Cet entretien avec Roberte Hamayon a été réalisé le 15 mai 2003 au Centre d’Étude Mongoles et Sibériennes (E.P.H.E.-Daviel, Paris).
Le cheminement scientifique
Au hasard d’une photographie
Ethnographiques.org : Pourriez-vous commencer par retracer votre parcours scientifique ?
Roberte Hamayon : Il commence de façon banale : par des hasards et des défis. Pour moi qui venais du cœur du Paris bourgeois, le mot même d’ethnologie a exercé un attrait insolite, puis la photographie d’un chasseur mongol aperçue alors que je travaillais à la bibliothèque du Musée de l’Homme a donné le déclic ! Par la suite, j’ai simplement continué dans la logique de ces choix initiaux. J’ai suivi les formations de l’époque en ethnologie [C.F.R.E. [1], E.P.R.A.S.S [2]], avec des cours de A. Leroi-Gourhan, de Cl. Lévi-Strauss et du trio constitué par Cl. Tardits, L. Bernot, et J. Pitt-Rivers pour lancer les études de parenté. Dans le même temps, j’ai appris le russe aux Langues’O, puis un peu de mongol à partir du russe.
Quant au projet d’aller mettre en pratique la formation reçue sur le terrain mongol, il ne suscitait guère d’encouragements : « comment penser pouvoir faire de l’ethnologie en pays communiste ! ». Ici la chance a joué : voilà que la France ouvre des relations diplomatiques avec la Mongolie en 1966, avec un protocole d’échanges entre le C.N.R.S. et l’Académie des Sciences. Françoise Aubin, juriste et sociologue, est la première à se rendre en Mongolie dans ce cadre, je suis la seconde l’année suivante. Nous allons l’une et l’autre aussi en Bouriatie, grâce à un protocole d’échanges similaire avec l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. Un troisième chercheur occidental se rend dans ces régions à la même époque : Caroline Humphrey, du Département d’anthropologie sociale de l’Université de Cambridge. Nous continuons toutes les trois jusqu’à la fin des années 1980 à bénéficier de ces échanges bilatéraux. Il semble que le régime communiste optait alors pour une relative ouverture, mais limitait l’accueil à des chercheurs jeunes et n’ayant rien de russe dans leurs origines. Les autres chercheurs rencontrés sur place venaient tous des pays de l’Est.
Etre ethnologue en terrain communiste
Ethnographiques.org : Et votre première rencontre avec ce terrain ?
Roberte Hamayon : Formidable ! J’ai été tout de suite séduite par la gentillesse des gens, par la beauté des paysages hiver comme été. La vie simple et fraîche du nomade, la rapidité du démontage de la yourte [3], l’attrapage des chevaux au lasso, tout cela était d’autant plus fascinant qu’il fallait attendre de longues journées à Oulan-Bator l’autorisation d’aller dans la steppe. Mais l’attente en ville a eu le mérite de favoriser l’apprentissage de la langue.
Pour l’ethnographie de terrain, le contexte communiste ne permettait évidemment pas d’appliquer la formation reçue. Au retour en France, je m’entendais souvent dire que je n’avais pas mis en pratique l’« observation participante ». En effet, il n’était pas convenu d’aller traire les juments avec les Mongols qui m’accueillaient sous leur yourte ! Ils ne pouvaient l’accepter sous ce régime et dans ce cadre. Tout hôte de l’Académie des sciences (et il y en avait peu) était aussi, forcément, leur hôte, a fortiori s’il venait d’un pays capitaliste. Ce qui m’amusait beaucoup, c’est que le terme mongol choisi, lors de l’adoption du communisme, pour dire « capitaliste », veut dire au sens propre « fermenté ». Or le ferment lactique, dans les produits laitiers, qui permet de produire beaucoup à partir de très peu, est très valorisé dans la culture mongole.
L’accueil de l’Académie des sciences comporte un accompagnement de tous les instants par un spécialiste de la même discipline, à la fois pour faciliter le travail et pour le contrôler. Là encore, j’ai eu de la chance. J’ai trouvé, dans mes accompagnateurs officiels, non seulement des aides très efficaces sur le plan matériel, mais aussi des collègues compréhensifs et coopératifs. Sans eux, les contacts avec les habitants des zones rurales auraient été impossibles, car personne n’aurait accepté de parler avec une capitaliste. Leur présence officialisait la mienne. En revanche, ils devaient ne pas me laisser longtemps au même endroit. L’un d’entre eux mettait volontairement en panne notre jeep pour me permettre de prolonger le séjour dans chaque campement ! Un autre, plus soupçonneux, a cherché à s’informer en détail sur ma famille, mes professeurs, mes relations, les intentions supposées « cachées » de mes enquêtes. Au bout de deux ou trois mois, il m’a demandé un compte-rendu d’activité, quart d’heure par quart d’heure. Pour la plupart des accompagnateurs, la présence d’un chercheur occidental était une occasion à saisir pour apprendre quelque chose de notre monde qui leur était fermé. Pour eux comme pour les informateurs, en échange des données qu’ils me fournissaient sur leurs pratiques, je devais en décrire quelques-unes des nôtres. À tous, du reste, il fallait de la matière pour nourrir le rapport qu’ils devaient faire sur mon compte à leurs autorités locales. Plusieurs s’en sont ouverts très directement, disant pour les uns : « je ne t’invite pas pour ne pas avoir à faire un rapport sur toi ! », pour les autres : « que vais-je dire dans mon rapport ? Mettons-nous d’accord sur un défaut qui ne te fâche pas, par exemple, tu souris trop, c’est forcément hypocrite... ». Pour éviter le risque de les mettre en cause, j’avais décidé de poser mes questions au passé : « comment faisaient vos grands-pères ? ». Ceci leur permettait, par exemple, de faire des commentaires sur les restes tout frais d’offrandes rencontrés dans une grotte, témoins manifestes d’une pratique récente inavouable, sauf au passé, en l’attribuant à leur grand-père. Mais c’était passionnant, aussi, de sentir que la situation déclenchait des réflexions culturelles et politiques bien au-delà des inquiétudes et des contraintes immédiates.
Ethnographiques.org : Pour un Bouriate [4], le statut d’ethnologue ne devait guère faire sens ?
Roberte Hamayon : Au contraire ! D’abord, la Bouriatie possède une Académie des sciences (ou plutôt une filiale de l’Académie des Sciences de Russie) avec un Institut d’ethnographie. Surtout, l’ethnographie a toujours occupé une place importante dans le système soviétique, en particulier vis-à-vis des minorités. Elle devait contribuer à édifier dans toute l’Union un Homo sovieticus, et pour cela repérer les coutumes à condamner comme rétrogrades et celles à conserver dans une perspective progressiste, aider à répandre les pratiques répondant au fameux slogan : « national quant à la forme, socialiste quant au contenu ». La vaste campagne de ritualisation lancée au début des années 1960 impliquait de près les ethnographes. L’ethnographie soviétique n’est pas pour autant à négliger et elle comporte des pièces remarquables. Bien connaître l’histoire, la situation de l’auteur et les impératifs des maisons d’édition à l’époque de la publication, permet de se faire une grille de lecture pour en tirer le meilleur et apprécier, au-delà des clichés de la doctrine marxiste-léniniste, des descriptions qui sont souvent d’une admirable précision. Signalons toutefois que les études de parenté y sont rares et limitées et que la littérature de propagande athéiste abonde en détails précieux sur les pratiques qu’elle blâme, du moins celle dont la publication est à usage local, plus riche en général que celle qui paraît à Moscou, façade idéologique.
Ethnographiques.org : Cette situation de chercheur sous tutelle du système soviétique devait tout de même constituer une entrave à la mise en place de relations de confiance avec vos informateurs ?
Roberte Hamayon : Oui bien sûr, surtout en raison de l’impossibilité de construire des relations durables, si ce n’est avec les ethnographes de l’Académie des sciences. D’une certaine manière, ma seule forme d’observation participante a été de boire ! Dans certains campements, il fallait boire trois verres de 100 grammes de vodka pour démarrer la journée. J’avais beau verser des gouttes et des gouttes aux esprits... il n’y a parfois rien d’écrit sur mes cahiers de notes quotidiennes pendant deux jours ! Accepter de boire prouve que l’on n’a rien à cacher. Refuser de boire, quel qu’en soit le prétexte, est compris comme la volonté de conserver le contrôle de soi — aveu implicite qui entraîne la suspicion. La pratique de boire avec ses invités s’explique par autre chose que l’alcoolisme ou l’hospitalité : elle a une fonction sociale et politique.
Questions de méthode
Ethnographiques.org : Quel rôle votre expérience en terrain soviétique a-t-elle joué dans votre vision de l’anthropologie ?
Roberte Hamayon : J’aimerais dire deux choses à ce sujet. D’une part, le rôle donné à l’ethnographie par le pouvoir politique peut être vu comme une façon de valoriser la discipline, en l’appelant à servir une construction nationale, chose discutable sans doute mais inimaginable chez nous. Il fallait tout consigner. Certains thèmes ont été bien étudiés, comme la culture matérielle, d’autres occultés, comme la parenté, coupable d’attirer l’attention sur des réseaux de relations que le régime soviétique devait détruire pour instaurer un lien direct de chacun avec l’État. Il ne fallait pas non plus laisser percevoir, sous le brassage des populations favorable à l’unité nationale, les déplacements forcés. Ce rôle de construction politique valait aussi à l’ethnographie, au moins potentiellement, un aspect expérimental : on observait, on jugeait, on modifiait, on observait de nouveau et on modifiait encore ! Ainsi un article paru dans la Sovetskaja êtnografija en 1973 s’interrogeait sur le bien-fondé de remplacer, en Asie centrale musulmane, l’usage du sucre dans les rites de mariage, par celui du sel, sur le modèle russe. Ceci illustre par ailleurs à quel point la comparaison est essentielle à notre discipline.
D’autre part, l’expérience du terrain soviétique m’a rendue consciente d’un certain décalage avec les courants dominants alors en anthropologie. Les sociétés exotiques étaient réifiées, tels des objets de musée, intangibles, intouchables. Ma génération d’étudiants était formée pour aller chez les plus traditionnels, les plus « purs ». Or ce qui, sur place, m’est apparu le plus important, c’est ce que les gens faisaient — ou au contraire ne faisaient pas — dans leur vie quotidienne. Comment avaient-ils réagi au déracinement de certaines de leurs pratiques ? Y en avait-il qu’ils avaient été soulagés d’abandonner ? J’avais l’idée, plus ou moins confuse, qu’ils avaient dû glisser dans des domaines anodins en apparence comme la cuisine ou le port du vêtement celles de leurs « traditions », interdites par ailleurs, qu’ils voulaient absolument conserver — quitte à les transformer. Ceci orientait l’intérêt vers une certaine dynamique des systèmes, et de leurs changements internes et externes. C’est pourquoi, sans renier le structuralisme auquel j’avais été formée (et auquel je suis toujours redevable), j’ai adhéré au projet intellectuel comparatif d’Eric de Dampierre [5], ainsi qu’aux démarches collectives et pluridisciplinaires. La comparaison a, certes, des exigences très difficiles à satisfaire, puisqu’elle porte non sur des sociétés ou des phénomènes de sociétés, mais sur les modèles abstraits tirés de leur analyse. Ceci demande un travail préparatoire très important, comme l’a fait Raymond Verdier sur le thème de la vengeance (Verdier, Poly & Courtois, 1980) et sur celui du serment (Verdier, 1991), notamment pour mettre au point une ou des véritables problématiques — ce qui est bien autre chose que de proposer des hypothèses — amenant les contributeurs à se poser les mêmes questions.
Ethnographiques.org : Vous accordez également beaucoup d’importance à la maîtrise de la langue sur le terrain, n’est-ce pas ?
Roberte Hamayon : Oui, comme tout anthropologue ! Parler la langue du terrain est une nécessité. J’aimerais ajouter que ce qu’on peut appeler l’expérience de l’altérité est tout aussi fondamental. Elle vient d’elle-même en terrain exotique, elle est plus difficile à acquérir si on travaille dans son propre pays, dans sa propre langue. Elle consiste à prendre conscience du statut, disons pour simplifier, métaphorique, des représentations. Un exemple. Dans les années 1930, les militants de l’athéisme soviétique ont décidé de prendre à la lettre l’idée de « voyage chamanique » pour démasquer les chamanes sibériens : ils les emmenaient dans de petits avions et leur disaient de montrer qu’ils pouvaient voler dans les airs ! Si l’on prenait à la lettre certaines de nos propres représentations, l’on pourrait en arriver à traiter de cannibale le chrétien qui avale l’hostie qu’il reçoit comme le « corps du Christ » ! Il est plus facile de s’entraîner à cette prise de conscience sur une matière et en milieu étrangers ; l’acquis intellectuel qui en résulte peut ensuite s’exercer partout. On remarque que beaucoup d’anthropologues qui ont accumulé une bonne expérience de terrain ont su par la suite tirer parti de textes ethnographiques sans se rendre sur les lieux, ou d’enquêtes comparatives plus brèves sur des terrains dont ils ne connaissaient pas la langue.
Ethnographiques.org : Il n’y a pourtant pas besoin d’aller très loin pour rencontrer l’altérité. N’est-ce pas un des enseignements de l’ethnologie du proche ?
Roberte Hamayon : Bien évidemment. Et d’ailleurs on risque même d’être plus fortement bouleversé par une démarche d’ethnologie du proche que du lointain, du seul fait que l’on adopte la position d’extériorité de l’ethnologue. Mais il manquera l’expérience particulière de l’altérité linguistique — précieuse parce qu’elle est la plus neutre sur le plan de la subjectivité et qu’elle peut être soumise à vérification. Par ailleurs, il faut reconnaître que le postmodernisme a bousculé l’approche anthropologique. Alors que, auparavant, l’altérité était en quelque sorte extérieure, il a rendu concevable une altérité intérieure. Il est probable que l’extériorité entraînait des hiérarchies de valeurs qui, pour être inconscientes, n’étaient pas moins regrettables. Mais la primauté accordée au sujet est souvent source de confusion. Elle peut donner lieu à un glissement direct de l’individuel à l’universel, qui court-circuite le culturel. Peut-être faut-il, pour retrouver une distance, une altérité, cultiver la différence entre deux visions possibles du sujet : comme sujet véritable ou comme objet (ce « il » du « il y a » pour qui Einstein avait, écrit-il dans sa correspondance, délaissé le « je » et le « nous »). Ceci dit, il me semble que l’anthropologie vit une crise en tant que science de l’autre et peine à s’affirmer comme l’approche globale que, à l’instar d’autres sciences sociales, elle prétend être.
Le Centre d’Études Mongoles et Sibériennes
Ethnographiques.org : Quel rôle avez-vous joué dans la création du Centre d’Études Mongoles et Sibériennes [6] ?
Roberte Hamayon : Le Centre, avec sa bibliothèque (1969) puis sa revue (Études mongoles, 1970) sont nés de la charge d’enseigner le mongol aux Langues’0 que j’ai dû, au retour de mon premier séjour sur le terrain et bien que ne sachant pas assez la langue, assurer dès sa création (1968), alors que je m’y étais inscrite comme élève. Il n’existait aucun outil d’enseignement, mais les étudiants étaient nombreux, sympathiques et motivés. Nous avons décidé de construire des outils de travail. La conjoncture a été favorable. Une aide financière obtenue de la Régie du tabac (pour rapporter de la poudre à priser, obtenue à partir d’Ephedra) a permis à sept étudiants de participer au congrès des mongolisants à Oulan-Bator en été 1970. De mes missions tant en Sibérie qu’en Mongolie, j’ai pu rapporter des montagnes de livres pour trois fois rien ou en échange de cadeaux. Ces montagnes ont incité Éric de Dampierre à nous donner un local. L’approvisionnement du fonds a été poursuivi par tous les chercheurs et étudiants du domaine, mais s’est ralenti avec la montée des prix depuis la fin du régime communiste (6.000 livres aujourd’hui, à l’E.P.H.E.). Les premiers numéros de la revue Études Mongoles ont été faits avec et par les étudiants (on en est au 35ème numéro). La présence de M.-L. Beffa a permis de réaliser une grammaire, puis, avec l’aide des lecteurs mongols des Langues’O, un manuel, et le manuscrit d’un dictionnaire de 30.000 entrées (qui attend de l’argent pour être publié).
Ethnographiques.org : Qui furent vos premiers collaborateurs au Centre d’Études Mongoles et Sibériennes ?
Roberte Hamayon : Marie-Lise Beffa. J’ai eu la chance qu’elle s’inscrive en mongol aux Langues‘O en 1969. Elle était normalienne, agrégée de mathématiques, passionnée de langues, savait le turc et le chinois. Nous n’avons pas cessé de travailler ensemble depuis notre thèse commune de 3e cycle en linguistique (Beffa & Hamayon, 1975). Quatre ans de séminaire d’ethnolinguistique en DEA nous ont amenées à nous passionner pour les métaphores sur les parties du corps (Beffa, Hamayon, 1989). C’est grâce à elle que notre revue, dont elle est devenue le rédacteur en chef, s’est améliorée et développée. Marie-Dominique Even, sinologue et mongolisante, nous a rejointes et a assumé la responsabilité du Centre à partir de 1990. Les étudiants ont afflué après la chute du Mur.
Ethnographiques.org : À partir de quelle année la revue s’ouvre-t-elle à la Sibérie et change-t-elle de nom pour devenir la revue Études Mongoles et Sibériennes ?
Roberte Hamayon : En 1976, à l’occasion de la publication de la thèse sur le chamanisme toungouse de Laurence Delaby (1976), qui travaillait sur les collections sibériennes du Musée de l’Homme, dont elle a, depuis, publié un catalogue (Beffa & Delaby, 1999). Cette extension de la revue correspondait aussi à mon intérêt croissant pour la Bouriatie, moins imprégnée de bouddhisme que la Mongolie.
Ethnographiques.org : Le bouddhisme ne vous intéressait pas ?
Roberte Hamayon : L’influence du bouddhisme en Mongolie me paraissait imposer une autre recherche et je ne me sentais pas prête à l’entreprendre, d’autant que cette influence n’était pour moi que confusément perceptible dans la situation d’incertitude culturelle qui prévalait à l’époque. Par comparaison, la situation culturelle des Bouriates, qui s’affichaient bi-culturés (soviétiques au dehors, bouriates chez eux), me paraissait plus claire, donc plus « facile » à saisir. La situation la plus floue et mouvante, la plus « difficile » pour l’observateur était à coup sûr celle des Mongols de Chine pendant la révolution culturelle : ils n’avaient plus de repère.
Ethnographiques.org : En choisissant les Bouriates, vous semblez reprendre ici le mythe de la culture authentique, la recherche du « pur », encore à l’abri de la contamination occidentale ou bouddhiste ?
Roberte Hamayon : Votre critique est tout à fait légitime. Pourtant cela n’était pas de ma part, à l’époque, un jugement de valeur, mais de facilité ou plutôt de sécurité quant à la collecte des données. Permettez-moi d’expliquer, au risque de caricaturer. Il est très perturbant psychologiquement d’être en position d’observateur face à des conduites d’incertitude, voire d’évitement, de menaces pas vraiment identifiables, et très culpabilisant professionnellement d’avoir l’impression de ne parvenir à saisir aucune matière ethnographique.
Ethnographiques.org : C’est donc en 1976 que vous prenez conscience d’une certaine proximité culturelle entre l’univers mongol et l’univers sibérien ?
Roberte Hamayon : Non, même si la publication de la thèse de Laurence Delaby est ce qui a souligné cette orientation. Éveline Lot-Falck [7] était déjà, elle aussi, vingt ans plus tôt, « remontée » de la Mongolie vers le nord, et bien plus haut (en Yakoutie) ; ses cours, ainsi que les ouvrages qu’elle conseillait, m’avaient familiarisée avec la Sibérie (Lot-Falck, 1953). L’orientation sibérienne avait aussi une raison théorique. La mort prématurée d’É. Lot-Falck et mon élection à sa succession (1974) m’avaient conduite à travailler sur les questions religieuses, notamment sur le chamanisme, objet central de sa direction d’études. C’est l’évidence d’un lien fondamental entre chamanisme et chasse qui m’a fait passer de la steppe mongole à la forêt sibérienne !
L’œuvre anthropologique
L’intérêt pour le chamanisme
Ethnographiques.org : Vous aviez dès le départ le souhait de vous intéresser au religieux ?
Roberte Hamayon : Non. J’étais au C.N.R.S. à l’époque et je n’avais pas l’espoir de pouvoir travailler sur des questions religieuses, en principe inabordables dans le contexte soviétique. C’est pourquoi je m’étais lancée dans des études réalisables au grand jour : la langue, l’ethno-linguistique, la cuisine, les règles d’hospitalité, les échanges de tabatières, les manières de s’asseoir, etc. Les questions religieuses sont venues à la fois de mon entrée à l’E.P.H.E. et du terrain. À partir de 1976, j’ai ressenti un tournant dans l’attitude de mes accompagnateurs et des instances locales du parti. Ils m’ont, par exemple, emmenée voir les traces de « culte » rendu, selon leur propre expression, aux « esprits de la nature » d’origine chamanique (rubans accrochés aux arbres, offrandes de nourriture et bouteilles déposées sur le sol à leurs pieds, etc.) et montrée comment « créer » un nouveau lieu de culte, en le marquant de ce genre de traces qui incitaient de nouveaux passants à de nouvelles libations. Ces lieux devenaient des lieux de pause aussi pour les Russes. Il faut dire que la nature est vaste et les trajets longs !
Des épopées bouriates à la notion d’alliance
Ethnographiques.org : La chasse à l’âme constitue en quelque sorte la synthèse de vos travaux de 1967 à 1990. Comment est né cet ouvrage (Hamayon, 1990) ?
Roberte Hamayon : Pas tout à fait, seulement depuis mon entrée à l’E.P.H.E. (1974). Le point de départ intellectuel, ce sont les épopées bouriates, objet de la première partie de ce livre. J’en ai lu une douzaine (dont cinq étaient accessibles à la fois en bouriate et en russe) une douzaine de fois, chaque nouvelle lecture étant guidée par les pistes repérées dans la précédente. Je me demandais pourquoi ces épopées devaient absolument être exécutées pour pouvoir chasser et interdites en dehors de la saison de chasse, alors qu’elles ne racontaient qu’une banale quête en mariage, et pourquoi à la fois le héros et le barde étaient si souvent comparés au chamane alors qu’on ne voyait jamais ni l’un ni l’autre agir en chamane. Pour que l’épopée soit un genre aussi contraint, il fallait qu’il y ait un lien ! J’ai d’abord cherché à comprendre le mariage du héros. Était-il isolé ou y avait-il un indice qu’il était un moment d’un système d’alliance ? Y avait-il, par exemple, un deuxième mariage ? Oui, toujours, mais il était évoqué en à peine deux vers alors que le mariage du héros en occupait plusieurs milliers. De fil en aiguille, j’ai pu comprendre la portée de la notion d’alliance dans la chasse. Pour pouvoir chasser, il faut une construction symbolique qui transforme l’acte de prédation en un « échange » avec les espèces sauvages consommées. L’alliance est le cadre institutionnel qui garantit cet échange (c’est-à-dire le retour de la contrepartie humaine). Pour en être les partenaires, les espèces sauvages sont conçues comme animées par des esprits homologues des âmes humaines. L’alliance permet la chasse car elle la rend légitime : pour chasser, il faut être en position de « mari », non de ravisseur. Ce système symbolique est à la base du chamanisme dans ces régions. Je suis ensuite partie dans deux directions de recherche comparative, l’une sur les formes de chamanisme, l’autre sur la notion d’ « alliance » religieuse, si répandue, et dans des types si divers de religion ! Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé d’autre spécialiste religieux que le chamane pour être en position de « mari » (si ce n’est dans certaines royautés sacrées), partout ailleurs c’est le partenaire non humain de l’alliance qui est en position de « mari » — c’est Dieu dans les monothéismes, la position de l’épouse revenant au peuple, à l’Église ou à la communauté des fidèles (Hamayon, 1998a). On trouve des réflexions sur la notion d’« alliance » dans le christianisme (c’est la nature par définition divine de Dieu qui la rend possible) dans l’admirable ouvrage de Kantorowicz (1957). Il enracine la monarchie médiévale en Angleterre et en France dans une interprétation politique du droit canon. Sur le modèle du Christ, époux de son Église, le roi est l’époux de son royaume dont il préserve les biens comme un mari préserve la dot de sa femme. À la propriété de lier avec ce qui est ontologiquement autre, s’en ajoute, dans l’alliance, une autre, conçue comme un avantage de souplesse par rapport à la filiation : on peut rompre une alliance pour en conclure de nouvelles. Les liens de filiation sont plus contraignants, car immuables. Mais l’alliance se combine souvent avec une relation de filiation dans la pensée religieuse (Dieu le Père). Voilà en somme beaucoup de métaphores de parenté à étudier à la fois à la lumière des théories de la parenté et en tant que relations métaphoriques (peut-il y avoir des relations autres que métaphoriques avec des êtres qui sont, par définition, invisibles ?). J’aimerais beaucoup recevoir des commentaires là-dessus !
Rapport au monde, organisation sociale et « alliance » religieuse
Ethnographiques.org : En liant chamanisme et chasse, vos travaux postulent donc que l’évolution vers une société d’élevage draine avec elle le basculement d’une représentation des relations hommes/divinités en termes d’alliance aux esprits vers une représentation en termes de soumission aux dieux ?
Roberte Hamayon : Exactement, du moins d’un premier point de vue : l’alliance est le mode de relation qui prévaut dans la vie de chasse, car elle relie des partenaires qui sont ontologiquement différents (humains et animaux sauvages). Si la filiation prévaut dans la vie d’élevage, c’est qu’elle relie le même au même, en l’occurrence l’éleveur à ses ancêtres dont il descend et hérite pâturages et troupeaux. Mais d’un second point de vue, 1. ce n’est pas l’élevage en tant que tel qui entraîne ce basculement, mais l’adoption d’un mode de vie où l’homme produit sa subsistance (au lieu de l’obtenir en prélevant dans le donné naturel), et par conséquent la transmet, 2. les deux types de relation coexistent et s’articulent de diverses manières, je ne parle que d’une prédominance de l’un sur l’autre, 3. ces propositions ne prétendent pas correspondre à des réalités historiques, elles sont plutôt des modèles pour les analyser.
Ethnographiques.org : Pourquoi, selon vous, existe-t-il un lien entre les modalités de l’alliance et l’organisation sociale ? Pourquoi chasse et élevage déboucheraient-ils chacun sur un rapport particulier de l’homme à la surnature ?
Roberte Hamayon : C’est d’abord un constat. Le chasseur est dans une relation d’échange réciproque et symétrique avec les esprits des espèces gibier : il sait qu’il devra les rembourser pour le gibier pris en les laissant aspirer sa force vitale au fil des ans. La maladie et la mort sont dans l’ordre des choses et la « mort volontaire » est l’idéal du vieux chasseur une fois qu’il a des petits-fils en âge de chasser. L’homme prend d’abord la chair animale et doit finir par rendre la sienne propre. À l’égard des esprits animaux, il y a non pas vénération mais ruse : la communauté demande à son chamane de faire en sorte de rendre le moins et le plus tard possible de vitalité humaine. Dans la vie pastorale, l’éleveur dispose d’emblée d’animaux domestiques qui le dispensent d’avoir à payer de sa propre personne pour sa subsistance. C’est à ses ancêtres, éleveurs avant lui, qu’il en est redevable. L’échange avec eux n’est plus symétrique ; il les honore, il respecte l’ordre qu’ils sont supposés avoir établi, il leur offre des animaux domestiques. C’est donc, avec l’élevage, l’essor à la fois de la prière et du sacrifice. En quelque sorte, mais au risque de caricaturer, on peut dire que quand l’homme est en situation de dépendance à l’égard de ce qu’on appelle la nature (au sens de « donné naturel » où l’on peut prélever), il se donne les moyens symboliques d’agir sur les instances douées d’intentionnalité qu’il prête à ce donné naturel —instances que je trouve, pour cette raison, justifié d’appeler « surnaturelles ». Et les relations avec ces instances extérieures à la communauté humaine priment sur ses relations internes. En revanche, quand l’exercice d’une activité productrice permet de ne plus dépendre directement du donné naturel, c’est sur la transmission des moyens de cette activité productrice que s’exerce l’action symbolique ; la hiérarchie s’installe au sein de la communauté humaine, mettant les vivants sous la dépendance des morts dont ils héritent. Ce sont dès lors les relations internes qui priment. Voici comment on pourrait représenter schématiquement cette différence :
Si | Humains < Nature (on obtient) | Humains > Nature (on produit) |
---|---|---|
Alors | Humains > Surnature animale | Humains < Surnature humaine |
Société vivant de chasse | Société vivant d’élevage |
Pour approfondir ce constat, il faudrait bien sûr mettre cette problématique à l’épreuve d’autres types de société, notamment de sociétés vivant d’agriculture. Mais il faut aussi rester conscient que ce sont là des types abstraits et qu’une « idéologie de chasse » peut exister en dehors de toute pratique de chasse et s’appliquer à d’autres modes d’activité économique.
Ethnographiques.org : Ce type de rapport à la nature, que vous décrivez, implique donc les notions de chance et d’aléatoire ?
Roberte Hamayon : Tout à fait. Les grands rituels chamaniques sibériens s’appellent « rites pour obtenir de la chance à la chasse » et la conclusion de La chasse à l’âme s’intitulait « La gestion de l’aléatoire ». La chance appartient à une série sémantique qui me tient particulièrement à cœur. Cette série comporte un grand nombre de notions, qui demandent à être distinguées : « chance », « fortune », « destin », « grâce » etc. et jusqu’à « providence ». La « chance » se gagne, et sélectionne le gagneur, d’où l’association avec les notions d’amour ou d’élection. Le vocabulaire du « jeu » le dit. Par contraste, la « grâce » est accordée d’en haut, même s’il faut la mériter. Pour l’instant, je place les notions dans un ordre décroissant de responsabilité du bénéficiaire : plus on avance, plus on est passif dans l’obtention de ce bien symbolique ! C’est une des recherches que je poursuis actuellement, persuadée que cette série est importante dans l’étude des religions, en ce qu’elles comportent des démarches symboliques pour obtenir ce qui ne peut pas être produit (et qui constitue un éventail extrêmement vaste !).
Croire ou ne pas croire, telle n’est pas la question
Ethnographiques.org : À travers la notion de « jeu rituel » que vous mettez en évidence (Hamayon, 1995a), il semble bien que l’on sorte d’une conception « classique » de la croyance, selon laquelle l’individu n’a d’autres alternatives que de croire ou ne pas croire. Cette opposition binaire vous semble-t-elle trop rigide pour appréhender les faits religieux hors du contexte judéo-chrétien ?
Roberte Hamayon : Oui, tout à fait. « Croire » est un concept répandu surtout en sociologie des religions, dont on sait qu’elle est fondée sur l’étude des religions instituées. D’une manière générale, il n’y a pas de verbe « croire » dans les langues des sociétés « exotiques », mais il en apparaît au contact des « grandes » religions quand il faut opposer « y croire » à « ne pas y croire ». Dans le livre passionnant qu’il a consacré à ce thème, Rodney Needham (1972) s’interroge sur l’état d’esprit du « croyant », sur l’étymologie du verbe « croire » dans nos langues, et rejoint Wittgenstein pour dire que c’est just a word et qu’il faut analyser ses usages. Les ethnologues n’utilisent guère « croyance » aujourd’hui, et parlent plutôt de « systèmes de représentations et de pratiques » ou de « systèmes symboliques ». Ceci est dû, au moins en partie, à Jean Pouillon (1993), pour qui la question du croire « ne se pose que vis-à-vis de l’infidèle ». Autrement dit, elle suppose la conscience de la possibilité d’autres systèmes symboliques, et non le simple partage des représentations en vigueur dans sa propre société. Si l’ethnologue préfère « représentation », c’est que ce terme ne préjuge pas de l’adhésion au contenu, contrairement à « croyance » qui recouvre et le fait de croire et un contenu. C’est aussi, pour moi, parce que le terme de représentation implique que le représentant est différent du représenté ; pour accomplir sa fonction de représenter, une représentation doit renvoyer à autre chose ; en outre, elle peut être verbale, graphique, sculptée, sonore, dramatique, etc., ce qui permet toutes sortes de comparaisons. Un autre aspect encore souligne le problème causé par la prise en compte de l’adhésion implicite dans le terme de croyance : « croire, c’est douter » (je dis que je crois quand je ne suis pas sûr), rappelle Pouillon qui oppose la croyance au savoir. Adhérer importe peu dans le « jeu » rituel, où ce qui compte, c’est de faire comme si le jeu faisait exister les esprits dans le cadre du rituel et donc rendait possible d’agir symboliquement sur eux. Le « faire comme si » appartient à l’essence même du jeu. De même, la divination, par exemple, ne vise pas à deviner au sens de « connaître » quelque chose qui serait caché, mais à faire advenir quelque chose sur quoi on puisse agir symboliquement.
Ethnographiques.org : Le recours au concept de « jeu rituel » vous paraît suffisamment pertinent pour mieux rendre compte de cette réalité ethnographique du croire ?
Roberte Hamayon : Je ne peux répondre d’une manière générale ! Le concept de « jouer », compte tenu de ses connotations de frivolité chez nous, serait sûrement choquant pour le croyant, encore que l’on puisse sans doute montrer que le « pari » de Pascal relève de ce concept pris au sens le plus général. Si nous restons en Sibérie, « jouer » est au centre de la terminologie du rituel dans toutes les langues autochtones. C’est essentiellement, comme je viens de le dire, faire comme si le partenaire surnaturel sur lequel on voudrait agir acquérait une forme d’existence pendant le rituel ; c’est une sorte de pari. C’est l’acte qui compte, quel que soit le degré d’adhésion psychique à cet acte. Qui participe à ce genre de « jeu » rituel joue le jeu sans se prendre au jeu ; il est à la fois « conscient et dupe », comme dit Huizinga, dans son livre impressionnant et magnifique, Homo ludens (1938), qui fait naître du jeu l’ensemble de la culture.
Ethnographiques.org : Les problèmes liés à la validité du concept de croyance hors de son foyer chrétien originel se font assez violemment ressentir aujourd’hui dans plusieurs régions du monde où certains mouvements pentecôtistes promettent aux autochtones une vie meilleure contre leur promesse d’engagement exclusif envers une forme de croyance monothéiste radicalement différente de celle qu’ils connaissaient jusqu’à présent. Selon vous, quels rapports ces sociétés peuvent-elles espérer garder avec leur propre système de représentations ?
Roberte Hamayon : Je ne connais pas ces sociétés, mais je serais tentée de me demander si les nouveaux convertis n’envisagent pas d’abord les choses sous l’angle de l’adoption d’une nouvelle pratique rituelle qui peut leur être bénéfique, plutôt qu’en termes d’adhésion mentale à des idées. Mon interrogation est bien sûr dictée par des petits détails que je sais de l’implantation du christianisme en Sibérie, dont les progrès semblent dus à un solide pragmatisme plus qu’à une véritable adhésion ! Des Bulletins de l’Église orthodoxe racontent en effet les déboires des missionnaires qui avaient promis une chemise aux nouveaux baptisés : ceux-ci revenaient se faire rebaptiser l’année suivante pour recevoir une nouvelle chemise ! Même si ceci est sûrement loin d’être généralisable, on peut se demander aussi, à la suite de Daniel Dubuisson (1998), si la notion de foi n’appartient pas surtout à l’Occident judéo-chrétien.
Ethnographiques.org : Pourtant, même dans le cadre des religions instituées, il semble que l’on soit simultanément en présence d’un discours normatif écrit « noir sur blanc » et de fidèles qui négocient, qui ne prennent pas tout pour argent comptant. Ne convient-il pas à cet égard de faire une distinction entre le discours officiel des grandes Églises et la réalité ethnographique des pratiques ?
Roberte Hamayon : Bien sûr ! Mais jusqu’à une époque récente, la plupart des travaux ont porté sur les aspects officiels, minimisant ce qui n’était que « pratique populaire ».
Le combat contre la « transe »
Ethnographiques.org : Vous êtes largement montée au créneau contre les notions de « transe » et d’« extase ». Est-ce que votre démarche est née de ces réflexions sur la croyance, et en particulier du constat que croire ne correspond pas forcément à un état psychique (pré-)déterminé ?
Roberte Hamayon : Ma démarche est née de l’examen des usages de ces termes à propos du chamanisme et de la possession, mais après les avoir moi-même utilisés pendant de longues années ! Je me suis rendu compte d’abord qu’ils n’avaient pas de contenu précis et étaient mis, selon les auteurs, en rapport avec les référents les plus divers, à la fois physiques et psychiques, allant, pour la transe, de la crise de convulsions à la perte de connaissance, du fait de tirer une langue énorme à celui d’avoir un orteil crispé. Ensuite, jamais la conduite des spécialistes religieux n’était nommée dans de tels termes dans les langues indigènes, qui toutes faisaient appel à son contenu symbolique et impliquaient un « contact » avec un ou des esprits : « attaque », « combat »... Au-delà, venait toujours une justification en termes de représentations, même pour les conduites les plus extravagantes en apparence. Ce qui surtout me paraissait inacceptable était l’attitude déterministe sous-jacente à l’usage de ces termes, parce qu’ils recouvraient à la fois une conduite physique, un état psychique et un comportement défini et prescrit culturellement. Or rien ne justifie de lier a priori ces trois aspects. Aussi, parler de « peuples à transe », par exemple, c’est sous-entendre que ces peuples sont conditionnés par ce déterminisme ou ne savent pas se contrôler, contrairement à nous, peuples à « grande » religion. Plus fondamentalement, c’est ignorer que l’existence d’un lien automatique entre une conduite physique et un état psychique rendrait la vie sociale absolument impossible ! Transe et extase se sont répandus dans les mouvements contre-culturels américains et de là en Europe, nourris au départ des livres de Carlos Castaneda et de Mircea Eliade, puis de la littérature New Age qui y a ajouté la terminologie des « états altérés de la conscience » [8]. Je n’ai jamais reçu autant de courrier qu’après la parution de mes papiers sur ce sujet (Hamayon 1993, 1995b, 1998b, 2003b) et le débat m’a amenée à faire un livre avec des archéologues (Francfort & Hamayon, 2002) [9]. Et pourtant, notre combat est perdu d’avance ! Que faire face à la pilule Ecstasy ? Nous ne faisons pas rêver !
Ethnographiques.org : Donc, selon vous, de nombreuses recherches devraient être réévaluées, comme celle de Gilbert Rouget par exemple ?
Roberte Hamayon : Gilbert Rouget a produit une somme superbe, très féconde, et je m’en suis beaucoup servie. Je dois même dire que c’est dans son livre que j’ai trouvé mes principaux arguments. Peut-être ne s’est-il pas suffisamment rendu compte que le fil de ses analyses donnait plus de poids qu’il ne le pensait à l’un de ses leitmotive, à savoir qu’une technique d’« entrée en transe » n’opère que dans la mesure où elle est « au service d’une croyance », que si « transe » il y a, c’est l’adhésion à une « donnée intellectuelle » qui en est le facteur décisif.
Ethnographiques.org : En somme, vos arguments reposent sur une idée qui semble pourtant assez évidente en sciences humaines et qui pourrait se résumer ainsi : le chamane et le possédé ne perdent jamais véritablement le contrôle d’eux-mêmes, mais jouent l’incontrôle. Est-ce correct ?
Roberte Hamayon : Oui, c’est cela. Mais je ne réussis pas forcément à faire passer cette idée que vous dites à juste titre très simple et évidente ! Chamane et possédé adoptent les conduites prescrites pour leur fonction dans leur système symbolique respectif ; il est convenu que le chamane « l’emporte » sur ses esprits et que le possédé les « subit » ; l’un et l’autre se conforment à la convention culturelle qui est la leur et c’est cette convention qu’il faut d’abord analyser pour pouvoir apprécier ensuite les variantes individuelles de sa mise en œuvre.