Introduction
L’une des innovations décisives du développement du secteur de la grande distribution et du grand commerce tient à la possibilité de contrôler entièrement les conditions météorologiques des lieux de vente grâce à la climatisation [1]. La contribution cruciale des systèmes de production d’air conditionné au façonnage des espaces commerciaux est remarquablement soulignée et argumentée par Sze Tsun Leong et Srdjan Jovanovich Weiss (2001 : 112) dans le deuxième volume tiré du “projet sur la ville” Project on the City (Chung et al., 2001) dirigé par Rem Koolhaas. En autorisant la suppression de la fenêtre, un élément architectural qui paraissait jusque là indispensable (Leong et Weiss, 2001), la climatisation a permis de construire des “grandes surfaces”.
« Sans l’air conditionné, le shopping n’aurait pu devenir aussi aisé que le fait de respirer. La climatisation, seule, peut rendre aussi naturels et aussi agréables des environnements sans fenêtres, scellés, intériorisés et artificiels. [...]
Historiquement, le commerce a toujours préféré se débarrasser de l’extérieur, considérant la nature comme une interférence imprévisible au déploiement du shopping. Aussi, le commerce a-t-il créé ses propres domaines intérieurs ; le bazar, le passage et le centre commercial s’inscrivent tous dans la lignée d’un plus grand contrôle et d’une plus grande autonomie sur les conditions extérieures. Grâce à l’invention de l’air conditionné, l’air et la lumière naturels pouvaient enfin être supplantés et rendus obsolètes, tandis que les conditions idéales — et complètement artificielles — de shopping étaient accueillies avec enthousiasme par le public.
[...] L’augmentation des ventes, davantage que l’amélioration du confort, devint le mot d’ordre de l’industrie de l’air conditionné pendant la période de l’après-guerre, au point que le rafraîchissement mécanique de l’air fut bientôt accepté comme une incontournable nécessité. L’air frais devint si fondamental, en fait, que la température devait se révéler être l’une des rares constantes des espaces commerciaux. » (Leong et Weiss, 2001 : 93, ma traduction)
Ainsi que les précédentes lignes le suggèrent, l’écologie, l’atmosphère, l’ambiance sont des dimensions de première importance en matière d’architecture marchande. Les exemples du souk, du passage, du mall, l’extraordinaire travail de Mouret pour exciter les humeurs des clientes du Bonheur des Dames, sont autant de cas qui permettent d’avancer que, pour les marchands, les caractères psychosensoriels des marchés sont à la fois pertinents et bien connus. Cependant, le marketing, discipline spécialiste de l’étude de la place de marché et des humeurs du consommateur, a pendant longtemps négligé ces aspects. Ce n’est, en effet, que depuis quelques années que les chercheurs de cette discipline affirment un souci explicite pour la production, l’entretien et la mesure des conditions psycho-acoustiques propices au commerce. De nombreux travaux sont actuellement menés par ces chercheurs sur ce que l’on pourrait appeler “l’enveloppe des marchés”. Dans une perspective d’anthropologie des marchés, l’investissement actuel des marketeurs dans le façonnage et l’étude de l’atmosphère des marchés nous paraît extrêmement intéressant. Il nous semble, en effet, que les dimensions sensibles des marchés doivent être prises en compte comme « médiations » marchandes (Hennion, 1993) et ajoutées à la liste des entités agissantes de la place de marché établie par Cochoy (2002). Cet article vise donc à souligner que la notion d’atmosphère n’appartient pas à un registre périmé de l’ethnographie des marchés ou seulement bon à décrire des marchés “exotiques” ou traditionnels. Quelques travaux d’anthropologie économique vont dans ce sens, qui analysent la manière dont le sensible intervient dans la constitution du marché, notamment le goût (Méadel et Rabeharisoa, 2001 ; Teil, 2004) et l’environnement visuel (Cochoy, à paraître). Néanmoins, il n’y a pas encore, à notre connaissance, de recherche qui analyse à la fois plus largement et plus spécifiquement la constitution des enveloppes marchandes, d’une part, et leur articulation à la production des attachements vendeur/bien/client (Callon, 1998 ; 2002) d’autre part.
Aussi, nous pensons utile à l’intégration de la composante sensible des marchés en anthropologie économique de nous intéresser au travail réalisé sur le sujet par les chercheurs en marketing. Nous nous proposons au moyen d’une revue de littérature, de suivre les marketeurs dans leur exploration des caractéristiques psycho-sensorielles des marchés. Ces chercheurs ont élaboré au cours des dernières années des outils conceptuels à la fois théoriques et empiriques — dont tous ne sont pas stabilisés — pour appréhender l’enveloppe des marchés. Leurs travaux se distinguent en deux courants de recherche très contrastés en termes d’approches, de méthodes et finalement d’objets. Un premier courant, le « marketing expérientiel », apparu à la fin des années 1980 et très marqué par les théories post-modernes, se propose de trouver des ressources pour “ré-enchanter” l’expérience désormais désenchantée du shopping et de la consommation. Il s’agit non seulement de créer ou de re-créer de l’attractivité pour les points de vente — la référence à l’ambiance des bazars et des souks apparaît régulièrement dans cette littérature — mais aussi d’en transformer la fonctionnalité apparente. Les lieux d’achat et de vente se présentent alors comme des lieux de loisir, procurant au visiteur du plaisir et des sensations. Le second courant, développé au cours des années 1990, a pris le label de « retail atmospherics » ou « marketing atmosphérique » (Chung et al., 2001) et aborde la question dans une perspective à la fois plus resserrée et plus large que le marketing expérientiel. La question est plus resserrée parce que “l’enveloppe” n’est pas séparée du “marché” alors que, nous le verrons, pour le marketing expérientiel, l’ambiance est souvent un « au-delà du marché » (Cova, 1995) ; mais la question est aussi plus large parce que le marketing atmosphérique tend à composer l’atmosphère avec davantage d’éléments que ne le fait le marketing expérientiel. Le courant du marketing atmosphérique, enfin, fait montre d’une préoccupation opérationnelle extrêmement prégnante. Se demandant comment agir favorablement sur l’atmosphère du magasin, ses chercheurs travaillent à établir une nomenclature des composantes de l’atmosphère et à en mesurer les effets sur le comportement des consommateurs. Nous présenterons donc ces deux approches en détail dans deux parties distinctes. Avant cela, nous décrirons dans une première partie la contribution de l’air conditionné à la production de nouvelles architectures marchandes car cette description nous semble donner quelques pistes possibles pour une sociologie des atmosphères marchandes.
En conclusion, nous reviendrons sur la contribution marchande de “l’ambiançage” des biens économiques et lieux de commerce et soulignerons l’intérêt pour la sociologie des marchés d’enquêtes ethnographiques portant sur les atmosphères marchandes.
La climatisation des grandes surfaces, une clôture pour les lieux de commerce
En retraçant ici, avec Leong et Weiss (2001), les grandes étapes de l’installation réussie de la climatisation dans des magasins qui, de ce fait, en seraient irréversiblement modifiés, nous suivons également leur démonstration de l’intervention de la climatisation sur les contours du magasin. La climatisation se présente, en effet, comme constitutive d’un nouveau type de clôture de l’espace commercial qui partage les places marchandes entre divers degrés d’intérieurs et d’extérieurs.
Nous reprenons ici deux dates de la chronologie de la climatisation dressée par Leong et Weiss (2001) — celle de ses inventeurs, de ses mécanismes, de ses industriels et de ses lieux d’installation. La première de ces dates, 1919, est celle de la climatisation d’un lieu de shopping pour la première fois : le grand magasin Abraham & Strauss Department Store à New York, suivi de peu par le célèbre Macy’s (2001 : 109). Le marché, au sens large, avait toutefois connu précédemment le conditionnement de son air, la Bourse de New York, le New York Stock Exchange, étant créditée entre 1902 et 1904 de la première installation moderne de climatisation — c’est-à-dire qui agit sur les quatre facteurs de température, humidité, propreté et distribution de l’air (2001 : 100). Mille neuf cent cinquante-six est la dernière date retenue par les auteurs dans leur chronologie, année où « culminent l’histoire de l’air conditionné et celle du shopping, dans l’invention du shopping mall » (2001 : 116). En 1956, ouvre, en effet, à Southdale, Minneapolis, dans l’Etat du Minnesota, un centre commercial entièrement clos et étagé sur deux niveaux, l’un courant en mezzanine sur l’autre. Se distinguant par ces deux aspects, verticalité et fermeture, des précédents centres commerciaux, le centre commercial de Southdale sera par la suite appelé mall et inaugure un modèle adapté et répliqué sur tout le territoire américain (Wrigley et Lowe, 2002 : 219). Son architecte est l’Autrichien Victor Gruen, influencé par les passages européens, couverts et piétonniers (Kowinski, 1985 : 119 ; Wrigley et Lowe, 2002 : 177). Par la suite, Gruen eut en charge le développement de bien d’autres de ces malls qu’il envisageait comme des espaces publics accomplis, cœurs de nouvelles villes “polycentriques”, publiant d’ailleurs abondamment sur sa conception de la “Shopping Town” comme mixte de ville et de centre commercial ; il fut, sur ces espoirs, largement déçu (Leong, 2001 : 219-220 ; Wrigley et Lowe, 2002). Si le mall échoue à faire un lieu complet, il réussit cependant effectivement à être un lieu de shopping et, « contrairement au grand magasin », écrivent Leong et Weiss (2001 : 116), « le centre commercial (mall) est le premier format de distribution à exister à cause de l’air conditionné. Le centre commercial fermé (enclosed mall) aurait été physiquement impossible sans l’air conditionné » [2].
L’objectif du mall de Southdale est bien de constituer un environnement affranchi des conditions climatiques, particulièrement rudes à Minneapolis où, entre le froid glacial de l’hiver et la chaleur étouffante de l’été, il ne reste d’après les calculs de Gruen que 126 jours dans l’année présentant les conditions climatiques favorables au commerce (Leong et Weiss, 2001 : 116 ; Wrigley et Lowe, 2002 : 219). La fermeture complète de l’espace commercial, rendue possible par le conditionnement de l’air, se présente alors comme le remède aux conditions climatiques extérieures — toutes fenêtres et ouvertures, génératrices de courants d’air, pourvoyeuses de poussière et de saleté, étant proscrites, sauf pour permettre aux clients d’entrer dans l’espace commercial. La climatisation de l’air est ainsi explicitement au centre de l’ingénierie du mall et des conceptions de l’architecture et de l’urbanisme de Gruen. Dans un ouvrage de 1964, celui-ci établit un tableau aux fins de prouver empiriquement l’énergie potentielle du consommateur qui se trouverait libérée par l’air conditionné. Ainsi, la propension à marcher de l’individu moyen en bonne santé serait de 20 minutes dans un environnement hautement attractif, complètement protégé des conditions météorologiques et artificiellement climatisé ; de 10 minutes dans un environnement hautement attractif où les trottoirs sont protégés du soleil et de la pluie ; de 5 minutes lorsque le temps est mauvais dans un environnement attractif mais non abrité ; de 2 minutes, enfin, dans un environnement non attractif tel que les parkings, les garages, les rues surpeuplées (Gruen, 1964 : 248-250, cité par Leong et Weiss, 2001 : 116). Dans le mall, « ce qui était auparavant “extérieur” est transformé en un extérieur intériorisé, complètement protégé, abrité et contrôlé » (Leong et Weiss , 2001 : 116). Entre 1919 et 1956, le conditionnement de l’air apparaît de plus en plus comme une nécessité (2001 : 113). Pour le secteur de la distribution, une série d’arguments est mise en avant pour promouvoir l’installation de la climatisation : augmentation de la productivité des employés et meilleurs moral et apparence de ceux-ci, amélioration du confort de la clientèle et conséquemment de sa disposition à fréquenter les magasins et à acheter, élimination des évanouissements dans les grands magasins surpeuplés aux périodes de soldes, amélioration de la propreté des magasins, des vitrines et des marchandises, élimination des odeurs et suppression du bruit, accroissement possible de la luminosité des éclairages, l’augmentation de chaleur ainsi produite étant annihilée par les climatiseurs (2001 : 113). Leong et Weiss (2001) reproduisent des articles et des publicités étonnantes parues dans les années 1930 et qui vantent la possibilité de “fabriquer le temps” et les bénéfices qui y sont associés. « You Can Manufacture Weather » proclame ainsi une publicité du fabricant de climatiseurs Carrier en 1930 (2001 : 110) tandis qu’un article du Department Store Economist de 1938 célèbre le magasin sans fenêtre (Window-Less Store) dont la beauté et la performance commerciale sont accrues par l’élimination de telles ouvertures (2001 : 112).
Protégé du temps qu’il fait grâce à la constitution de sa propre atmosphère, le mall étend sa protection vis-à-vis de l’extérieur jusqu’aux personnes et objets indésirables. Un certain nombre d’auteurs ont décrit le centre commercial comme la construction d’une expérience de la ville extraite de ses désagréments : désordre, trafic automobile, population marginale (Goss, 1993 : 177-183 ; Miller et al., 1998 ; Wrigley et Lowe, 2002). Le centre commercial nord-américain, suppléant des centres-villes délétères, reproduit ainsi l’idéal de la “Main Street” américaine ou ses équivalents étrangers : boulevards parisiens, paseos mexicains et leurs usages pédestres — au point que le mall revient parfois dans la ville, à l’aide de financements publics, sous forme de “rues encloses” (enclosed streetscapes), galeries, placettes et passages décorés d’arbrisseaux, de palmiers, de fontaines et d’une lumière du jour filtrée (Goss, 1993 : 23-24). Le statut hybride des centres commerciaux, espaces publics “privés”, a notamment attiré l’attention des juristes, géographes et sociologues sur la “privatisation des espaces publics”, et a donné lieu à un grand nombre de jurisprudences, dans différents pays en relation aux limites du “droit de police” des propriétaires de ces lieux. La sélection des personnes autorisées à pénétrer dans les centres commerciaux est, de manière plus ou moins explicite, une pratique courante (Goss, 1993 ; Wrigley et Lowe, 2002 ; Button, 2003), tandis que l’admission de certaines activités, militantes par exemple, dans les centres commerciaux est, elle aussi, restreinte (Goss, 1993 ; Cohen, 2003). L’intériorisation des extérieurs et ses différents niveaux (intérieur du centre, intérieur des magasins à l’intérieur du centre commercial, etc.) se paie ainsi de la filtration de l’air, des vivants, des objets, des activités.
Le marketing expérientiel ou l’aventure extraordinaire de la consommation
C’est précisément la possibilité de fermer, et donc de confiner, entièrement les lieux de commerce qui permet la constitution et le contrôle des atmosphères. Il n’est alors guère surprenant que les centres commerciaux modernes fassent partie des objets d’étude privilégiés des chercheurs en marketing de l’écologie commerciale, particulièrement ceux du courant du marketing expérientiel.
Le terme “expérientiel” a été introduit en marketing par Morris Holbrook et Elizabeth Hirschman dans un article resté célèbre. Celui-ci plaidait en 1982 pour débarrasser la Consumer Research, une sous-discipline prolifique du marketing, des modèles de comportement du consommateur par trop cognitivistes au profit d’une “vision expérientielle” de la consommation qui prenne en compte les fantasmes, les sentiments et le plaisir qui y sont impliqués (Holbrook et Hirschman, 1982 : 132). Dans les années suivantes, la recherche marketing sur la consommation a très largement débordé la sphère marchande et les comportements de consommation explicites (Cochoy, 1999). On en trouve un cas emblématique, paradoxal et certainement critiquable dans un article paru en 1990 dans la principale revue de la Consumer Research où les techniques de survie quotidienne des sans-abris d’une grande ville des Etats-Unis sont ethnographiées au titre de comportements de consommation (Hill et Stamey, 1990). En Consumer Research, la notion d’« aspects expérientiels » de la consommation a fait florès comme en atteste la longue descendance de l’article de Holbrook et Hirschman — il est, en 1991, la référence la plus citée en Consumer Research et la huitième pour l’ensemble des publications de marketing (Cote et al., 1991 : 408, cité par Cochoy, 1999 : 302). Le « comportement expérientiel » du consommateur se présente désormais comme un modèle reconnu de comportement du consommateur manié en parallèle ou alternativement à d’autres modèles comme celui du comportement dirigé par un but (Bourgeon et Filser, 1995 ; Helme-Guizon, 2001, par exemple). Pour un certain nombre de chercheurs, la recherche d’expériences de la part du consommateur peut donner lieu à un marketing spécifique des biens, le « marketing expérientiel » (Schmitt, 1999 ; Hetzel, 2002a). Les publications relevant du « marketing expérientiel » portent à la fois sur l’appréhension de la consommation comme expérience — initialement soulignée par Holbrook et Hirschman — et sur la fabrication d’expériences de la part des entreprises [3]. C’est sur ce second intérêt que nous mettrons plus particulièrement l’accent.
Divertir le consommateur pour ré-enchanter la consommation
Le façonnage de l’expérience dans la consommation se traduit par un travail sur les « valeurs d’ambiance » “à la” Baudrillard (1968). Il est conceptualisé par des chercheurs qui se revendiquent des théories post-modernes et ont été particulièrement inspiré par le mot d’ordre de George Ritzer (1999) visant à « ré-enchanter un monde désenchanté » [4].
« [les consommateurs sont en quête d’immersion dans des expériences variées] afin d’explorer une multiplicité de nouveaux sens à donner à leurs vies en l’absence d’un modèle unique à suivre. Les consommateurs sont ainsi sur le marché pour produire leur propre identité et pour cela ils cherchent à s’immerger dans des expériences plutôt qu’à simplement rencontrer des produits finis ; ils privilégient ainsi les lieux de consommation “enclavés” dans lesquels ils peuvent faire l’expérience spectaculaire d’une marque en dehors de l’intrusion de tout élément extérieur » (Carù et Cova, 2003 : 48).
Le secteur de la distribution est le premier concerné par le façonnage des ambiances. Dans la perspective du marketing expérientiel, il s’agit, en effet, de travailler l’espace de vente comme un produit susceptible d’être recherché et consommé pour lui-même.
« [...] ce qui est vendu, ce ne sont plus uniquement des produits, mais c’est tout un espace thématique dont la vocation est de contribuer à ce que les consommateurs découvrent un peu de rêve, s’évadent de leur quotidien. » (Hetzel, 2002a : 90)
Le cas de marketing expérientiel le plus spectaculaire est peut-être celui du Mall of America [5] situé à Bloomington, non loin de Minneapolis et de St Paul (Minnesota). Ce centre commercial propose explicitement de mêler shopping et divertissement, retail et entertainment, donnant lieu au néologisme retailtainment, qui vient qualifier, par exemple, les centres commerciaux français « Val d’Europe » à Marne-la-Vallée et « Bay 1 » et « 2 » à Collégien (tous trois en Seine-et-Marne) [6]. Ouvert en 1992, le Mall of America avait pour objectif de combler le vide laissé à Bloomington en 1982 par le transfert à Minneapolis des équipes de base-ball et de football de l’Etat. Choisi parmi 4 projets de pôle d’attractivité et de développement économique pour l’ère géographique en question, le Mall of America n’est pas, fait suffisamment rare pour être souligné ici, une innovation commerciale américaine mais canadienne. Le Mall of America prend en effet pour modèle le West Edmonton Mall de la région d’Alberta au Canada, développés l’un et l’autre par les mêmes promoteurs. West Edmonton Mall est tenu pour être le pionner de la formule du retailtainment en mêlant centre commercial et parc à thème : 40% de la surface y est consacrée au divertissement [7]. Dans le cas du Mall of America, le divertissement est assuré par le parc à thème “Camp Snoopy” [8], attraction principale, mais aussi un parc d’attraction “Lego®” (“LEGO Imagination Center”), un aquarium géant, un bowling, une piste de kart, etc. et également 7 boîtes de nuit et clubs, 20 restaurants à thème, 14 salles de cinéma. Au total, le mall compte 4 grands magasins (Macy’s, Bloomingdale’s, Nordstrom et Sears), plus de 520 magasins (dont, dans une vertigineuse mise en abyme, 6 boutiques de souvenirs du Mall of America), plus de 50 lieux de restauration (restaurants et fast-foods), une chapelle (The Chapel of Love où ont été célébrés 4 000 mariages), 12 550 places de parking et emploie 11 000 personnes (13 000 pendant l’été et les vacances). Enfin, le mall offre des « services à la communauté » tels que bureau de poste, dispensaire pour femmes, cours et formation, agence bancaire, mariage, marche à pieds, etc [9]. Le Mall ouvre en effet ses portes à 7 heures pour le « mall walking » qui permet aux pratiquants de « faire du sport et du lèche-vitrine en même temps, dans le confort des 21°C qui règne dans le centre tout au long de l’année » (http://www.mallofamerica.com/about_the_mall/services.aspx, consulté le 7 juin 2004) — bref, d’opérer un nouveau mélange à base de commerce et de profiter de l’air conditionné. Il n’est pas inopportun de souligner ici que, bien que périphérique, le conditionnement de l’air demeure un argument du discours de valorisation des centres commerciaux [10], notamment pour le Mall of America situé, comme le mall inaugural de Southdale, dans l’Etat du Minnesota. Du point de vue de son objectif d’attraction, le Mall of America semble avoir parfaitement réussi sa mission. Il est, en effet, l’une des premières destinations touristiques aux Etats-Unis. Visité chaque année quelque 42 millions de fois [11] par des visiteurs qui étaient, d’après une étude menée en 1998, des visiteurs en groupe (3,1 personnes en moyenne), résidants des environs de Bloomington pour 59% d’entre eux et venant pour 36% d’une zone distante de plus de 56 km du Mall, y compris l’international. Ces chiffres étourdissants, que le Mall of America met en avant — surface commerciale et surface totale, nombre de visiteurs et de places de parking, etc. — font à l’évidence partie de sa « qualification » (Callon, Méadel et Rabeharisoa, 2000) axée sur le gigantisme de l’expérience « extraordinaire » (Hetzel, 2002a) et « inoubliable » (Pine et Gilmore, 1999) que le Mall propose et dans laquelle le consommateur peut se perdre. Cette qualification du Mall, partie prenante de sa « thématisation », dans le vocabulaire du marketing expérientiel, laisse apercevoir la “mise en scène” de l’achat et de la vente qui y est opérée. La « théâtralisation », ressource désormais classique des merchandisers (Barrey, 2004b), est ici clairement revendiquée et mise en avant. Par la « théâtralisation », il ne s’agit plus (seulement) d’opérer un arrangement des produits aux effets possiblement infra-conscients mais de créer des « théâtres de vente » (retail theatre) [12] qui valent à part entière comme argument commercial.
Certaines entreprises, dans une logique presque pure de « captation » (Cochoy, 2004) parient explicitement sur la fibre expérientielle du consommateur en l’invitant à vivre des expériences plaisantes par l’intermédiaire de leurs marques et de leurs points de vente. Les « magasins drapeaux » ou « étendards » (flagship stores) de la firme Nike, les « Nike Town » s’inscrivent typiquement dans cette démarche, destinée, ici, à donner corps à la marque. Les magasins seraient conçus pour construire et promouvoir l’image de la marque plutôt que pour servir de lieux de vente (Kozinets et al., 2002 : 18) — cette dernière fonction devant être stimulée par le magasin drapeau et assurée par le circuit de distribution classique des articles de sport [13]. Sherry dit ainsi du Nike Town de Chicago, ouvert en 1992 avec 18 pavillons correspondant à 20 sports différents, dans un quartier de magasins et de galeries haut de gamme, qu’il a été conçu de manière à « combiner l’amusement de Disneyland et de FAO Schwarz [14], les qualités muséographiques du Smithsonian Institution et le merchandising [15] de Ralph Lauren avec les images et les sons associés à MTV. » (Sherry, 1998, cité par Wrigley et Lowe, 2002 : 184). Les Nike Town, écrivent Wrigley et Lowe (2002 : 213), « invitent les consommateurs à participer à des formes simulées de loisirs extraites de l’activité du shopping. [...] Une fois à l’intérieur du magasin, les consommateurs peuvent prendre part à diverses activités sportives, écouter les témoignages d’athlètes décrivant leurs expériences ou encore s’inscrire pour participer à des projets particuliers en direction de la communauté, comme le nettoyage de sites naturels ».
Divertir le consommateur au risque de le divertir de la consommation ?
Le cas des magasins Nike Town est particulièrement prisé des chercheurs en marketing parce que le développement d’une relation au consommateur s’y veut détachée d’un objectif de vente à court terme. Pour le dire autrement, la figure du consommateur ne se superpose pas exactement avec celle du client. Les Nike Town ou le « musée du monde Coca-Cola » (World of Coca Cola Museum) à Atlanta offriraient ainsi une pure expérience de consommation des lieux et de la marque sans lien direct avec l’achat du produit. Ils représentent ainsi des exemples privilégiés d’une action menée sur la dimension expérientielle de la consommation, qualifiée pour la distribution, de « experiential retailing ». Kozinets et al. (2002 : 27) soulignent également que ce type de boutiques qui “vendent la marque” sans vraiment vendre les produits qui la portent demandent des investissements financiers importants sans générer de bénéfices, du moins immédiats. Ainsi présenté, cet attrait des hommes du marketing — dans les universités comme dans les entreprises — pour le « marketing expérientiel » qui met en marché de l’expérience plutôt que des biens économiques, ne peut qu’étonner. Tout se passe comme si le savoir-faire du commerce, la série d’opérations étroitement chaînées qui transforme le passant nonchalant en un acheteur passionné [16], était subitement périmé au profit d’une autre série d’opérations en vue d’une autre transformation, celle de l’hédonisme et de la passion pour la marque. Toutes les mises en œuvre de marketing expérientiel ne se font cependant pas “à fonds perdus”. Certaines mêlent plus intimement que d’autres vente des produits et « immersion » du consommateur dans des expériences organisées par la marque. Le Mall of America ou la chaîne de magasins Nature & Découvertes [17] par exemple, sont aussi de grandes réussites commerciales tandis que dans les Nike Town, les caisses enregistreuses ne sont ni absentes ni désœuvrées.
Il reste que la question commerciale la plus cruciale (et la plus crue !) : “est-ce que ça fait vendre ?”, ne semble pas une question pertinente pour le marketing expérientiel. L’une des caractéristiques de ce courant du marketing est, en effet, sa fascination pour « l’au-delà du marché », pour reprendre l’expression de l’un de ses promoteurs français (Cova, 1995). En témoignent également, l’abondance du recours à l’explication du marché par le religieux et de la métaphore ancienne de la “cathédrale du commerce” (Ritzer, 1999 ; Hetzel, 2002b ; Andrieu et al., 2003, par exemple). Si le marketing expérientiel développe une « phénoménologie de la consommation » (Hetzel, 1996 : 76) qui étudie les effets de l’expérience sur le consommateur et le rapport que ce dernier entretient aux lieux de commerce expérientiel, ce courant du marketing ne s’intéresse pas, en revanche, aux effets de ces expériences commerciales sur la consommation. La figure, si fondamentale en marketing, du « comportement d’achat du consommateur » est, par exemple, significativement absente de cette littérature. Sans certainement souhaiter la “mort” du marché, tout en en scrutant “l’au-delà”, il faut bien convenir que pour le marketing expérientiel, la question de la contribution marchande de “l’ambiançage” des produits est inexplorée voire incongrue. Les mécanismes précis par lesquels la création d’une ambiance permet ou non de développer les ventes ne sont ainsi jamais abordés.
Le marketing atmosphérique ou la définition des composants psychosensoriels des marchés
Tel n’est pas le cas d’un autre courant du marketing, visiblement plus proche du management et de la gestion. Le marketing atmosphérique se consacre entièrement à l’étude et la mesure des composants de l’atmosphère du point de vente et de leurs effets sur le comportement des consommateurs. Le marketing atmosphérique pour le continent nord-américain, et son pendant français, « le marketing sensoriel », se présentent comme une tendance récente des recherches en marketing. Un numéro spécial du Journal of Business Research, faisant suite à un séminaire tenu à Montréal en 1997, y a ainsi été consacré en 2000 et apparaît comme une tentative de structurer cette tendance autour du label de Retail Atmospherics et de questions de recherche communes (Chebat et Dubé, 2000). En France, on trouve un courant similaire et en pleine expansion sous le nom de « marketing sensoriel ». Depuis 1999, près d’une dizaine de thèses a ainsi été soutenue sur ce thème tandis que, depuis 2001, trois à quatre articles sur le marketing sensoriel ont paru chaque année dans Recherches et Applications en Marketing, l’une des principales revues françaises de marketing avec la Revue Française du Marketing qui y a, elle, consacré deux numéros spéciaux en septembre 2003 et février 2004 (Lemoine, 2003a ; 2004). Enfin, un ouvrage a été publié en 2002 et ré-édité en 2004 (Rieunier, 2004) et un colloque a rassemblé, en 2002, chercheurs et professionnels (“1ère journée du marketing sensoriel”, 3 juin 2002, CERAM Sophia Antipolis).
Bien que l’affirmation d’un courant de recherche développant un effort systématique de mesure des effets de l’atmosphère soit très récente, il convient de rappeler que l’intérêt pour les “facteurs atmosphériques” du marché est, lui, plus ancien, ainsi que nous l’avons vu en introduction. Pour ne parler que du format contemporain du mall, Victor Gruen a non seulement contribué au shopping moderne comme architecte du premier centre commercial fermé et donc climatisé mais il a encore laissé son nom à un comportement de consommation connu sous l’expression de « Gruen Transfer ». Celle-ci désigne le moment où un acheteur mû par une intention d’achat précise se transforme en un consommateur impulsif, repérable à son changement de trajectoire d’une démarche déterminée à un parcours sinueux et erratique (Crawford, 1992 : 14, cité par Wrigley et Lowe, 2002 : 177). Ce sont précisément les mécanismes et les effets de telles transformations — rarement visibles ainsi à l’œil nu ! — que les chercheurs en marketing atmosphérique prennent pour objet.
Délimiter l’atmosphère
La perspective du marketing atmosphérique est moins celle des théories post-modernes qui caractérise le marketing expérientiel que celle de la « psychologie environnementale » (environmental psychology) — l’ouvrage des psychologues Mehrabian et Russel (1974), l’un des premiers livres en la matière, est une référence partagée par tous les chercheurs en marketing atmosphérique. Le terme « atmosphérique » lui-même semble avoir été introduit en 1973 par Philip Kotler, l’un des auteurs les plus prolifiques et plus écoutés de la discipline marketing (Kotler, 1973 ; Turley et Milliman, 2000 : 193). Les raisons pour lesquelles c’est ce terme qui a été retenu par Kotler ne sont pas vraiment précisées bien que l’on comprenne, à la lecture de l’article, qu’il s’agit d’un terme intéressant pour son caractère à la fois très général et imagé (Kotler, 1973 : 50). On ne trouve pas davantage de précisions sur le choix de ce terme chez les auteurs contemporains. Chez Kotler, l’atmosphère marchande demeure relativement indéterminée : du design attentif des espaces en vue de produire des effets sur les acheteurs (1973 : 50) à ce qui environne l’acheteur mais n’est accessible que par les quatre sens de l’ouïe, de l’odorat, du toucher et de la vue, le goût étant délibérément écarté au motif que l’atmosphère « ne se goûte pas » (1973 : 51), ces quatre modes d’accès étant ensuite étendus à d’autres comme les relations verbales avec le personnel de vente (1973 : 59) tandis qu’enfin la notion d’atmosphère apparaît démultipliée, chaque packaging se présentant comme autant de petites scènes atmosphériques (1973 : 62 n.10). En fait, la délimitation de l’atmosphère est la première des questions à laquelle les chercheurs du marketing atmosphérique doivent répondre.
De manière générale, le marketing atmosphérique considère que relève de l’atmosphère, l’ensemble de l’écologie du shopping. Aussi, ses promoteurs se réfèrent et rattachent à leur courant de recherche des travaux qui se réclament de toutes autres perspectives. On trouve, disent ainsi Turley et Milliman (2000 : 193), des travaux d’investigation des paramètres environnementaux agissant sur le client depuis les années 1960. Ces deux auteurs rassemblent 60 études de cas empiriques publiées entre 1964 et 1997 et précisent (2000 : 195) qu’ils ont inclus dans leur revue de la littérature des travaux usuellement considérés comme des « shelf space studies » c’est-à-dire des recherches sur les effets du merchandising des rayons sur le comportement du consommateur. De même, les travaux de C. Whan Park et notamment un article de 1989 dans lequel sont étudiés les effets de la connaissance du magasin et de la pression temporelle sur le comportement du consommateur (échec ou réussite à effectuer les achats prévus, achats non prévus, réalisation d’achats prévus mais avec modification portant sur le type précis de produit et la marque, etc.) (Park, Iyer et Smith, 1989) sont cités dans les articles de marketing atmosphérique (Sirgy, Grewal, Mangleburg, 2000 ; Turley et Milliman, 2000 par exemple) alors que Park et ses collègues n’emploient pas le terme de variables atmosphériques mais de « facteurs situationnels » pour parler des variables dont ils étudient l’influence. En revanche, les chercheurs en marketing qui travaillent dans une autre perspective que celle du marketing atmosphérique tendent à restreindre l’ampleur de l’atmosphère en ne laissant dans cette catégorie que ce qui n’appartient pas à d’autres catégories plus usuelles de la recherche en comportement du consommateur. C’est ainsi que Agnès Helme-Guizon (2001), pour recenser les diverses variables du mode de fréquentation du magasin par le consommateur, (re)fait le partage entre « variables d’atmosphère » (décoration et aménagement du point de vente) et « variables situationnelles » (pression temporelle, affluence, influences et sociabilité) alors même qu’elle s’appuie sur des travaux du marketing atmosphérique (Turley et Milliman, 2000) qui avaient précédemment regroupés ces éléments dans la même catégorie de l’atmosphère.
Lister les composantes de l’atmosphère
Le problème de la délimitation de l’atmosphère est principalement un enjeu au sein de la discipline du marketing. Il s’agit de se créer son marché, l’atmosphère, et d’en prouver la pertinence par la mise en évidence des prédécesseurs volontaires — Kotler au début des années 1970 (Kotler, 1973), Milliman, qui a écrit au début des années 1980, sur l’influence de la musique d’ambiance (Milliman, 1982 et 1986) et, 10 ans plus tard, Mary Jo Bitner reprenant, déjà, l’ensemble de la littérature existant sur le sujet pour proposer un modèle intégrateur des effets de l’environnement du shopping sur les comportements (Bitner, 1992) — ou involontaires — les shelf space studies des années 1960. En revanche, la deuxième grande question du marketing atmosphérique, celle de la composition exacte de l’atmosphère, constitue vraiment la question de travail importante à l’intérieur du courant du marketing atmosphérique. Il convient ainsi de regarder de plus près ce qui entre dans la catégorie « atmosphère » pour le marketing atmosphérique et quelles sont les « variables » étudiées.
Ce qui paraît particulièrement intéressant dans les travaux des chercheurs en marketing atmosphérique, c’est précisément que, contrairement aux recherches en marketing expérientiel, leur travail de mesure des effets de l’atmosphère sur les comportements les oblige à indiquer en détail de quoi se compose l’atmosphère des espaces commerciaux. Même si ce groupe de chercheurs se défend de pouvoir exhaustivement énumérer les ingrédients de l’atmosphère (« Listing all features that comprise consumer’s environment is an impossible task because they are too numerous », Astous, 2000 : 149), ils ne peuvent commencer à travailler que lorsqu’ils ont dressé une liste, au moins grossière, des grandes catégories de composition de l’atmosphère. Pour grossière qu’elle leur paraisse encore, la liste n’en est pas moins relativement longue et Turley et Milliman (2000) distinguent ainsi 57 variables atmosphériques regroupées en 4 catégories géographiques (extérieur, intérieur général, disposition et design, lieu de vente et décoration) et une catégorie sociale (« variables humaines » comme les caractéristiques des employés, leurs uniformes, la foule, les caractéristiques du client, la privacy). Pour donner un exemple, les variables relatives à l’atmosphère intérieure générale comprennent les sols et tapis, les gammes de couleurs employées, la lumière, la musique, l’odeur, la largeur des allées, les peintures et papiers peints, la gamme des produits, la température et la propreté. Dans la revue de littérature des Français Bruno Daucé et Sophie Rieunier (2002), les composantes de l’atmosphère sont regroupées selon les cinq sens auxquels s’ajoutent une catégorie « facteurs sociaux ». On trouve ainsi dans les facteurs tactiles, les matières (moquette, parquet, mobilier, acier, verre, bois, etc.), la température du magasin et l’humidité de l’air ; dans les facteurs sonores, non seulement la musique d’ambiance diffusée mais aussi le bruit généré par le magasin du fait des meubles réfrigérants, des fontaines, du bruit des objets vendus, etc. ; dans les facteurs gustatifs, les dégustations proposées sur le lieu de vente et les produits proposés dans les cafés et restaurants intégrés dans le magasin ; et ainsi de suite pour les facteurs olfactifs, visuels et enfin, sociaux.
Comme on le voit, les “listes d’ingrédients” établies par Turley et Milliman (2000) d’une part et Daucé et Rieunier (2002) d’autre part, ne se recoupent que partiellement. S’il y a matière à disputes entre chercheurs pour définir les catégories [2000) discute (…)" id="nh3-18">18] et compléter la liste, elles semblent toutefois s’exprimer sur un mode mineur et pacifique qui peut sans doute se comprendre au regard des efforts mis en œuvre pour faire émerger le courant de recherche du marketing atmosphérique et, élément lié au précédent, du faible nombre de travaux publiés à l’heure actuelle. La catégorie qui fait visiblement le plus problème est celle des “facteurs sociaux” : c’est celle que Turley et Milliman (2000) ajoutent à celle de Berman et Evans (1995). Pour leur part, Daucé et Rieunier (2002) composent, dans un premier mouvement, l’atmosphère qu’ils étudient en y incluant la foule, à laquelle quelques travaux sont spécifiquement consacrés (par exemple, sur la perception de la foule : Dion-Le Mée, 1999 ou sur les déplacements des clients en magasin : Bonnin, 2003), puis la rejettent ensuite aux motifs qu’elle constitue un élément incontrôlable pour les managers et qu’elle est multi-sensorielle. En France, comme son nom l’indique, le marketing sensoriel a plus spécifiquement examiné comment la stimulation des sens affecte le comportement du consommateur avec des études sur la vue et les couleurs (Divard et Urien, 2001 ; Pantin-Sohier et Brée, 2004 ; Magne, 2004), l’odorat et les stimuli olfactifs (Maille, 2001 et 2003), l’ouïe et la musique de fond (Jacob et Guéguen, 2002 ; Mouelhi et Touzani, 2003). Cependant, un mouvement semble se dessiner en faveur d’un élargissement du marketing sensoriel à d’autres composantes de l’environnement du consommateur comme les dimensions architecturale et sociale (Lemoine, 2003b : 87). “Atmosphère” est d’ailleurs utilisé comme mot clé pour certains articles comme ceux de Daucé et Rieunier (2002) et Lichtlé, Llosa et Plichon (2002). En outre, des dimensions sensorielles supplémentaires comme le goût (Hauteville, 2003) et la température (Petit, Siekierski et Lageat, 2003) sont étudiées dans le numéro spécial “Marketing sensoriel” de la Revue Française du Marketing (Lemoine, 2003a).
On peut d’ores et déjà trouver une mise à l’épreuve des typologies et compositions de l’atmosphère dans le travail de Alain d’Astous (2000). Celui-ci est confronté à quelques difficultés pour constituer la liste complémentaire à celle usuellement dressée en marketing atmosphérique, c’est-à-dire celle qui compose la « négatmosphère » (Kotler, 1973), le mauvais air du marché préjudiciable au commerce. Astous (2000) dresse et évalue, en effet, la liste des « shopping irritants » (la foule, les marchandises en désordre, les difficultés de paiement à la caisse, les files d’attente, le mauvais temps, les mauvaises odeurs, la froideur et l’austérité du magasin, les chariots abandonnés dans le supermarché, les magasins ont tous le même assortiment, la température trop élevée dans le magasin ou le centre commercial, la musique est trop forte, le magasin n’est pas propre, l’absence de miroir dans les cabines d’essayage, l’insistance des vendeurs, etc.) [19].
Mesurer les effets
Enfin, le marketing atmosphérique se préoccupe de la manière dont les différentes variables par lesquelles l’atmosphère est appréhendée agissent sur les différentes variables par lesquelles sont saisis les consommateurs : évaluation de la marque ou du lieu, mémorisation, temps passé en magasin, achats réalisés, etc. Céline Jacob et Nicolas Guegen (2002), par exemple, se rendent plusieurs samedis soirs de suite dans un bar où ils modifient le volume de la musique diffusée et comptent le nombre de commandes passées par les consommateurs qu’ils observent. Ils montrent que l’augmentation du son va de pair avec l’augmentation des commandes mais prennent soin de limiter la portée de ce résultat aux bars à clientèle jeune diffusant de la musique pop-rock où l’augmentation du volume est contrôlée avec attention. La sous-composante “musique” de la composante “conditions intérieurs générales” de la catégorisation de l’atmosphère proposée par Turley et Milliman (2000) doit, en effet, être encore explicitée par le type de musique, le tempo, le volume, les connaissances et préférences musicales des auditeurs, le type de lieu de diffusion, etc. De manière générale, les auteurs s’accordent à souligner le caractère très local, quand il n’est pas contradictoire, des résultats obtenus (cf. entre autres, Daucé et Rieunier, 2002 ; Filser, 2003 ; Lemoine, 2003b), et partant la faible capacité du marketing atmosphérique à fonder des recommandations managériales. La (bonne) manipulation des conditions atmosphériques produit généralement une (bonne) impression sur le consommateur sans que cela influence ses dépenses. Astous (2000) estime cependant qu’il y a davantage de potentiel commercial à supprimer les mauvais éléments de l’atmosphère, du moins dans un premier temps, qu’à en ajouter de bons.
Il n’en reste pas moins que le travail acharné de décomposition de l’atmosphère et de mesure de ses effets auquel se livrent ces chercheurs, présente le grand intérêt, à notre sens, de l’expliciter et ainsi d’en permettre la saisie. On peut se demander si, compte tenu de la forte orientation managériale des chercheurs en marketing atmosphérique, ce travail d’explicitation ne pourrait pas conduire à une codification de l’atmosphère de manière à permettre l’établissement de référentiels des bonnes atmosphères du marché. Ces hypothèses sont peut-être moins audacieuses qu’elles n’en ont l’air car certains magasins, comme Nature & Découvertes, font déjà mettre au point des parfums d’ambiance exclusifs. De surcroît, Daucé et Rieunier (2002 : 56-57) évoquent le refus d’un créateur de parfums d’ambiance de travailler à une odeur de poisson frais pour une poissonnerie ne vendant que des produits surgelés, ce qui constituerait une manipulation trompeuse des repères des clients.
Conclusion. Le bon air (du) marchand ou comment (ré-)engager le consommateur dans la consommation
A lire les travaux de l’un et l’autre de ces deux courants du marketing qui portent leur attention sur les dimensions sensibles du marché, les divergences, sinon les incompatibilités, de cadrage de leur objet de recherche respectif sont évidentes, sans même mentionner celles des théories qui les animent. Tandis que le marketing expérientiel se donne pour objectif final de transcender l’ordinaire de la consommation en une expérience totale et « inoubliable » (Pine et Gilmore, 1999), en développant une phénoménologie du consommateur grâce à des outils d’ethnographie qualitative (entretiens, journaux de bord, observations, etc.) ; le marketing atmosphérique cherche à cartographier les relations entre variations des paramètres environnementaux et variations des éléments de comportement du consommateur en employant des outils d’ethnographie quantitative (observations quantifiées, questionnaires, expérimentations sur le terrain et en laboratoire, etc.). Pourtant, nous souhaiterions ici insister sur ce qui rapproche ces deux courants de recherche en montrant d’abord les espaces communs de discussion qu’ils se reconnaissent eux-mêmes, en avançant, ensuite, qu’ils partagent le même souci pour la “mise en éveil” du consommateur. Enfin, nous reviendrons sur l’intérêt que ces travaux présentent pour l’anthropologie des marchés.
Marketing expérientiel et atmosphérique ne se tiennent ni dans une ignorance absolue ni un complet dédain l’un de l’autre. En France, tout au moins, des points de passage sont ménagés par des chercheurs comme Marc Filser et Patrick Hetzel, deux figures importantes du domaine. Quelques chercheurs en marketing atmosphérique proposent de compléter l’approche quantitative et behavioriste du marketing sensoriel de celle, plus qualitative et sémiologique du marketing expérientiel (Daucé et Rieunier, 2002 : 57). De même, malgré l’absence significative de la référence clé du marketing expérientiel dans les travaux du marketing atmosphérique (le fameux article de Holbrook et Hirschman, 1982), certains auteurs du second courant citent des travaux ultérieurs de Hirschman et/ou Holbrook (voir par exemple Machleit et Eroglu, 2000 ; Sirgy, Grewal et Mangleburg, 2000). Enfin, il convient de noter que les théoriciens du marketing expérientiel eux-mêmes n’en approuvent pas toutes les expériences. Carù et Cova (2003 : 48) reprennent ainsi à leur compte le regard porté ironiquement par l’un de leur collègue (Thompson, 2000) sur certaines réalisations dites de marketing expérientiel qui proposeraient selon lui l’immersion du consommateur dans des banalités “disneylandisées”.
Il nous semble que ce qui rapproche le plus fortement l’un et l’autre marketing est leur travail d’animation de la flamme consommatrice chez le passant nonchalant. Rien de pire, en effet, pour un marketeur que la lassitude du consommateur. Le travail sur les espaces sensibles, à l’œuvre dans les nouvelles formes de distribution (convenience stores, retailtainment, concept stores, etc.), serait alors le moyen par lequel, sinon ré-enchanter la consommation, du moins ré-engager le consommateur dans la consommation. L’« implication » du consommateur, pour reprendre le terme consacré en marketing, est, en effet, un point fixe des intérêts des hommes et des femmes de marketing, qu’ils agissent à l’université ou dans les entreprises. Les expériences relevant du marketing expérientiel sont ainsi conçues au premier degré comme des vecteurs d’étonnement et de surprise pour le consommateur tandis que le marketing atmosphérique s’efforce, en manipulant les variables atmosphériques et en s’appuyant sur la psychologie, de repérer l’émergence de l’attention chez le consommateur. On peut cependant se demander, si l’on veut bien envisager l’expérience d’Hawthorne de Elton Mayo comme le premier exemple de marketing atmosphérique, si le (ré-)intéressement des consommateurs à la consommation n’est pas le produit d’une chaîne de médiations plus longue que le caractère inédit de tel nouveau “théâtre de vente” ou que le confort climatique de tel magasin (Cochoy, à paraître). Ne faudrait-il pas inclure dans ce qui fait réussir ces expériences, les marketeurs eux-mêmes et le soin qu’ils prennent, à distance, des consommateurs en les environnant de bon air commercial ? De même, les « magasins drapeaux » qui déconnectent la mise en valeur des produits et la vente, ne réalisent-ils pas, plutôt qu’une sorte de dissolution du consommateur dans l’expérience de la marque, la reprise, sous une forme physique, territorialisée et architecturale, du geste plus immatériel et distribué de la publicité ?
Il faudrait étudier en sociologie des marchés l’allongement de ces chaînes de médiations et la manière dont elles constituent du marché. Les conditions climatiques des marchés, parmi lesquelles figure la théâtralisation des produits, ne sont pas des éléments résiduels des actions menées sur les marchés. Elles doivent faire, elles aussi, l’objet d’une sociologie. Il nous semble, en effet, que les marketings de l’ambiance et de l’atmosphère réalisent des opérations cruciales pour le marché. En cherchant à rendre mutuellement intéressants le marché, les biens et les consommateurs, à échauffer les sangs et les sens des passants, à les retenir dans le magasin ou dans la marque [20], bref à les “achalander” [21], ces marketings travaillent à lier les biens aux personnes, de sorte que la série des opérations de l’achat-vente à laquelle nous nous référions plus haut n’est pas délitée mais allongée [22]. Le cas est moins pur que dans celui des camelots et bonimenteurs de Clark et Pinch (1995) — des médiations, dont celle de l’ambiance ou de la publicité ont été ajoutées — mais les quatre étapes qu’ils isolent (attirer et construire une audience, décrire les biens et en manifester les qualités, constituer la valeur des biens et en donner un prix, obtenir un engagement de la part des clients potentiels et les transformer en acheteurs) demeurent discernables. Ainsi, les propositions des marketings atmosphérique et expérientiel relèvent bien, nous semble-t-il, d’un art consommé du commerce. Il convient également de souligner que la plupart des dispositifs proposés par l’un et l’autre marketing ne sont pas si nouveaux et pas (plus ?) si extraordinaires : les grands magasins proposaient, il y a plus d’un siècle, l’étonnement d’une expérience totale de consommation qui se poursuivait jusqu’au salon de thé, avaient massivement recours à la théâtralisation des produits tout en rapprochant physiquement les clients de l’offre et ont très tôt fait climatiser leurs intérieurs ; les Champs-Elysées comptent depuis longtemps de nombreux “magasins-vitrines” comme ceux des constructeurs automobiles ; la musique très particulière des manèges à chevaux de bois nous en signale “automatiquement” la présence et attire les enfants ; enfin, nombreux sont les supermarchés, où, à l’heure de la fermeture, on diffuse une musique à tempo rapide pour presser les clients. Tout ceci doit plaider en faveur d’une sociologie des marchés qui étudie autant les agents et les biens économiques que l’enveloppe dans laquelle ils opèrent, en particulier par la réalisation d’enquêtes empiriques sur la production de ces enveloppes. Comme pour la profession de “merchandiser” autrefois, de nouvelles compétences professionnelles apparaissent sans doute pour traiter les dimensions sensibles des marchés. Les outils analytiques de la sociologie des marchés tels que les notions de “qualification” (Callon, Méadel, Rabeharisoa, 2000) et de “captation” (Cochoy, 2004) nous semblent constituer un bon vade-mecum pour de telles enquêtes sur “l’ambiançage” et “l’atmosphérisation” des marchés qui certainement, contribueront à élargir notre répertoire d’analyse des marchés.