Compte-rendu d’ouvrage

DEBARY Octave, 2017. La ressemblance dans l’œuvre de Jochen Gerz

DEBARY Octave, 2017. La ressemblance dans l’œuvre de Jochen Gerz. Paris, Créaphis.


D’entrée de jeu, l’ouvrage que consacre l’anthropologue Octave Debary à l’artiste d’origine allemande Jochen Gerz [1] relève d’un double paradoxe.

Tout d’abord, ce livre est un objet assez sophistiqué, remarquablement illustré et très élaboré dans sa présentation. Sans doute les bibliophiles apprécieront-ils les prouesses des maquettistes, qui ont savamment conçu un étrange feuilleté de cinq papiers de textures et de teintes différentes, une alternance de couleurs d’impression (noir et bleu) et de polices de caractères associées à un texte bilingue. Mais qu’abrite cet écrin ? Le contexte n’est pas sans rappeler le paradoxe mallarméen dans lequel le livre et le jeu graphique (le grimoire, l’herbier, bref « le Livre ») sont associés aux thèmes de l’abolition [2], de l’absence corrélative de l’idée [3] et même de l’oubli [4]. Hegel ne disait-il pas que la forme « est » le contenu ? Cette présentation matérielle est pour le moins surprenante pour une œuvre qui relève en grande partie de la performance et de l’éphémère, donc de l’oubli.

Second paradoxe, loin de se faire aussi discret qu’il est de coutume dans ce type de commentaire, l’auteur du livre entre dans le jeu mallarméen dont il devient en quelque sorte le partenaire, car l’ouvrage part de considérations personnelles presque biographiques d’Octave Debary pour aboutir in fine à un portrait de lui-même assis à sa table de travail (p. 129), ultime illustration de son propre texte, il est vrai dans une sorte de flou d’incertitude qui semble annoncer son effacement, voire sa disparition. On se demande alors quel lien l’auteur entretient avec l’artiste et son œuvre au point de rendre son commentaire si incontournable.

Ce livre insolite fournit une nouvelle occasion de poursuivre l’interrogation déjà ancienne sur le sens et la légitimité de l’art contemporain. Contrairement à une idée trop unanimement reçue, l’art contemporain n’est pas plus actuel que l’art moderne et n’a peut-être de contemporain que le nom, car il n’a pas succédé chronologiquement à l’art moderne, mais lui a pour ainsi dire coexisté dès l’origine comme si l’un servait d’antidote à l’autre. En effet, alors que l’art moderne est né comme une rupture dans la figuration de l’espace, rupture dont Picasso constitue l’image emblématique, au même moment ou presque, c’est-à-dire au début du XXe siècle, a surgi l’art contemporain par la substitution de la dimension conceptuelle à la plasticité, notamment sous la houlette de Marcel Duchamp. L’art moderne, véritable laboratoire expérimental des formes, se préoccupait avant tout de renouveler la mise en espace sans réellement se soucier de l’identité de l’art. En revanche, l’art contemporain, inspiré de la philosophie analytique, s’est principalement concentré sur la définition de l’art, car « les limites de l’art interrogent » (p. 46). Il a renié la dimension plastique au profit de l’idée. C’est ainsi que, pour Gerz et pour d’autres comme Lawrence Weiner, l’art conceptuel réside dans une idée dont la matérialisation ou la conservation ne sont pas vraiment les conditions de son existence (p. 49).

Cela étant admis, il s’avère que ces deux courants parallèles soutiennent des positions étrangement similaires, au moins nominalement : par exemple la réciprocité artiste-spectateur par laquelle « chacun devient l’autre » (p. 133), ou encore l’art compris comme un levier social, une provocation (p. 90), ou même l’idée selon laquelle tout est art ou au contraire celle de « l’absence de l’art » (p. 45), qui fera dire à Gerz : « Je ne veux plus que ce soit de l’art » (p. 139). Ces trois propositions sont communes aux deux courants antagonistes comme si l’un était l’ombre de l’autre, comme si l’un ne pouvait s’expliquer sans l’autre. Cette ressemblance entre éléments hétérogènes, cette homonymie, qui est au cœur de la production de Gerz, est bien celle qui tisse les liens entre art contemporain et art moderne dans une sorte de « synthèse disjonctive » [5]. Gerz affectionne tout particulièrement les indiscernables, pour reprendre le terme d’Arthur Danto, où le même peut désigner autre chose (Danto 1989 : 33). De cette manière, il cautionne la ressemblance et suggère de surmonter les différences. C’est ainsi qu’il faut apprendre à être son propre voisin (p. 21), accepter aussi d’être un peu ce que l’on condamne depuis toujours, comme le nazisme (p. 20), accepter avec le musée de Dachau la ressemblance entre le langage de l’horreur et celui de la culture (p. 53). Cet éloge de la ressemblance n’est pas un effacement de l’altérité, bien au contraire, c’est plutôt pour Gerz le moyen de la révéler.

C’est à partir d’une enquête minutieuse qu’Octave Debary analyse la production de Gerz, dont il tente de révéler le fil conducteur et l’originalité.

Pour commencer, il faut rappeler que l’art conceptuel n’est pas tout l’art contemporain, aussi la démarche de Gerz marque-t-elle une rupture avec l’obsession récurrente de la définition de l’art, car ici au contraire « l’art gagne en se soustrayant à sa propre définition » (p. 136). En revanche, encore plus que les démarches antérieures, celle-ci confine à un certain nihilisme, car rien n’est fait pour durer, ce qui explique l’importance des performances, ces manifestations éphémères dont l’essence est de disparaître. Le travail de Gerz, hanté par la mort et l’oubli, s’appuie sur la disparition comme condition de l’art, par exemple celle du musée au profit de la rue et de l’espace public (p. 20).

D’autre part, l’objet lui-même cesse d’être le centre de la vie artistique et Gerz estime que l’art contemporain est une réaction de colère contre la prétention des objets à pouvoir tenir lieu de mémoire (p. 44). Il faut, pense-t-il, cesser d’avoir peur de la perte de l’objet, car cette perte serait au contraire la condition même de l’expérience artistique. D’où une entreprise systématique et délibérée de perte de l’objet : ainsi, en 1968-1970, il procède à l’enfouissement dans les fondations d’une tour en construction de sacs d’objets dont des inconnus ont décidé de se défaire (p. 66). Octave Debary n’a pas oublié sa propre fascination pour les vide-greniers, les déchets, les restes que l’on transmet en les cédant, qui changent ainsi de nature et de sens [6].

Enfin, on sait aussi que le passage du sensible à l’idée du fait de la disparition de l’œuvre était un aspect majeur de l’art conceptuel, par exemple pour Joseph Kosuth lorsqu’il proposait une œuvre intitulée L’eau (vers 1965), soit 9 morceaux de glace qui, se mettant à fondre, renvoient au cycle de l’eau dans la nature, à l’essence même de l’eau qui peut revêtir plusieurs états matériels. Ce qui compte au contraire pour Gerz n’est pas tant la révélation de l’essence absente que l’émergence d’interrogations de la part du public. L’absence est pour lui génératrice de liens sociaux, comme la colonne de Harburg en 1986, ce monument contre le fascisme signé par les habitants de la ville, qui disparaissait progressivement, provoquant à la fois le souvenir de la Shoah et des relations nouvelles au sein de la population (p. 88), comme « une invitation à faire ensemble » (p. 19). De même en 1993, les pavés de Sarrebruck, gravés au dos puis réenterrés, évoquent de façon invisible les cimetières juifs d’Allemagne dont les noms sont inscrits au dos de chaque pierre (p. 96-99). Entre performance et art conceptuel, explorant ce passage lié à la disparition du tangible, Gerz s’appuie sur ce que cette abolition peut générer. La disparition d’une chose vient dire la communion avec le monde (p. 44), il s’agit de révéler un autre ordre de réalité, dans un esprit assez proche de la performativité de John L. Austin, dont on serait tenté d’inverser ainsi la formule : « Quand faire c’est dire » (Austin 1970) [7].

Le Livre de Mallarmé ne sera jamais écrit et restera confiné dans les limbes de l’absence et de l’oubli. Ici, au contraire, l’objet sophistiqué qu’est cet ouvrage pleinement matérialisé apparaîtra peut-être en contradiction avec la démarche de l’artiste lui-même, qui n’a cessé de prôner l’abolition de l’objet. La solution, assez subtile, est probablement indissociable de l’autre paradoxe, celui de la présence-absence insolite du commentateur. En effet, si la série des neuf photos de la couverture suggère l’émergence progressive de l’artiste à partir de rien, en revanche et par un effet de symétrie, les inserts sur papier-calque translucide laissent au contraire entrevoir cet effacement programmé si cher à l’artiste. Faire-défaire selon un jeu proche du Fort-Da, qui vise à déjouer l’angoisse. L’ouvrage d’Octave Debary, qui restitue ce processus, fait donc partie intégrante de la production de Gerz et, réciproquement, l’œuvre de Gerz se fond dans la problématique de son commentateur. Car il faut bien un témoin de la disparition, qui puisse en rendre compte, et il ne peut le faire que dans une démarche fusionnelle. Ce livre est lui-même un monument, c’est-à-dire un avertissement, une interpellation (p. 86). Or nous avons appris que pour Gerz tout monument est appelé à disparaître, ce qui laisse planer l’incertitude et donne encore à réfléchir.

add_to_photos Notes

[1Voir le site officiel de Jochen Gerz : https://www.jochengerz.eu/works

[2L’abolition impossible du hasard par le coup de dés, mais aussi l’abolition constitutive du mot lui-même selon Michel Foucault, cet « aboli bibelot d’inanité sonore » (Foucault 1966 : 315 ; Mallarmé (1893) 1998 : 34).

[3« […] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet » (Mallarmé (1893) 1998 : 188) ; paru également dans « Avant-dire » du Traité du verbe de René Ghil (1886).

[4« J’aimerais qu’on ne lût pas cette Note ou que parcourue, même on l’oubliât » (Mallarmé 1914 : préface).

[5Il s’agit d’une alternative non exclusive. La synthèse disjonctive « désigne le système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même, en se déplaçant, en glissant » (Deleuze et Guattari 1972 : 18), ou encore « des différences qui reviennent au même sans cesser d’être des différences » (Deleuze et Guattari 1972 : 82).

[6Restes auxquels il a consacré en 2015 son mémoire d’habilitation à diriger des recherches intitulé : Anthropologie des restes. De la poubelle au musée. Voir aussi Debary et Turgeon (2007) ; Debary et Gabel (2011).

[7En 1989, un livre portant ce même titre inversé a été publié par Gabriel Argentin (1989).

library_books Bibliographie

ARGENTIN Gabriel, 1989. Quand faire c’est dire… Liège/Bruxelles, Mardaga.

AUSTIN John Langshaw, 1970. Quand dire c’est faire (traduction française). Paris, Le Seuil.

DANTO Arthur, 1989. La Transfiguration du banal (traduction française). Paris, Le Seuil.

DEBARY Octave et TURGEON Laurier (dir.), 2007. Objets & Mémoires. Paris/Québec, EMSH/PUL.

DEBARY Octave et GABEL Philippe, 2011. Vide-greniers. Paris, Créaphis.

DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, 1972. L’Anti-Œdipe. Paris, Minuit.

FOUCAULT Michel, 1966. Les Mots et les choses. Paris, Gallimard.

GHIL René, 1886. Traité du verbe. Paris, Giraud.

MALLARMÉ Stéphane, 1914. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Paris, Gallimard.

MALLARMÉ Stéphane, 1998 [1893]. Œuvres complètes, t. I. Paris, Gallimard.

Pour citer cet article :

Bernard Deloche, 2018. « DEBARY Octave, 2017. La ressemblance dans l’œuvre de Jochen Gerz ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Deloche - consulté le 27.04.2024)
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