Introduction
Discours inaugural 1. « [...] une discipline se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d’instruments [...] La discipline est un principe de contrôle de la production du discours. » (Foucault, 1971 : 38)
Discours inaugural 2. « Pour ses praticiens, organisés en corps de métier et participant collectivement d’un appareil de discernement, l’utilité de l’anthropologie s’épuise dans sa fonction de savoir. Ce savoir est à lui-même sa valorisation. L’application de ce savoir tombe largement, quant à elle, hors discipline [...] » (Lenclud, 1995b : 70).
Une Leçon inaugurale au Collège de France d’une part, une tentative de synthèse écrite de la question de l’application dans la tradition anthropologique française d’autre part... voici deux citations qui nous permettent de commencer à borner intellectuellement notre propos comme toute introduction classique se doit de le faire ... mais qui pourraient tout aussi bien le faire s’arrêter là. Soit une discipline, l’anthropologie de « tradition française » qui dans ses dispositifs de contrôle de la production de savoirs tient à distance la question de l’application, du gouvernement des hommes et des choses. Point final.
Discours inaugural 3. « [...] trop faible pour dominer l’île par le seul attrait des sciences, le savant avait besoin des rafles et des corvées, des porteurs et des interprètes que lui donnait l’administrateur [...] Tous se prêtaient donc main forte, mais sans vouloir se l’avouer et sous la table, sans rien perdre selon eux de leur pureté, sans cesser d’attribuer leur force à leurs dieux domestiques — or, conviction intime, justice, rigueur scientifique, rationalité, machines, livres de compte ou carnet de notes [...] » (Latour, 1984 : 227).
Un ouvrage tout aussi inaugural où se pratiquent des « irréductions » [1] nous permet de décaler notre regard sur cette question des relations entre production de savoir et action politique, puisqu’il nous invite à ne pas nous en tenir à l’invocation des dieux domestiques comme fournisseuse des forces de l’exercice de la science, mais à entreprendre un examen pragmatique de la construction disciplinaire.
Pour ce faire nous tenterons d’analyser trois textes d’anthropologues reconnus par leurs pairs, longtemps lectures incontournables dans la formation universitaire aux sciences sociales, entrés dans l’histoire de la discipline — Claude Lévi-Strauss, Michel Leiris et Roger Bastide — qui, s’ils n’en épuisent sans doute pas l’ensemble des modes de construction [2], n’en présentent pas moins un gradient étendu de positions quant à la question de l’application, que nous avons choisie à la fois parce qu’elle est un point où se tricotent les rapports souhaitables entre “monde savant” et “monde social” — elle est en quelque sorte le tribunal de la présence au monde des scientifiques — et qu’elle est — ou a été — une interrogation récurrente dans l’espace de l’exercice d’une pratique professionnelle, comme conseiller pour l’ethnologie à la direction régionale des Affaires culturelles de Franche-Comté, pris dans des dispositifs qui réunissent des acteurs hétérogènes autour de projets dits “culturels” mobilisant des activités de recherche en sciences sociales, et introduisent une distance avec ce qui serait une “recherche pure” ou une naturalisation des objets culturels et patrimoniaux [3]. Ainsi nous mettrons en relation les configurations dégagées avec différentes modalités d’action culturelle, entendue comme le gouvernement d’êtres affectés de/disponibles pour une telle valeur, avec des tentatives plus locales de construction de savoirs ethnographiques régionaux [4].
Cette opération appelle au moins trois remarques préalables. Tout d’abord les anthropologues que nous avons choisis exercent et participent à la construction de leur discipline dans des situations différentes et divergent, au moins en partie, sur ce qu’elle doit être. C’est ce qui fait, entre autres choses, l’intérêt de leur comparaison et de leur constitution en points d’appui de la réflexion. Ensuite, si nous employons le terme application ou appliquée, c’est qu’il appartient au langage et à l’histoire — par conséquent à l’héritage — de la discipline comme il figure dans les textes que nous explorons, mais aussi que notre poste d’observation fait opérer un décalage en ce que “l’application” dont nous parlons diffère de la conception que pouvaient en avoir des anthropologues en position coloniale [5]. Enfin, plutôt que de produire un point de vue normatif sur les relations que devraient avoir action sur les faits sociaux ou culturels et activité de production de savoir anthropologique pour que l’anthropologie se définisse comme science, ou une leçon sur les règles nécessaires des usages de la science pour mener une bonne politique culturelle, il s’agira de composer un paysage permettant de connecter des thèmes (Stengers, 2002 : 9), ici savoir anthropologique et action politique, à partir d’un point d’élocution situé [6].
Claude Lévi-Strauss ou le déploreur de l’utilité
« Héros » (Dosse, 1991 : 27) de la discipline qu’il sort d’un sommeil prolongé si l’on en croit Simone de Beauvoir [7], fondateur d’une anthropologie structuraliste à forte ambition scientifique, Claude Lévi-Strauss nous permettra — outre son intérêt propre — d’installer le fil de notre interrogation.
En 1954, il publie « Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son enseignement ». Ce texte, produit à la demande de l’UNESCO et édité par ses soins dans un ouvrage plus général, Les sciences sociales dans l’enseignement supérieur, est reproduit, « légèrement modifié » (Lévi-Strauss, 1974 : 377), dans le volume Anthropologie structurale [8], en fin d’ouvrage, pour former avec d’autres chapitres, la partie « Problèmes de méthodes et d’enseignement ».
« Cette étude écrite à la demande de l’Unesco et publiée dans un ouvrage collectif, Les Sciences sociales dans l’enseignement supérieur (Paris, Unesco, 1954), donne à l’auteur l’occasion d’aborder des problèmes d’ordre institutionnel » écrit à son propos Marcel Hénaff (1991 : 308) produisant ainsi une double qualification de ce texte présenté à la marge des préoccupations de son auteur qui répond là à une sollicitation d’une part, s’intéressant d’autre part à des « questions institutionnelles », l’organisation — présente et souhaitable — de l’enseignement de l’anthropologie, comme à la marge cette fois de la science. La définition de l’ethnologue comme « astronome des sciences sociales » (Lévi-Strauss, 1974 : 415) — variation sur la distance constitutive de l’objet anthropologique — , une conception du terrain comme « révolution intérieure » qui, de l’apprenti ethnologue, fait un « homme nouveau » (1974 : 409-410), la définition des sociétés de taille réduite, objet et terrain de l’ethnologue, par l’authenticité — variation sur l’instrumentation de la communication sociale — qui caractérise les relations entre leurs membres (1974 : 402) retiennent par contre l’attention de Marcel Hénaff [9].
Sans souci d’exhaustivité de ma part, il faut bien convenir que, du point de vue de sa réception, ce texte n’a pas connu une grande fortune critique. Ses rares citations font, elles aussi, référence à la question de l’authenticité. Ainsi Paul Delruelle (1989 : 115) renvoie à un passage portant sur les « niveaux d’authenticité » dont Lévi-Strauss fait le point d’arrimage, ce par quoi l’anthropologie peut saisir « les sociétés modernes ». Denis Bertholet (2003 : 211-212), dans un chapitre intitulé « La conquête du pouvoir », donne ce texte comme une occasion — là encore — de définir et de délimiter des champs académiques, d’« affirmer la spécificité de la discipline anthropologique sans la diluer » (2003 : 212), ce qui amène son auteur à préciser un point nouveau, l’authenticité comme critère de définition de l’objet de l’anthropologie. La référence que fait Christopher Johnson (2004 : 60) porte sur le sens positif de l’usage du privatif « sans » dans la définition de l’objet de l’anthropologie [10]. Yvan Simonis (1980) ou Catherine Clément (1985) ne le citent pas. Dans le volume collectif Claude Lévi-Strauss. Textes de et sur Claude Lévi-Strauss édité par la même Catherine Clément et Raymond Bellour, mention est faite, sous la plume de Jean Pouillon, d’un passage portant sur ce que sont les aspirations de connaissance de l’anthropologie sociale et culturelle : « Que l’anthropologie se proclame “sociale” ou “culturelle”, elle aspire toujours à connaître l’homme total envisagé, dans un cas, à partir de ses productions, dans l’autre, à partir de ses représentations » (Pouillon, 1979 : 22). Par là, selon Pouillon, Claude Lévi-Strauss ferait de l’anthropologie « une science de la signification et de la totalité » (1979 : 21-22) [11]. Nous sommes loin de la célébrité d’un autre texte « La notion de structure en ethnologie » [12], constituant le chapitre XV de la même partie « Problèmes de méthodes et d’enseignement » d’Anthropologie structurale, complété par un chapitre XVI, en forme de postface, réponse à une attaque de Georges Gurvitch (1955). Mais il est vrai que ce dernier texte, où Claude Lévi-Strauss donne leur « objet aux sciences structurales » (Sperber, 1968 : 11) et définit la notion de structure, est épuré de ce qui semble être un des éléments contingents ou surnuméraires de la pratique anthropologique : les questions institutionnelles — dont nous savons au moins depuis Michel de Certeau (1975) que leur analyse est indissociable de celle du discours scientifique — transformées en passagers clandestins que l’on jette parfois à la mer, avant l’arrivée au port, où le bateau se présente avec tous les attributs de la légalité, voire dans toute sa beauté [13].
Pour autant l’un des intérêts de ce texte pour notre propos réside dans l’une de ses parties intitulée « Anthropologie théorique et anthropologie appliquée » — lieu de nouage des relations entre le savoir et la place — où la question de l’application est inscrite tout à la fois dans une situation de la discipline et dans une conjoncture, un état du monde.
Le texte se veut saisir l’orientation et les grandes lignes d’une évolution de l’anthropologie qui peine à prendre une place dans une constellation déjà configurée des sciences sociales : « C’est le sort des jeunes sciences de s’inscrire difficilement dans les cadres établis : on ne soulignera jamais assez que l’anthropologie est, de très loin, la plus jeune par rapport à ces jeunes sciences que sont les sciences sociales » (1974 : 395). Pour accéder à la légitimité, elle doit passer par une épreuve, que déplore Claude Lévi-Strauss, et qui est celle d’une quasi-obligation de démontrer une fonction pratique : « Car, hélas, l’anthropologie réclamerait vainement une reconnaissance que ses conquêtes théoriques devraient suffire à lui valoir, si, dans le monde malade et anxieux qui est le nôtre, elle ne s’employait pas aussi à démontrer à quoi elle sert. » (1974 : 418) Ainsi, ce que Marc Bloch nommait la fonction sociale cognitive ne suffit pas, il faudrait une utilité pragmatique (Dumoulin, 2003 : 111) pour inscrire l’anthropologie dans un système des sciences sociales qui lui préexiste.
Voilà pour ce qui est de la discipline. Pour sa part, l’état du monde — malade nous y reviendrons — est principalement caractérisé par l’expansion de la civilisation occidentale, le développement des moyens de communication et la fréquence des déplacements, bref en paraphrasant Lévi-Strauss par une mise en mouvement de l’espèce humaine. Cette situation a deux conséquences sur l’anthropologie.
Avec la première d’entre elles, l’homogénéisation de la culture matérielle, la mission de « conservatoire » des musées d’anthropologie ne peut plus alors ni se développer ni se renouveler : « [...] il est de plus en plus difficile de recueillir des arcs et des flèches, des tambours et des colliers, des paniers et des statues de divinités [...] » (1974 : 414). Tout au plus cette mission peut-elle « se prolonger ». En quelque sorte le combat cesse faute de combattants, la collecte faute d’objets à rassembler.
La présence dans les métropoles telles New York, Londres, Paris, Calcutta ou Melbourne de « représentants de cultures périphériques », individus de passage ou résidents, est la seconde conséquence de cette multiplication des voyages. « Combien de communautés d’Asie du Sud-Est, d’Afrique noire et blanche, du Proche-Orient, etc., ne se trouvent pas représentées à Paris par des individus de passage ou des résidents : famille ou même petites collectivités » (1974 : 414). Pratiquement plus besoin aujourd’hui « de parcourir la moitié du globe et de jouer les explorateurs » (1974 : 414) pour étudier une culture ou du moins certaines de ses productions, l’objet de l’anthropologie s’est en quelque sorte déplacé aux portes des bureaux de ses praticiens.
Face à ce changement, et particulièrement la première de ses conséquences, Claude Lévi-Strauss fait varier les modes de présence de l’objet et d’existence de l’anthropologie, et ce tout au long de ses travaux. Dans un premier cas, cet objet connaît deux modes d’existence. L’anthropologie se transforme en une sorte de philologie, d’histoire des idées travaillant sur des matériaux amassés par des ethnographes et jamais dépouillés, sans pour autant renoncer à l’étude de phénomènes intérieurs cette fois, à sa propre société mais qui se manifestent avec le même caractère de « distanciation » (1974 : 416), « écarts différentiels » (1984 : 22) qui se créent dans le cadre général du mouvement d’uniformisation des cultures [14]. Cette position est défendue sur un mode plus interrogatif dans les réponses faites à Didier Éribon : « D.E. : L’anthropologie n’est donc pas une science menacée... C.L.-S. : Elle changera de nature. Si l’enquête sur le terrain n’a plus d’objet, nous nous transformerons en philologues, en historiens des idées, spécialistes de civilisations abordables seulement à travers les documents que d’anciens observateurs ont recueillis. Et qui sait si de nouvelles différences n’apparaîtront pas dans une humanité en grand péril de s’uniformiser ? » (1988 : 202). Dans le second cas, ces nouvelles différences seront d’une autre nature et par conséquent une nouvelle discipline verra le jour : « je pense que l’anthropologie a très bien rempli son office pendant, disons, les deux derniers siècles, mais que nous arrivons au moment où plus aucune des expériences humaines qu’il sera possible de connaître ne sera exempte de la contamination occidentale, et donc que ces expériences ne peuvent plus nous instruire sur ce que nous allions chercher auparavant [...] Il y aura de nouvelles différences, mais d’une autre nature [...] Une discipline se formera, consacrée à l’étude de ces différences nouvelles qui se créeront à droite et à gauche, et c’est très bien ainsi, mais ce n’est plus mon problème. Par ailleurs, l’anthropologie se transformera en philologie, en histoire des idées [...] La masse des matériaux anthropologiques qui existent, et qui n’ont jamais été dépouillés ou publiés est immense. » (2004 : 13-14). Claude Lévi-Strauss rompt là avec la pluralisation précédente des formes de l’activité anthropologique. Enfin, dans ce même texte des Temps Modernes, une troisième position se fait jour. En réponse à une question de Boris Wiseman sur l’apparition au sein d’une même culture de différences pouvant faire l’objet d’études, Claude Lévi-Strauss déplace le débat du départage disciplinaire vers la nature du mouvement historique. Il répond : « C’étaient de bonnes paroles pour faire plaisir à l’UNESCO » (2004 : 14). Ainsi, si plus aucun phénomène intérieur se manifestant avec ce « caractère de ‘distanciation’ » n’existe, non seulement l’anthropologie contemporaine se voit conduite — réduite — à travailler sur les données accumulées par ses prédécesseurs, mais de plus il n’existe aucun espace pour le développement de cette « autre discipline » [15]. Ce point de vue sur l’inéluctable homogénéisation culturelle de l’humanité est tôt présent dans les publications de Lévi-Strauss. Dans Tristes Tropiques, écrivant sur les récits de voyage : « Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » (1955 : 38-39) Ou encore en 1952, sur un mode moins agraire, dans les dernières pages de Race et histoire où il parle d’une contradiction « insoluble » (1973 : 420), d’un remède — l’introduction de différences internes ou externes aux sociétés — qui ne peut « que ralentir provisoirement le processus » (1973 : 419). Toujours est-il qu’en 1954, dans « Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son enseignement », l’accent est mis sur la capacité de l’anthropologie à analyser des phénomènes intérieurs se manifestant avec un caractère de « distanciation » :
« Il n’y a donc pas de raison pour limiter l’intervention de l’anthropologue à l’analyse et à la réduction de ces distances externes ; il pourra aussi être appelé à fournir sa contribution (aux côtés de spécialistes d’autres disciplines) à l’étude de phénomènes intérieurs, cette fois, à sa propre société, mais qui se manifestent avec le même caractère de ‘distanciation’ » (1974 : 415-416).
Au croisement de cette définition de l’activité anthropologique et de la caractérisation de l’état du monde, et pour inscrire la première dans le second, Claude Lévi-Strauss déduit deux lieux — qui sont aussi deux niveaux — d’application extrêmement différents, mais liés. Le premier est le musée d’anthropologie qui doit « prêter attention » (1974 : 414) à la transformation du monde qui voit tout à la fois disparaître la diversité matérielle et apparaître, à ses portes, les porte-parole de sociétés menacées par l’homogénéisation occidentale et où il ne s’agit plus de collecter. C’est à un double glissement qu’invite Claude Lévi-Strauss dans l’objet des musées : de la collecte de la culture matérielle — arcs, flèches, tambours, colliers, etc. — à celle de la culture immatérielle [16] — langues, croyances, attitudes, personnalités — , du déplacement vers l’ailleurs qui empêche la première pour l’attention à l’ailleurs déplacé qui facilite la seconde. Non seulement cette présence faciliterait le recueil auprès de ces populations qui ont beaucoup « à donner à l’ethnographe », mais elle doit s’accompagner d’une mutation — un « épanouissement » (1974 : 417) — des musées dans une forme-laboratoire qui permettrait de répondre « au problème de la formation professionnelle des anthropologues » (1974 : 417), à la demande qu’on leur fait d’accomplir des recherches sur le terrain avant d’avoir été formés à ce travail dans un cadre universitaire. De façon générale, Claude Lévi-Strauss distingue trois façons d’assurer au futur chercheur une expérience du terrain « sous contrôle » (1974 : 411) : les travaux pratiques antiformateurs parce que trop hâtifs, les stages dans des institutions qui ont l’avantage de mettre en présence de réalités fonctionnant « au niveau de ces relations interpersonnelles et de ces situations globales où nous avons reconnu le terrain d’élection de l’anthropologie » mais où aucun encadrement ne permet de tirer les enseignements théoriques des expériences quotidiennes (1974 : 411), les musées d’anthropologie au prix de la prise en compte du nouvel état du monde caractérisé par le mouvement des populations. La présence de migrants organisés en communautés (1974 : 414) permet tout à la fois de constituer à moindres frais un terrain d’enquêtes pour les musées, et de trouver en quelque sorte des terrains d’entraînement avec un niveau d’authenticité proche de celui auquel les futurs ethnologues auront à faire dans le cadre d’une « ethnologie pure » [17]. Au-delà donc de leur rôle classique de « prolongement du terrain » (1974 : 412) la formation aurait, dans les musées d’anthropologie, une organisation comparable au système d’externat et d’internat utilisé pour la formation des médecins (1974 : 417) et offrant un double aspect, théorique et pratique [18] (1974 : 417). S’agissant d’abord de tirer profit de l’état du monde pour collecter des faits rapprochés et pour l’enseignement de la discipline par un apprentissage de savoir d’un point de vue pratique, la visée de ce lieu d’application [19] est interne à la discipline. La question même de l’application peut être posée, le rôle “social” du musée n’étant pas discuté ni évoqué.
L’établissement du second lieu passe par un triple constat. Les migrants « [...] sont aussi le plus souvent aux prises avec des problèmes réels et angoissants : isolement, dépaysement, chômage, incompréhension du milieu auquel ils ont été provisoirement ou durablement agrégés, le plus souvent contre leur volonté ou tout au moins dans l’ignorance de ce qui les attendait. » (1974 : 415). Des fonctions essentielles aux sociétés modernes tenant à cette mobilité croissante de la population mondiale ne sont pas ou mal remplies, constate Claude Lévi-Strauss, qui donne pour exemple les problèmes posés par l’immigration nord-africaine à Paris ou portoricaine à New York, et met l’accent à la fois sur l’absence de politique d’ensemble et la faible qualification des administrations au regard de ce qui serait nécessaire pour résoudre ces problèmes. Enfin, troisième élément du constat, l’ethnologue paraît le mieux armé pour les assister parce qu’il peut avoir avec les migrants une relation tout à la fois de connaissance et de sympathie, qu’il est habitué au contact de représentants de culture différente. L’anthropologie, seule discipline de la « distanciation sociale », peut à ce titre, disposant d’un appareillage théorique et pratique former des praticiens ou participer à quelque intervention que ce soit.
Il existe entre ces deux lieux, un lien. L’intervention justifie, donne son fondement et sa raison d’être aux formes que prend la formation, même si elle ne la contient pas totalement. En effet, à ce point de son développement, en 1957 Claude Lévi-Strauss insère dans son texte une note de bas de page précisant une absence de goût personnel pour l’anthropologie appliquée, son doute quant à sa portée scientifique. Il n’en renvoie pas moins au jugement de Marx rendant hommage aux inspecteurs de fabrique anglais, serviteurs de l’ordre établi, mais transportant, depuis les lieux visités, des faits importants [20]. De ce point de vue il lui semble que la « participation » de l’ethnologue si elle présente un risque de le faire devenir auxiliaire de l’ordre social, est préférable à l’abstention parce qu’elle lui permet au moins de connaître les faits (1974 : 417).
La douleur, manifestation de la présence en distance, semble donc constituer le point d’ancrage de l’application de l’anthropologie qui se fait sous la forme de la clinique où s’articulent des êtres souffrants et des praticiens produisant un savoir qui a pour but de les soulager, une observation directe et savante d’êtres symptômes [21] tout à la fois de cultures lointaines et de ce « monde malade et anxieux », la temporalité de la révolution intérieure, validée par ses pairs, qui transforme l’ethnologue, par son expérience personnelle, en lieu de synthèse d’éléments de la vie sociale, et des terrains d’entraînement rendus possibles par une re-spatialisation des différences et par conséquent de la distance fondatrice de l’objet anthropologique.
L’opération lévi-straussienne ne va pas sans ambiguïtés. Tout d’abord, ce n’est qu’une partie de la discipline — dont l’objet sera d’ailleurs destiné à une nouvelle discipline pour Claude Lévi-Strauss en 2004 — , le travail sur les différences internes, qui constitue le point de croisement entre logique savante et logique politique, même si cette partie est équipée d’un back-ground de connaissance et de relations pour travailler sur ces différences — « [...] l’ethnographe connaît le milieu d’où ils (les migrants) viennent ; il a étudié sur le terrain leur langue et leur culture. » (1974 : 415).
Plutôt que d’inscrire la discipline dans l’état du monde, Claude Lévi-Strauss le contient dans celle-là constituée par son objet classique les sociétés “primitives”, dont on peut saisir, à domicile, certaines des productions — langues, croyances, attitudes, personnalités — grâce aux migrants établis en représentants, archives de traits culturels, porte-parole de groupes disparus. Ils sont en quelque sorte un cas parfait en ce qu’ils permettent tout à la fois de faire valoir une connaissance déjà acquise par l’anthropologue en vue de la résolution des problèmes posés par leur déplacement, et de compléter sur certains points la documentation anthropologique qui les concerne. Le monde n’est pas une prise saillante mais un creux façonné pour s’y installer afin d’établir sa légitimité. Plutôt que d’opérer un déplacement disciplinaire, Claude Lévi-Strauss fait entrer le monde dans le laboratoire de l’anthropologue, à ses conditions.
Si Claude Lévi-Strauss distingue deux lieux d’application de l’anthropologie, c’est néanmoins, d’un point de vue épistémo-topologique, trois espaces qu’il manipule : l’intervention qui peut se faire pédagogie en direction de ceux qui ont en charge les politiques migratoires, la construction du savoir théorique et pratique des apprentis, la constitution d’un savoir sur l’autre. La forme de ce savoir n’est pas explicitée. On pourrait supposer qu’il est un savoir sur l’autre en tant qu’il possède un degré de représentativité d’une culture, mais aussi comme altérité souffrante [22], que l’autre répondrait à une double question : Qui êtes vous ? Où avez-vous mal ? Il n’est pas sûr, au regard de la note de bas de page, que la première question ne fasse pas également office de seconde. Nous ne serions pas alors dans ce rapport entre le savoir, la souffrance et ce qui la soulage qui caractérise la clinique (Foucault, 1990), mais plutôt dans une recherche qui vise moins le jeu en cours que les ressources initiales de certains des joueurs [23]. Autrement dit la question de la traduction d’un savoir sur l’autre en un savoir soignant n’est pas posée.
Configuration 1
En la définissant comme la combinaison d’une situation, de personnages et d’une épreuve, la configuration (Barbe, 2005a) lévi-straussienne de l’application de l’anthropologie peut être caractérisée par une situation initiale où la discipline anthropologique est à installer dans le concert des sciences sociales, passant, pour cela, par une épreuve qui consiste en l’établissement de son utilité. Les personnages sont des sciences sociales, des anthropologues, des apprentis-ethnologues, des primitifs en voie de disparition, des migrants, des lieux savants de collecte et de formation, des lieux politiques peu qualifiés. À l’issue de l’épreuve les migrants sont tout à la fois des représentants, des sparrings partners et en souffrance, les apprentis formés, les administrateurs peu qualifiés et l’anthropologie une discipline dont l’application se fait par la diffusion de ses savoirs vers des lieux politiques de gouvernement de l’altérité peu équipés. Si la nature des savoirs circulants est ambiguë — portent-ils sur ce que représentent les migrants, sur les raisons de leur souffrance, sur les deux —, leur mode de production s’apparente à ce qu’Anthony Gibbons (1994) définit comme un régime classique [24], elle applique ses savoirs par une diffusion à visée thérapeutique. [25]
Situation | Personnages | Épreuve | Réponse |
---|---|---|---|
Une discipline à installer au sein des sciences sociales | Sciences sociales installées, anthropologues, apprentis-anthropologues, “primitifs” en voie de disparition, migrants, lieux savants de collecte et de formation, lieux politiques peu qualifiés | Démonstration de l’utilité de la discipline à installer bien que Claude Lévi-Strauss déplore qu’il faille le faire | - Diffusion des savoirs à visée thérapeutique vers les lieux politiques de gouvernement de l’altérité peu qualifiés
-Production de savoirs sur le modèle 1 d’Anthony Gibbons -Transformation des migrants en êtres de clinique, en sparring partners et représentants |
Michel Leiris ou l’expert fraternel
Le second texte convoqué pour examiner cette question de la pensée des relations entre production de savoir et action politique est de Michel Leiris [26] : « l’ethnographie devant le colonialisme » [27]. Conférence prononcée en mars 1950 devant un public de chercheurs, d’étudiants et d’intellectuels [28], il est publié plus tard, en août 1950, dans les Temps Modernes, puis dans Cinq études d’ethnologie, en 1969. Le but de cette conférence est de « signaler à l’attention, certains problèmes que pose à l’ethnographe d’aujourd’hui l’exercice de sa profession » (1969 : 98). De fait il peut être lu comme une tentative de reconfiguration du laboratoire de l’ethnologue et présente, par rapport à la position lévi-straussienne, un certain nombre de glissements [29]. S’impose là une longue citation :
« Il importe de faire observer que l’orientation des recherches ethnographiques, qu’elle réponde à un programme organisé ou soit abandonnée au caprice individuel, se fait toujours selon l’idée qu’on a, dans ce monde occidental auquel nous appartenons, de l’intérêt qu’il y a à examiner certains problèmes jugés par nous les plus urgents ou les plus importants, pour des raisons très diverses qui peuvent être excellentes mais, jusque dans les meilleurs cas, ne sont jamais que nos raisons. Il conviendrait à ce propos de développer et de systématiser les contacts entre ethnographes ayant leur port d’attache à Paris, par exemple, et les intellectuels des pays colonisés ou semi-colonisés résidant à Paris : hommes politiques, écrivains ou artistes, étudiants, etc. L’on s’inspirerait, pour orienter les recherches, des désirs exprimés par ces différentes catégories d’intellectuels, soucieux, pour ce qu’ils jugent être les vrais besoins de leur pays, de voir analyser tel problème. Théoriquement, une telle intervention de représentants des peuples colonisés dans la direction des recherches les concernant ne serait que normale dans un pays comme la France, qui admet (en nombre, il est vrai, fort réduit) au sein de ses assemblées métropolitaines des mandataires élus de ces mêmes populations. Pratiquement, si l’on observe à quel point la politique de ce pays dont l’empire est maintenant paré du titre d’ « Union Française » reste dans ses formes aussi bien que dans ses buts une politique colonialiste [...], il est indéniable qu’on ne peut guère voir plus qu’un vœu pieux dans le vœu formulé plus haut. Au train où vont les choses, on ne peut en effet qu’estimer bien minimes, sinon tout à fait nulles à moins d’un bouleversement complet, les chances de voir s’élaborer officiellement cette ethnographie que je souhaite, qui viserait, au premier chef, à servir les intérêts (tels qu’eux mêmes peuvent les entendre) et les aspirations des peuples actuellement colonisés. Dans les conjonctures présentes, force est de constater bien au contraire que, s’il marque ouvertement une solidarité entière avec l’objet de son étude, l’ethnographe court dans de nombreux cas le risque pur et simple de se voir privé de la possibilité même d’effectuer ses missions. » (Leiris, 1969 : 108-110).
Glissement 1
Touchant le rôle et la place donnés à ceux que l’on étudie dans la procédure de définition de l’objet d’étude, le premier de ces glissements est une opération de symétrisation politique et scientifique, scientifique parce que politique. D’entrée de jeu, les relations entre l’ethnographe et son objet ne jouent pas dans la distance pour construire celui-ci. Plutôt que d’être conçu comme une cueillette savante de ce qui est voué à la disparition, le geste ethnographique s’inscrit dans un dispositif de co-production de l’objet. L’activité ethnographique souhaitable paraît ici extrêmement “moderne” tant au regard de travaux ou de pratiques actuels dans lesquels des profanes sont pris dans des collectifs de recherche et participent à la formulation de l’objet, que des travaux en sciences sociales qui se sont réinterrogés, à partir des années soixante, sur la ligne de partage entre compétences scientifiques et compétences profanes [30].
Cette réduction de la distance — dont Michel de Certeau rappelle, se référant au travail de Michel Foucault sur la clinique caractérisée par un clivage entre un sujet supposé savoir lire et un objet supposé écrit dans une langue qui ne se connaît pas et doit être décodée, qu’elle est une structure propre à la culture occidentale (1975 : 9-10) — est rendue possible par la qualification d’emblée de la situation comme politique. Les rapports entre le monde de l’ethnographe et celui de son objet ne sont pas de pure connaissance mais pris dans des dispositifs de gouvernement et plus particulièrement dans des rapports politiques de violence coloniale, dans des champs de forces. Les êtres qui entretiennent commerce lors de l’opération ethnographique changent de nature. Les représentants-symptômes de cultures en danger deviennent des « représentants de peuples colonisés », dont on peut, de plus, juger « normale » l’intervention dans l’élaboration d’une politique scientifique puisque certains d’entre eux siègent au sein de la représentation nationale [31]. L’ethnographe lui-même est un être politique dans ses relations avec les habitants des pays colonisés comme au sein de sa propre société où il doit, dans ce contexte colonial faire œuvre d’information et prendre parti (Leiris, 1969 : 89) :
« [...] la volonté d’être de purs savants ne pèse rien, en l’occurrence, contre cette vérité : travaillant en pays colonisés, nous ethnographes qui sommes non seulement des métropolitains mais des mandataires de la métropole puisque c’est de l’Etat que nous tenons nos missions, nous sommes fondés moins que quiconque à nous laver les mains de la politique poursuivie par l’Etat et par ses représentants à l’égard de ces sociétés choisies par nous comme champ d’étude [...] » (1969 : 87) [32].
Cette opération s’achève par l’intérêt postulé d’une symétrisation scientifique, par une approche ethnographique de notre propre société par des chercheurs issus des sociétés examinées par les ethnographes occidentaux, l’asymétrie existante étant préjudiciable en termes de connaissance — elle fausse la perspective dit Leiris — comme de politique, nous assurant dans notre orgueil [33].
Glissement 2
Le second glissement, largement concomitant du premier, concerne les buts visés par la recherche qui peuvent lui être externes, orientés vers la résolution de problèmes, tournés vers les « vrais besoins » (Leiris, 1969 : 109). Pour l’ethnographe, basculant d’une visée curieuse à une visée utile [34], d’une fonction cognitive à une utilité pragmatique, il s’agit de faire un « travail utile » (1969 : 98) qui ne peut s’épuiser dans une seule fonction de savoir, fournissant aux colonisés des « matériaux susceptibles en tout cas de les aider à définir leur vocation » (1969 : 100), « aux gens qu’on étudie des données pour la construction d’un avenir qui leur sera propre » (Leiris, 1981 : 8), sans pour autant se transformer en guide, « car c’est aux colonisés eux-mêmes de découvrir leur vocation et non à nous, ethnographes, de la leur révéler du dehors [...] » (Leiris, 1969 : 99-100).
Michel Leiris adopte finalement une position proche de celle de l’expert au sens d’Isabelle Stengers (2002), c’est-à-dire qu’il présente ce qu’il sait sur un mode qui ne préjuge pas de la manière dont ce savoir sera pris en compte. Le savoir anthropologique n’a pas d’autorité, il est susceptible de s’articuler à d’autres savoirs pour trouver une signification par rapport aux problèmes posés. Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, publié en 1955, dont la perspective a été travaillée avec Césaire [35] et qui s’inscrit dans l’optique de servir la cause antillaise, peut être considéré comme un exemple d’essai de ce type de positionnement.
Avec ces deux premiers glissements, nous ne serions plus là, en continuant à nous référer à Gibbons, dans un régime classique de production des connaissances mais proche d’un second modèle où cette production se déploie dans une multiplicité d’espaces, où la demande sociale et politique, les usages structurent les questions et les manières de les traiter, où les chercheurs ont des origines, des formations, des traditions et des intérêts divers, où les ressources sont transdisciplinaires et les manières de juger des résultats diverses.
Glissement 3
Les modes de présence au temps de l’objet lévi-straussien et de celui de l’ethnographie selon Leiris diffèrent également. Pour l’un il relève d’un passé encore là et en voie de destruction par l’homogénéisation culturelle, pour l’autre il est mouvant (1969 : 91), gros d’un avenir marqué par une émancipation que tous s’accordent pour penser comme inéluctable. Ethnographe et (futur)émancipé sont co-présents sur deux registres dans cet avenir. D’une part, une ethnographie « dégagée de tout esprit directement ou indirectement colonialiste contribuerait à assurer pour l’avenir, entre la métropole et ses anciennes colonies, un minimum de bonne entente sur le plan au moins des relations culturelles ». D’autre part, les intérêts des peuples qui ont promu l’ethnologie comme ceux des peuples qu’ils étudient sont « convergents » (1969 : 111).
Glissement 4
Le quatrième glissement concerne la définition même de l’objet d’étude de l’anthropologie. Là où Claude Lévi-Strauss plaide pour une « ethnologie pure », Michel Leiris prenant ses distances par rapport au primitivisme, tout à la fois rappelle que le cadre d’exercice de l’ethnologie est le colonialisme [36], que les sociétés doivent être étudiées « dans leur état actuel de sociétés subissant à quelque degré l’emprise économique, politique et culturelle européenne » (1969 : 87) et que dans cette perspective “réaliste” les études ethnographiques doivent prendre dans leur champ la totalité des sociétés coloniales y compris les européens et les blancs qui y résident, au moins dans leurs rapports avec les colonisés, les acteurs donc qui les font exister comme réalité coloniale. Les conditions politiques de production de l’objet sont conçues comme partie intégrante de l’approche anthropologique.
Configuration 2
La configuration de la discipline selon Michel Leiris est bien différente de celle de Claude Lévi-Strauss. L’épreuve que doit surmonter l’anthropologue dans une situation marquée par des difficultés d’exercice dans un contexte politique donné, consiste à faire un travail utile. Les personnages sont des anthropologues, des administrateurs, des colons et des colonisés, des êtres et des lieux politiques. In fine, Michel Leiris ouvre le laboratoire de l’ethnologue là où Levi-Strauss le fermait, met à disposition les savoirs de l’anthropologie vers les colonisés et transforment ceux-ci, tout comme les anthropologues, en êtres politiques. Il n’y a là ni déploration, ni réduction a-politique du questionnement de départ, ni confinement du laboratoire.
Situation | Personnages | Épreuve | Réponse |
---|---|---|---|
Les difficultés de l’exercice de la profession dans le contexte politique colonial | Anthropologues, administrateurs, colonisés, lieux politiques | Faire un travail utile | - Ouverture du laboratoire de l’ethnologue
- Symétrisation des rapports - L’ethnologue-expert |
Roger Bastide — L’inventeur de science détaché
En 1971, paraît Anthropologie appliquée dont le but d’entrée de jeu revendiqué est la création d’une anthropologie appliquée comme science théorique qui porte sur la pratique [37]. Roger Bastide entend se distinguer pour cela de deux modèles de rapports entre la science et la pratique. Le premier d’entre eux est la conception qu’il nomme « libérale », « du nom de l’époque où elle s’est manifestée » (1971 : 187), qui distingue d’un côté la « science » caractérisée par l’objectivité, le désintéressement, un souci de description des faits sans jugement de valeur ; de l’autre « l’art » qui, tout en s’appuyant sur des connaissances fournies par la première, s’en distingue parce qu’orienté par des valeurs et des fins. Pour Roger Bastide, l’anthropologie appliquée relevant d’une telle conception ne peut être qu’un art au service de la politique, ainsi Malinowski et les fonctionnalistes anglais dans leurs relations avec la politique coloniale de leur pays. Il existe, écrit-il, dans les pays « à capitalisme libéral » une anthropologie théorique, pratique de savants désintéressés, qui a pour but d’atteindre à une connaissance conceptualisée du réel, tandis que dans le cadre d’une anthropologie clinique des techniciens et des ingénieurs posent des diagnostics en vue de l’administration de traitement.
Si Descartes est le point cardinal de cette conception rejetée, Marx est celui de la seconde dont Bastide entend tout autant se démarquer au nom finalement d’une résistance du réel. C’est autour de la notion de praxis qu’est construite son argumentation. Cette notion selon laquelle se développent dans un même mouvement nos connaissances pratiques et nos connaissances théoriques — selon cette conception l’anthropologie appliquée est science — a pour inconvénient de penser les obstacles à son action comme extériorité, alors que l’anthropologie appliquée devrait les intégrer. La notion de praxis n’est d’ailleurs pas sans perspective finaliste.
Pour échapper à la fois à une anthropologie appliquée qui n’est pas une science mais un art d’une part, à une anthropologie qui se veut scientifique mais en quelque sorte manque son objet et se teinte de finalisme d’autre part, Roger Bastide opère un pivotement d’objet. Son anthropologie appliquée ne serait pas orientée vers l’action et la planification mais analyserait celles-ci comme l’ancienne anthropologie analysait les systèmes de parenté, les institutions économiques et politiques, les processus spontanés de changements, exactement avec les mêmes méthodes et les mêmes techniques d’approche. Mais là où elle étudiait les choses sociales et les cultures, il s’agit de déplacer le regard vers leur manipulation, ce qui permet d’ailleurs un apport de premier plan à l’anthropologie générale et à la pratique sociale.
Ce pivotement d’objet contribue, dans l’esprit de Bastide, se référant à Claude Bernard et Stuart Mill, à durcir l’anthropologie comme science en la faisant passer d’un statut de science de l’observation à celui d’une science expérimentale :
« [...] aujourd’hui la politique — et en particulier la politique de développement planifié dans les pays sous-développés — constitue une manipulation des individus, de leur organisation sociale, ou de leurs valeurs culturelles, qui équivaut à une véritable expérimentation, en ce sens que le planificateur force les faits à « parler » dans un sens ou dans un autre, par rapport à la pratique que l’on veut leur imposer. Toute une série de chaînes causales, de déterminismes, au moins partiels, peuvent ainsi être mis à jour, qui nous permettent de formuler les lois d’existence ou de fonctionnement des sociétés et des cultures, sur une base moins aléatoire que la simple observation, même participante, des anciens ethnologues » (1971 : 201-202).
Ainsi le gouvernement des hommes, l’action sur les faits sociaux permettraient à l’anthropologie culturelle et sociale de dépasser le descriptif ou le typologique pour arriver à l’explicatif, à la découverte des corrélations, à reconnaître des chaînes de détermination, indépendantes de la volonté de l’homme, c’est-à-dire que cette action nous conduit à la reconnaissance de lois scientifiques, qui n’auraient pu être que difficilement atteintes par la seule méthode comparative. En même temps cette anthropologie appliquée — « science pure » — apporte une contribution aux applications pratiques en mettant à jour les règles du changement et permet donc une planification, et une politique plus efficace.
Configuration 3
Où Claude Lévi-Strauss visait à installer une discipline nouvelle dans le concert des sciences sociales en justifiant de son utilité sociale, où Michel Leiris tentait de répondre aux inconforts de la pratique ethnographique dans la situation coloniale en la politisant, Roger Bastide vise à faire de l’anthropologie une discipline qui permette de « contrôler les forces sociales » comme l’homme a soumis « les forces de la nature », à faire d’une anthropologie appliquée le cœur de la scientificité de l’anthropologie générale. L’épreuve consiste en la création d’une nouvelle science dont on peut dire qu’elle vise in fine une élucidation totale du monde social, tout en disqualifiant les conceptions libérales et marxistes des relations entre théorie et pratique. L’objet de l’ancienne anthropologie est déplacé et la nouvelle science — dont on peut craindre qu’elle ne ressemble au « vieil art de conduire le troupeau » (Stengers, 2002 : 9) — est à la fois connaissance et point d’appui pour des politiques de planification.
Situation | Personnages | Épreuve | Réponse |
---|---|---|---|
Absence de maîtrise humaine des forces sociales, en particulier dans la planification des politiques de développement des « pays sous-développés » | Ethnologues, territoires en voie de développement, tentatives d’applications | Créer une nouvelle science dans une visée d’élucidation totale du monde social | - Déplacement d’objet
- Des sciences sociales disqualifiées - Une anthropologie appliquée scientifique - Un recouvrement du politique par la science |
Action(s) culturelle(s)
Bifurquant maintenant vers la question de l’action politique dans le domaine de la culture, des parallèles peuvent être dressés entre les configurations dégagées plus haut et des modalités d’action culturelle telles qu’elles sont pensées ou pratiquées par des ethnologues ou des sociologues y participant. C’est de ces parallèles dont il sera maintenant question, suivant pour cela l’ordre d’exposition de nos trois configurations.
Action culturelle 1
La position lévi-straussienne est à l’œuvre lorsque l’action culturelle est pensée comme diffusion des résultats de la recherche, le « public » en étant conçu comme un simple récepteur d’une action devenue pédagogique. Deux exemples peuvent être pris ici. Le premier d’entre eux concerne la définition des premières formes d’intervention/d’installation de l’ethnologie au sein du ministère de la Culture, qui conduira à la création de la mission du Patrimoine ethnologique. L’action d’une société savante, d’un groupement de savants — la Société d’Ethnologie française — s’interrogeant sur les effets politiques de son activité est l’objet du second.
Le 28 décembre 1978, Jean-Philippe Lecat alors ministre de la Culture confie à Redjem Benzaïd, inspecteur général des finances, la présidence d’un groupe d’experts chargé « d’étudier le contenu d’une politique nationale du patrimoine ethnologique dans les domaines de la recherche et de la formation, de l’action culturelle, de la conservation et de la diffusion » (Benzaïd, 1980 : 5). Installé le 15 janvier 1979, le groupe de travail rend en octobre ses conclusions éditées par La Documentation Française en 1980. L’application de l’anthropologie à la question patrimoniale comme circulation de ses savoirs vers un public non-spécialiste ou amateur y est omniprésente. Carence en matière d’enseignement, absence d’instruments pédagogiques sont pointées. La sensibilisation qui s’adresse « au grand public » (1980 : 39) et la formation à destination des responsables directs du patrimoine, des enseignants et animateurs, des agents locaux, sont l’un des préalables, avec la recherche, d’une politique d’ensemble. En 1988, dans une synthèse des bilans de leurs actions établis par les « ethnologues régionaux » [38], une partie consacrée à la « politique de formation », largement développée, montre combien celle-ci est prégnante (Valière, 1988).
La Société d’Ethnologie française a pour but « l’étude ethnologique du domaine français et la diffusion de ses résultats », le développement de la recherche ethnologique en France, les actions « en faveur du patrimoine ethnologique et s’applique à être un interlocuteur scientifique auprès des pouvoirs publics et des institutions ou Associations locales, régionales, nationales et internationales. » [39] En avril 1980, cette Société tient un colloque à Besançon dont le thème est Recherche et action culturelle sur le patrimoine ethnologique. La forme selon laquelle est pensée la relation entre recherche et action culturelle se fait par la distinction de ces deux types d’actions et d’acteurs et parfois la diffusion de savoir de l’un vers l’autre, lecture tout à la fois irréaliste et purificatrice. Les interventions sont en effet réparties entre celles qui s’attachent à « la forme et [...] la nature d’une collaboration entre chercheurs et animateurs culturels » (Marcel-Dubois, s.d. : s.p.) et celles qui concernent « la relation essentielle du retour des acquis du chercheur au groupe humain détenteur de la tradition observée » [40]. Cette posture sur la séparation des sphères d’activité et leur succession temporelle conduit d’ailleurs à une lecture, relativement aveugle du texte d’un acteur important de l’activité patrimoniale franc-comtoise, intervenant d’ailleurs au colloque bisontin : Jean Garneret (1907-2002).
Prêtre et ethnographe, Jean Garneret est l’auteur de nombreux articles ou ouvrages savants portant sur un vaste gradient d’objets régionaux : monographie de village, chansons populaires, littérature orale, architecture rurale, architecture urbaine... Il est également le fondateur ou le co-fondateur du Musée Paysan de Corcelle dans le Doubs, en octobre 1952, du Musée populaire Comtois installé à la Citadelle de Besançon en 1960 et du Musée des Maisons Comtoises à Nancray pour lequel une première maison est démontée en 1976. Le placer sous le signe de la restitution (retour des acquis du chercheur au groupe humain étudié) supposerait qu’une telle phase de retour vers le monde social succède à une phase première de recherche “pure” et désintéressée, hors justement de ce monde social, alors que chez Jean Garneret la posture politique est première (Barbe, 2006, 2007) : « Les voisins d’Alsace [...] avaient presque gagné le combat de l’autonomie spirituelle que nous tentions d’avoir, si faibles, si nettement à contre-courant. Voilà depuis 1675 que nous étions légalement français, n’avions-nous pas perdu toute particularité, existait-il encore en nous quelque chose de comtois ? Nous le pensions tout de même. Il fallait le prouver [...] Ce pauvre pays, sans passé et sans liberté, les frontières le partagent en trois ou quatre départements peu décidés et peu encouragés à faire un tout, nous avons finalement aidé à lui redonner une conscience nationale, celle de la Franche-Comté de Bourgogne. Qu’elle vive, c’est notre souhait. » (s d : 3 et 4) [41].
Tant la position de Jean Garneret que celle du rapport Benzaïd, ne sont pas exemptes d’un certain primitivisme : retrouver le comtois d’avant l’annexion à la France au XVIIe siècle d’un côté, attention portée à une ethnologie d’urgence de l’autre. Tout en se prémunissant verbalement contre une perspective passéiste, le rapport Benzaïd promeut deux modes d’action en matière d’ethnologie dite d’urgence, le sauvetage qui suppose « l’intervention rapide de moyens pour éviter que, par exemple, un bâtiment, un ensemble d’outillages, ne soient détruits ou dispersés, qu’un savoir technique, un système de croyances, ne disparaissent avec leur détenteur » (1980 : 47), l’aide à des démarches ethnologiques qui répondent « à une attente engendrée chez les gens par le sentiment d’irréparable qu’ils éprouvent devant l’extinction de leur patrimoine original [...] » (1980 : 47).
Action culturelle 2
Le rapport Benzaïd, s’il met l’accent sur la diffusion des savoirs pose la question de la place de l’objet d’étude dans l’entreprise du patrimoine ethnologique, quoique la formulation soit extrêmement prudente quant au rôle de la « population » :
« [...] on s’efforcera de déceler à quel point l’action culturelle proposée correspond à une volonté de la population de participer à l’étude et au sauvetage de son patrimoine. Parce que seule, en effet, la prise de conscience et la participation du public concerné peuvent assurer des résultats probants en ce domaine, l’action culturelle devra contribuer à sa sensibilisation et répondre à une véritable attente locale. » (1980 : 46).
Le service de l’État issu de ce rapport, la mission du Patrimoine ethnologique, connaîtra au long de son histoire un certain nombre de vicissitudes, parmi lesquelles ce que Jean-Louis Tornatore nomme, à partir de son expérience de conseiller pour l’ethnologie, un double tournant réflexif d’une fonction documentaire du patrimoine à une posture attentive « à la diversité des usages sociaux du patrimoine et soucieuse de considérer les différents jugements d’expertise produits par les acteurs engagés dans une action patrimoniale » (2005 : 150), soucieuse des conditions et processus de production de son objet. Et déplaçant finalement ce dernier d’une ethnologie du patrimoine vers une ethnologie de l’activité patrimoniale, d’une position d’extériorité au « cœur de la scène patrimoniale » de telle manière à ce que l’expertise devienne participative (Tornatore, 2005 : 151). On peut noter ici la parenté du déplacement avec celui qu’opère Michel Leiris.
De ce déplacement de perspective peuvent témoigner — venir à la barre — quelques-uns des différents projets muséographiques menés dans l’exercice de mes fonctions de conseiller pour l’ethnologie, en particulier pour ce qui concerne la place donnée à ceux dont le musée est censé parler. De la prise en compte de gestes concurrents dans la désignation d’un objet patrimonial au cours du processus d’enquête ou de la qualification d’un tableau dans une exposition, à la tentative d’ouverture d’un espace de définition plurielle de la chose patrimoniale, la place donnée peut varier.
Soit un musée co-fondé par Jean Garneret déjà évoqué, le musée des Maisons comtoises à Nancray. Depuis les enquêtes de ses fondateurs, plusieurs travaux de recherches [42] y ont été conduits parmi lesquels un travail sur « la ferme des Guinots » en réponse à une demande : « Le musée de Nancray a demandé une étude sur l’organisation de l’espace dans la maison rurale traditionnelle, concernant les trois grands types caractéristiques de celle-ci et définis ci-devant » (Guilbert, s.d. : 2). Dans l’ordre chronologique prévu d’une enquête générale auraient succédé à cette « ferme des Guinots », une maison de Ternuay dans les Vosges Saônoises et une maison située à Montigny-les-Arsures [43]. Cette entreprise est donc directement corrélée à la posture typologique établie dans le volume Franche-Comté du Corpus de l’architecture rurale française : maison pastorale, maison de polyculteur, maison vigneronne (Royer, 1977). L’auteur fait également référence à la classification du géographe Albert Demangeon (1872-1940) désignant la « ferme des Guinots » comme une maison-bloc en hauteur qui rassemble sous le même toit tous les éléments de l’édifice. Pratiquant l’observation participante, conduisant des entretiens, l’ethnologue nous dresse les biographies des occupants de cette maison, donne des éléments sur l’organisation spatiale des différentes activités humaines qui s’y déroulent et sur les activités économiques dans lesquelles elle est utilisée. Dans cette entreprise, l’ethnologue se voit assigner une position documentaire, visant à recontextualiser l’objet. Cette ré-humanisation se heurte ici à plusieurs obstacles théoriques parmi lesquels le statut des locuteurs et de l’action humaine observée. Par une opération violente d’arraisonnement, les occupants de la maison se voient sommés d’illustrer, d’humaniser un type d’architecture défini dans un autre lieu [44]. À aucun moment ne sont posées les questions d’une appréhension et d’une définition de l’architecture qui leur seraient propre, du caractère de leur maison comme bon ou mauvais porte-parole de leur histoire et du lieu qu’ils habitent. Un autre travail sur une maison forestière pose quant à lui la question du statut des discours recueillis, de la ou des mémoire(s) : « Pour cette étude, il a été nécessaire d’interroger des mémoires plus que des acteurs en situation : mémoire des lieux, mémoires des hommes, mémoires des écrits » (Simonin, 1997 : 1). Tout se passe comme si la « mémoire des hommes » était une forme objective, un contenu sans pratiques. Or c’est bien à des pratiques que se frotte l’ethnologue en quête de mémoire, à des acteurs en situation de pratiques discursives sur un objet particulier avec lequel ils entretiennent un rapport historique... De l’Autre en trace du passé et sans lieu propre... Michel de Certeau (1980 : 85), pour penser les rapports entre stratégie et tactique introduit cette notion de « lieu propre » c’est-à-dire d’un espace circonscrit où installer un vouloir et un pouvoir propres, la tactique n’ayant « pour lieu que celui de l’autre » (1980 : 86). Faire un travail ethnographique sur une maison destinée à être démontée et remontée à Nancray, en prenant dans le cadre de l’enquête la façon dont elle est désignée par le musée comme porte parole de l’histoire et de l’architecture du lieu, mais en prêtant aussi attention aux épreuves locales par lesquelles elle est ou non instaurée comme telle (Amiotte-Suchet, Barbe, Floux, 2006), c’est opérer une symétrisation et une double rupture — tant pour ce qui concerne le sens dans lequel est mise en œuvre la flèche du temps, que ce qui doit être placé sous le regard de l’entreprise ethnographique — qui ouvre à la possibilité de la création d’un lieu propre de catégorisation de l’objet et du lieu par ceux qui l’habitent, bref de rompre avec le quasi-mutisme de l’habitant.
Pour que cette ouverture devienne réalité, le musée doit être capable de déplacer ses dispositifs d’institution et de diffusion patrimoniales. Parfois celui-ci ne peut/veut ouvrir qu’à des tactiques amenant l’autre — alors transformé en un public censé comprendre, respecter et ratifier (Stengers, 2002 : 96) — sur son lieu propre, ce qui semble aujourd’hui être le cas du musée des Maisons comtoises [45]. De ce point de vue deux autres expériences peuvent être évoquées.
Soit en 2000 une exposition au musée des Beaux-Arts de Besançon, Courbet et la Franche-Comté, portant sur les rapports entretenus entre l’artiste et la “région”. Dans ce dispositif, une enquête ethnologique porte sur les façons dont les habitants de Flagey, village où le père de Gustave Courbet possédait une ferme, perçoivent aujourd’hui le fils (Barbe et Sevin, 2002a et 2002b). Un film suivant l’enquête est tourné (Bouvret, 2000). La narration s’y appuie sur le retour, l’espace d’un après-midi, du tableau Les paysans de Flagey revenant de la foire dans l’ancienne ferme et le film est projeté dans l’exposition à côté du tableau agrémenté d’un classique cartel. Arrêtons-nous un instant sur cette situation. Ce sont bien des modes différents de prises et de qualification du tableau qui sont là présentés — il s’agissait bien de travailler sur la situation de confrontation avec le “grand homme” et le tableau et en aucun cas de mesurer des connaissances ou de mettre à jour, tels des archéologues, des faits de mémoire déjà là — au prix d’ailleurs de quelques charges violentes qui au nom de la valeur en soi de l’art disqualifient le discours de « ces gens-là ». Nul effort ici pour postuler que le film soit en situation, comme mode d’inscription, de transparence par rapport à ce dont il parle, qu’il représente les habitants de Flagey et que la pellicule ait été transformée en un parlement local. Mais son propos, ou plutôt son horizon, était bien de contribuer à restituer aux acteurs leur capacité de produire leur théorie du tableau — pour paraphraser Latour (2006 : 19 et 22) — , tant par l’objet de l’enquête, sa conduite et son transport en un musée à côté du tableau informé par l’histoire de l’art. Bref, autour du tableau, c’est bien d’un espace hétérodoxe dont il s’agissait.
La seconde de ces expériences a été conduite en 2003, avec le musée d’archéologie du Jura, à Lons-le-Saunier, à l’occasion de l’exposition « Patrimoines singuliers-Chacun son patrimoine. Inventaire intime des jurassiens du début du XXIe siècle ». Tenue entre le 5 avril 2003 et le 30 novembre 2003, elle débute par un appel du musée par voie de presse, courrier et sollicitations diverses. Ces appels, matérialisés sur des feuilles jaunes, sont composés de deux parties. La première est un texte de la conservatrice du musée — titré « La prochaine exposition du Musée sera... la vôtre ! » — qui écrit : « Cette exposition sera constituée d’une collection composée de la ou des réponses que chacun souhaitera apporter à la question suivante : « qu’est ce qui, pour vous, évoque le patrimoine ou la mémoire ? ». » En clair chacun est appelé à prêter, pour une exposition temporaire, un objet quel qu’il soit, qui renvoie à « son image du patrimoine ». « Dire le patrimoine et la mémoire » est-il indiqué, comme un but à atteindre. Une fiche-réponse à remplir constitue la seconde partie de la feuille jaune. Le répondant est invité à indiquer, outre des données d’état-civil et d’adresse, l’objet qu’il souhaite prêter et les raisons de ce choix. Plus loin il est signalé qu’un film sera tourné à cette occasion, qui parmi différents buts — pédagogique, festivalier, de médiation, de promotion régionale — se voit attribuer pour mission d’être « reflet de la mémoire collective » ou « instantané de la mémoire collective ». Enfin il est également indiqué qu’une « équipe d’ethnologues suivra le déroulement du projet pour décrypter les propositions faites par les uns et par les autres et ce qu’elles suggèrent de leur conception du patrimoine et de la mémoire ». Bien que certaines des formules employées alors ne nous conviennent guère, il faut avouer que participer à ce projet était séduisant parce qu’il posait pratiquement au moins trois questions liées qu’il nous intéressait de travailler : les qualifications plurielles d’un même objet “patrimonial” ou l’élection d’objets concurrents, et la possibilité résultante d’une muséographie ouverte à des expertises non savantes [46] ; le statut des locuteurs locaux et pour le coup celui du recours à l’ethnologie en milieu muséographique [47] ; l’in-définition de l’échelle de référence de la qualification patrimoniale [48].
Retenons la première piste qui nous intéresse ici plus particulièrement, à savoir l’idée d’une tentative de mise en place d’un espace démocratique, ou pour le moins d’une co-production de l’exposition. La conservation du musée délègue à qui le veut une définition “singulière” du patrimoine, l’énonciation par l’écrit, la proposition d’un objet et éventuellement l’oralité de ce qui pour lui/elle fait patrimoine. Si d’une certaine manière une porosité entre un musée et un public a été introduite, trois questions au moins restent posées :
- Tout d’abord la constitution de l’espace d’exposition. Si chacun pouvait répondre à l’invitation et confier au musée un objet, d’abord tous les “jurassiens” ne l’ont pas fait. Ceci pose la question de la représentation de ceux qui ne souhaitent pas, pour des raisons non connues, répondre [49]. D’autre part il n’y a pas absence d’épaisseur entre le lancement de l’appel et les réponses mais un travail de mobilisation de réseaux et de persuasion ce dont ne rend pas compte l’exposition, qui donne plutôt une image inverse. Enfin la question de “l’exposabilité” de l’objet est diversement traitée par les prêteurs. Ceux-ci exigent parfois une gestion de la scénographie, une vérification des cartels, etc. D’autres, au contraire, s’en remettent totalement au musée. Ces formes de délégation varient avec la proximité entretenue avec l’institution muséale. Les prêteurs connus par et connaissant le musée ont souvent été sollicités par le biais des associations qu’ils gèrent et animent, ou parce que ce sont des personnalités départementales ou régionales. La valeur patrimoniale de leurs objets leur paraît évidente.
- Un musée d’archéologie est peu équipé pour traiter ce type de projet. Il est en particulier privé de ses outils habituels : classification, reconnaissance des formes, interprétation historique pour saisir les objets apportés. Ce qui tout à la fois conduit et est sensible dans divers rabattements sur l’affect ou sur un usage de l’esthétique comme mode de mise en équivalence des objets collectés. C’est sur ce dernier point que nous voudrions nous arrêter. L’équipe paraît débordée par le nombre et surtout l’hétérogénéité thématique et physique du rassemblement qu’elle a provoqué. N’ayant pas de prise par une thématique maîtrisée, puisque ce ne sont pas des objets archéologiques et que la thématique est l’hétérogénéité elle-même, le principe d’organisation de l’exposition est recherché du côté de la grandeur physique et des coexistences esthétiques. La grandeur matérielle des objets a parfois été évoquée comme pouvant structurer des espaces et informe au moins en partie l’organisation de l’exposition. Deux salles vont se succéder, l’une avec une grande vitrine, l’autre avec des tiroirs. La première salle est consacrée aux gros objets ou à des objets mis en dispositifs, la seconde à des objets plus intimes et plus petits. Au-delà de cette grandeur physique comme principe de répartition, il faut mettre de l’ordre ou en tout cas il ne faut pas faire « bric à brac », « marché aux puces » ou « vide grenier », il faut que « ce ne soit pas désagréable à voir ». La mise en place des objets se fait donc sur un registre visuel : mettre des choses qui vont ensemble ou au contraire juxtaposer des objets qui se heurtent du point de vue esthétique : « Je ne pense même pas thématique. Je pense : tiens ce truc il me paraît aller d’emblée avec ça, parce que c’est une image qui m’intéresse (...) Il y a des évidences. Il y a l’ombrelle en dentelle, je l’ai mise avec une petite robe (...) Il y a des mises en scène comme ça que je sens visuellement. Tiens ce sera sympa, ça va bien aller ensemble ou alors des chocs comme la fusée de Tintin ou le tailleur orange. » Bien sûr l’exposition dans son organisation pratique est sans cesse l’objet de discussions techniques avec les menuisiers ou l’ingénieur du son, d’ajustements économiques. Mais le point essentiel est bien que la scénographie va se faire d’un point de vue esthétique revendiqué et posé comme singulier. En effet, ce travail est clairement situé dans la continuité de son travail d’artiste par la scénographe, tant par son auto-qualification que par ses expériences esthétiques personnelles antérieures, même si elle considère avoir pris en compte les observations des prêteurs.
- Enfin la troisième question essentielle et non résolue est celle des effets d’une telle exposition sur les politiques culturelles publiques, en l’absence desquels cette opération se condamne à une représentation sans portée et à sa propre dépolitisation, peut-être à une certaine condescendance. Elle présenterait là finalement des airs de parenté avec le corsetage de la démocratie de proximité en France, réduite aux abords. [50]
Si cette expérience, informée par une volonté de ses responsables « d’ouvrir » le musée, souhaite que les proposants mettent en œuvre leur conception de ce qu’est le patrimoine, la volonté affirmée de faire de l’exposition celle de la « population » se heurte à trois questions irrésolues : les conditions de création d’un espace juste, l’absence d’un « lieu vide » d’exposition c’est-à-dire d’un lieu où chacun puisse traduire une proposition [51], sa constitution politique.
Action culturelle 3
Le recours à la planification, armée par les sciences sociales et visant une politique plus efficace, marque les premières années d’existence du ministère de la Culture, créé par un décret du 3 février 1959 qui lui attribue des compétences jusque là exercées par les ministères de l’Éducation nationale et de l’Industrie. André Malraux est nommé ministre d’État le 22 juillet de la même année.
Lors de la préparation du IVe Plan est mise en place une commission des équipements culturels et du patrimoine artistique, devenue des affaires culturelles en 1969, dans le cadre de la préparation du VIe Plan. Voici donc la culture installée au sein de l’action publique planifiée. Dans ces commissions se rencontrent des membres d’une administration modernisatrice, des mouvements d’éducation populaire en particulier Peuple et Culture, des chercheurs en sciences sociales — par exemple Jean-Marie Domenach, Edgar Morin, Pierre Bourdieu, Joffre Dumazedier, Michel de Certeau, Jean-Pierre Vernant.... En 1964, la visée est prospective, « aux échéances de 1970 et 1985 » (Girard, 1997 : 95). La façon dont Joffre Dumazedier formule l’une des façons de déterminer les besoins culturels et la demande n’est pas sans rappeler l’espace expérimental de Roger Bastide :
« Prévisions à long terme : c’est une science d’experts, économistes et sociologues, qui étudient le comportement culturel par rapport au degré d’innovation. On étudie les besoins culturels dans les pays étrangers qui sont plus développés économiquement que la France et qui ont des politiques différentes (États-Unis, Canada, Suède et Suisse). Des constances apparaissent, ce qui revient à dire qu’à tel niveau de développement économique correspondent tels besoins culturels ; ainsi, on peut prévoir les besoins culturels par le biais du développement économique probable. » (Dumazedier, 1997 : 97) [52].
En 1961, la commission de l’équipement culturel et du patrimoine artistique émet un regret à propos du manque de « données précises et chiffrées sur les besoins, les structures et les budgets en matière d’action culturelle » (cité par Poirrier, 1997 : 27). Jacques Delors, en 1963, alors conseiller pour les affaires sociales au Commissariat général au Plan, impulse la création d’un Service des études et de la recherche (SER) qui doit forger des outils d’analyse en vue du Ve Plan. Appel sera fait à Pierre Bourdieu, Michel Crozier, Paul-Henry Chombart de Lauwe... pour des études préparatoires. Il s’agit de fonder scientifiquement l’appréhension des questions culturelles :
« L’étude des besoins culturels de la population se place sur un terrain objectif et se dégage ainsi du domaine du subjectif, du politique, » des goûts et des couleurs. « Elle constitue un apport fondamental dans la voie d’une approche scientifique des problèmes actuels » (Girard, 1997 : 96).
Invention de la politique culturelle et alliance entre science sociale et action politique vont de pair (Dubois, 2003). Par la suite, le SER [53] n’est pas sans rôle dans les recherches sur la culture, et plus que cela on peut déceler une « étroite relation » entre l’impératif politique d’une égalité d’accès aux biens culturels et le bornage d’une sociologie de la culture autour de la mesure de l’inégalité de cet accès (Fabiani, 2003b : 309).
La question de la connaissance des « pratiques culturelles » est encore affichée dans « les priorités » de l’État-Culture de façon à en orienter la politique :
« Il est indispensable aujourd’hui que chaque DRAC procède à un état des lieux aussi complet que possible, des éléments de connaissance disponibles et utilisables par l’ensemble des services déconcentrés de la culture, afin de constituer (Circulaire en préparation sur la méthodologie) un ensemble cohérent d’informations tenu à jour, utile à la fois à l’observation à venir, à la construction d’un système d’informations partagées avec les autres services de l’État et des collectivités territoriales, et, dès maintenant à la conduite de l’activité de la DRAC. Elle doit permettre de mieux mettre en regard l’offre artistique et patrimoniale et la réponse voire les attentes, des publics. » [54]
De « la population » sous la plume d’Augustin Girard aux « publics » des directives du ministre de la Culture, le basculement est double, du singulier au pluriel, de la réception passive à l’acteur capable d’aspirer à quelque chose. Il n’est pas sans rapport avec les mutations de la sociologie de la culture ce dont témoigne le récent colloque du DEP sur « le(s) public(s) de la culture » (Donnat et Tolila, 2003), l’emploi d’outils de l’anthropologie (Fabiani, 2002), les tentatives de recours localisé au conseiller pour l’ethnologie.
Conclure ?
Au terme de ce parcours plusieurs conclusions au moins provisoires peuvent être énoncées.
Si l’anthropologie en France est née appliquée et a été ensuite, après la première guerre mondiale, marquée par la séparation entre savoir et action (Lenclud, 1995b : 79-80) [55] ; comme l’œuvre d’art exhibant son autonomie et sa clôture, elle n’est pas absente de la situation dans laquelle elle exerce ou souhaite le faire. Cette présence peut être a minima comme chez Claude Lévi-Strauss où elle a pour but d’installer les conditions de l’exercice de la profession [56] et de formation du milieu. Les interlocuteurs sont ceux qui gouvernent les lieux d’altérité — objet circonscrit de la discipline — dans le monde occidental et le rapport avec le politique est de l’ordre de la pédagogie. A l’opposé de ce point de vue normatif sur la science, Roger Bastide installe l’anthropologie comme science de gouvernement, au cœur du processus politique, n’échappant pas d’ailleurs à sa scientisation, dans le sens où les relations entre ce qui seraient des valeurs scientifiques d’une part et des valeurs politiques de l’autre ne sont pas réellement discutées. Enfin, entre ces deux positions, l’originalité du projet de Leiris est de constituer la discipline tout à la fois comme discipline scientifique mais intégrant aussi des espaces de discussion de ses objets — c’est la différence par rapport à Lévi-Strauss — et évitant un recouvrement du politique par la science — c’est la différence par rapport à Bastide. Remarquons d’ailleurs au passage que dans ces trois cas la configuration de son objet par l’anthropologie n’est pas sans rapport avec les conceptions des relations entre science et politique, qu’elles avancent ensemble, que ceci soit ou non pensé.
Bien que la situation soit évidemment différente, ces configurations dégagées, dans leurs quatre dimensions, nous paraissent à l’œuvre dans l’histoire récente de l’encastrement de la discipline dans des projets dits culturels menés à partir de différentes échelles politiques. Nous n’exerçons pas sans héritage et la discipline a une dimension uchronique (Chouquer, 2000) dans ses modalités de relation au politique, y compris lorsqu’elle s’exerce à partir d’un ministère, de la posture documentaire à la posture participative pour le dire rapidement, de l’inventaire d’un patrimoine dit ethnologique aux essais de construction de dispositifs permettant l’expression et l’analyse de différents formats de la caractérisation patrimoniale.
Il conviendrait sans doute de réfléchir d’une façon offensive, et non plus seulement en réaction à la fameuse « demande sociale » souvent conçue comme un danger, à ce que pourraient être les conditions d’exercice, souhaitables et possibles, d’une discipline tout à la fois autonome et hétéronome — et dont les contours par conséquent ne peuvent être dessinés que d’un point de vue réaliste et non par décret.
De ce point de vue, au terme de l’examen de postures énoncées par différents acteurs de l’histoire de la discipline, de leur transport dans ou de leur similitude avec des situations de sa mobilisation, un prochain chantier pourrait consister en une analyse réaliste de l’histoire de la mission du Patrimoine ethnologique — devenue mission à l’Ethnologie répartie entre trois services d’une sous-direction d’une direction de l’Architecture et du patrimoine du ministère de la Culture et de la communication — et de ses (ex ?) avatars régionaux, attentive aux positions et effets produits par l’introduction de l’ethnologie au ministère de la Culture, pour ce qui est du formatage disciplinaire mais aussi du rapport à d’autres disciplines, des modalités d’élection des biens culturels ou du gouvernement des hommes, et de leurs ajustements réciproques [57].