Introduction
Le but de cette contribution est d’établir des liens entre trois débats anthropologiques relatifs au domaine de la parenté [1]. Ces trois débats concernent tous une même problématique : la façon dont peut-être dépassée l’opposition nature-culture propre à la cosmologie occidentale dans la description de cette région centrale de l’expérience humaine où ce dualisme est supposé être fondamentalement enraciné. La parenté, en effet, apparaît dans la tradition occidentale moderne comme l’arène où se trouveraient confrontés nature biologique des êtres et acquis culturels (nurture), instincts animaux et institutions humaines, substances corporelles et relations spirituelles, faits réels et fictions légales, et ainsi de suite. Il en aurait été ainsi depuis que les humains sont ce qu’ils sont, dans la mesure où cette division problématique de l’Homo duplex serait précisément — du moins est-ce ce que nous sommes appelés à croire — ce qui constituerait son humanité. Ce n’est par conséquent certainement pas un hasard si la réflexion anthropologique la plus décisive sur la distinction nature/culture a fait du domaine de la parenté sa problématique centrale (Lévi-Strauss, 1967), ou encore, si les descriptions ethnographiques les plus abouties de cette opposition dans le contexte occidental moderne s’orientent vers le même objet de recherche (par exemple Schneider, 1968 ; Strathern, 1992a, 1992b, 1999). Dans le même ordre d’idée, on observera qu’un grand nombre, sinon toutes les dichotomies conceptuelles classiques de l’anthropologie de la parenté semblent n’être que des réfractions particulières du schéma dualiste qui oppose la nature à la culture : matriarcat et patriarcat, descriptif vs classificatoire, affect contre règle de droit, domestique vs public, filiation et descendance, consanguinité et alliance. Dans la mesure où l’anthropologie reste essentiellement une forme d’investigation sur la nature et la culture, on serait tenté de dire, en forme de boutade, que la discipline doit choisir entre étudier la parenté... ou ne rien étudier du tout.
Parmi les trois débats qui suivent, le premier traite de la possibilité de penser une relation entre parenté et corporalité qui serait irréductible à des catégories “biologiques”, même si ces dernières sont conçues dans les termes d’une “ethno-” biologie. Le second aborde le problème complémentaire de la façon dont pourrait s’articuler une conception non-juridique des rapports de parenté. Considérés conjointement, ces deux premiers débats devraient aboutir à une approche du sujet qui pose un double refus des termes de l’opposition nature/culture. Le troisième débat, contrairement aux précédents, préconisera une réappropriation partielle de cette opposition, dans le but de rendre possible une approche comparative.
Les corps étrangers
Il y a deux ans, j’ai reçu un email de mon collègue Peter Gow qui me relatait un incident dont il avait été le témoin lors d’une récente visite chez les Piro de l’Amazonie péruvienne :
Une maîtresse d’école, dans une mission à Santa Clara, essayait de convaincre une femme piro de préparer la nourriture pour son enfant avec de l’eau bouillie. La femme répondit : « si nous buvons de l’eau bouillie, nous attrapons la diarrhée ». La maîtresse d’école, en se moquant de la mère, précisa que la diarrhée infantile était habituellement causée par la consommation d’eau non bouillie. Impassible, la femme piro rétorqua : « Peut-être cela est-il vrai pour les gens de Lima, mais pour les gens d’ici, l’eau bouillie nous donne la diarrhée. Nos corps sont différents des vôtres. »
Gow m’avait rapporté cette anecdote comme une preuve littérale de la description perspectiviste que j’avais donnée des ontologies indigènes, selon laquelle le “relativisme” amérindien, fréquemment mentionné par l’ethnographie, serait en réalité un relativisme naturel plutôt que culturel : les différents types de personnes, humains et non-humains confondus, se distinguent par leurs corps ou leurs “natures” et non par leur esprit ou leur “culture” — cette dernière étant unique et semblable à travers ce qui constitue l’univers pluriel (le multivers) des personnes. Il convient alors de parler d’un multinaturalisme, plutôt que du multiculturalisme familier de la vulgate cosmologique moderniste [2].
Ceci dit, plutôt que d’interpréter la réponse de la femme piro comme l’expression d’un principe particulier à l’ontologie amérindienne, on pourrait tout aussi bien voir dans celle-ci une illustration adéquate de la thèse générale de Robin Horton (1993 : 379 sq.) à propos de l’économie cognitive des sociétés traditionnelles. Selon cette thèse, ces sociétés seraient toutes affligées d’une forme d’étroitesse de vue, d’une “vision du monde particulariste” (« world view parochialism »), qui amènerait à concevoir chaque communauté et son environnement comme agis par des forces distinctes et singulières. Dénuées de l’exigence d’universalité propre aux cosmologies rationalisées de la modernité occidentale, les cosmologies traditionnelles semblent ainsi manifester un esprit de grande tolérance, mais ce dernier ne relèverait en réalité que d’une profonde indifférence à l’égard d’autres visions du monde divergentes. Le “relativisme” des Piro signifierait uniquement que ces derniers ne se préoccupent guère de la façon dont les choses se passent ailleurs. La femme de l’anecdote aurait trouvé une âme sœur en la personne de cet homme zandé qu’Evans-Pritchard avait entendu dire à des Européens : « Peut-être dans votre pays les gens ne sont pas assassinés par les sorciers, mais ici ils le sont » (1937 : 540).
Peut-être, en effet... Je veux dire : peut-être l’homme zandé et la femme piro expriment-ils dans leur propos la même étroitesse de vue qu’Horton prête aux sociétés traditionnelles. Mais peut-être pas. Je pense qu’il existe de nombreuses raisons de rejeter une telle théorie. Le fait, par exemple, que l’attitude relativiste de nombreuses sociétés traditionnelles — ce qui est assurément le cas des autochtones amazoniens — n’est pas seulement inter-culturelle comme Horton le suggère, mais également intra-culturelle, et parfois de part en part réflexive. Une telle attitude peut finalement accréditer l’existence d’autre chose que de l’indifférence ou de la tolérance, si l’on considère — ce dont je suis par ailleurs persuadé — que les idées amérindiennes sont réfractaires à la notion d’une culture comme système de “croyances” (la culture comme système religieux, en somme) [3] et ne devraient donc pas être décrites au moyen de concepts théologico-politiques.
La principale raison de rejeter les interprétations inspirées de la thèse d’Horton ne réside pourtant pas tant dans l’usage qu’elles font de cette notion modérément ethnocentrique d’”étroitesse de vue”, mais plutôt dans celui de la notion très radicalement ethnocentrique de vision du monde. Une telle notion implique de fait une ontologie multiculturaliste opposant l’existence d’une nature unique et universelle (le « monde ») à une diversité des cultures (les « visions »). Si l’on s’en tient à une telle ontologie, que l’on reconnaît inscrite dans la position de la maîtresse d’école, le débat qu’introduit le dialogue avec la femme piro se clôt avant même d’avoir commencé. Gow, dans le même email, en fait d’ailleurs l’observation :
Il serait tentant de voir les positions de la maîtresse d’école et de la femme piro comme les représentations de deux cosmologies distinctes, l’une relevant d’un multiculturalisme et l’autre d’un multinaturalisme, et d’imaginer la conversation comme un clash de cosmologies et de cultures. Ce serait, je pense, une erreur. (...) [Cette] formulation ne traduirait la conversation que dans les termes généraux d’une seule partie, dans le multiculturalisme. Les coordonnées de la position multinaturaliste seraient systématiquement violées par l’analyse. Cela ne signifie pas, bien sûr, que je pense que les enfants piro devraient boire de l’eau non bouillie. Il s’agit simplement de préciser que l’analyse ethnographique ne peut être menée à terme si la signification générale de la rencontre est déterminée a priori.
Comme la maîtresse d’école, nous ne pensons pas que les jeunes enfants doivent boire de l’eau non bouillie. Nous savons que les êtres humains sont tous faits de la même matière par-delà les différences culturelles. S’il peut y avoir beaucoup de visions du monde différentes, ces dernières ne se portent que sur un monde unique — un monde dans lequel les enfants doivent boire de l’eau bouillie s’ils vivent dans un lieu où la diarrhée infantile présente un risque pour la santé. Les Piro peuvent bien nier ce fait, il n’en reste pas moins qu’une telle “vue culturelle” ne saurait changer un iota à la façon dont les choses sont.
Certes. Peut-être connaissons-nous cela comme un fait avéré. Ce que nous ignorons en revanche, comme le relève Gow, ce sont les coordonnées de la position adverse, c’est-à-dire de quoi est constituée l’ontologie projetée dans la réponse de la mère piro. Peut-être rencontre-t-on ici un autre avatar du paradoxe énoncé par Roy Wagner (1981 : 27), qui consiste à imaginer une culture pour des gens qui ne l’imaginent pas pour eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement, pour continuer de paraphraser ce dernier auteur (Wagner, 1981 : 20), que la mécompréhension de la maîtresse d’école par la mère piro n’est pas la même que la mécompréhension de la mère piro par la maîtresse d’école.
Permettez-moi de suggérer une autre lecture de l’incident. L’argument de la différence corporelle devrait nous inviter à déterminer le monde possible exprimé par la réponse de la femme piro. Nul besoin, pour ce faire, d’inventer un univers de science-fiction qui se fonderait sur une physique et une biologie différentes. Il nous faut définir, au contraire, le problème bien réel qui se pose et qui permet à ce monde d’exister.
Dans son ouvrage Art and Agency, Alfred Gell observe que la théorie de Frazer sur la magie n’est pas fausse en soi parce qu’elle invoque la notion de causalité, mais plutôt parce qu’elle « impose une notion pseudo scientifique des causes et des effets physiques (...) sur des pratiques qui dépendent de l’intentionnalité et des buts poursuivis par les sujets, ce qui est précisément absent du déterminisme scientifique. » (Gell, 1998 : 101). Cet auteur conclut en ajoutant :
L’erreur de Frazer aura été, en somme, d’imaginer que les magiciens disposaient de quelque théorie physique non standard, alors qu’en réalité la “magie” est ce dont on dispose lorsqu’en dehors de toute théorie physique, en prenant motif de sa répétition, on se fonde sur l’idée [...] que l’on peut expliquer tout événement [...] par le fait qu’il est causé intentionnellement. (1998 : 101).
La remarque de Gell peut être transposée analogiquement dans le domaine de la “parenté”. J’oserais même suggérer que le problème qui se pose avec la parenté est semblable à celui qui se pose avec la magie : les interprétations anthropologiques classiques des formes de parenté non occidentales ne sont pas fausses parce qu’elles invoquent la notion causale de reproduction, mais plutôt parce qu’elles présupposent une notion pseudo scientifique de causalité biologique. En d’autres termes, l’erreur que nous devons éviter ici est celle d’imaginer que les Amazoniens (par exemple) admettent quelque théorie biologique non standard, alors que les idées de la parenté amazonienne équivalent, en réalité, à une théorie non biologique du vivant. Ou, autrement dit : la “parenté” amazonienne ne se conçoit qu’en dehors de toute théorie biologique de la relationalité.
Revenons à l’idée défendue par la femme piro selon laquelle « nos corps sont différents ». A la lumière de ce qui a été dit plus haut, on peut observer que cela ne devrait pas être considéré comme l’expression d’une théorie biologique différente (une “ethno-biologie”) ni, bien sûr, comme la description précise d’un fait objectif — une constitution biologique non standard des corps piro. Ce que cet argument exprime est un autre fait objectif : le fait que les concepts piro et occidental du “corps” sont différents, et non leurs “biologies” respectives. La position des Piro ne provient pas d’une vue divergente sur le même corps humain, mais de concepts de la corporalité et de l’humanité qui sont distincts des nôtres et dont la divergence, autant en extension qu’en compréhension, avec leurs correspondants “homonymes” dans nos langues est précisément le problème. La difficulté ne vient pas du fait que les Amazoniens et les Occidentaux donnent des noms différents aux même choses — qu’ils s’en fassent des représentations différentes — mais du fait que nous ne parlons pas des mêmes choses. Ce qu’ils appellent « le corps » n’est pas ce que nous entendons par le même terme. Si les mots semblent aisément traduisibles — mais le sont-ils vraiment ? — les concepts qu’ils transportent, en tous les cas, ne peuvent l’être. Le concept piro du corps en constitue un bon exemple. Contrairement au nôtre, il n’est probablement pas à chercher dans l’”esprit” comme une représentation mentale d’un corps physique dont l’esprit serait exclu. Au contraire : il est inscrit dans le corps lui-même comme une perspective-définissant-le-monde (world-defining perspective), à l’instar de tous les autres concepts amérindiens (Viveiros de Castro, 1998a).
Peter Gow a perçu dans l’anecdote de la maîtresse d’école et de la femme piro une illustration de mon hypothèse sur la corporalité comme la dimension que les Amazoniens privilégient pour expliquer les différences entre les types de personnes, que ce soient celles qui distinguent les espèces vivantes (les animaux et les plantes étant des personnes dans leur propre sphère), qui séparent les “groupes ethniques”, ou encore qui désignent les corps des parents à l’intérieur d’un corps social plus vaste [4]. Si cette hypothèse est correcte, les propos de la femme piro, plutôt que d’exprimer une théorie biologique bizarre, résument une théorie de la parenté caractéristique des Amazoniens. En rapportant cet incident particulier à l’ethnographie approfondie de Gow, on peut interpréter la réponse de la mère en ces termes : nos corps sont différents des vôtres parce que vous n’êtes pas nos parents — alors ne vous occupez pas de mon enfant ! Et puisque vous n’êtes pas nos parents, vous n’êtes pas humains. Vous êtes « peut-être » humains pour vous-mêmes, quand vous êtes à Lima, comme nous le sommes pour nous-mêmes ici. Mais il est certain que vous et moi, nous ne sommes pas humains l’un pour l’autre. Notre désaccord au sujet du corps des enfants en témoigne. En revanche, si vous devenez nos parents, vous deviendrez par là même humain, dans la mesure où la différence entre nos corps n’est pas une différence “biologique” qui empêcherait, ou déconseillerait, notre apparentement. Bien au contraire, les différences corporelles sont nécessaires pour la création de la parenté, parce que la production de la parenté est la création de la différence corporelle. Comme le montre Gow (1991, 1997), être humain et être apparenté sont la même chose pour les Piro (être une personne, c’est être un parent et vice versa), sans pour autant que cela ne revienne à une simple équation : la production de parents (consanguins) requiert l’intervention de non-parents (des affins potentiels). Cela ne peut que signifier la “contre-invention” de parents comme non-parents (pour « couper le flux analogique » comme dirait Wagner), et par conséquent comme non-humains dans une certaine mesure (mais la limite, ici, est cruciale), puisque ce qui distingue les consanguins des affins sont leurs différences corporelles. Si le corps est le lieu où réside la différence, alors une différence est requise pour produire des corps au moyen d’autres corps.
La parenté amazonienne n’est donc pas une façon de parler de la corporéité, des aspects biologiques (ou ethno-biologiques). C’est l’inverse qui se produit : le corps est une façon de parler de la parenté. La biologie, peut-être, n’est-elle que le point auquel on aboutit quand nous commençons à trop croire en nos propres manières de parler [5].
Remarquons également que la femme piro n’a pas dit que les gens de son groupe et les habitants de Lima avaient des “visions” différentes du même corps humain. Elle a fait appel à la constitution affectuelle différente des corps de chacun, et non aux différents contenus représentationnels de leurs esprits ou de leurs âmes. La notion d’âme, en effet, ne peut être utilisée en Amazonie pour exprimer des différences ou reconnaître des contrastes. Le monde est peuplé de différents types d’instances subjectives, des “subjectiles” humains et non-humains, tous dotés du même type d’âme, ou autrement dit, du même ensemble de capacités cognitives et volitionnelles. La possession d’une âme semblable suppose la possession des mêmes concepts, ce qui implique que tous les sujets voient les choses de la même façon, éprouvent les mêmes percepts de base. Ce qui change est “le corrélat objectif”, le référent de ces concepts pour chacune des espèces de sujet. Ce que les jaguars voient comme de la « bière de manioc » (la boisson appropriée pour toutes les personnes), les humains le voient comme du « sang ». Où nous voyons un trou d’eau boueuse, les tapirs voient leur grande maison cérémonielle, et ainsi de suite. Une telle différence de perspective - non pas une pluralité de vues sur un monde unique, mais une vue unique sur des mondes différents — ne peut procéder de l’âme, puisque cette dernière est le fond commun originel de tous les êtres. La différence est inscrite dans le corps, en tant que lieu et instrument de la différenciation ontologique. A cet égard, on remarquera que les mythes amazoniens traitent avant tout des causes et des conséquences de la spéciation, c’est-à-dire de l’appropriation de corps distincts par les différents sujets pré-cosmologiques, tous conçus comme originellement semblables aux “esprits”, ou autrement dit, à des êtres purement intensifs dans lesquels les aspects humains et non-humains sont indiscernablement mêlés.
La signification de la parenté relève de la même situation problématique. L’âme est la condition universelle contre laquelle les humains doivent œuvrer pour produire autant leur propre identité en tant qu’espèce que les diverses identités intra-spécifiques liées à la parenté. Le corps d’une personne désigne la relation constitutive qu’elle entretient avec les corps semblables au sien et différents des autres types de corps, alors que son âme est un signe ultime (parce que premier) de ce qui est commun à tous les êtres, humains ou non-humains : le flux originaire (« analogique ») de parenté (Wagner, 1977a) est un flux d’esprit. Cela signifie que le corps doit être produit à partir de l’âme, mais aussi à son encontre, et c’est précisément ce qui est en jeu dans l’exercice de la parenté amazonienne (Viveiros de Castro, 2001).
Cela ne revient pas à dire, toutefois, que l’âme n’a que des déterminations négatives dans la parenté. Une réflexion sur ces questions relatives à l’âme nous ramène au domaine de la magie. Les remarques de Gell sur l’intentionnalité magique suggèrent en effet que nous pourrions faire plus que transposer analogiquement les problèmes que l’anthropologie rencontre face à la magie dans le domaine de la parenté. Peut-être le problème de la magie est-il le problème de la parenté. Peut-être les deux ne sont-ils que des solutions complémentaires pour le même problème. En tous les cas, il vaut la peine de se demander si la magie et la parenté n’entretiendraient pas des rapports plus profonds qu’il n’est habituellement reconnu. Cela expliquerait, d’une certaine façon, pourquoi les thèmes qui constituent les fondements de la discipline sont précisément ces deux-là : l’« animisme » et la « magie », respectivement chez Tylor et Frazer, ou encore la « parenté classificatoire » et l’« exogamie », chez Morgan et Rivers (Fortes, 1969 : 10 sq.).
A ce propos, rappelons l’hypothèse avancée par Leach dans son ouvrage Rethinking Anthropology, selon laquelle :
(...) dans tout système de parenté et de mariage, il y a une opposition idéologique fondamentale entre les relations qui assurent à un individu l’appartenance à un groupe, à un “nous” (relations d’incorporation), et les relations différentes des premières qui lient “notre groupe” à d’autres groupes du même genre (relations d’alliance) ; et dans le cadre de cette dichotomie on distingue symboliquement les relations d’incorporation des relations d’alliance en concevant les premières en termes de substance commune, et les secondes en termes d’influence métaphysique. (1961 : 20, trad. fr. 1968 : 44)
On trouverait donc d’une part la consanguinité et les aspects substantiels (physico-biologiques), et de l’autre les relations d’affinité (l’alliance) et les aspects spirituels (métaphysiques). Remarquons toutefois que ce que Leach appelle l’influence métaphysique ou mystique n’exclut pas nécessairement les liens de “substance”. Bien au contraire, l’influence métaphysique peut être exercée au long de tels liens (la chair et le sang transmis par voie maternelle chez les Kachin, par exemple). On en trouve également un exemple dans l’analyse que fait Wagner de la parenté daribi : c’est parce que le frère de la mère et le fils de la sœur partagent une même substance corporelle que le premier exerce une influence permanente, de nature “mystique”, sur le second [6]. Pour autant, la corrélation universelle de Leach n’est pas invalidée par l’ethnographie des Daribi : le père et l’enfant partagent ici également une même substance corporelle, sans que cela n’entraîne de pouvoir spirituel de l’un sur l’autre. Et la corrélation entre les liens d’alliance et l’influence magique semble prévaloir dans cette société, puisque le frère de la mère est consubstantiel au fils de la sœur (ZS), mais également un affin du père de ce dernier, qui doit payer le frère de sa femme (WB) pour contrer l’influence que celui-ci exerce sur le fils de sa sœur (ZS).
En résumé, ce n’est donc pas tant la “substance corporelle” et l’”influence spirituelle” en tant que telles qui semblent être opposées, mais ce que Leach définit comme des « relations d’incorporation » et des « relations d’alliance ». Je préférerais pour ma part les concevoir comme des relations basées sur la similarité d’une part, et sur la différence de l’autre [7]. Dans la parenté amazonienne, le premier terme définit une qualité que j’appellerai, dans un but comparatif, “la consanguinité”, et le second la qualité d’”affinité”. La corrélation qu’établit Leach peut ainsi s’appliquer dans le cas de l’Amazonie, pour autant qu’on la reformule en disant que le corps est le composant consanguin de la personne, tandis que l’âme est son composant affin. Ce qui en résulte alors n’est pas tant le fait que les affins d’une personne exercent une influence spirituelle sur cette dernière, mais plutôt que la dimension spirituelle de la personne comporte elle-même des connotations affinales — étant une telle influence plutôt que la subissant. Je ne veux pas dire par là que la consanguinité chez les Amazoniens relève d’une “substance physique partagée”, alors que l’affinité impliquerait quelque autre type de substance — disons spirituelle — ou un genre d’influence immatériel de type mental-intentionnel plutôt que causal-mécanique. En réalité la distinction entre un monde d’objets physiques et un monde d’états mentaux n’a pas de sens dans les ontologies telles que les ontologies amazoniennes (Townsley, 1993). On trouve ici un unique champ analogique d’influence (pour utiliser les concepts de Wagner), un champ continu de forces magiques qui transforment sans cesse les corps en âmes, les substances en relations, le matériel en idéel — et vice et versa. En somme, il y a là un monde unique, mais un double mouvement (Viveiros de Castro, 2001)
Par conséquent, tandis que le processus amazonien de la parenté concerne essentiellement la fabrication et la destruction des corps, les âmes individuelles ne sont jamais produites, mais plutôt données : soit complètement durant la conception, transmises avec les noms et les autres principes préconstitués, soit capturées toute faites du dehors. Une personne vivante est un composé de corps et d’âme, intérieurement constituée par une double polarité soi/autre et consanguin/affin (Kelly, 2001 ; Taylor, 2000). Cette entité “dividuelle” est décomposée par la mort, qui sépare un principe d’altérité “affinale”, l’âme, d’un principe d’identité “consanguine”, le corps mort. Une consanguinité pure, non mélangée, ne peut être atteinte que dans la mort : c’est le résultat final du processus de vie de la parenté, de la même façon que la pure affinité est le préalable cosmologique de cette dernière. La mort défait la tension entre l’affinité et la consanguinité qui déclenche la construction de la parenté, et en même temps achève le processus de consanguinisation, ou autrement dit, de dés-affinisation auquel un tel processus aboutit.
De la même façon que le “corps” dans l’anecdote piro, il est parfaitement clair que la consanguinité et l’affinité amazonienne signifient quelque chose de très différent des notions homonymes que nous utilisons. C’est précisément la raison pour laquelle j’ai décidé d’établir une telle homonymie : pour créer une connexion entre les champs conceptuels amazoniens et occidentaux. On remarquera néanmoins que cette relation n’est pas uniquement réciproque. Elle est aussi orientée, puisqu’en Amazonie seulement, la différence peut être un principe positif de “relationalité”, signifiant autant la disjonction que la connexion (Strathern, 1995a : 165), plutôt qu’un manque simplement négatif de ressemblance.
Economies du don et ontologies animistes
La question de la possible co-implication des deux problématiques fondatrices de l’anthropologie, la parenté et la magie, mérite d’être abordée ici plus précisément. Pourrait-il y avoir une correspondance cachée entre, disons, le mariage prescriptif et l’influence magique (magical causation) ? Les deux néologismes de Tylor, les notions d’ « animisme » et de « cousin croisé », requises par l’étude des cultures primitives, exprimeraient-elles des idées intimement, mais obscurément liées ? Pour tenter d’esquisser les réponses positives que je compte donner à ces questions, il me faut recourir à un concept médiateur plus à même d’expliciter la relation que ces deux termes peuvent entretenir. Un tel concept est celui du don.
Repartons de l’élégante définition apportée par C. Gregory : le don est un échange des choses inaliénables entre des personnes qui sont dans un état de dépendance réciproque (1982 : 19). Cette formulation a la vertu de s’appliquer autant comme définition de l’échange de dons que comme définition de la parenté tout court — dans sa dimension matrimoniale, bien sûr, mais également dans sa dimension filiative. Car si la figure prototypique de l’échange de dons ainsi défini est l’échange de mariage (« le don suprême » etc.), la procréation ou la substitution générationnelle peuvent également être envisagées comme un processus de transmission de choses inaliénables : des partie du corps ou de substances corporelles sont transmises, bien entendu, mais aussi (voir Bamford, à paraître) des souvenirs, des récits, des rapports particuliers à la terre, toutes choses qui produisent des personnes placées de fait en état de dépendance réciproque.
L’échange de mariage est conceptuellement prototypique parce que tout échange de dons est un échange de personnes, un processus de personnification : « Les choses et les gens assument la forme sociale d’objets dans une économie marchande tandis qu’ils revêtent la forme sociale de personnes dans l’économie du don » (Gregory, 1982 : 41 ; voir aussi Strathern, 1988 : 134). Si la première définition de l’échange de don faisait de celui-ci un synonyme de parenté, la seconde rend le concept d’économie du don virtuellement indistinct de la notion d’”animisme” (Descola, 1992) — ce dernier terme étant traditionnellement appliqué à ces régimes ontologiques dans lesquels, précisément, les choses et les gens assument la forme sociale de personnes. Ainsi peut-être l’échange de dons, la parenté et l’animisme ne sont-ils que des noms différents pour le même processus de personnification : les dimensions “économique”, “politique” et “religieuse” d’une économie symbolique généralisée. De la même façon, en somme, que l’échange marchand, l’Etat et la “révolution scientifique” peuvent être considérés comme les piliers de notre propre économie symbolique moderniste.
Cette connexion entre l’économie du don et l’animisme est reconnue d’une certaine façon dans Gift and Commodities. En se référant à Mauss, Gregory évoque la “qualité anthropomorphique” des dons (1982 : 20, 45). Il résume la raison d’être théorique d’un tel anthropomorphisme en ces termes : « L’organisation sociale de la reproduction des choses-dons est gouvernée par les méthodes de reproduction des personnes. Cette dernière est un processus de personnification qui donne aux choses-dons une âme et une classification de genre. Ainsi, la reproduction des choses-dons doit être organisée comme si ces dernières étaient des personnes » (1982 : 93 ; je souligne). Ce passage conclut un paragraphe traitant de l’importance de la magie pour le processus de production matérielle (c’est-à-dire de consommation productive) dans les économies du don (1982 : 92). L’animisme serait ainsi l’équivalent cosmologique du don, et la magie la technologie propre à une telle cosmologie. Si la reproduction des choses-dons suppose que ces dernières soient des personnes, des agents semblables aux humains, alors la magie apparaît comme la façon appropriée de les produire, puisqu’elle est, comme Gell l’observe, la technologie de l’intentionnalité.
Cependant, plutôt que de traiter l’animisme en tant qu’idéologie de l’économie du don, comme on peut l’interpréter dans ce que dit Gregory, je préférerais formuler la chose de façon inverse : le don est la forme que les choses prennent dans une ontologie animiste. Ce que l’on obtient alors — l’échange de dons comme la manifestation politico-économique du régime sémiotique animiste — me paraît plus adéquat que la formulation de Gregory, que je pense dérivée, en dernier lieu, de la perspective du marché : elle privilégie l’”économie” comme source projective de forme pour toutes les activités humaines. La “production”, que ce soit celle des choses par le moyen de la consommation productive, ou celle des personnes par le moyen de la production consommatrice, y apparaît comme la catégorie dominante ; et la “reproduction” (la parenté) est pensée comme un type de production (en cela, on peut d’ailleurs se demander si la “production matérielle” ne fait pas le même travail ici que la “parenté génétique” dans la théorie de la parenté). Je crois que cette distorsion perspective des “économies” du don, due à leur appréhension d’un point de vue dérivé du régime marchand, est responsable également d’un glissement conceptuel entre le processus de personnification de la production consommatrice et le processus de personnification impliqué dans le fait de « donner aux choses-dons une âme et une classification de genre ». La “personnification” n’a pas le même sens dans chacun des cas : le premier est un phénomène de “forme sociale”, le second étant un cas de “comme si” (as if). En effet, Gregory fait appel à la modélisation par le “comme si” quand il débat de la magie (dans la citation ci-dessus), alors que précédemment, lorsqu’il décrit la prédominance de la production consommatrice dans les économies du don, il utilise le concept de “forme sociale”. Assurément, il existe une certaine différence entre la “forme sociale” de quelque chose et ses propriétés “comme si” : une différence radicale de forme épistémologique, si vous voulez, ou d’économie théorique. Je préfère pour ma part voir l’échange de don, la parenté et l’animisme comme des noms différents pour un même processus de personnification, un processus qui n’est ni un phénomène “comme si”, ni exactement (ou exclusivement) celui d’une “forme sociale”. Parce que finalement, le “comme si” suppose une sémiologie extensionniste des significations littérales et métaphoriques, tandis que la notion de “forme sociale” soulève la question de sa propre définition : le “social”, à l’exclusion de quoi ? Du “phénoménal”, certainement (cf. Gell, 1999 : 35 sq.). Mais peut-être sommes-nous ici dangereusement proche du schéma dualiste nature/culture...
Mon intérêt pour les relations entre la parenté et la magie trouve son origine dans une longue série de conversations que j’ai eues avec Marilyn Strathern, et plus particulièrement dans une discussion menée au Brésil en 1998 à propos des droits de propriété intellectuelle. Dans un entretien qu’elle a donné à Carlo Fausto et moi-même (Strathern et al., 1999), j’avais introduit le thème en suggérant de manière assez légère que le concept de “droit” était la forme que les relations prenaient dans une économie de marché. Dans un régime où les choses et les personnes assument la “forme sociale” d’objets, les relations sont extériorisées, détachées des personnes sous la “forme sociale” du droit. Toutes les relations doivent être converties en droits pour être reconnues, de la même façon que les marchandises doivent avoir un prix pour pouvoir être échangées. Les droits et les devoirs définissent la valeur relative des personnes de la même façon que les prix définissent le taux d’échange des choses. La question qui suivait était celle-ci : quel serait l’équivalent de la notion de “droit” dans une économie du don ? Strathern a fait remarquer que cette façon de formuler le problème impliquerait (pour préserver l’homologie entre les régimes du don et du marché) de chercher la corrélation substantielle, ou chosiste, du don. Pour certaines raisons (évidentes ?), aucun d’entre nous n’a trouvé cette piste de recherche très prometteuse, et le sujet a été remis à plus tard. Lorsqu’elle a finalement repris cette thématique dans une publication récente (Strathern, 2002), Strathern a proposé la dette comme l’équivalent du droit dans l’économie du don, conformément à la réponse apportée par Fausto lors de notre conversation quelques années auparavant : « le don est à la dette ce que la marchandise est au droit ». En faisant remarquer que cette réponse avait déjà été anticipée par Gregory — « l’économie du don... est une économie de la dette » (1982 : 19), Strathern a poursuivi l’ébauche d’un contraste particulièrement éclairant entre les temporalités intrinsèques aux droits (qui anticipent les transactions) et aux dettes (qui les présupposent).
Je reconnais tout le potentiel heuristique de ce contraste entre droit et dette tel que Strathern le formule, mais je tiens à avancer ici un autre prétendant au rôle conceptuel d’”anti-droit”. En retournant au passage de Gift and Commodities cité par Strathern, on découvrira que Gregory comprend le rapport du don à la dette comme celui de la marchandise au profit :
L’économie du don est ainsi une économie de la dette. Le but dans une telle économie est d’acquérir le plus grand nombre possible de partenaires obligés par les dons que l’on réalise, et non de maximiser son profit, comme dans une économie de marché. Ce que le donateur désire, ce sont les relations personnelles que créé l’échange de don, et non les choses elles-mêmes. (1982 : 19).
Si le profit est l’équivalent de la dette dans un régime de marché, l’équivalent des prix des marchandises dans le régime du don serait, selon Gregory, les « termes de parenté classificatoire » (1982 : 16, 67-68). Alors que les prix décrivent des relations cardinales de valeur entre des objets dans les transactions, les termes de parenté décrivent le rang ordinal entre les partenaires de l’échange. On notera que ce que Gregory a ici à l’esprit est l’échange de mariage prescriptif entre certaines positions “classificatoires” de parenté, qui classent des groupes entiers comme partenaires de l’échange.
Les différents éléments du problème sont à présent déployés. Les relations de parenté ont été traditionnellement conceptualisées en anthropologie comme des relations juridiques. La filiation a toujours été une affaire de droits et de devoirs, et non une relation naturelle. L’alliance pour sa part était soit « prescriptive », soit « préférentielle », ou encore une affaire de « choix ». Toute une métaphysique juridique fût érigée autour de la “parenté primitive” ; il n’est pas nécessaire d’en refaire ici l’histoire. Or, les relations entre les êtres humains dans une économie marchande (où les choses et les personnes assument la forme d’objets) sont conçues en terme de droits, qui sont, dans un certain sens, des prix en forme humaine [8]. Cela rend la notion complètement inappropriée pour une économie du don, où les relations de parenté ne sont pas détachables des personnes, comme le sont les droits. De même, dans une économie du don (où les choses et les personnes assument la forme de personnes), les relations entre les êtres humains sont exprimées dans les termes de la parenté classificatoire, ce qui revient à dire qu’elles sont des relations de parenté. Mais dans ce cas, les relations entre les choses doivent être conçues comme des liens d’influence magique, c’est-à-dire comme des relations de parenté en forme d’objet : le monde objectif d’une “économie” du don est une ontologie animiste de l’agentivité universelle traversée par des rapports de parenté transpécifiques — un monde dans lequel les ignames sont nos frères de lignage, déambulant inaperçus la nuit, où les jaguars enlèvent leurs habits animaux pour apparaître comme nos beaux-frères cannibales. Ainsi que le remarquait Strathern avec une plaisante ironie, beaucoup de « non-literate people » - ceux qui se conforment à l’ontologie du don - « semblent voir des personnes même là où l’anthropologue n’en verrait pas... et la parenté peut être revendiquée pour des relations entre des entités que les anglophones conçoivent comme franchement improbables » (1995b : 16). Il apparaît en effet que, lorsque ces gens parlent de processus de personnification, c’est comme s’ils le prenaient véritablement au sérieux [9].
Le langage moderne des droits est enraciné dans le Grand Partage produit par la première modernité entre le domaine politico-moral d’une part, et le domaine naturel-physique de l’autre — respectivement le monde de Hobbes et le monde de Boyle (Shapin and Schaffer, 1985 ; Latour, 1991). De la même façon, notre économie marchande est basée sur cette distribution dualiste entre la forme sociale d’une part, et de l’autre la force naturelle (la valeur d’échange et la valeur d’usage). Les économies du don non modernes, cependant, n’ayant rien à voir avec une telle dualité, doivent opérer sur la base d’un monde unifié de forme et de force, c’est-à-dire un monde “magique”, selon l’appellation que nous donnons à toutes ces ontologies qui ne reconnaissent pas le besoin de diviser l’univers entre une sphère morale et une sphère physique — ou dans les termes de la parenté, entre les relations juridiques et les relations biologiques.
Le prétendant au rôle d’”anti-droit” serait alors tout désigné : ce serait la magie. La marchandise est au droit ce que le don est à la force magique. Je cherchais, après tout, la corrélation “substantielle” ou chosiste du don. Seulement, il s’agissait là moins d’une chose que d’une force, s’apparentant moins à une substance matérielle qu’à un principe spirituel (une “forme sociale” ?). Ou, pour l’amener autrement, je cherchais seulement la façon dont la dette est théoriquement réifiée. On peut dire à présent qu’elle est réifiée comme l’esprit du don, bien sûr : comme le hau, l’incarnation archétypale de ce « résultat anticipé » (anticipated outcome) qui constitue le « piège esthétique » de l’économie du don (Strathern, 1988 : 219 sq.) [10]. Il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler ici que l’Essai sur le don était, entre autres choses, une étude sur la préhistoire de la notion de droit, et que la « théorie générale de l’obligation », que Mauss voyait comme l’horizon de son essai, faisait dériver le lien juridique produit par la transmission d’une chose du caractère animé de cette dernière. On se souviendra également que le hau est une forme de mana, ou que le hau et le mana sont des « espèces de même genre », comme le dit Mauss quelque part. L’Essai sur le don est ainsi un développement particulier de l’Esquisse d’une théorie générale de la magie : le mana est supposé être un ancêtre de la notion moderne de force naturelle, de la même façon que le hau se trouve à la racine de notre idée d’obligation contractuelle.
Gregory approfondit le contraste entre l’échange de marchandises et l’échange de don : « L’échange marchand - l’échange de choses différentes (unlike-for-unlike) - établit une relation d’égalité entre les objets échangés. (...) [le] problème étant de trouver une mesure commune. (...) L’échange de dons - l’échange de choses semblables (like-for-like) - établit une relation inégale de domination entre les partenaires de l’échange. (...) [Le problème étant ici :] qui est supérieur à qui ? » (1982 : 47-48). Gregory reconnaît que « la signification précise de la “domination” est une question empirique ». Assurément, ce terme peut signifier différentes choses ; mais je crois qu’il signifie avant tout ce que Leach et Wagner ont appelé « influence » - l’influence magique. Car l’influence est un mode général d’action et de relation dans un monde d’humanité immanente. Comme en témoigne leur commune étymologie, ce que transporte le « flux » analogique est l’« influence » [11]. L’immanence est un fluide.
Je crains que les commentaires ci-dessus sur le don, l’animisme et la parenté ne vous aient parus exagérément évidents. Peut-être le sont-ils effectivement. Mon but était simplement d’attirer l’attention sur la nécessité de remettre ensemble ce qui avait été séparé très tôt dans l’histoire de notre discipline : la magie et la parenté, l’animisme et l’exogamie. Ce tournant conceptuel vers la magie est destiné tout au moins à atténuer notre obsession pour la “biologie”, que l’on s’y réfère ou que l’on s’y oppose, dans la construction des théories relatives à la parenté. Nous avons appris de longue date qu’une théorie anthropologique de la magie ne fonctionne pas si elle se fonde sur le postulat que cette dernière est une science physique erronée. Imaginer que la parenté est une “biologie” bizarre entraîne des conséquences similaires. De même, je pense qu’il existe de bonnes raisons de ne pas formuler notre conceptualisation des relations de parenté en général à l’aide de la notion de droit. La parenté n’est pas la “loi primitive”, pour la même raison qu’elle n’est pas la “loi naturelle”. La parenté est la magie, dans la mesure où la magie est la parenté.
Une critique amazonienne des nouvelles approches dans l’étude de la parenté
Dans un passage resté célèbre des Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss oppose les propriétés sociologiques des relations entre les frères et celles entre les beaux-frères. En évoquant ce que l’on pourrait considérer comme la scène primitive du structuralisme — l’affinisation collective d’une bande étrangère par le groupe Nambikwara au sein duquel il séjourne — Lévi-Strauss écrit que, bien que les Nambikwara puissent utiliser occasionnellement le terme de « frères » pour créer des liens avec les non-parents, l’usage du terme de « beaux-frères » est beaucoup plus important et lourd de conséquences.
« (...) on voit aussi toute la différence entre les deux types de liens, qui sera définie de manière suffisamment claire si l’on dit que l’un constate une solidarité mécanique (frère), tandis que l’autre invoque une solidarité organique (beau-frère, ou compère). Les frères sont proches les uns des autres, mais ils le sont par leur similitude, comme les poteaux ou les tuyaux des flûtes ; au contraire, les beaux-frères sont solidaires parce ce qu’ils se complètent et possèdent, l’un pour l’autre, une efficacité fonctionnelle ; soit qu’ils jouent le rôle de l’autre sexe dans les jeux érotiques de l’enfance, ou que leur alliance masculine, à l’âge adulte, se sanctionne par la fourniture à chacun de ce qu’il ne possède pas — une épouse — grâce à la renonciation simultanée à ce que l’un et l’autre détiennent — une sœur. La première forme de solidarité n’ajoute rien, n’unit rien ; elle se fonde sur une limite culturelle, qui se satisfait par la reproduction d’un type de connexion dont la nature fournit le modèle ; l’autre réalise une intégration du groupe sur un nouveau plan. » (1967 : 554-555)
En résumé, la relation entre les frères est d’ordre naturel tandis que la relation entre les beaux-frères est d’ordre culturel. Ce motif traverse les Structures élémentaires de la parenté : la consanguinité (filiation et germanité) est un donné naturel qui doit être limité par une affinité construite. La culture ou la société sont instituées par l’occupation normative des espaces laissés sans surveillance par la loi naturelle — le choix des partenaires apparaissant comme opposé à l’hérédité.
Même s’il dévalue la « parenté par le sang » comme modèle de socialité — dévoilant ainsi sa dette envers les vues modernistes d’une société civile émergeant d’un déplacement sublimationnel des solidarités naturelles — Lévi-Strauss réaffirme néanmoins la robuste cosmologie occidentale moderne de la consanguinité comme Donné et de l’affinité comme Construit (Wagner, 1981), soit respectivement les aspects de la parenté liés à la « Nature » et ceux liés à la « Loi » (Schneider, 1968). En fait, il traite la distinction entre consanguinité et affinité d’une façon très proche de celle dont Fortes et de nombreux autres anthropologues — pour ne pas mentionner Freud — conçoivent la différence, interne cette fois à la consanguinité, entre maternité et paternité. Le premier terme de chaque paire est associé à une immanence donnée naturellement, le second à une transcendance culturellement construite et créatrice de culture.
N’y aurait-il alors aucune différence (Schneider, 1984), entre la « théorie de la filiation » et la « théorie de l’alliance » ? Pas exactement, dans la mesure où le structuralisme a accompli dans ce domaine une percée conceptuelle. Même si elle associe la consanguinité avec la nature et l’affinité avec la société, la théorie de l’alliance de Lévi-Strauss aboutit à une conception de la parenté dans laquelle l’affinité relève autant du donné que la consanguinité. En outre, dans le cas exemplaire des structures élémentaires, l’affinité est donnée exactement de la même façon que la consanguinité, c’est-à-dire comme une interrelation permanente, interne et constitutive entre les partenaires de l’échange de mariage - même si cette propriété est une œuvre (une ruse) de la culture plutôt qu’un fait (un donné) de la Nature.
La percée opérée par Lévi-Strauss n’était cependant pas destinée à prendre racine dans la discipline. L’anthropologie de la parenté sera secouée jusque dans ses fondations dans les décennies qui suivront l’avènement du structuralisme. Le mariage prescriptif, par exemple, a été dénoncé théoriquement comme une tentative idéalisante de dissimulation (“etic” et/ou “emic”) des stratégies, calculs et intérêts inscrits dans la vie réelle — ces derniers apparaissant comme les réactualisations conceptuelles de l’ancien motif du “choix”. L’alliance constitutive a été reconduite à son statut régulatif traditionnel, le domaine pré-donné qui la dirige étant dorénavant, pour l’essentiel, “le Politique” — l’ersatz post-moderne de la Nature. L’alliance a été réinterprétée comme située complètement dans le domaine du constructible. Plus significativement encore, une idée telle que celle exprimée par Lévi-Strauss quand il affirmait que la relation de germanité était naturelle, ou du moins que son modèle était fourni par la nature — c’est-à-dire donné — serait catégoriquement rejetée aujourd’hui. La totalité de la parenté — la relation entre frères tout comme celle entre les beaux-frères — est maintenant considérée comme construite ; ou plutôt, comme un processus de construction qui ne laisse aucune place aux notions du donné comme structure naturelle ou sociale. Considérons, par exemple, la remarque suivante d’une spécialiste de l’Amazonie : plaidant en faveur du caractère phénoménalement construit de la parentalité chez les Amazoniens, ma collègue Laura Rival invoque « ... the current understanding of kinship, no longer seen as a social identity given at birth and fixed in a set of structural positions, but, rather, as a process of becoming... » (Rival, 1998 : 628, citant Carsten, 1995 : 223). Le donné, le permanent et le structurel sont ainsi déversés tous ensemble dans la vaste poubelle de l’histoire de la discipline. Nous connaîtrions tout cela beaucoup mieux aujourd’hui (Carsten ed., 2000).
Mais est-ce vraiment le cas ? Qu’est-ce qui nous garantit que nos modes de compréhension actuels s’accordent mieux, par exemple, avec ceux des Amazoniens ? Dans le cas particulier de la relation de parentalité comme processus de construction plutôt que comme structure donnée, on pourrait défendre l’idée que notre nouveau mode de compréhension est le résultat du fait que des idées non-occidentales telles les Amérindiennes auraient effectivement remis en question les conceptions anthropologiques eurocentriques. Mais on pourrait tout aussi bien soutenir que les points de vue occidentaux eux-mêmes ont changé, et cela indépendamment de tout éclairage apporté par l’anthropologie. Bien au contraire : certains développements historiques particuliers, tel que l’essor des nouvelles technologies de la reproduction et certains courants culturels comme l’engouement pour la “créativité” ou le “self-fashioning”, pourraient être responsables de la prise de conscience soudaine de l’anthropologie que rien ne serait “donné à la naissance”. Dans ce cas, nous ne serions pas beaucoup plus avancés que nos prédécesseurs en ce qui concerne les modes de compréhension non-occidentaux.
Quoiqu’il en soit, le but de cette contribution n’est pas de discuter des intuitions actuelles de l’anthropologie. Je n’entretiens d’ailleurs aucun sentiment anti-constructiviste et je n’en appellerai pas à des faits universels, “intraitables” ou “indiscutables”, dans l’ordre du vivant. Mon point de vue est simplement qu’il n’y a aucune raison a priori de supposer que les Amazoniens partagent nos modes de compréhension — passés ou présents — sur la parenté. Il n’y a aucune raison, en particulier, de supposer que tout les aspects de ce que nous appelons parenté soient compris par les Amazoniens comme pareillement constructibles ou “processuels”. Lorsque Laura Rival mentionne de manière générique la parenté, elle passe sous silence les différences possibles à l’intérieur de cette province de l’expérience humaine.
Mon propos devrait paraître plus clair désormais. Prenons l’une des plus importantes dichotomies conceptuelles de la théorie et de l’exercice de la parenté occidentale, la dichotomie consanguinité/affinité, célèbre depuis Morgan et développée par le structuralisme. Combinons-la avec la distinction que fait Wagner entre l’inné et le construit. On obtiendra quatre cas possibles.
Le modèle standard
Dans ce modèle, la consanguinité est le domaine du donné : c’est une propriété innée et passive de la matrice relationnelle humaine, son substrat corporel essentiel. L’affinité est une construction active : c’est un choix différentiateur, affectif ou politique, une liberté inventive. Ce modèle est le modèle standard occidental, la cosmologie bien connue de la nature et de la loi, du statut (la substance) et du contrat (le code), universalisée dans les théories de nombreux auteurs en tant que “parenté humaine”. Dans ses développements comparatifs, ce modèle implique que les constructions culturelles érigées sur les relations consanguines soient sévèrement limitées, oscillant autour d’un attracteur naturel puissant représenté par la maternité, la solidarité entre les germains et la famille nucléaire. L’affinité, pour sa part, est supposée varier plus librement, entre le mariage primitif obligatoire et les unions modernes basée sur l’amour et l’affection. Elle ne se révèle “intraitable” que dans la relation négative qu’elle entretient avec la consanguinité, c’est-à-dire dans la prohibition de l’inceste.
Le modèle standard conçoit la consanguinité comme une relation interne, dérivée de la procréation (voir Bamford, à paraître). Les liens de procréation et les ressemblances corporelles qui en résultent dans la parenté de “sang” sont (ou étaient jusqu’à très récemment) conçus comme constituant les aspects non transformables, ineffaçables, originellement constitutifs de l’identité de la personne, dans la mesure où cette dernière est pensée “en relation” avec les autres [12]. Pour utiliser la métaphore biologique, la parenté est avant tout une propriété génotypique et non phénotypique des personnes. Le génotype (le corps en tant que Substance) est ontologiquement fermé. Aucune des relations actives que le phénotype (le corps en tant que Sujet) engage dans le monde ne peut le transformer. Les connections affinales, à l’opposé, sont purement externes, sous la forme de relations régulatrices entre des personnes déjà constituées ; elles lient réciproquement des partenaires indépendants. Ainsi les continuités “biologiques” sont pour nous la métaphore concrète de nos liens de contiguïté internes (internal relatedness), tandis que les relations réelles (i.e. sociales) sont perçues comme externe et régulatrices (Schneider, 1984 : 188, cité par Carsten, 1995 : 224).
La description que nous avons donnée de ce modèle procède bien sûr d’une radicale simplification. Dans les conceptions occidentales modernes de la parenté, la biologie “ne fait pas tout”, et la transmission génétique encore moins (Edwards & Strathern, 2000 : 160 ; ainsi que Edwards, à paraître). La consanguinité vécue manifeste toujours des écarts complexes entre ses dimensions “sociales” et “biologiques”, les dimensions biologiques étant autant acceptées que rejetées comme bases d’une relation. Ceci dit, cette schématisation tient dans une large mesure, car les combinaisons possibles entre les attributs sociaux et biologiques inhérents à notre cosmologie s’avèrent limitées. Si le rôle de la dimension biologique comme fondation des relations peut toujours faire l’objet d’un choix, l’inverse n’est pas vrai : faire des relations les fondations du biologique s’avère impossible. Le code de conduite peut bien prévaloir sur la substance, mais il ne peut lui-même la produire. Il est admissible que la relation procède de la substance, mais il ne l’est pas qu’elle la précède : un fils adoptif peut-être plus un “fils” qu’un fils “biologique”, mais en aucune manière il ne peut devenir lui-même un fils biologique. Les liens biologiques sont absolument indépendants des relations sociales, l’inverse n’étant pas défendable. Et quand bien même la dimension biologique ne constitue pas en soi un destin pour les individus, si elle ne fait pas tout, elle sera toujours une nécessité, parce qu’elle est histoire : à travers elle, le temps est irréversiblement inscrit dans le corps : « contained within the bodies of living human beings is a protracted history of procreative events extending back in time from the present to the remote past » (Bamford, à paraître).
Si la consanguinité incarne les causes procréatrices de la parenté, l’affinité est un effet du mariage ou d’unions analogues. Et c’est précisément en tant que conséquence de la conjugalité que l’affinité peut être décrite comme construite. La vrai “construction” est la conjugalité, le résultat d’un choix. La parenté affinale résultant de la conjugalité est “donnée” a posteriori, comme dans le cas des conjoints des consanguins ou dans celui des consanguins des conjoints. D’où la possibilité de situer, dans le modèle standard, l’affinité aux côtés de la consanguinité dans le domaine du donné, en opposition avec les relations librement choisies et construites, basées sur l’amour, l’amitié ou la parenté spirituelle. D’où également la tendance actuelle à séparer la conjugalité de l’affinité, pour enraciner cette dernière plus fermement dans le terrain des choix affectifs : « Je n’ai pas épousé ta famille », dit-on aujourd’hui. Une formule qui commence à sonner de plus en plus juste...
Pour résumer, disons que le contenu du Donné dans la parenté, dans le modèle standard, est une relation constitutive de similarité consubstantielle, inscrite dans le corps et résultant de la procréation. La forme du Construit est une relation établie par libre choix, exprimant la complémentarité spirituelle des individus qui y participent. Une telle complémentarité, incarnée dans la conjugalité, aboutit dans la procréation. Mises ensemble, ces deux dimensions de la substance donnée et du choix construit sont la condition de possibilité d’une “solidarité diffuse et durable” à la racine de la socialité humaine.
Le modèle constitutif
Dans ce modèle, les deux dimensions sont perçues comme données. La première naturellement (et ensuite socialement, une fois sanctionnée par la culture), la seconde socialement (mais également naturellement dans la mesure où elle manifeste l’essence de la socialité humaine). Ce modèle correspondrait à la conception structuraliste de la parenté “primitive”, en particulier comme on la trouve exprimée dans les concepts de structures élémentaires et de mariage prescriptif : les domaines consanguin et affin d’une structure élémentaire de la parenté sont traités, par les personnes qui s’y conforment, comme “donnés à la naissance”. Dans ce modèle, l’affinité n’est pas créée par le mariage. C’est l’inverse qui se produit : on ne perçoit pas comme des affins ceux avec lesquels on se marie mais, plutôt, on épouse ceux que l’on a toujours perçus comme tels (ou qui sont considérés comme ayant toujours été perçus comme tels — jusqu’à ce qu’on les épouse).
On pourrait certes souhaiter mettre l’accent (si on désirait fondre ici ensemble des modes de compréhensions constitutif et régulateur, et voir ce modèle comme un schéma “prescriptif” plutôt que “constitutif”) la dette qu’entretient le modèle structuraliste à l’égard des points de vue traditionnels sur les sociétés primitives comme dominées par la règle, comme des univers de non choix ; ou encore à l’égard de l’”hypothèse Durkheim-Saussure” (si on peut l’exprimer ainsi) qui voit l’action humaine comme la mise en scène automatique d’un ensemble transcendant d’instructions culturelles (quelque chose qui s’apparenterait à un génotype culturel, en quelque sorte). Nous pourrions cependant également défendre l’idée que ce modèle propose une vue de la parenté de part en part relationnelle, basée sur « l’hypothèse que les relations qu’entretiennent les personnes font partie intégrante de ces dernières (ne serait-ce pas d’ailleurs là ce qui caractérise la règle positive du mariage ?) » (Strathern, 1992b : 101) [13]. Mais surtout, on peut faire remarquer que même si les deux dimensions de la parenté sont “données” dans ce modèle, elles ne le sont ni de la même façon ni dans le même temps — ni dans le même temps logique. Car le concept lévi-straussien de « prohibition de l’inceste » ne signifie ni plus ni moins que l’affinité est antérieure à la consanguinité, qu’elle est la condition de possibilité de cette dernière. Il n’y a pas de consanguins avant l’établissement de la Règle. Ma sœur ne vient à l’existence en tant que sœur seulement si, et seulement quand je la conçois comme la femme de quelqu’un d’autre. Les hommes n’échangent pas les femmes, et les femmes ne sont pas là pour être échangées : elles sont créées par l’échange, et les hommes également. En fait, il n’est jamais question de personnes (les hommes) qui échangent d’autres personnes (les femmes) : le mariage est un processus où les gens échangent des relations de parenté, comme Lévi-Strauss l’a exprimé il y a quelque temps déjà (1983 : 91), [14]ou des perspectives, selon la formulation plus récente de Strathern (Strathern, 1988 : 230 et passim ; 1992b : 96-100 ; 1999 : 238-40).
Le modèle constructif
Les deux dimensions sont ici traitées comme le résultat de processus socio-pratiques de mise en relation, ce qui signifie qu’elles sont les deux construites par l’action de l’homme. Les liens de parenté ne sont pas donnés à la naissance — même la naissance n’est pas donnée à la naissance (voir Rival, 1998 à propos de la couvade) — mais sont « créés » ou « produits » par des actes délibérés d’alimentation (feeding), d’affection et de soins (caring), de partage, d’amour et de mémoire [15]. L’insistance théorique dominante se porte ici sur la nature socialement construite des relations consanguines (si j’ose le formuler ainsi), et en particulier des liens qui unissent parents et enfants. Apparemment, il n’est dès lors pas jugé nécessaire de soutenir que les liens entre affins sont également socialement construits. Ce modèle constructif apparaît comme le mode de compréhension anthropologique dominant actuellement dans le domaine de la parenté. Il a aussi été attribué (que ce soit en terme de causes ou de conséquences) à beaucoup — peut-être à toutes — les sociétés non-occidentales. Il a émergé dans une large mesure comme une forme d’inversion réactive à la position illustrée par le modèle précédent, bien qu’il serait possible de démontrer qu’il est aussi ancien que l’anthropologie elle-même, ayant déjà été suggéré par des auteurs aussi différents que Mac Lennan ou Durkheim. Mais le modèle constructif se place également en réaction à d’autres théories contemporaines concurrentes dans le domaine de la parenté. Qu’elles s’expriment en des termes sociobiologiques, ou plus récemment en termes psycho-évolutionnistes, ces théories concurrentes imposent une version particulièrement impérialiste du Donné : la consanguinité génotypique ne détermine pas seulement le comportement phénotypique vis-à-vis des “parents”, mais gouverne également les choix des affins (c’est-à-dire l’union reproductrice) selon le meilleur intérêt de la réplication des gènes.
Les partisans du modèle constructif consacrent beaucoup d’attention aux relations « optatives » et « adoptives », ainsi qu’aux modes de création et de validation extra-utérins et postnatals des liens de consubstantialité corporelle. La parenté adoptive, la parenté de lait, la parenté spirituelle, la commensalité, la co-résidence, etc. sont désignées comme des relations considérées par de nombreuses personnes comme égales, et même souvent supérieures, aux relations basées sur le partage d’une substance corporelle produite antérieurement à la naissance. La parenté, en résumé, est construite, et non « donnée par la naissance » (Carsten, 2000 : 15 ; Stafford, 2000 : 52). Mais elle signifie ici essentiellement la consanguinité (la descendance et la germanité) et non l’affinité : cette dernière semble être d’ors et déjà regardée comme une sorte de “consanguinité fictive”. Comme je le faisais remarquer plus haut, la question de la possibilité de quelque chose comme une “affinité fictive”, une relation d’affinité qui ne serait pas basée sur une réelle alliance de mariage, n’est même pas soulevée. Apparemment, soutenir que l’affinité est socialement construite serait jugé redondant — ce qui me semble être une présupposition particulièrement révélatrice.
Le modèle constructif a comme principale cible polémique la notion de “parenté” biologiquement donnée (la consanguinité). Son objectif est de montrer qu’en ce qui concerne la parenté, “le monde produit” (“the world of made”) est aussi valable, si ce n’est souvent meilleur que “le monde donné par la naissance” (“the world of born”). Mais l’équation posée par le modèle standard occidental, selon lequel on trouverait d’une part le “biologique”, le “donné”, le “non négociable” et de l’autre le “social”, le “construit” et l’”optatif”, reste en position de force. Le biologique (le “sexe”, la “naissance”, etc.) est toujours le donné dans le modèle constructiviste. Il n’est simplement pas autant valorisé que les dimensions construites de la parenté (“le genre”, “l’alimentation” — “feeding”, etc.). Si certains vont jusqu’à entièrement ignorer le donné, de telle manière à avoir une ontologie relationnelle du type “rien n’est donné, tout est construit”, personne ne parvient à fournir autre chose que la consanguinité fondée biologiquement comme donné [16].
La prédominance théorique du constructivisme social est actuellement remise en cause sur de multiples fronts. Le modèle que l’on vient d’évoquer essuie de nombreuses critiques, dont les plus hostiles viennent du camp des “natural instructionnists” — les anthropologues d’obédience cognitiviste, leurs sympathisants et associés. Dans les faits pourtant, pratiquement toutes les réactions aboutissent à ré-exposer la vieille ontologie moderniste des universaux naturels et des particularités culturelles. « La parenté », « le genre » et « la personne », parmi beaucoup d’autres concepts, ont été malmenés par ces reconstitutions vaguement réactionnaires. En face du drapeau : « rien n’est donné », brandi par les constructivistes, ces réactions se contentent de réaffirmer le contenu universel du donné, “étant donné” certains universaux — qu’ils soient physico-matériels (la “nature”), psycho-cognitif (“la nature humaine”) ou phénoménologique (la “condition humaine”). Retour à la case départ.
En total désaccord avec de tels rejets de la perspective constructiviste, je retiens que ce qui est générique et antérieur à tout développement historique est que quelque chose est toujours présupposé comme donné, et non sa spécification [je pense qu’en cela je suis ici le point de vue de Wagner (1981)]. Ce qui est donné est le fait que certaines dimensions de l’expérience humaine seront construites — inventées — comme quelque chose de donné.
A ce point de notre argumentation, compte tenu des paramètres que nous avons choisis pour la construction de nos modèles — car il s’agit bien entendu d’une construction — il ne nous reste plus qu’une seule possibilité.
Le modèle amazonien
La dernière possibilité que nous abordons ici se présente comme la figure inversée du premier modèle. L’affinité est considérée comme un donné, comme une relation interne et constitutive, et la consanguinité comme une construction, comme une relation externe et régulatrice. J’ose suggérer que cela correspondrait à la répartition des valeurs présente dans le monde relationnel amazonien. Si l’usage privilégié du terme de « frère » dans nos propres conceptions de la parenté (nous sommes tous frères d’une certaine façon, la socialité est une grande fraternité) dérive du caractère donné que nous accordons à la consanguinité, alors le privilège analogue accordé au lien affinal par les Amazoniens désignerait l’affinité comme dimension donnée de la parenté. De même, si l’affinité est perçue comme construite dans notre tradition sociale, alors la consanguinité a de bonnes chances de s’affirmer comme la dimension acquise (non-innée) de la parenté amazonienne. Si cela s’avère correct, alors Lévi-Strauss n’avait pas entièrement raison lorsqu’il soutenait l’idée que la relation de germanité était naturelle (c’est-à-dire donnée et socialement stérile) tandis que la relation entre beaux-frères était culturelle (construite et socialement féconde). Je dirais qu’en ce qui concerne les Amazoniens, c’est le contraire est vrai : l’affinité est naturelle, la consanguinité culturelle. C’est précisément parce que l’affinité est un donné naturel, que les Nambikwara recouraient à elle quand ils construisaient une relation avec une bande étrangère.
Les significations de « naturel » et de « culturel » ont été étendues ici pour permettre la comparaison, mais c’est précisément à ce niveau que le problème se pose. Bien qu’impliquant d’importantes déterminations corporelles, l’affinité amazonienne ne peut être, bien sûr, “naturelle” au sens où nous l’entendons en parlant de notre consanguinité (donnée en tant que condition de l’organisme profondément scellée). Elle n’est pas non plus un donné dans le sens que lui accorde les Structures élémentaires de la parenté, même si elle incorpore l’alliance prescriptive comme une des conséquences possibles d’une structure sociocosmologique plus vaste. L’affinité est un donné parce qu’elle est vécue et conçue comme une condition ontologique sous-tendant toutes les relations “sociales”. L’affinité, en d’autres mots, n’est pas quelque chose qui survient après des liens, des rapports naturels antérieurs. Au contraire : c’est l’un des donnés primordiaux dont provient la matrice relationnelle. L’affinité appartient comme telle à la fabrique de l’univers. Ainsi, si l’on désire continuer à penser l’affinité comme culturelle ou conventionnelle, on doit également réaliser que la culture “humaine”, pour les Amazoniens (et d’autres), est une propriété trans-spécifique, appartenant au domaine de l’universel et de “l’inné” (Wagner, 1977b ; Viveiros de Castro, 1998b) — et que l’on doit donc également l’appeler naturelle. De même, la consanguinité amazonienne est éprouvée comme quelque chose de construit, mais pas seulement (ou pas toujours) comme un ensemble institué de catégories et de rôles, comme une “structure sociale”. La consanguinité est construite plus ou moins selon les principes de la compréhension courante de la parenté : elle est le résultat, dans le sens phénoménal, de pratiques intersubjectives signifiantes. Elle constitue donc la “culture” — ou encore, par exemple, l’histoire (Gow, 1991). Cela n’a rien à voir avec le choix, comme dans nos propres notions du construit. Les humains n’ont pas d’autres choix que d’inventer et de différencier leurs propres corps en tant que parents, car cela résulte aussi du caractère conventionnellement donné de l’affinité.
Epilogue
En conclusion, je me permettrai de souligner encore une fois que la consanguinité et l’affinité ne recouvrent pas les mêmes significations à travers les différents modèles esquissés ci-dessus. Dans chaque configuration, ces deux termes soulignent des possibilités qui sont minimisées ou subsumées par les significations dont ils se chargent dans les autres configurations. Par conséquent, ma décision de coller aux mots « consanguinité » et « affinité », face à un monde vivant très étranger à la constellation d’idées que nous exprimons par ces derniers, n’a pas été prise uniquement pour les besoins du débat — et encore moins parce que je pense qu’ils ont des référents fixes — mais dans le but de nous faire apprécier pleinement l’étendue d’une telle “étrangéité”. Je pense en effet que ce tour anti-fregéen qui consiste à faire rentrer de force des références non familières dans le cadre de nos significations familières, le bouleversement du régime conceptuel des notions de tous les jours (en commettant, en quelque sorte, une “erreur correcte”) est l’une des expériences anthropologiques les plus dignes d’intérêt. A mon sens, cette sorte d’équivocité contrôlée est la matière même dont est faite l’anthropologie. Et cela, après tout, est bien ce dont traite en fin de compte la “parenté”.
Vous aurez remarqué que mes deux cas intermédiaires (les modèles « constitutif » et « constructif ») n’étaient pas reliés à des exemples propres à des cultures spécifiques. Ce sont des constructions théoriques développées au sein même de l’anthropologie, par une sorte de dialectique interne qui émerge à travers une négation du point de vue occidental. Des exemples ethnographiques pourraient peut-être en fournir des illustrations, bien que je doute qu’il soit facile de les trouver. Si mon argumentation générale est correcte, l’opposition entre la consanguinité et l’affinité, comme tout dualisme conceptuel non soumis à une forme d’équilibrage calculé et réfléchi, est intrinsèquement instable et tend à verser dans une répartition en qualités clairement différenciées, selon un mode binaire : vous ne pouvez avoir en même temps l’affinité et la consanguinité comme donné, ou comme construit. Une telle asymétrie est même repérable à l’intérieur des constructions théoriques qui apparemment imposent les mêmes valeurs à chacun des pôles : le modèle « constitutif » structuraliste privilégie de façon évidente l’affinité comme le « donné » véritablement intéressant (dans la mesure où ce modèle se place en réaction contre une conception artificialiste et individualiste de la socialité), tandis que le modèle constructif tend à se concentrer sur la consanguinité comme le « construit » digne de considérations critiques (ce modèle s’opposant aux points de vue “naturalisant” la parenté). Par conséquent, si le caractère excessivement symétrique de la relation entre les modèles “occidentaux” et “amazonien” paraît un peu trop net, j’invite le lecteur à voir ce dernier modèle comme un croisement analytique entre le modèle structuraliste, auquel il emprunte la notion d’affinité comme « donné », et du modèle constructif, dont il tire l’idée de la consanguinité comme construction processuelle.
Mais il y a également ici un sous-texte critique. Je crains que le modèle constructif ne soit une version particulièrement puissante, une transformation terminale du modèle occidental : il étend “simplement” à la consanguinité le statut de construit traditionnellement donné à l’affinité dans l’idéologie de la parenté de l’Occident moderne. Ainsi le modèle constructif décrirait (ou prescrirait) quelque chose que nous pourrions appeler un système de parenté post-complexe. Un système où l’élément du choix — qui dans les systèmes complexes caractérise uniquement la dimension affinale — définirait idéalement aussi la dimension consanguine. Cela semble à peu de chose près correspondre aux récentes transformations dans la culture occidentale de la parenté (Strathern, 2001). Nous commençons aujourd’hui à être capable de choisir (ou nous imaginons que nous pouvons, et que nous devrions choisir) autant le type d’enfants que nous voulons avoir, par le moyen des nouvelles technologies de la reproduction, que de parents et de germains, à travers la création de nouvelles « familles optatives ». Après avoir divisé le monde entre ce que l’on est contraint d’accepter et ce que l’on peut/doit choisir — une interprétation particulièrement étrange de la distinction entre le donné et le construit — notre sensibilité sociale contemporaine a été guidée de façon obsédante par un désir d’étendre le domaine du construit. Il semble que nous y soyons finalement arrivé. Nous avons même tellement bien réussi que notre problème est maintenant celui d’être obligé de choisir (Strathern, 1992b : 36-38). Le contraste est ainsi devenu absolu, entre cet état de choix forcé et le « choix d’être obligé », caractéristique des socialités basées sur le don. Le modèle constructif marquerait ainsi l’hégémonie finale de l’individualisme consommateur qui aurait pris possession du champ intrinsèquement anti-individualiste, parce que relationnel, de la parenté. Cette expansion de la sphère des capacités constructrices de la parenté humaine entretient, à mon sens, une relation essentielle avec notre propre et particulière “marque de fabrique” dans le domaine de la magie — la technologie. De là provient le caractère idéologiquement central, dans notre civilisation actuelle, des entreprises culturelles telles que les nouvelles technologies de la reproduction ou le Projet Génome Humain. La parenté, au fond, reste liée à la magie.
Inversement, je considère que le modèle amazonien n’est accessible que par le moyen du modèle théorique qui souligne le caractère donné de l’affinité dans la parenté humaine — le modèle « constitutif ». Ou plutôt, je vois dans le modèle amazonien l’image d’un système pré-élémentaire, dans la mesure où l’on pourrait soutenir que le concept classique de « structures élémentaires » (Lévi-Strauss, 1967) présente les relations d’échange de mariage comme prenant nécessairement place entre des groupes définis par une règle de recrutement consanguin. En réalité, mon schéma « amazonien » peut être considéré comme une version radicale du modèle constitutif structuraliste : comme j’en faisais l’observation plus haut, que signifie le concept de « prohibition de l’inceste » sinon l’idée que toute forme de consanguinité doit être une conséquence de l’affinité ?
Si cela s’avère juste, alors on peut commencer à comprendre pourquoi l’inceste est souvent associé, dans les langues et les cosmologies amazoniennes, avec des processus de métamorphose, de transformation du corps humain dans le corps d’un animal. La parenté, en Amazonie, est un processus de construction d’un corps humain idoine à partir du flux analogique originel des âmes où humains et animaux échangent en permanence leurs formes corporelles. L’inceste renverse ce processus (Coelho de Souza, 2002), “dé-liant” son auteur des autres humains et le reconduisant là d’où il était venu — le chaos pré-cosmologique décrit par les mythes. Mais cela, dans le contexte approprié, est exactement ce que la magie et les rituels sont supposés faire.