’hui confronté à un très grand étalement urbain, avec pour conséquence immédiate la question de la « durabilité » des ressources naturelles, hydriques en particulier.

Entre 200 et 1450 après J.-C., les Indiens hohokam occupèrent le Centre et le Sud actuel de l’Arizona. Ils s’efforcèrent de conquérir le désert en y menant des travaux hydrauliques pour irriguer champs et villages (Fish & Fish, 2008). Aujourd’hui encore, la réserve de Gila River et les ruines hohokam de Casa Grande témoignent de leurs techniques de contrôle de l’eau. Puis à partir du XVIème siècle, les conquistadors, les missions jésuites, les colons mexicains, plus tard anglo-américains, s’installèrent dans cette région afin d’y mettre les terres en culture. De leur côté, les populations autochtones comme les Tohono O’odham (nommés aussi Papagos) tentaient de maîtriser les ressources en eau (précipitations, sources et rivières). Au XIXème siècle, le problème d’accès à l’eau se posait à l’ensemble des habitants de cette zone désertique (Sheridan & Parezo, 1996).

Figure 1 : Ruines de la civilisation Hohokam, Casa Grande Ruins Monuments, Arizona, janvier 2012 © Carine Chavarochette

Dans la seconde partie du XXème siècle, l’usage répandu du climatiseur — qui rend supportable les chaleurs excessives — à l’intérieur des foyers et des bureaux, ainsi que la mise en fonction du canal du Central Arizona Project (CAP) [4], attirent une nouvelle population états-unienne. De nouvelles activités économiques apparaissent.

Figure 2 : Canal du Central Arizona Projet, Comté de Pima, Arizona, janvier 2012 © Carine Chavarochette

Aujourd’hui, Tucson, où l’influence mexicaine est encore présente dans les quartiers anciens, est la deuxième ville de l’État d’Arizona, après Phœnix. Son expansion paraît sans limite. La ville s’étend année après année sur des dizaines de kilomètres, selon un plan hippodamien, alternant les bâtiments de peu d’étages avec des maisons individuelles, des condominium ou encore des « gated communities ». Ces résidences sécurisées accueillent des retraités séduits par le soleil, originaires d’États du Nord (Dakota, Montana, etc.), pour une durée de quatre à six mois par an. Ils contribuent à la forte augmentation de la population, liée également à l’arrivée d’actifs attirés par l’essor économique de la région et aux nombreux nomades qui arpentent cet État ensoleillé. En 2000, 843 746 habitants peuplaient le comté de Pima, dont Tucson est le chef-lieu.

Cette région du couloir d’urbanisation de Tucson est en outre caractérisée par la présence de populations autochtones, vivant dans les marges urbaines et pour une partie d’entre elles, exerçant des activités agricoles. Tohono O’Odham et Yaquis sont confrontés à une grave pénurie d’eau (comme le sont les Hopi, Navajo, Apaches au nord et à l’est de l’Arizona). Avec la Californie et l’Oklahoma, l’Arizona est l’un des trois États américains où la population indienne demeure la plus importante ; entre 2000 et 2010 sa croissance démographique a dépassé les 15 % [5]. Actuellement, environ 24 000 Tohono O’odham et plus de 16 000 Akimel O’odham résident dans quatre réserves en Arizona.

La principale préoccupation de la municipalité, partagée par la population, est d’alimenter les quartiers de la ville en eau. Ici, environnementalistes et industriels pollueurs se côtoient. La gestion de l’eau est paradoxale puisque d’un côté, des individus, des associations, des entreprises ou des pouvoirs publics, cherchent à contrôler la consommation et lutter contre le gaspillage (ce à quoi s’emploie le CAP par le traitement de la nappe phréatique) et de l’autre, les golfs verdoyants sont entretenus avec de l’eau recyclée et les champs de coton abondamment arrosés.

En Arizona, les droits d’accès à l’eau sont régis par la Doctrine of prior appropriation [6], c’est-à-dire First in time, first in right (premier arrivé, premier servi). Cette approche juridique permet de comprendre l’enjeu des procès intentés par les Tohono O’odham à l’encontre de l’État fédéral. Les autres groupes indiens de l’Arizona comme les Ak Chin ou les Navajo négocient eux aussi régulièrement leurs droits avec la direction du CAP (droits qui leur assurent une certaine sécurité économique) [7]. Des pourparlers sont menés également avec l’État fédéral au sujet des ressources procurées par les rivières et les nappes souterraines. Depuis les années 1990, la question de la protection de l’environnement s’immisce dans ce débat (Wilder, Scott, Pineda-Pablos, Varady et Garfin, 2012).

Grands travaux hydriques et "wilderness" : la mise en valeur du désert par le gouvernement fédéral

Le développement de l’agriculture états-unienne et, plus particulièrement, celle de l’Ouest, est au fondement même du mythe américain et de sa philosophie politique. Au XIXème siècle, les instances fédérales décidèrent de « reconquérir » le désert en s’appuyant sur une colonisation de peuplement soutenue par les avancées techniques modernes, notamment en matière d’irrigation (Sheridan, 2012). En Arizona, l’accès aux ressources hydriques était au cœur des relations inter-ethniques. La privatisation des terres au XIXème siècle par les fermiers anglo-américains ou mexicains — terres gérées auparavant de manière communautaire — engendra de nouveaux antagonismes autour de l’accès à l’eau. Les fermiers tentèrent de s’emparer des terres des O’odham et de leurs sources, non sans que ces derniers se défendent. Au début du XXème siècle, ces fermiers finirent par assécher la rivière Santa Cruz qu’ils avaient surexploitée. Aujourd’hui des firmes agro-alimentaires pratiquent une agriculture intensive sur les terres attenantes à la réserve ; des exploitations minières sont également en activité.

L’irrigation est également une source de conflits d’usage. En 1982, le congrès américain par l’intermédiaire du « Southern Arizona Water Rights Settlement Act » reconnaît à la nation O’odham du bassin de Tucson le droit de posséder 76 000 acres-pied d’eau (soit plus de 93 millions de m3), leur conférant dorénavant un rôle majeur dans l’économie de cet État [8].

Les politiques de grands travaux hydriques lancées pour approvisionner en eau cette région désertique et permettre son développement économique ont impulsé la construction du Central Arizona Project (CAP). Les travaux du CAP débutés en 1970 — acheminant l’eau du Colorado (situé à plus de 500 km) jusqu’aux régions semi-désertiques de Phoenix et de Tucson — conduisent à déplacer les populations affectées par le tracé et à modifier leurs pratiques agricoles. Des conflits agraires surgissent alors entre les réserves indiennes et les autorités fédérales. Si cette installation du CAP a réduit les pompages de la nappe phréatique (dont il reconstitue les réserves), sa mise en fonction en 1992 ravive les tensions.

Figure 3 : Canal du Central Arizona Projet, région de Gila River, Arizona, janvier 2012 © Carine Chavarochette

La forte consommation d’eau actuelle est due à la croissance urbaine de l’agglomération de Tucson mais également à l’activité économique des fermes agro-alimentaires et des mines de cuivre [9] qui ont de graves répercussions sur la qualité de l’eau. En effet, le rejet important des eaux usées, domestiques, industrielles et pluviales, provoque une hausse des ruissellements en surface, contribuant à leur contamination comme à celles des eaux souterraines et à celles du CAP. La demande étant plus élevée, les nappes phréatiques sont alors réapprovisionnées non par l’intermédiaire des eaux de pluie (ou fonte de neige) mais par l’eau du Colorado, acheminée et traitée par le CAP. L’érosion s’intensifie et les sols sont de plus en plus imperméables. Des bassins artificiels de rechargement d’eau sont construits au sud de Tucson [10].

Figure 4 : Champs de l’agrobusiness, réserve Tohono O’odham de San Xavier del Bac, Arizona, février 2012 © Carine Chavarochette

L’eau, un enjeu social, politique et symbolique ?

Désengagement de l’État et nouveau rôle des populations autochtones

Les enquêtes menées auprès des Tohono O’odham ont révélé que la mise en fonction du CAP en 1992 à Tucson, corrélative de l’étalement urbain de la ville depuis les années 1980 (Wilder, Scott, Pineda-Pablos, Varady et Garfin, 2012), a poussé les populations indiennes à renégocier régulièrement leurs droits à l’eau auprès du gouvernement fédéral [11]. Ces négociations font souvent l’objet de procès, qui s’inscrivent à la fois dans le contexte international de reconnaissance des droits indigènes et dans une conception de la nature questionnant le concept fondateur des sociétés nord-américaines : la wilderness.

À l’instar de la politique agricole européenne et française, le gouvernement fédéral – en soutenant les prix de la production agricole – a favorisé des cultures intensives menant à une surproduction et à une surexploitation des ressources minérales (Brun, Lasserre et Bureau, 2006  ; Lasserre, 2003). En Arizona, malgré le coût exorbitant des équipements hydrauliques, les agriculteurs arrosent leurs champs à faible coût. L’agriculture est ainsi devenue la plus grosse consommatrice d’eau de l’État (75 %) [12].

Depuis quelques années, la répartition des ressources en eau sur les terres des Tohono O’odham cristallise leurs désaccords avec les agriculteurs non indiens de la région, lesquels pratiquent une agriculture extensive et intensive sur les terres attenantes à la réserve par l’entremise du CAP [13]. Grâce à la recommandation d’un avocat défenseur des droits indigènes, j’ai pu entrer en contact avec l’association de Mary [14]. Cette femme tohono o’odham rassemble des éléments d’information leur permettant d’obtenir de nouveaux droits d’accès à l’eau vis-à-vis de l’État fédéral et de conserver ceux dont ils disposent. Elle m’a accueillie dans ses bureaux, accepté un entretien enregistré et a répondu à mes questions sur ces conflits.

« Si vous regardez l’environnement, le paysage, il y avait une rivière [Santa Cruz river] qui traversait le territoire de la réserve, ils pouvaient utiliser l’eau de cette rivière dans la partie est de la réserve […] pour irriguer les champs. […] Après la ville [Tucson] s’est agrandie, c’est à ce moment que le niveau de l’eau a fortement diminué, c’était trop cher de tirer l’eau et ils ont entamé une action en justice en 1982 [le Southern Arizona Water Rights Settlement Act accorde 76 000 acres d’eau annuel à la réserve]. Au début c’était surtout pour arrêter les gens qui pompaient l’eau, les fermiers […]. Plus tard, nous avons eu le CAP [15]. »

Elle ajoute :

« La compagnie minière qui loue des terrains dans la partie sud de la rivière […] l’un des accords était que la compagnie minière utilise l’eau du CAP car ils ont besoin de beaucoup d’eau pour extraire le minerai. »

L’enjeu de cette revendication des droits à l’eau (et sur l’eau) en Arizona tient en ce qu’elle constitue un moyen plus général d’affirmation sociale, comme l’indique Poupeau (2013 : 79) à propos des résidents d’un quartier urbain périphérique en Bolivie : « Ce qui se jouait à travers les difficultés d’accès à l’eau, ce n’était pas seulement une amélioration des conditions matérielles d’existence, mais une lutte pour la reconnaissance de leur existence sociale. »

La crise financière et la récession économique du début des années 1990 aux États-Unis ont remis en cause l’hégémonie de l’État fédéral dans la gestion de l’eau [16]. En effet, le gouvernement ne peut plus investir et assurer seul l’entretien des systèmes d’adduction d’eau. La décentralisation forcée de ses compétences pousse les consommateurs urbains et périurbains notamment, à assumer la responsabilité financière de la gestion de l’eau potable (Ghiotti, 2007). Les conditions d’attribution des droits à l’eau aux États-Unis sont ainsi renégociées et redéfinies par les populations indiennes qui partagent la gestion du marché de l’eau avec les agriculteurs non indiens et les multinationales.

Les Native American de l’Arizona devenus partenaires à part entière du Central Arizona Project bénéficient aussi de ses subventions. En 2014, par exemple, les activités d’enseignement portant sur la protection de l’environnement de l’Institute for Tribal Environmental Professionnals (ITEP) de la Gila River Indian Community ont été en partie financées par des fonds recueillis lors de tournois de golf organisés par la direction du CAP [17]. Les terrains de golf grands consommateurs d’eau deviennent ainsi les bailleurs de fonds de la formation des environnementalistes…

Parallèlement, les casinos indiens comme ceux des Tohono O’odham, des Pascua Yaqui ou des Ak Chin accueillent des séminaires de travail regroupant salariés du CAP et membres des conseils tribaux ; les discussions peuvent porter sur les conséquences de la mise en place du CAP dans les territoires indiens ou la défense des intérêts tribaux sur la question de l’accès à l’eau et sur l’histoire de leurs droits dans ce domaine. Je reviendrai plus loin sur l’importance croissante des casinos dans l’organisation sociale et politique des différents groupes amérindiens de l’Arizona.

Rituels de l’eau en Arizona

Dans le désert du Sonora, la variabilité des pluies dans l’année (faibles en hiver et torrentielles en été) a de profondes répercussions sur la vie des hommes et l’environnement. Les populations o’odham ont toujours accordé une place particulière aux canaux d’irrigation. Les techniques qu’elles ont employées pour récupérer les eaux de pluie saisonnières et drainer les eaux des rivières vers leurs cultures ont varié au cours de l’histoire (Fontana, 1981). Les paysans situés au plus près de la zone désertique dépendaient plus que les autres de la quantité des précipitations annuelles et de la présence de sources près de leurs champs. L’appareil symbolique o’odham articule les rituels d’invocation de la pluie — comme la croyance au pouvoir des Hommes nuage — à la spécificité des défis rencontrés par l’agriculture en zone désertique.

Au XXème siècle, l’envoi des enfants indiens, séparés de leurs familles, dans des internats, le travail salarié dans les champs de coton après la Seconde Guerre mondiale, l’arrivée des voitures facilitant les déplacements ou encore la croissance urbaine de Tucson, sont autant de changements qui affectent les rituels et interrompent la transmission intergénérationnelle des cérémonies. Si la frontière avec le Mexique a séparé les familles tohono o’odham installées de part et d’autre, son renforcement (récent) a amenuisé les pratiques transfrontalières. Toutefois, la fête du « Saguaro wine feast », essentielle pour attirer les pluies, continue d’être célébrée chaque année entre les mois de juin et juillet, avant les moussons de l’été. Une fête qui réunit les Tohono O’odham états-uniens et mexicains mais qui reste interdite à tout chercheur non assermenté.

L’eau est au fondement de nombreuses pratiques et croyances culturelles. Je n’ai pu accéder aux rituels tohono o’odham d’invocation de la pluie que par des sources de seconde main (Bahr, Gregorio, Lopez et Alvarez, 1974  ; Fontana, 1981  ; Moore Shaw, 1968  ; Sheridan et Parezo, 1996), certaines parues à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. En fait, peu d’anthropologues non autochtones ont pu observer et analyser ces rituels. Certains ethnologues, comme Susan Lobo, ont publié quelques données sur les cosmogonies de ce groupe en collaborant, par exemple, à l’édition de l’ouvrage de l’artiste Leonard F. Chana (2009), peintre tohono o’odham qui, sous forme d’interview avec l’anthropologue, revenait sur sa manière de retranscrire « l’essence de son peuple » dans ses œuvres. En effet, pour une partie des populations des réserves, la gestion de l’eau (dans l’agriculture et la vie quotidienne) est conditionnée par des croyances et des pratiques de respect à l’égard de l’environnement. Aussi les interroger sur leurs croyances liées à l’eau est-il, sinon tabou, du moins problématique. Toutefois, quelques entretiens réalisés en début d’enquête ont signalé que les bénéfices dégagés actuellement par les casinos impulsaient un renouveau de l’appareil symbolique tout en concourant à la protection de l’environnement. Ainsi, sur la base d’une cosmogonie indigène articulée à la religion catholique, mais aussi grâce aux revenus produits par l’économie des jeux de hasard, les populations indiennes de la région de Tucson proposeraient une nouvelle approche écologique de la gestion de la ressource en eau. Tohono O’odham et Yaquis participent à divers événements culturels (rodéo, festival d’art et d’artisanat, etc.) dans l’État afin de sensibiliser les populations locales, indiennes ou non, à la défense de leur milieu, et des danses de la pluie peuvent y être présentées. Certains discours de protection et de respect de la nature — tenus par plusieurs membres de la nation o’odham — restent teintés d’essentialisme. D’autres, cependant, affichent une relative indifférence au maintien d’un biotope spécifique dans le désert de Sonora ; plus qu’à la pérennité des sources et des rivières, leurs inquiétudes se rapportent davantage aux violences intra-familiales, au suicide, au chômage, au diabète et à l’obésité, et à la perte d’estime de soi [18].

Figure 5 : Concours de danse traditionnelle, rodéo annuel, réserve Tohono O’Odham, Sells, Arizona, janvier 2012 © Carine Chavarochette
Figure 6 : Musiciens, rodéo annuel, réserve Tohono O’Odham, Sells, Arizona, janvier 2012 © Carine Chavarochette
Figure 7 : Danseurs, rodéo annuel, réserve Tohono O’Odham, Sells, Arizona, janvier 2012 © Carine Chavarochette

La place assignée au chercheur : fluctuation des périmètres d’autorisation et d’interdiction

Au centre des relations conflictuelles entre populations "Native American" et gouvernement fédéral

Aux États-Unis, le statut politique des tribus indiennes leur procure souveraineté et autonomie. De fait, elles peuvent modifier à tout moment leur composition et exclure des membres. Toutefois, actuellement, le Congrès américain limite ces pouvoirs en édictant des règles et critères d’appartenance à une tribu, et peut s’opposer à l’expulsion de certains membres. En général, appartenir à une tribu signifie être citoyen amérindien (Cornell, 2007). Citoyenneté qui procure à chaque membre, le droit de voter aux élections tribales mais aussi « de prendre part à titre individuel à la distribution des revenus et autres ressources de la tribu, de bénéficier des innombrables programmes et services administratifs par le Bureau des affaires indiennes » (Gonzalez, 2003 : 140). Pour être considéré comme membre d’une tribu, il faut pouvoir justifier son ascendance indienne directe avec un aïeul inscrit sur les registres originels de la tribu, registres datant souvent de la fin du XIXème siècle. En effet, la loi Dawes de 1887 stipule qu’une personne doit avoir un quart de sang indien pour bénéficier d’un lotissement. Gonzalez précise qu’avec le développement de l’industrie du jeu, l’adoption est devenue un autre moyen d’appartenir à une tribu sous une forme proche des démarches effectuées pour la naturalisation américaine, tout en soulignant que « les conflits internes relatifs à ce que doit être une répartition équitable des ressources financières fournies par les casinos sont à l’origine de nombreuses controverses au sein des tribus » (Gonzalez, 2003 : 138).

La possibilité même de mener une recherche sur les Native Americans et plus particulièrement sur les usages et les croyances liées à l’eau est conditionnée par des règlements administratifs mais aussi par l’héritage des subalterns studies et la volonté des membres des réserves de se protéger de toute intrusion extérieure. Les différentes stratégies d’évitement de la part d’universitaires comme des membres du conseil tribal en témoignent. En effet, les politiques fédérales à l’égard des populations indiennes comme la création des réserves, ou la séparation des enfants de leurs parents — et, dans une moindre mesure, les nombreuses ethnographies entreprises depuis un siècle ou le tourisme — ont entraîné une grande méfiance vis-à-vis des non-Indiens. Les relations conflictuelles entre les populations indiennes et le gouvernement fédéral limitent de fait la marge de manœuvre du chercheur non autochtone [19] et déterminent les conditions sociales d’accès au terrain. En effet, les informations recueillies sur le territoire états-unien « appartiennent » au gouvernement fédéral et tous les chercheurs, surtout s’ils sont étrangers, doivent remplir l’IRB (Human Subjects Research and Institutional Review Board) pour pouvoir mener des entretiens. Ces mêmes scientifiques doivent également obtenir l’autorisation administrative du conseil tribal pour toute enquête menée auprès d’une nation indienne. Les Tohono O’odham refusent aujourd’hui toute nouvelle demande ; quant aux Yaquis, ils ne donnent pas suite aux sollicitations formelles [20].

La question de la propriété des données se pose de façon aiguë. Au-delà du gouvernement fédéral, appartiennent-elles aussi aux populations indiennes qui fournissent les informations et au chercheur qui les collectent ? L’État ne semble pas le penser. La relation entretenue entre les populations indiennes et l’État américain a pu être qualifiée de coloniale. Colonialisme émotionnel, politique, psychologique ou encore spirituel pour reprendre les mots des universitaires états-uniens et Native American Yellow Bird, Lujan et Trujillo (2005). Visart de Bocarmé et Petit (2008 : 20) dans un ouvrage consacré aux populations autochtones du Canada s’interrogent en ces termes : « On se retrouve ainsi dans une configuration politico-culturelle où le savoir des anthropologues doit contribuer à l’édification d’une jeune nation sortie d’une période coloniale où les valeurs autochtones ont été niées […]. » Deux difficultés apparaissent dans le cadre de l’Arizona ; d’un côté il s’agit de populations indiennes et américaines, une minorité autochtone à l’intérieur de la plus grande puissance mondiale ; d’un autre côté, leur citoyenneté américaine coupe court à toute velléité de constituer une nation. Aussi ces populations amérindiennes sont-elles tiraillées entre une marginalisation imposée par l’État et une participation à la nation américaine.

La notion de colonialisme interne est débattue au sein même de l’Université. Il est souvent recommandé aux enseignants-chercheurs autochtones de participer en tant que membre élu au conseil tribal et de mettre toutes leurs compétences et connaissances au service de la défense des intérêts politiques et économiques de la réserve. Ainsi comme le soulignaient Carol Lujan (navajo) et Octavia Trujillo (yaqui), la communauté demande souvent aux nouveaux diplômés de travailler pour l’État fédéral (dans un service des questions indiennes) ou pour le gouvernement tribal (Yellow Bird, Lujan et Trujillo, 2005). Octavia Trujillo qui avait suivi des études littéraires à l’université de Tucson a mis sa carrière d’enseignant-chercheur entre parenthèses afin de participer avec d’autres leaders aux négociations avec l’État d’Arizona sur les conventions de jeux de table pour les casinos indiens. D’autres universitaires choisissent de superviser les programmes d’enseignement, c’est le cas depuis 2015 de la poète et linguiste tohono o’odham Ofelia Zepeda qui est devenue la première directrice du nouveau département « American Indian Studies program » de l’université [21].

Ainsi, des Native American contribuent à la fabrication du savoir anthropologique et sélectionnent les sujets traités, en accordant (ou pas) aux chercheurs autochtones et non autochtones la possibilité de mener un travail de terrain. Pour les populations indiennes de l’Arizona et plus particulièrement, pour les Tohono O’odham, le contrôle de la production du savoir s’exerce à la fois à l’intérieur des réserves (le territoire tribal) et au sein de l’université américaine, laquelle est devenue un lieu d’affirmation et de résistance identitaire. Cette pratique n’est pas propre aux États-Unis puisque la Nouvelle-Zélande ou l’Australie promeuvent également le champ de la recherche et les facultés en lieux de lutte pour l’affirmation de soi et la décolonisation (Gagné, 2008).

« Qu’est-ce que cela va nous rapporter de parler avec toi ? »

Plusieurs collègues m’ont confié que peu d’entre eux travaillaient sur les rapports à l’eau en milieu indien car « c’est assez impénétrable, caché » et « c’est difficile de mener des recherches sur les Tohono O’odham qui sont secrets et réticents à parler de leurs croyances et coutumes ». « Ils ne sont pas faciles, moi-même j’ai mis des années à pouvoir obtenir des informations. » Cherchaient-ils à me décourager ? Quel rapport de force voulaient-ils souligner ? L’anthropologue doit-il passer par un rite de passage imposé par les Tohono O’odham à tous les chercheurs désireux d’apprendre leur culture ? Les rares collègues qui ont accepté de me rencontrer travaillaient soit avec la communauté scientifique mexicaine soit évoquaient le projet de se rendre en France.

À mon retour à Tucson après une première visite à la réserve, un collègue à qui j’indique que j’ai pris contact avec une association de la réserve me rétorque : « C’est sans doute parce que tu es une femme européenne et qu’ils [les Tohono O’odham] ne te voient pas comme moi et mes autres collègues américains. » Selon lui, un Européen, a fortiori une Européenne, aurait une perception de la dimension interculturelle qui lui ferait envisager différemment les rapports de domination entre Blancs et Indiens. Le plus difficile est de faire admettre aux enquêtés qu’on a pour seul objectif la connaissance pure. Pour reprendre Deliège (2005), la présence de l’anthropologue au début de l’enquête est plus une présence incongrue que perturbante à proprement parler.

Mais peut-on trouver des informateurs privilégiés en quelques semaines quand on ne reçoit aucune réponse du conseil tribal à sa demande d’autorisation d’enquêter dans la réserve ? La visite du musée-centre culturel m’a une fois de plus prouvé que, sans cette autorisation, de nombreuses personnes tohono o’odham ne pouvaient me parler. Après avoir indiqué à son directeur, un non-Améridien, un « Blanc », que mon intérêt se portait sur l’histoire et la culture autochtones, c’est sans un mot qu’il me conduit vers deux jeunes Tohono O’odham prenant leur pause dans une cuisine attenante aux bureaux. Je leur explique ma requête ; si mon sujet ne leur apparaît pas clairement, ils ont bien compris que je suis une chercheure française de passage, qui a vécu au Mexique et qui parle espagnol — je me présente comme ethno-historienne et non comme anthropologue, casquette qui suscite plus de frayeur chez mes interlocuteurs ai-je remarqué. Ils sollicitent alors une de leurs collègues par téléphone, l’hôtesse d’accueil du musée, une Américaine d’origine mexicaine qui parle espagnol et anglais, celle-là même qui m’a accueillie à l’entrée du bâtiment et expliqué qu’elle ne voyait pas beaucoup de visiteurs, mais qu’en revanche, elle observait tous les jours « des Mexicains courant comme des lapins devant les baies vitrées du musée » [22] .

Après quelques secondes de réflexion, les deux jeunes Tohono O’odham me parlent de « Jo » qui pourrait répondre à mes questions car il « connaît beaucoup de choses sur l’eau » (je n’ai pas parlé de « rituel » pour ne pas les effaroucher). Mais aussitôt, l’employée de l’accueil les met en garde par la ligne téléphonique intérieure : « Elle n’a pas l’accord du conseil tribal, c’est impossible, tu n’as pas le droit de répondre à ses questions. » Ils m’éconduisent alors avec gentillesse tout en me donnant discrètement les coordonnées de deux autres personnes de la réserve qui travaillent à Sells pour une ONG tohono o’odham et qui, disent-ils, peuvent discuter avec tout le monde sans se soucier des autorités traditionnelles ! Ils me fournissent également l’e-mail de la personne du conseil tribal à qui je peux présenter en bonne et due forme ma requête de chercheur [23].

En moins d’une demi-heure, deux employés du musée non indiens m’ont opposé une fin de non-recevoir tout en intimant à leurs collègues tohono o’odham de respecter le règlement du conseil tribal : aucune information sur la réserve ne doit être divulguée à une personne qui lui est étrangère. Je me trouvais une fois de plus dans une ornière administrative.

Ces tentatives d’accès au terrain m’ont amené à repenser la faisabilité de cette observation participante. En effet, celle-ci s’avérait impossible dans le cadre de la réserve mais sans doute aussi en raison du temps limité dont je disposais (six semaines). Dans ce contexte, quelles données pouvais-je collecter ? Me fallait-il limiter l’enquête à des entretiens sans pouvoir contrebalancer les affirmations, les informations recueillies par une installation prolongée dans les lieux ? L’entretien n’est pas sur tous les terrains la forme idéale de recueil des données (Fassin et Bensa, 2008). Si l’ethnologue doit trouver et négocier sa place, il doit aussi accepter dans quelques cas de ne pas pouvoir mener certaines ethnographies. Quoi qu’il en soit, l’anthropologue vit à chaque fois une « expérience singulière d’extranéité » : qu’il demeure dans son propre pays ou ailleurs, il reste un étranger pour ceux qu’il étudie.

L’eau, sujet tabou ?

Quelques jours avant mon départ, un anthropologue américain, qui avait étudié à Paris au temps des séminaires de Lévi-Strauss, me reçoit chaleureusement. Devant les difficultés que soulève mon projet d’enquête initiale, il me conseille de proposer plutôt au conseil tribal une « histoire des terres indiennes et de l’eau », susceptible de donner lieu à « un petit livre qui pourrait être distribué dans les écoles de la réserve » sur « une histoire de l’eau pour les jeunes générations », ceci dans l’espoir d’obtenir en retour l’autorisation de procéder à des entretiens. Il s’agirait alors de me positionner comme historienne des relations des Tohono O’odham à l’eau, d’enregistrer, comme par le passé, la parole des aînés pour effectuer une anthropologie de « sauvetage » et livrer ainsi aux futures générations un patrimoine culturel qui serait en danger de disparition [24]. Ledit « petit livre » constituerait peut-être ainsi un support à une politique de patrimonialisation voire une forme de restitution du savoir. Retranscrire des aspects culturels isolés qui n’auraient de sens que pour les aînés n’était pas l’objectif initial de ma recherche. La place du monde urbain, le rôle des contacts avec des personnes étrangères à la réserve, les tensions vives à l’intérieur de la nation O’odham, le nouveau pouvoir des casinos, tous ces aspects de ma recherche devaient donc être évacués. C’est bien l’observation des rituels et des conflits engendrés aujourd’hui autour de la question de l’eau qui m’était interdite.

Actuellement, l’anthropologie de sauvetage semble être le seul champ d’action autorisé à la recherche anthropologique ; niant en quelque sorte l’autonomie du travail scientifique et plaçant le chercheur dans une position ancillaire. Il faut comprendre cela en regard de l’histoire mais aussi de la situation des populations amérindiennes dans les espaces locaux et nationaux états-uniens. Les nombreuses enquêtes de terrain réalisées depuis un siècle maintenant, le développement du tourisme, les politiques de l’administration fédérales ou encore les vols d’objets rituels [25] n’ont fait que renforcer la méfiance des populations autochtones, en Arizona comme ailleurs. Dans le même temps, Hopi, Navajo, Apache, Tohono O’odham sont perçus comme un patrimoine national voire universel à protéger, ce qui aurait tendance à renforcer une approche en termes d’ethnographie de sauvetage — soulignons qu’il en va de même aujourd’hui avec l’environnement.

La plupart du temps mes interlocuteurs rétorquaient que les rituels d’invocation de la pluie sont réalisés et encadrés par les anciens, que ce sont des secrets qui ne peuvent être dévoilés. Le discours sur le déclin [26] des pratiques rituelles doit être resitué dans son cadre idéologique : concerne-t-il l’accès des populations à la « modernité », ou ne signifie-t-il pas plutôt que les pratiques du passé sont forcément supérieures à celles du présent ? Il reste que les recherches portant sur l’analyse des cosmogonies et des pratiques rituelles nécessitent une ethnographie au long cours que nos conditions d’exercice professionnel actuelles, sur contrat, ne facilitent pas toujours.

Une telle situation conduit à réinterroger les méthodologies classiques d’enquête de terrain, en particulier quand cette dernière est menée sur un temps limité. Faut-il recourir aux nouveaux moyens de communication (internet, blog, communautés virtuelles, réseaux sociaux, etc.) pour débuter une ethnographie ? Nos premiers informateurs seraient alors virtuels ainsi que nos premiers contacts et entretiens avec eux. Quelles limites cela constituerait-il dans la pratique ethnographique et la compréhension des sociétés humaines ?

De l’eau à l’argent qui coule à flots

Pour l’anthropologue et le chercheur en sciences humaines formé dans un pays sans présence « autochtone », où il n’a pas à rendre compte de ses travaux à un comité d’éthique — comme c’est également le cas en Australie ou au Canada par exemple —, la bienveillance et la déontologie individuelle sont au principe d’un travail de terrain rigoureux qu’aucun document administratif et étatique ne vient remettre en cause. Entreprendre une ethnographie sur des populations autochtones sans autorisation administrative serait-il, comme le suggère Bastien Bosa (2008), un moyen de contrer la vision essentialiste, traditionaliste, portée sur leurs cultures par leurs représentants mêmes et que révèle l’obligation de disposer d’un tel accord ?

Cette expérience de terrain aux États-Unis a questionné mes pratiques d’ethnologue. S’il ne s’agissait bien évidemment pas de mener une enquête sous la férule d’un régime autoritaire, il n’en demeurait pas moins que le gouvernement fédéral comme les instances de la réserve — voire le monde académique lui-même — souhaitaient contrôler ce qui était dit, ce qui pourrait être dit sur le — leur — territoire. C’était un rappel radical du fait que les relations de savoir dans lesquelles s’inscrit un terrain sont des relations de pouvoir.

Ces interdictions et ces silences sur le terrain renvoient in fine à l’existence de conflits interminables entre membres de la réserve, réserve et gouvernement fédéral, Indiens et non-Indiens, et à l’altérité discrète que représentent les Mexicains. Ces zones d’ombre sont d’autant plus problématiques qu’il ne relève pas du choix de l’anthropologue de les laisser inexplorées mais de l’exclusion de celui-ci par les habitants, sous l’effet de l’action ou du discours d’une autorité quelconque.

Ainsi les réticences manifestées devant les questions relatives à la gestion de l’eau par la communauté indienne mais également par des universitaires états-uniens, tout comme les rencontres sur le terrain m’ont conduite à contourner les difficultés d’accès au terrain en m’intéressant aux casinos indiens, sur lesquels il s’avérait plus facile d’enquêter. L’un des premiers entretiens, enregistré, qui m’avait été, en effet, accordé par un Native American (originaire d’un État du Nord des États-Unis), fut celui d’un manager travaillant pour un casino appartenant à la nation o’odham. À travers cet échange, j’avais saisi l’importance de l’économie du jeu, non seulement pour les populations indiennes mais également dans leur relation à l’État fédéral et plus généralement aux instances politiques.

En 1988, le Congrès américain vote l’Indian Gaming Regulatory Act (IGRA), loi sur le jeu en terres indiennes. Tandis que le jeu connaît un développement exponentiel à travers le pays, les instances fédérales entreprennent d’aider les réserves indiennes à renforcer leur économie, leur autonomie et leur souveraineté tribale, en leur fournissant les moyens légaux d’ouvrir des casinos sur leurs terres (Delanoë, 1996 et 2004 ; Gonzalez, 2003 ; Sallaz, 2006). La légalisation des jeux permet aux États de pallier leurs problèmes budgétaires, surtout en période de récession économique et de réduction des aides publiques fédérales. Ainsi, le jeu devient un facteur de développement économique qui se double pour les populations indiennes d’un moyen d’affirmation identitaire prenant appui sur la « démocratie de marché américaine ». Depuis peu, le développement en périphérie de Tucson des casinos, gérés par les Tohono O’odham et les Yaquis — employant plus de 5 000 personnes majoritairement indiennes — remet en cause le partage traditionnel du pouvoir (entre le conseil tribal de la nation o’odham et les autres membres de la réserve) et induit une surconsommation d’eau. Grâce à cette manne financière, les autorités traditionnelles financent dans les réserves de nouveaux équipements hydriques (assainissement, irrigation, etc.).Les bénéfices dégagés leur permettent aussi de renégocier leur place et leur rôle décisionnaire au sein de la municipalité de Tucson. En effet, dans un contexte de crise financière et de désengagement de l’État, l’économie indienne du jeu ouvre à une « démocratie de marché ». Elle maintient le financement de certains services publics, et en particulier l’entretien des infrastructures d’assainissement ou d’adduction d’eau du comté de Tucson.

De plus, la nation tohono o’odham, par l’entremise de l’industrie du jeu, renégocie également sa place au sein des autres tribus de l’Arizona, comme me le signale un manager du Desert Diamond Casino :

« Je suppose que chaque tribu a un nombre autorisé de machines à sous, je ne connais pas le nombre exact mais c’est autour de 500 environ. Au Desert Diamond Casino, nous en avons un peu plus de 1 000 en location. D’autres tribus indiennes de l’Arizona sont plus éloignées de Tucson et ne peuvent pas attirer les clients. La nation Tohono O’odham leur propose donc de louer leur licence de machines à sous. Nous avons des accords. Ok vous n’avez pas de casino, ce n’est pas facile pour vous de bâtir un casino mais vous conservez le droit, la licence d’exploiter des machines à sous. Nous, nous avons un casino à Tucson qui est une ville importante, et nous pouvons vous les louer. […] En contrepartie, la nation tohono o’odham leur verse des bénéfices sur la base du nombre de machines allouées [27]. »

Enrichies par les casinos, les populations indiennes adaptent des fêtes de la pluie tout en participant actuellement au financement des festivités municipales de la ville de Tucson. Selon plusieurs témoignages recueillis en février 2012, les responsables de trois casinos subventionnent notamment les programmes de la fête nationale américaine du 4 Juillet. Pour reprendre l’expression de Nelcya Delanoë, il faut questionner « le retour du bison » dans le Sud-Ouest des États-Unis. Faudrait-il donc ethnographier le monde des casinos indiens pour mieux percevoir les nouveaux usages sociaux et symboliques de l’eau ?

Figure 8 : Casino indien, réserve des Yaquis, Tucson, Arizona, février 2012 © Carine Chavarochette

add_to_photos Notes

[1Enquête menée dans le cadre de l’UMI 3157 du CNRS « Waters, environment and public policy » devenue « iGLOBES » en 2013.

[2Enquête réalisée de janvier à mars 2012.

[3D’après le recensement de 2010, 6 392 017 habitants peuplent cet État de 295 260 km2.

[4Il achemine l’eau du fleuve Colorado par aqueduc sur plus de 500 km jusqu’à Tucson.

[5Census Brief The American Indian and Alaska Native population 2010.

[6Voir, entre autres, Varady dans Wilder, Scott, Pineda-Pablos, Varady et Garfin (2012) et Valdes et Maddock (2010).

[7Voir les sites relayant ces informations : www.justice.gov/enrd ou //lastrealindians.com.

[8Une partie de ces habitants louent ses droits à des agriculteurs ou à des entrepreneurs non indiens. Ils développent également des programmes de santé, d’éducation et de protection sociale dans la réserve située en zone rurale (entretiens de février-mars 2012).

[9Ces dernières sont respectivement responsables de 75 % et 15 % de la consommation.

[10Arizona Daily Star, 30/01/2012. Pour la première fois en 2012, la ville de Tucson a réduit son « groundwater pumping » grâce à la régénérescence des nappes phréatique par l’eau du CAP. De plus, pour la première fois depuis onze ans, la municipalité n’affiche plus de déficit mais un surplus.

[11Entretien accordé par Mary, février 2012, Tucson.

[12Source : Arizona water, 2007.

[13Entretien accordé par Mary, février 2012, Tucson.

[14Le prénom a été modifié.

[15Entretien accordé par Mary, février 2012.

[16Enquêtes menées en janvier et février 2012.

[18Entretiens de février 2012.

[19Exception faite aux juristes par exemple.

[20Les différents appels téléphoniques comme les e-mails envoyés au conseil tribal et à ses sous-commissions n’ont jamais abouti.

[21Voir la présentation du département et des programmes AIS sur le site www.ais.arizona.edu.

[22Le territoire de la réserve se situe à la limite internationale entre le Mexique et les États-Unis et y passent de nombreux clandestins mexicains et centraméricains qui tentent de traverser le désert du Sonora au péril de leur vie. La plupart d’entre eux ignorent que la Border Patrol (sorte de police des frontières) a disposé un poste de contrôle à la sortie de la réserve et qu’ils risquent d’être arrêtés par les patrouilles volantes circulant certains jours à l’intérieur même de la réserve.

[23Requête qui est restée elle aussi sans réponse.

[24Voir l’article de Sophie Malinvaud (2006) sur les enquêtes de terrain menées dans les réserves du Sud-Ouest des États-Unis.

[25Cf. les derniers procès gagnés par la nation Hopi pour récupérer des masques rituels et des poupées kaschina.

[26Entretiens de janvier 2012.

[27Entretien de février 2012.

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Pour citer cet article :

Carine Chavarochette, 2016. « Sujet sensible. Enquêter sur l’eau au sud-ouest des États-Unis ». ethnographiques.org, Numéro 32 - septembre 2016
Enquêtes collectives [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2016/Chavarochette - consulté le 19.03.2024)
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