Introduction
Dans ce texte, je me propose, à partir de la mise en perspective des manières de faire de deux désenvoûteuses réunionnaises, Jeanne Visnelda et Marie Céleste, de rendre compte des mécanismes thérapeutiques de la contre-attaque sorcière, dans le contexte d’une société créole. En effet, cette dernière, telle qu’elle a été étudiée pour l’Europe occidentale dans le cadre de la « cure magique » (Camus, 1988, 1997, 1999, 2000 ; Julliard, 1985, 1995 ; Favret-Saada, 1977, 1985, 1986, 1990 ; Schmitz, 2003) a permis de mettre à nu un certain nombre de processus particuliers. Ces derniers, qui se mettent en scène sous la forme d’une dramaturgie secrète, impliquant la rupture ritualisée des liens entre les ensorcelés et leurs agresseurs, la récupération de leur force vitale et l’apprentissage d’une attitude combative face à l’adversité, ne pourront donner le maximum de leur efficacité que si leur enchaînement est orchestré par un tiers, le désensorceleur. Occupant une position centrale dans le dispositif de lutte qui oppose une victime et son « sorcier », celui-ci se présente comme une réplique des intentions et des qualités de l’une et de l’autre à la fois : de la victime, il a la légitimité de recourir à l’arme magique pour réduire l’infortune ; du « sorcier », il possède la force et les pouvoirs extra-humains. Mais pour autant que ces attributs lui permettent de faire justice au nom de ses clients, ils ne peuvent être saisis dans leur dimension thérapeutique qu’en regard des relations que chaque type d’acteur (sorcier, victime et désenvoûteur) entretient avec les autres, ainsi que de leur statut au sein du jeu social global.
Précisément dans le contexte européen, ces relations sont celles d’univers d’interconnaissance où les conceptions du « bien » et du « mal » reposent sur le partage de croyances marquées par le souvenir de l’Inquisition et de ses chasses aux sorcières qui firent passer la culture occidentale du Moyen Âge à celle de notre temps, en ôtant à la magie, et par voie de conséquence à son aspect malfaisant, la sorcellerie, leur statut global de vision du monde, pour en faire des pensées fracturées, dévalorisées, combattues et marginalisées par d’autres systèmes d’explication du monde dont l’institutionnalisation reposait sur le christianisme (Muchembled, 1995). De ce fait, elles expriment des antagonismes interindividuels et intra-groupaux (dans la famille, le voisinage, le travail) mus par une logique persécutive qui contribue à faire du « sorcier » une figure d’essence diabolique, profondément anti-religieuse et anti-sociale, subversive et menaçante pour l’ordre établi.
Je montrerai que dans le cadre d’une société créole, en l’occurrence celle de l’île de la Réunion, née au moment précis où les fameuses chasses aux sorcières déployées sur les terres occidentales étaient contemporaines du vaste mouvement de colonisation et d’évangélisation qui allait porter, chez les païens des nouveaux mondes, la vérité du message chrétien et en imposer l’idéologie, l’on retrouve dans les conceptions de la sorcellerie, cette figure du Diable dont la cure magique devra s’efforcer d’endiguer la subversion. Cependant, à l’inverse de ce qui se passe en Europe où la sorcellerie semble se maintenir comme variante d’un système d’interprétation de l’infortune dans lequel les agents malfaisants sont toujours des humains membres de la même communauté que ceux sur qui ils sont censés exercer leurs dangereux pouvoirs, ici, les figures du Diable vont se reporter sur des personnes d’identité sociale et culturelle autres que celle de leurs victimes. Ces dernières se trouvant en position de mettre en accusation les systèmes de pensée et les visions du monde différents de leurs voisins, appréhendés comme autant d’émanations diaboliques, précisément parce qu’ils ne relèvent pas du christianisme et plus particulièrement du catholicisme, institué comme religion officielle depuis trois siècles.
De ce fait, si le dispositif mis en place par divers praticiens pour contre-attaquer en sorcellerie présente un certain nombre de ressemblances avec ceux observés dans le cadre des sociétés occidentales, dont celui de la place centrale accordée au désensorceleur, la manière dont va opérer celui-ci dépendra fortement de sa communauté d’appartenance, de la tradition à laquelle il se réfère, voire de son héritage religieux, et enfin de son positionnement par rapport à l’idéologie dominante d’inspiration judéo-chrétienne.
Le matériau, présenté ici, a été construit sur la base d’une recherche effectuée à la fin des années 80 et au début des années 90, dont le sujet portait sur les conceptions locales des désordres psychologiques et sur la manière dont ils sont traités par des « guérisseurs » [1]. Une première approche des faits m’avait donné à voir que la « sorcellerie », bien que n’étant pas exclusive dans l’explication de ce type de désordre [2], n’en occupe pas moins une place importante. Par voie de conséquence, elle oriente les itinéraires des personnes qui en souffrent vers des désenvoûteurs (Andoche, 1993, 2002). Cependant, si l’action de ces praticiens apparaît comme une pratique courante pour gérer ces troubles, il en est aussi fait usage pour conjurer d’autres malheurs. Elle présente des modalités fort variées selon l’intensité de ces malheurs et selon la nature de l’intervention maléfique censée les avoir provoqués.
En effet, la « sorcellerie » réunionnaise suppose deux types de registres. Le premier est celui de l’action magique d’un « sorcier » qui agit de lui-même ou par l’intermédiaire d’un spécialiste qui généralement utilise des objets qui seront mis en contact avec la victime. Il s’agit là d’un « petit sort ». Le second qui renvoie à des effets beaucoup plus graves, est celui de la possession par un ou plusieurs « esprits », généralement manipulés par un praticien désigné comme étant d’identité culturelle, et aussi souvent de religion, de manières d’être et de faire étrangères à celles de la victime. Les esprits qu’est censé manipuler ce praticien sont, dit-on, des « esprits de morts », c’est-à-dire d’humains décédés « avant leur temps », de « mort non naturelle », causée par accident, assassinat, suicide ou envoûtement. De ce fait, on pense qu’ils « ne trouvent pas le repos éternel » et errent dans une strate de l’au-delà proche du monde des vivants qu’ils peuvent hanter ou de laquelle il est possible de les invoquer pour réaliser des actions nuisibles. Mais ces esprits sont aussi, et surtout, des « démons », des « génies » et des « dieux » des religions d’origine africaine, malgache et sud-indienne introduites dans l’île durant la période esclavagiste et que le pouvoir colonial local, soutenu par l’Église catholique, s’est acharné à diaboliser et à condamner.
Cependant, il faut aussi noter que les modalités du désenvoûtement varient en fonction du praticien, de ses conceptions de l’envoûtement et de la « sorcellerie », de sa personnalité, de son aura sociale ou de sa réputation : est-il considéré comme faisant strictement « le bien », ou peut-il être suspecté comme la plupart des désenvoûteurs de « pouvoir le bien parce qu’il peut le mal » ? Est-il supposé capable d’ensorceler aussi bien qu’il désensorcelle ? Peut-il « mettre le sort » aussi bien qu’il excelle à « le retirer » ? Tout ceci va être mis en scène dans sa pratique où entreront également en ligne de compte, son histoire, son style, la tradition religieuse et culturelle de laquelle il se réclame, voire son « ethnicité », la place qu’occupe sa communauté d’appartenance ou de référence identitaire au sein de la société globale. Car s’il est facile à un désenvoûteur qui se réclame du catholicisme et de l’idéologie officielle de mettre en accusation, dans ses séances curatives, les « dieux » et les « génies » des populations anciennement asservies qu’il va désigner comme des puissances diaboliques, comment va procéder celui qui, oeuvrant précisément au sein de ces traditions incriminées, peut inversement considérer ces mêmes entités comme des forces dignes de vénération et à tout le moins bienfaisantes ? [3]
Dès lors se pose la question de savoir quels sont les enjeux de ces deux grandes modalités de la cure réunionnaise de désensorcellement, auxquelles respectivement renvoient la pratique en accord avec les critères de l’idéologie officielle et celle qui s’exerce à sa marge, dans l’ombre de ce qui est toléré ? Quelles problématiques identitaires, sociales et culturelles leur observation permet-elle de dévoiler ?
Voyons faire nos deux thérapeutes.
Jeanne Visnelda : une exorciste de renom
Jeanne Visnelda [4], que les Réunionnais appelait aussi « Madame Visnelda » ou « Madame Robert », du prénom de son mari, était une « exorciste laïque, de tradition catholique ». Du moins est-ce ainsi qu’elle se présentait. Depuis les années 1950 où elle avait commencé à exercer ses dons suite à une révélation et jusqu’à son décès le 15 août 1992, jour de l’Assomption de Marie, elle était la praticienne la plus réputée dans l’île pour « traiter les sorts », tant du point de vue de son efficacité que de sa probité morale.
De quelques éléments entrant dans la construction de son rôle de « guérisseuse » et de sa réputation
Son « aura », Madame Visnelda l’avait construite sur son statut social ainsi que sur les relations et les soutiens qu’elle avait pris soin d’aménager et d’entretenir avec l’Église catholique, le corps médical et les pouvoirs publics.
A l’origine secrétaire générale de mairie, elle continuait d’exercer cette fonction valorisée dans la société réunionnaise, en parallèle de ses activités de guérisseuse, s’occupant des affaires communales le jour et se vouant au soulagement des troubles de l’âme et du corps la nuit, jusqu’à sa retraite où elle s’adonna à l’art de soigner, seulement de jour. Héritière d’une tradition phytothérapeutique qu’elle disait détenir de son père, lui-même l’ayant appris auprès d’un botaniste réputé de sa génération, elle intégra ces acquis à sa pratique, ce qui contribua à faire d’elle non pas une « simple désenvoûteuse », mais une « exorciste guérisseuse » dont le savoir s’appuyait sur des assises jugées fiables [5].
Forte du soutien du maire de la commune où elle résidait et exerçait ses activités de fonctionnaire et de guérisseuse, Madame Visnelda n’aura eu aucune difficulté à obtenir la caution et souvent même la collaboration du corps médical. Chez elle, il ne fallait pas être étonné de rencontrer des médecins, des psychiatres, des psychanalystes ou tout autre professionnel de la santé, venus par simple curiosité pour la voir faire ou pour prospecter dans le cadre d’un travail de recherche.
Perçue comme une bonne épouse, une bonne mère et une catholique fervente et pratiquante, elle avait aussi de bons rapports avec l’évêque qui tolérait sa pratique et qui le jour de ses funérailles porta dans la presse locale témoignage de sa réputation et de ses bienfaits. Mais c’est surtout avec les prêtres de sa région qu’elle entretenait des relations concrètes : l’aumônier d’un grand centre hospitalier public, non loin de chez elle, lui bénissait le sel et l’eau qu’elle utilisait pour traiter les effets d’un maléfice. De même, n’hésitait-t-elle pas à collaborer avec un prêtre exorciste, dans les cas qu’elle diagnostiquait comme relevant d’une « possession démoniaque ». Métissée de descendants d’esclaves « africains » et « malgaches » et de « petits colons », Madame Visnelda se définissait comme bon nombre de Réunionnais de sa condition, en tant que « créole », et savait très bien faire abstraction de ses origines ethniques pour mettre en valeur son identité sociale.
Sa pratique se déroulait essentiellement en public et se faisait au vu et au su de tous, qu’elle autorisait à venir assister à ses consultations. Elle tenait, disait-elle, à montrer qu’elle ne travaillait pas pour les forces du Mal, mais plutôt contre elles, puisqu’elle s’acharnait à les combattre par l’exorcisme, d’inspiration catholique s’entend. Pour se faire, elle avait pris soin d’aménager en lieu de cure une immense salle contiguë à sa maison. Elle y recevait ses malades, leurs familles, leurs accompagnateurs et divers autres visiteurs dont le rôle était de témoigner des scènes auxquelles ils assistaient, afin de contribuer à sa bonne réputation et à son rayonnement. Ils pouvaient de surcroît lui prêter main forte en cas d’exorcisme difficile. Car Madame Visnelda, contrairement à beaucoup d’autres désenvoûteurs, travaillait seule, sans assistant.
Sur la scène thérapeutique
La première opération était le diagnostic, qui passait par une pratique de voyance. Il s’agissait d’interroger la nature du mal : était-ce une maladie dite « naturelle », ou était-ce une maladie dite « arrangée », c’est à dire due à « des sorts » ? Pour le savoir, Madame Visnelda faisait s’asseoir le patient en face d’elle. Elle lui prenait le pouls et, selon son expression, « laissait se dérouler en elle » diverses impressions qui lui donnaient des indications d’ordre étiologique concernant le symptôme présenté. S’il était dû à une « sorcellerie », il faisait l’objet d’un traitement par exorcisme. Deux situations pouvaient, dans ce cas, se présenter : s’il s’agissait d’un « petit sort », Madame Visnelda soignait en face à face, là où le malade se trouvait assis ; s’il s’agissait d’une « possession » par un ou plusieurs esprits, son patient était installé sur un divan prévu à cet effet. Mais si l’exorcisme en face à face était assez bref (environ une demi-heure), il arrivait qu’un exorcisme ainsi commencé se poursuive pendant plus d’une heure sur le divan, notamment si le mal se montrait rebelle et que le malade devenait difficile à maîtriser. C’est à ce stade qu’intervenaient les renforts des curieux ou des visiteurs présents dans la salle. Ils aidaient à immobiliser le patient et à l’empêcher de gesticuler ou de s’enfuir.
Dans les deux situations cependant, la cure obéissait à la même logique et visait les mêmes résultats : expulser hors du corps de la victime, le mal qui était censé l’avoir pénétré par le « travail d’un jeteur de sorts » et, ce faisant, le réexpédier à sa source. Celle-ci était désignée comme le « cimetière » si le support de ce mal était identifié comme étant un esprit de mort ou une « mauvaise âme » ; mais elle pouvait être signifiée par les lieux de culte hindou, africain ou malgache dans le cas d’une possession par des « dieux », des « génies » ou des « démons » supposés avoir été invoqués par un spécialiste de ces traditions. Cependant, il faut ici noter que contrairement à ce qui se passe chez la plupart des désenvoûteurs, le sort n’était jamais « renvoyé sur » les personnes soupçonnées d’avoir eu recours à ces « mauvais morts » ou à ces « mauvais esprits » pour attaquer en sorcellerie. Car il ne s’agissait pas, selon les préceptes de la thérapeute, de « rendre le mal pour le mal », de reproduire à l’envers l’acte maléfique, mais « d’œuvrer pour le bien ». Dans ce type de dispositif qui se veut conforme à l’idéologie religieuse officielle qu’il répète, la vengeance ou le fait de faire justice ne sont pas envisagés comme étant du ressort des hommes. Ils semblent bien plus relever du combat entre Dieu et Satan, qui précisément chez Madame Visnelda entrait en scène sous les différentes figures de mauvais esprits que sont les « génies », les « dieux » ou les « démons » des cultures africaines, malgaches, indiennes historiquement soumises et assimilées au Mal.
Madame Visnelda amenait ces esprits à se dénoncer et à révéler leur identité par la bouche même du patient avec lequel ils étaient confondus et qu’elle conditionnait pour le faire en utilisant divers procédés conjuratoires : récitation de litanies, présentation du crucifix, attaque par jets d’eau bénite salée lancés sur le visage et le corps du patient, plus ou moins violemment et souvent par effet de surprise, au moment où il ne s’y attendait pas, invectives, provocations diverses,... Se déroulait alors un véritable psychodrame où les résistances et les défaillances de ce même patient étaient interprétées comme autant de signes manifestes de la présence des « esprits sur lui », mais aussi où il finissait souvent par avouer, précisément au fil de la révélation de l’identité de ces esprits, des relations conflictuelles avec son entourage dans la survenue desquelles il n’occupait pas toujours une place d’innocent, mais pour l’explication desquelles il fallait trouver un responsable : celui ou celle qui était censé avoir consulté le sorcier de culture étrangère pour l’envoûter. La séance se terminait lorsque le patient n’avait plus rien à dire et s’abandonnait aux mains de l’exorciste, qui alors clôturait son intervention par des prières de remerciement et de protection à Jésus-Christ, à la Vierge Marie et aux saints de l’Église catholique.
De nombreux patients ressortaient apaisés d’une telle expérience. Certains disaient même qu’ils ne se souvenaient pas de ce qui s’était passé et repartaient souvent soulagés pour longtemps, sans rancune aucune à l’encontre de la thérapeute. Madame Visnelda, qui prenait soin de les faire s’engager à rompre leurs relations avec ceux qu’ils avaient soupçonné d’être leurs ennemis, et cela sans chercher à se venger, leur recommandait de poursuivre des soins médicaux ou psychothérapeutiques s’ils en avaient commencés. Elle leur prescrivait seulement des tisanes apaisantes, des bains calmants et purificateurs à base de plantes locales ayant ces propriétés, comme par exemple le « gros ayapan » (Spermacoce striota.L.COR.) réputé efficace dans le traitement des sorts. Elle y ajoutait la récitation de « prières » ainsi que des « demandes de messes pour le repos des mauvaises âmes », notamment lorsque l’exorcisme avait révélé une possession par esprits de morts.
Madame Visnelda ne revoyait généralement pas ses patients ; mais pour prévenir les accoutumances, elle imposait à chacun d’entre eux un maximum de trois séances au-delà desquelles il était à craindre ce qu’elle nommait d’une façon subtilement dissuasive une « révolution des esprits » (c’est-à-dire leur mécontentement ayant pour conséquence un chaos mortel). Quand elle n’entendait plus parler de ceux qu’elle avait exorcisés, elle les estimait guéris.
Tout autrement agissait Marie Céleste qui, lorsque j’ai enquêté auprès d’elle, œuvrait au sein d’une communauté de malades qu’elle suivait sur la longue durée, dans le cadre de la tradition africaine et malgache qu’elle avait héritée de ses ancêtres mais à laquelle elle avait rajouté des éléments du catholicisme populaire et de l’hindouisme d’origine sud-indienne.
Une thérapeute de l’ombre : Marie Céleste
Le cadre
Comme Madame Visnelda, Marie Céleste [6] travaillait chez elle, à l’intérieur d’une enceinte au milieu de laquelle se trouvait une chapelle principale dédiée à ses « ancêtres africains et malgaches ». Aux alentours, on pouvait observer des petits sanctuaires réservés à des saints catholiques (la Vierge et Saint Expédit) ainsi qu’à des « démons divinisés » de l’hindouisme populaire sud-indien : les « peys » (Reiniche, 1979 ; Benoist, 1979, 1998). Comme les divinités ancestrales, ils intervenaient dans les thérapies.
Cependant, si chez Madame Visnelda il était facile d’assister aux thérapies sous le prétexte d’investigations savantes, chez Marie Céleste qui travaillait dans le secret et qui ne tenait pas à ce que soit divulgué ce qu’elle faisait, il en allait tout autrement. Ici, l’ethnographe devait s’armer de patience, apprendre la persévérance, se faire accepter, trouver sa place et parfois même s’impliquer dans des thérapies [7]. Car chez Marie, il n’y avait pas de place pour un observateur innocent qui aurait prétendu savoir gratuitement. Chez elle, savoir c’était aussi pouvoir, et pouvoir, le cas échéant, retourner ce qui aurait été donné à voir et à entendre, à l’encontre de la thérapeute.
Cependant, l’une des raisons de cette réserve était aussi le fait que les références spirituelles et les entités invoquées pour aider au désenvoûtement comme les conceptions du soin, n’avaient pas ici pignon sur rue. Elles étaient encore, au fond, largement marquées d’un interdit qui n’est pas si vieux. En effet, si l’esclavage a été aboli en 1848, la reconnaissance des religions et des traditions des descendants des asservis ne date que de la seconde moitié du vingtième siècle à la Réunion où le catholicisme demeure la religion officielle. Enfin, fallait-il voir dans ce souci d’exercer dans l’ombre, le recours à l’application de la loi du Talion pour inverser les sorts : soit, rendre le mal pour le mal, renvoyer aux personnes censées avoir occasionné les malheurs de l’envoûté, le maléfice dont on les accusait d’avoir usé, voire abusé. Cette manière de faire construit la réputation d’un désenvoûteur. Précisément lorsque l’on dit de lui « qu’il peut le bien comme il peut le mal », qu’il peut être à la fois « guérisseur et sorcier ». À y regarder de près, la technique d’inversion d’un sort qui repose sur la contre-attaque magique n’est rien moins qu’un envoûtement. Dans un contexte historiquement marqué par la morale chrétienne qui reste encore largement dominante, il est facile de comprendre que pour ceux qui se sentent contraints de recourir à un désenvoûtement, il s’agit bien là, et d’une manière très proche de ce que Jeanne Favret-Saada a décrit pour la France du Bocage (1985, 1990), d’une compromission avec le Mal.
La pratique
Pour retourner le sort, Marie Céleste procédait comme nous avons vu faire Madame Visnelda et comme le font la plupart des désenvoûteurs, d’abord par une opération de voyance. Cette dernière était censée lui révéler la nature et l’origine du mal pour lequel on venait la consulter. Cependant, contrairement à ce qui se passait chez Madame Visnelda, cette étape de la cure se déroulait dans la plus stricte intimité. Ici, aucune investigation toute scientifique qu’elle pouvait prétendre être, ne suffisait à justifier la présence d’acteurs non concernés par cet acte diagnostic. Ne devaient être présents que le patient, sa famille ou ses accompagnateurs, la guérisseuse, l’un des ses aides, formé par elle, qui lui servait de médium qu’elle mettait en « transe » et interrogeait. Elle pouvait aussi recourir à d’autres formes de divination comme l’analyse des rêves du patient, la lecture des cartes ou la voyance dans la boule de cristal.
Lorsqu’il s’agissait d’une maladie « arrangée », c’est-à-dire causée par la sorcellerie, la voyance fournissait des indications concernant les agents humains en cause, elle dévoilait leurs mobiles, leurs méthodes et mettait particulièrement en avant le caractère culturel des pouvoirs ou des forces manipulées : était-ce un sort d’origine africaine, malgache ou indienne ? Se soutenait-il de la manipulation de « démons », de « génies », de « dieux » autres que les dieux catholiques, ou reposait-il simplement sur l’invocation de mauvais morts ?
La séance de désenvoûtement proprement dite, qui nécessitait l’achat d’un certain nombre de « fournitures » (animaux, végétaux, fleurs, boissons,...), avait lieu en différé du moment de la voyance. Elle se déroulait généralement la nuit, car il s’agissait d’opérer de la même manière que le jeteur de sort censé avoir « travaillé » à l’envers de la vie sociale, en relation avec les forces de l’ombre [8]. Elle démarrait par un sacrifice d’animaux (généralement des coqs et des poules noires) devant le sanctuaire en rapport avec l’origine culturelle du ou des esprits censés avoir été convoqués pour envoûter : chapelle centrale des ancêtres de la tradition africaine et malgache, sanctuaire dédié à un « pey » de l’hindouisme populaire. Le rite sacrificiel ainsi que la procédure et la qualité des offrandes de végétaux, de nourriture et de boissons qui l’accompagnaient, variaient selon la tradition mise en cause. Des exemples : si les entités incriminées étaient identifiées à des morts ou des « génies » de la tradition africaine et malgache, les aides de la thérapeute entaillaient le cou de l’animal qu’ils livraient à la mort lente ; par contre, si la présence de divinités d’origine sud-indienne était diagnostiquée, l’immolation se faisait par décapitation d’un coup de sabre [9] ; pour traiter des sorts résultant d’un « travail malgache », il fallait offrir aux ancêtres, qui allaient aider à le défaire, des racines (patates douces, manioc) et des boissons sucrées (Coca-Cola, limonades) ; pour dénouer les effets d’un maléfice « malbar » [10], c’est-à-dire d’origine supposée sud-indienne, les offrandes comportaient surtout des fruits (bananes, citrons) coupés et saupoudrés d’une poudre rose (« le Kougon ») en usage dans les rituels hindous.
Mais, quel que soit le cas traité, la logique du désenvoûtement était toujours la même : payer la dette que le jeteur de sort et ses clients étaient supposés avoir contractée sur la santé et la vie de l’envoûté et qui nécessairement le contraignait de rendre en offrandes, l’équivalent de la cérémonie maléfique, tout en demandant avec force conviction le retournement du mal aux envoyeurs. Il est alors intéressant de savoir qu’à ce moment précis de la cure, celui de la demande de retournement, aucune hésitation n’était tolérée et Marie et ses aides devaient souvent faire pression sur leurs patients, afin de les conduire à accepter de formuler leurs griefs et à avouer sous des désirs cachés de vengeance, leurs incommensurables besoins d’amour, de richesse, de réussite ou encore de santé.
Aussi, si sa prise en charge pouvait paraître à première vue plus douce que celle de Madame Visnelda — chez Marie les patients semblaient souvent passifs, cantonnés qu’ils étaient dans des rôles de spectateurs face à leur thérapeute et ses aides qui entraient en « transe », convoquaient les esprits, communiquaient avec eux et se faisaient les porte-paroles de leurs desseins — elle n’en était pas moins violente et contraignante. Car il fallait que les patients prennent part à l’agression magique, par les actes faits en leur nom, mais surtout par les mots qui, accompagnant ces actes, les mettaient en situation concrète de dire, et par là même de reconnaître leurs souhaits de recourir au mal, c’est-à-dire à la vengeance des hommes pour châtier autrui. Ce qui, d’une manière ou d’une autre, équivalait, même si c’était à leur corps défendant, à une entrée dans l’engrenage d’une compromission avec le Mal. Car chez Marie, la thérapie ne s’arrêtait pas à la séance de désenvoûtement. Comme chez tous les praticiens de la cure magique, il était exigé par la suite des patients qu’ils rompent avec leurs sorciers présumés ; mais ici de surcroît, il leur fallait déposer subtilement dans l’environnement de ces derniers, des restes de la cérémonie sacrificielle ou des objets préparés par leur bienfaitrice ; mieux encore, ils devaient surveiller sur leurs agresseurs transformés en victimes, les effets de la contre-attaque et en faire le compte rendu lors de sept séances de post-cure où ils étaient reçus pour des rituels collectifs avec d’autres patients.
Il va sans dire que les effets bénéfiques de cette démarche se voyaient dans le fait qu’elle pouvait faire passer un envoûté de l’état de victime à celui d’un acteur capable de se défendre. Lorsque au cours du désenvoûtement les esprits censés avoir été utilisés pour nuire étaient identifiés comme des « génies » ou des démons divinisés des traditions d’origine africaine, malgache ou sud-indienne, la cure, après avoir conduit à dégager cet envoûté de leur influence nocive, se complétait d’un rituel de domestication de ces mêmes entités à des fins de protection. Ceci le soumettait, bien évidemment, à des contraintes dévotionnelles qu’il lui fallait apprendre au cas où il n’aurait pas été socialisé dans le cadre de ces traditions, ou alors se les réapproprier s’il les avait délaissées ou oubliées. Cependant, au-delà de la soumission à une conversion qu’imposait cette contrainte, il convenait aussi d’y voir une manière de faire prendre conscience aux patients, ainsi conduits, des différents héritages qu’ils portent en eux. Car ces héritages sont au fondement de leur identité métissée, plurielle comme la société réunionnaise à laquelle ils appartiennent et dont les multiples composantes étaient matérialisées par leur thérapeute qui avait su rassembler dans sa cour divers sanctuaires renvoyant aux différentes religions et traditions présentes dans l’île.
En guise de conclusion
Ainsi, chez Madame Visnelda, la démarche de compromission avec le Mal n’était pas moins présente que chez Marie, mais elle était masquée par l’induction du retour de la force maléfique à son milieu d’origine. Elle n’engageait pas de façon systématique les envoûtés dans la contre-attaque qui était assumée en séance par la thérapeute. Madame Visnelda oeuvrait au nom de la morale officielle dans le combat du « bien » contre le « mal » identifié comme résultant de ce qui est autre, différent. Chez Marie, à l’inverse, ce processus ne pouvait s’observer. Dans son cas, il me semble qu’il s’agissait davantage d’une tentative pour conduire celui qui souffrait d’une crise dans ses relations avec lui-même et avec autrui, à reconnaître l’existence en lui ou proche de lui, de la différence et par là même à l’accepter : d’abord par l’affrontement, dans la contre-attaque sorcière, puis par les divers processus de réintégration de traditions laissées pour compte.