Une ethnographie du développement dans les années 70
Lorsque j’achevais ma thèse de doctorat en 1969, je pensais comprendre l’économie de rue d’Accra (capitale du Ghana) ainsi que les gens qui y participaient [1]. Mais comme eux, je n’avais pas d’explications pour comprendre les événements importants qui avaient secoué l’économie politique du Ghana dans les dix ans qui ont suivi l’indépendance du pays : l’effondrement du prix du cacao, la pénurie de biens qui s’ensuivit, le coup d’Etat militaire qui a renversé Kwame Nkrumah. Je m’étais découvert, durant mon travail de terrain, des inclinations pour les activités commerciales illégales dont le cadre était les bidonvilles d’Accra. Mon approche a moins consisté à observer et enregistrer les pratiques économiques des habitants de Nima (un de ces bidonvilles) qu’à y participer et même à entrer en compétition avec eux comme entrepreneur à mon propre compte. J’ai été surpris de voir comme c’était facile pour moi de gagner de l’argent, mais aussi à quel point il était difficile de le dépenser. A la fin de mon séjour sur le terrain, qui a duré deux ans, j’étais devenu un « big man » local, qui redistribuait les profits d’une entreprise criminelle dans des aides, des emplois et des fêtes données pour le voisinage. Ainsi, j’ai distribué des vêtements aux personnes âgées et j’ai employé jusqu’à sept assistants pour mon terrain. Mais j’ignorais le cadre historique qui m’aurait permis de comprendre cette situation. Ainsi les Ghanéens portaient des vêtements dont les tissus étaient produits dans ma ville natale, Manchester, mais j’étais incapable d’en expliquer les raisons et les significations économiques et historiques.
En conséquence, j’ai décidé d’en savoir plus sur l’histoire du colonialisme et de son successeur, le développement. Plus que tout, à cette époque, je voulais entrer dans le monde des agences nationales et internationales. Ainsi, j’ai rejoint une organisation universitaire de consultants de l’Université d’East Anglia (Grande-Bretagne). En peu de temps, j’ai pu tirer profit de mes discussions avec des économistes du développement et j’ai pu transformer mon expérience ethnographique à Accra en un moyen d’entrer dans les débats du moment sur le chômage urbain dans le Tiers Monde. Les connaissances en économie et en économie politique que j’avais acquises de manière informelle, en particulier en rédigeant des rapports sur l’Afrique de l’Ouest pour « Economist Intelligence Unit » [2], m’ont été précieuses.
Ces échanges ont fait émerger l’idée d’un « secteur » ou « d’une économie informelle » dont le succès interdisciplinaire comme concept est encore une source d’étonnement pour moi (Hart, 1973). Une première incursion comme « expert-consultant » en développement dans les Caraïbes a été suivie par deux expériences dans les hautes sphères du développement : une mission, en 1972-73, dont l’objectif était la rédaction du programme de développement de la Papouasie-Nouvelle-Guinée en vue de son indépendance prochaine (UNDP, 1973) ; et une enquête sur le marché du travail à Hong Kong en 1976 (Turner et al., 1980). Après les années 70, quand j’ai été capable de transformer un rapport sur l’agriculture de l’Afrique de l’Ouest pour l’USAID en une monographie d’économie politique régionale (Hart, 1982), j’ai réalisé que j’avais fait de grands progrès dans mes connaissances historiques des structures et des processus à une large échelle. Cela a été possible grâce à une conversion au marxisme et en lisant beaucoup ; mais aussi en menant une sorte d’ethnographie des élites en charge des politiques du développement à cette période.
Un jour, Bert Turner, professeur d’économie industrielle à Cambridge, me téléphone à Yale où j’étais moi-même professeur d’anthropologie : « J’ai besoin sur le champ de quelqu’un qui puisse ‘la ramener’ à propos des villes du Tiers Monde » me dit-il, « et j’ai pensé à vous ». Par ouï-dire, j’ai appris les coulisses de l’histoire que l’on peut résumer ainsi. Le gouvernement travailliste de James Callaghan était soumis à la pression de l’aile gauche du Parlement et des syndicats afin d’agir à propos d’Hong Kong (1976). Il paraissait scandaleux qu’une colonie capitaliste victorienne puisse être autorisée à exploiter d’une manière aussi éhontée une main-d’œuvre asiatique bon marché sous un gouvernement chinois socialiste. La réponse de Callaghan fut la promesse d’envoyer une commission d’enquête concernant le marché du travail à Hong Kong qui s’inscrive dans la lignée du rapport Donovan, qui était une enquête sur les relations de travail menée quelques années auparavant en Grande-Bretagne. Le Ministère des Affaires Etrangères (« Foreign and Commonwealth Office ») poussa de hauts cris : la Grande-Bretagne maintenait en effet la fiction, au bénéfice de la République Populaire de Chine, qu’Hong Kong n’était pas un Etat en tant que tel, mais seulement une autorité municipale. Une enquête parlementaire serait complètement inappropriée car elle donnerait une image en contradiction avec cette fiction. On abandonna cette idée, et à la place, on proposa une enquête menée par des universitaires, sans publicité, et même secrète. Le rapport qui en serait issu devrait être retardé assez longtemps, de manière à ce que l’agitation parlementaire se soit dissipée. Dans tous les cas, le rapport ne suggérerait aucune réforme majeure. Bert Turner et moi-même formions l’équipe d’enquête universitaire. J’ai passé quelques minutes à réfléchir aux implications éthiques et politiques de cette aventure. Mais la chance de passer un mois à Hong Kong a balayé mes doutes. L’ethnographe est toujours prêt et intrépide...
Hong Kong traversait alors une longue période de croissance économique qui a permis sa transition vers la prospérité des années 1980. Nous avons découvert qu’une des raisons était l’écart entre les taux d’inflation au niveau local et global. Ces derniers s’élevaient aux alentours de 15% en 1976, alors que le taux à Hong Kong était seulement de 1%. On pouvait l’attribuer principalement aux loyers, car tous les autres biens (eau, nourriture, vêtement, en bref les marchandises courantes) provenaient de la République Populaire de Chine à des prix qui correspondaient à son propre marché interne. Presque toute la production d’Hong Kong était destinée à l’exportation ; la différence entre l’inflation aux niveaux global et local était de 14%, ainsi les patrons pouvaient faire payer des prix élevés même si leurs coûts restaient les mêmes. Ce « bonus » pouvait être partagé entre les patrons et les travailleurs, comme ils le souhaitaient. Cela permettait aussi « d’acheter » la paix syndicale. En fait, les émeutes qui s’étaient produites en lien avec la Révolution Culturelle à la fin des années 60 étaient encore fraîches dans les mémoires et les employeurs distribuaient facilement des augmentations de salaires dans l’idée de prévenir toute subversion syndicale qu’ils pouvaient imaginer sous la houlette de Péking. Ainsi un Etat communiste et un gouvernement travailliste « s’associaient » pour créer les conditions d’une des économies capitalistes les plus prospères du monde.
Cela rendait relativement facile la rédaction d’un rapport disant que les travailleurs d’Hong Kong n’avaient pas besoin de l’aide du gouvernement britannique. Mais on m’avait attribué une autre tâche. Le marché du travail d’Hong Kong était supposé être aussi libre que partout ailleurs. En effet, Milton Friedman [3] avait fait, à cette période, un documentaire télévisé mettant en exergue Hong Kong comme un exemple à suivre d’un marché libre en pratique. Les patrons nous disaient que toute tentative de baisser les salaires pouvait être contrecarrée par l’extraordinaire mobilité des travailleurs. Car ceux-ci pouvaient se renseigner et comparer entre les entreprises localisées dans les mêmes grattes-ciels pendant leur heure de déjeuner, prêts à exploiter les différences de salaire, même minimes, au pied levé. J’avais peine à le croire... mais la preuve du contraire était difficile à trouver. Nous étions supposés opérer clandestinement bien que tout le monde sache qui nous étions. Mon collègue préférait une approche directe et conflictuelle qui était facilement ignorée par les hommes d’affaires britanniques et les officiels chinois. Quant à moi, je préférais essayer une approche à pas feutrés.
En échange de déjeuners et de flatteries, j’offrais mes services à ces hommes d’affaires qui recherchaient des conseils pour savoir s’il valait mieux envoyer leurs filles étudier à Oxbridge ou dans les universités de la Ivy League [4]. Mais mon principal espoir de collecter des informations de l’intérieur était le responsable du personnel de la seconde plus grande entreprise d’Hong Kong. Nous nous sommes rencontrés pour l’apéritif à son club de golf. Puis je fus invité à dîner et à jouer au bridge. C’était manifestement un test culturel. Si je le passais avec succès, je pourrais bénéficier de quelques confidences. Je suis un bon joueur de bridge ; mais au milieu du jeu, mon hôte me demanda : « Est-ce que vous ne m’avez pas dit Keith que vous aviez étudié les lettres classiques ? J’aime lire le « Oxford Book of Greek Verse » avant d’aller au lit. Laissez-moi vous montrer mon poème favori ». Je ne pouvais en croire mes oreilles qu’il veuille tester mes compétences en grec ancien, quatorze ans après que j’aie abandonné cette discipline. Mais c’était bien cela. Mon cœur s’est serré quand il a choisi un passage de Pindare, le plus obscure des poètes grecs. Quand j’ai regardé le passage qu’il avait pris, j’ai soudain réalisé qu’il bluffait et qu’il était seulement capable de déchiffrer des livres scolaires. Le passage était très simple à traduire, et je l’ai félicité de la pertinence de son choix.
Après le jeu, mon nouvel ami m’a proposé de rester boire un cognac et m’a immédiatement dit : « Je crois savoir que vous voudriez bien comprendre comment fonctionne le marché du travail ici ». En résumé, il m’a appris que les patrons des douze entreprises les plus importantes se réunissaient tous les mercredis pour déjeuner et remplissaient un long questionnaire qui listait l’ensemble des positions professionnelles, puis ils tombaient d’accord entre eux sur le montant des salaires pour toutes leurs branches d’activités à Hong Kong. Ce questionnaire était ensuite transmis au bureau de l’emploi du gouvernement travailliste qui le publiait comme une de ses propres statistiques sur l’évolution des salaires. Puis chacun négociait en lien avec ces données publiées par le gouvernement. Mon informateur m’a aussi appris que les directeurs des entreprises de coton shanghaiens [5] se réunissaient tous les mardis après-midis dans une maison de thé dans le même but. Plus tard, j’ai utilisé cette information dans mon rapport pour le Ministère des Affaires Etrangères afin de ternir l’image d’Hong Kong comme lieu du « laisser faire capitaliste ». Mais, à ce moment, comme il était prévisible, la question d’Hong Kong n’était plus vraiment d’actualité dans la politique britannique. J’ai présenté cet exemple et ses détails même peu flatteurs pour moi, comme une façon d’interroger les anthropologues sur ce qu’ils sont prêts à « sacrifier » pour faire partie et être assimilés à la « fine fleur de la société ».
Mon autre exemple est plus classique. J’ai été recruté dans une équipe commanditée par la Banque Mondiale - qui agissait pour le compte du Programme des Nations Unies pour le Développement - afin de rédiger le programme de développement de la Papouasie Nouvelle-Guinée à la veille de son indépendance. L’équipe était dirigée par un économiste, Mike Faber, avec trois autres membres - un économiste spécialiste de l’agriculture, un autre qui était surtout en charge du secteur minier et moi-même avec de vastes attributions dans les domaines de l’emploi, de l’éducation, de la santé, de la politique sociale et du gouvernement local. Nous avons passé trois mois en Australie et en Papouasie Nouvelle-Guinée en 1972 pour rédiger le rapport préliminaire. Nous y sommes retournés en 1973 pour discuter avec le nouveau parti gouvernemental, récemment élu, le Pangu de Michael Somare. Lors de cette deuxième mission, l’équipe s’était réduite à deux membres, les experts en agriculture et du secteur minier ayant abandonné la partie, craignant probablement que leurs carrières de consultants ne soient anéanties par ce que l’un d’eux a décrit comme la « folie » préconisée par Faber et Hart.
Nous arrivions en Australie au moment où la coalition du parti libéral et du parti agraire (Liberal and Country parties) au pouvoir depuis un quart de siècle le cédait au parti travailliste de Gough Whitlam. Le Ministère des Territoires Extérieurs (incluant la Papouasie Nouvelle-Guinée) était un fief du parti agraire. Mais, avec l’aide de la Trésorerie du Commonwealth, nous avons découvert que la Papouasie Nouvelle-Guinée était un mécanisme de redistribution pour siphonner et détourner 500 millions de dollars australiens par an des contribuables au profit de trois groupes d’intérêts australiens : les entreprises qui monopolisaient le commerce (l’histoire habituelle), les fonctionnaires (qui bénéficiaient de conditions et de salaires extraordinaires) et les agriculteurs (qui écoulaient du riz et des produits laitiers subventionnés en Papouasie Nouvelle-Guinée, d’où l’intérêt du parti agraire). Je suis vite arrivé à la conclusion que ce qui était nécessaire dans ce cas était un gouvernement socialiste agraire du style de celui de Nyerere [6]. Ce gouvernement devrait viser à l’autarcie économique et de cette façon, à l’indépendance nationale en réduisant sa dépendance vis-à-vis des subsides australiens. Nous nous sommes rapidement retrouvés dans l’opposition. Le chef de la mission de la Banque Mondiale était un fonctionnaire de carrière qui avait un billet annuel sur Pan-Am pour promener ses cannes de golf en première classe ; ainsi il pouvait rapidement se faire des relations dans les élites locales. Il croyait en la mission de la Banque Mondiale de maximiser les profits des entreprises multinationales sans se soucier des retombées quelconques pour les populations locales. Notre proposition de projet de développement populaire de base qui insistait sur le revenu des nationaux, il le considérait comme une dérive « raciste » de l’orthodoxie qu’il défendait. Nous proposions aussi de renégocier les termes de la mine de cuivre de Bougainville (soit dit en passant la plus grande mine d’or du monde), ce qui déprima tout le monde : les administrateurs coloniaux qui s’étaient entendus notoirement pour recevoir un profit, les dirigeants (une filiale de la multinationale « Rio Tinto Zinc »), la Banque Mondiale qui considérait qu’un contrat est un contrat, le Département des Territoires Extérieurs et bien d’autres. Dans ce climat de confrontation, l’équipe se réduisait donc à deux personnes.
Cependant, les choses se sont améliorées à notre retour. Le parti qui avait gagné les premières élections du pays avait utilisé notre rapport préliminaire pour faire campagne autour du thème « Huit points pour le développement », largement inspiré de nos propositions. Quand Faber et moi-même avons rencontré le Cabinet, le Premier Ministre nous a dit : « Messieurs, avant votre arrivée, nous ne connaissions qu’un modèle de développement. Maintenant nous en connaissons au moins deux ». A ce moment-là, le représentant de la Banque Mondiale et le chef du service de planification du gouvernement colonial saisirent l’occasion pour affirmer qu’ils avaient toujours été dans l’ensemble d’accord avec nous et qu’ils espéraient que le nouveau gouvernement leur confie la tâche de réaliser le programme de développement.
La leçon principale que j’ai tirée de cette expérience est que les bureaucraties sont fragmentées et désunies, ce qui peut souvent paraître intimidant de l’extérieur. Dans notre cas, même si les dirigeants des institutions importantes étaient prêts à défendre le statu quo, d’autres escomptaient prendre leurs places en profitant des élections australiennes et s’apprêtaient à nous aider. C’était particulièrement vrai des fonctionnaires de la Trésorerie du Commonwealth qui étaient, comme cela s’était ébruité, à l’origine de notre recrutement. Bien que sur le moment cela ait été difficile, il était possible de faire passer une idée dans cette bureaucratie et de la gagner à notre cause. En général, les consultants entérinent des décisions qui ont déjà été prises ; mais parfois, une occasion se présente de créer un changement, aussi petit soit-il.
J’étais dans la même période de ma vie que quand je menais mon activité d’entrepreneur illégal dans les bidonvilles d’Accra. A chaque fois, j’ai été frappé par la relation de pouvoir social inégalitaire dans laquelle j’étais impliquée, malgré moi, comme jeune naïf occidental dans les marges de l’indépendance coloniale. Mais les deux types de terrain ethnographique montrent clairement combien les conditions de recherche sont dépendantes des rôles que nous assumons dans nos rapports avec les sociétés étudiées. Je doute que l’on dise assez aux étudiants combien les positions qu’ils occupent dans la société d’accueil influenceront les résultats de leur recherche, bien plus que l’approche théorique choisie dans l’insularité de la salle de cours.
L’anthropologie du développement : la bureaucratie versus la population ?
« Développement » se réfère à la croissance inégalitaire du capitalisme durant les deux siècles de la révolution industrielle, mais le plus souvent, il désigne la tentative de transformer positivement les dommages inhérents à un tel processus. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, le développement a été un des noms donnés aux relations politiques entre pays riches et pays pauvres après l’effondrement des empires coloniaux. Cependant, l’objectif d’améliorer les économies des pays pauvres a été abandonné implicitement et tacitement depuis près de vingt ans quand il est apparu évident que les remboursements liés aux intérêts de la dette étaient largement supérieurs au montant des revenus de l’aide apportée par les pays riches. Quant à l’anthropologie, elle aspire à organiser la connaissance de l’humanité comme un tout, qui trouve son origine dans la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle et qui, depuis, a passé par des phases distinctes d’évolution historique. Je considérerai ici la pertinence de la tradition du terrain dans l’ethnographie du XXème en lien avec l’administration du développement, et ceci durant ces dernières années et dans une perspective future.
La méthodologie adoptée par les anthropologues du XXème siècle a été l’ethnographie scientifique, l’observation participante, l’immersion pendant une période relativement longue dans des sociétés exotiques de taille réduite et considérées comme des entités culturelles homogènes et solidaires. Fortes et Evans-Pritchard, dans leur ouvrage « Les systèmes politiques africains » (1940/1964) suggéraient que le terrain ethnographique exotique rendait l’histoire de la philosophie politique occidentale superflue, alors qu’ils dissimulaient leur propre dette théorique. Leur classification des sociétés africaines, soit centralisées soit acéphales, s’inspiraient beaucoup de Morgan (1877/1971) et de sa distinction entre société et état ; de même d’ailleurs que de Durkheim (1893) et de son opposition entre solidarité organique et mécanique. Mais ils ne reconnaissaient ni ne mentionnaient leurs sources intellectuelles dans leur texte. Ils entreprirent d’attaquer, consciencieusement, la perspective des courants dominants des disciplines universitaires. Ils déclaraient que les réalisations littéraires accumulées et entreposées dans les bibliothèques devraient être envoyées à la casse, pour favoriser une découverte de la société comme elle est dans la réalité, à la base. Cette impulsion à rejoindre les gens où ils sont, même s’ils vivent soumis à des conditions politiques spéciales comme le colonialisme, est unique dans l’université occidentale. La plupart des autres disciplines se contentent de laboratoires, de bibliothèques et de salles de séminaires dans l’université elle-même. Les résultats du terrain doivent être rédigés dans l’isolement de la vie universitaire, car les anthropologues ont désespérément besoin d’une base pour reproduire la profession. Mais ils ont développé un style particulier d’écriture dont les idées sont issues de la réalité de la vie.
Kant pensait que nous accédons au monde grâce à deux facultés : l’esprit dont les idées sont formées par les traditions culturelles avant que nous ne fassions l’expérience du monde ; et les sens qui nous fournissent de l’information empirique sur le monde et que nous pouvons, par la suite, organiser au moyen de catégories analytiques. Les fondateurs de l’anthropologie sociale moderne, dont la plupart ont été formés aux traditions intellectuelles occidentales, ont choisi de dénier leurs dettes envers ces traditions et de représenter plutôt leurs idées comme le résultat de rencontres faites lors de situations particulières de terrain. Les concepts furent reliés à des ethnographies empiriques, comme les Trobriandais et les Nuer, et à des mots comme kula et potlatch, qui sont devenus les véhicules spécifiques de discours de généralisations ou de comparaisons. La parenté devint la spécialité de la profession, sous le prétexte que les sociétés de petite taille sans Etat privilégient les relations familiales. D’ailleurs aucune autre discipline n’a fait de l’étude de ce sujet son intérêt principal. La parenté a été formalisée dans un algèbre intimidant qui rend son inculcation difficile, et le domaine rebute les étrangers à la discipline (les économistes font de même avec succès...).
La relation des anthropologues au colonialisme est controversée (Asad, 1973). D’un côté, ils servaient les objectifs d’une autorité indirecte en fournissant de l’information sur les institutions indigènes. De l’autre côté, beaucoup d’entre eux réagirent violemment contre le racisme des sociétés coloniales. Dans tous les cas, ils étaient profondément impliqués dans le projet de développement, qui ne portait pas son nom à l’époque, mais plus souvent celui de « contact culturel » (Malinowski, 1945). Ainsi, l’Ecole britannique a été largement subventionnée par la Fondation Rockefeller afin d’étudier les changements sociaux en Afrique. Mais leurs modèles statiques de sociétés organiquement homogènes correspondaient à l’image d’un Etat corporatiste qui était en plein essor entre les deux guerres, et servaient donc à reproduire le discours hégémonique de leur société d’origine. Après la guerre, avec l’effondrement des empires européens, les anthropologues cherchaient inévitablement à faire face aux transformations apportées par les indépendances. Mais avant de se demander comment ils sont entrés dans le processus du développement comme acteurs, il est nécessaire de distinguer des étapes « historiques » durant cette période.
Après la seconde guerre mondiale, il y a eu deux décades de croissance économique et de pouvoirs étatiques relativement forts (les années 50 et 60). Elles ont été suivies par deux autres caractérisées par une stagnation économique et un affaiblissement des Etats (les années 80 et 90), avec les années 70 comme un moment charnière entre les deux (Hart, 2001, chapitre 4). Mis à part les effets décisifs des deux augmentations du prix du pétrole par l’OPEP durant cette décade, on peut prendre 1975 comme un jalon du changement. Cette année-là, les Américains perdent la guerre du Vietnam et le dernier empire colonial en Afrique, le portugais, s’effondre. J’aimerais affirmer que l’effort de développement durant cette première période était sincèrement intéressé à réduire le fossé entre les pays riches et pauvres, même si les méthodes choisies étaient inappropriées. Dans les années 70, il est devenu évident que cette approche du développement était une faillite et, dans le cadre de la guerre froide, des perspectives critiques ont émergé, venant d’autres bords politiques (le marxisme en France, au Moyen-Orient et en Amérique Latine) ; elles sont devenues courantes dans les années 80. Au début de ces années-là, dans les suites des chocs pétroliers, de l’inflation des années 70 et de l’avènement des conservateurs néo-libéraux au pouvoir, le développement n’était plus sérieusement d’actualité. Il était remplacé par la dynamique d’ouverture des économies mondiales aux mouvements du capital (ajustement structurel), même si c’était au détriment de la capacité de gouverner des Etats. Ceci eut comme conséquence de drainer d’immenses sommes d’argent des pays pauvres sous la forme des paiements des intérêts de la dette. Dans ces circonstances, la critique issue du « post-développement », c’est-à-dire un courant dont l’idée principale est que le développement est dépassé et que de nouveaux paradigmes sont nécessaires, est justifiée quand elle soutient que le développement était une comédie sans réels résultats (Rahnema et Bawtree, 1996).
J’avais accepté dès le début qu’une participation au développement impliquerait un dialogue avec les économistes. J’avais appris à écrire et à parler comme un économiste en travaillant durant trois ans comme journaliste à « The Economist ». J’ai participé uniquement à des programmes de politique du développement ; alors que la plupart des anthropologues etaient employés à des projets directement en lien avec des populations. En inventant le terme de « secteur informel » (Hart, 1973), j’étais capable de me faire passer la plupart du temps pour une sorte d’économiste ; et j’ai appris à ne pas me décrire comme un anthropologue. Car surtout, je ne voyais pas la raison de renforcer la division du travail entre l’anthropologie et l’économie. Je cherchais au contraire à influencer les économistes en utilisant leur propre vocabulaire, et en montrant que je pouvais avancer de meilleurs arguments basés sur une connaissance historique et ethnographique plus vaste. J’ai été intéressé à en savoir plus sur les agences nationales et les organisations internationales en y participant, et j’ai découvert que je pouvais y exercer une petite influence à travers les documents que je rédigeais. Je ne peux pas dire que cela soit une stratégie adoptée par de nombreux anthropologues.
J’ai quitté ce milieu après 1979 quand il m’a paru évident que ce qui s’intitulait « développement » n’en avait plus que le nom et avait abandonné toute ambition. J’ai alors rédigé un ouvrage sur la politique économique de l’Afrique de l’Ouest (Hart, 1982) comme une rétrospective sur les deux décennies du mouvement post-colonial des Africains et de son échec afin de réaliser leur indépendance. J’ai continué à mener des recherches sur le développement en Afrique depuis, et mon étude la plus récente porte sur des entrepreneurs indiens en Afrique du Sud (Hart et Padayachee, 2000). Mais je n’ai plus jamais travaillé dans le cadre d’une institution d’administration du développement, mais seulement comme chercheur universitaire individuel.
Ainsi quand nous considérons la façon dont les anthropologues se sont investis dans tout cela, il est important de garder en mémoire les étapes de ce mouvement, puisque leurs rôles ont changé en même temps que notre monde. Dans les années 50, le développement était en grande partie dans les mains des ingénieurs. La question alors était : « de quelle taille doit être le trou dans la roche pour construire un bon barrage ». Puis les économistes ont fait leur apparition dans les années 60, surtout comme comptables : « nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’être indifférents au prix de tout cela ». En profitant de ce point d’entrée, ils ont pris en charge le développement et depuis lors, ils n’en ont pas perdu le contrôle, élargissant leur pouvoir jusqu’à inclure l’idéologie du développement elle-même. Les anthropologues et d’autres professionels y sont entrés par la suite, en le considérant comme un processus social contrôlé d’une manière hégémonique par les économistes. De façon à être efficaces dans les milieux politiques, ils ont dû apprendre un jargon économique, c’est-à-dire la capacité de parler et d’écrire comme un économiste en l’absence de formation en sciences économiques. Beaucoup d’anthropologues ne voulaient pas ou étaient incapables de le faire. Mais ils ont été amenés à participer au développement parce que les dimensions humaines du désastre s’étendaient et devenaient apparentes à un tel point qu’elles nécessitaient réparation.
Bien qu’elles ne soient pas exprimées de cette manière, les contradictions du développement se situaient dans la relation entre la bureaucratie et les individus. La vie des gens ordinaires a été depuis longtemps foulée aux pieds par les recettes de la planification bureaucratique qui ne pouvaient pas s’adapter à leurs intérêts réels et à leurs pratiques. Dans une ambiance néo-libérale, cette observation pourrait être assimilée à une critique de l’Etat, le cœur de l’ordre bureaucratique. Les Etats ont donc été souvent contournés comme corrompus et inefficaces, leurs places ont été prises par les grandes entreprises et les organisations non-gouvernementales. Mais les ONG sont soumises par des impératifs bureaucratiques plus forts même que de nombreuses agences étatiques, parce qu’elles dépendent de l’opinion publique de leur pays d’origine. Ainsi les bureaucraties humanitaires sont toujours plus redevables envers leur direction qu’envers les besoins et les circonstances locales. Les agences multilatérales aussi, qui ont pris en charge la coordination du développement, sont constamment en train de gérer la contradiction entre leur nature bureaucratique et leur désir de stimuler des initiatives de démocratie locale, dont les élans sont inévitablement étouffés par des contrôles lointains. L’attachement de la Banque Mondiale à des concepts comme « le secteur informel » et « le capital social » atteste ce besoin de concilier l’inconciliable.
Les anthropologues sont entrés en scène dans les années 60 et plus tard. Ils ont amené avec eux leur méthode de terrain, l’immersion sur une période relativement longue dans un groupe, leur idéologie d’aller vers les gens quels que soient les lieux où ils vivent, une hostilité générale envers les méthodes statistiques, les documents littéraires et toutes les techniques de la bureaucratie. On leur demandait, généralement en leur laissant un bref délai de réflexion et pour des périodes écourtées, de pallier la dimension humaine du développement comme complément au travail des économistes et des ingénieurs. Mais ils pouvaient jouer de leur proximité avec les gens, véritable talon d’Achille de la bureaucratie. Ainsi ils pouvaient toujours revendiquer l’authenticité de leurs liens proches avec les gens ordinaires (« J’ai été là-bas et pas vous »). Ils ont rapidement découvert qu’ils étaient au milieu d’une guerre entre la bureaucratie et la population. Trois positions possibles s’offraient alors à eux : ils pouvaient informer la bureaucratie sur le dos des gens ; ils pouvaient prendre le parti des gens pour les aider à défendre leurs intérêts ; ou encore, ils pouvaient essayer d’être des médiateurs, ou des interprètes entre la bureaucratie et la population. Cette dernière position était la plus en adéquation avec la tradition de la discipline qui privilégie les individus qui caressent la vocation romantique de faire « cavalier seul » dans des lieux exotiques. Comme individualistes forcenés, leur place naturelle était entre toutes les parties, mais n’appartenant à aucune.
Une sous-discipline, l’anthropologie du développement, est apparue cherchant à formaliser la participation des anthropologues dans les bureaucraties liées au développement. Des techniques telles que celle nommée « Rapid Rural Appraisal », qui consiste à obtenir le maximum d’informations en un minimum de temps, ont été adoptées comme étant inévitables, malgré leur complète contradiction avec les traditions de terrain. Au même moment, quelques anthropologues émettaient une critique post-structuraliste du développement, en déclarant que c’était juste un discours, une manière de préserver une situation dans laquelle les riches devenaient toujours plus riches et les pauvres plus pauvres (Escobar, 1995). Mais au lieu de rejeter toute bureaucratie d’emblée comme un outil de pouvoir, nous devrions nous interroger sur la manière d’intégrer la perspective des gens dans ce qui a été fait en leur nom, en bref comment rendre le développement plus démocratique.
On peut donner comme exemple d’une tentative précoce de faire bénéficier les « paysans » des avantages de l’Etat moderne, celle de Chayanov (1925). Ainsi, il a analysé l’organisation interne de l’économie paysanne dans l’idée de développer des mesures politiques qui seraient dans l’intérêt de la paysannerie. Certaines d’entre elles, comme des coopératives, des supports techniques et de marketing, etc., ont été mises en pratique de manière plus effectives dans les pays scandinaves, en particulier le Danemark. Mais cet exemple montre qu’un gouvernement qui agit dans l’intérêt de sa population, avec de bons conseillers et une bonne communication, peut faire agir la bureaucratie avec des résultats économiques bénéfiques à sa population. Après tout, l’objectif des institutions impersonnelles était à l’origine de permettre un accès égalitaire à tous, protégé par la loi. Les gens en avaient assez d’être traités de manière inégalitaire en fonction des relations que les uns et les autres pouvaient avoir avec les bureaucrates. Ils voulaient être débarrassés des mafias féodales, et vivre selon des règles qui traitent tout le monde sur le même pied. Si la conséquence de ceci a été une autre forme de despotisme, nous ne devons pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et opter pour un anarchisme naïf qui n’a pas la capacité de s’attaquer aux problèmes liés à la globalisation.
Il existe donc une quatrième option pour les anthropologues qui souhaitent participer au développement. Nous pouvons y prendre part dans une tentative de rendre notre monde moins inégalitaire, en travaillant dans différentes bureaucraties et en rencontrant les gens où ils vivent. Cela peut signifier plusieurs choses parmi de nombreuses autres : associer un poste administratif avec du terrain ; aider les gens à négocier avec la bureaucratie ou à créer leur propre organisation de développement. De cette manière, nous pouvons aider à une démocratisation des institutions bureaucratiques dans leur rôle de service public, car elles ont la capacité de remplir certaines tâches mieux que la meilleure des organisations.