Cet entretien avec Émile Temime a été réalisé le 22 mai 2006 à Marseille, EHESS, Centre de la Vieille Charité.
De l’interdisciplinarité et du besoin des autres
F. B. et J.C. S. : En lisant votre livre Les passagers de Belsunce (1995a), on se dit que vous êtes historien, mais aussi un peu ethnographe...
E. T. : Un historien, au sens global du terme, doit se former à d’autres disciplines. Quand j’ai fait mes études, j’ai pris des cours de droit, et le droit est resté quelque chose d’important. Et je crois que si j’ai pu faire un travail à peu près correct, c’est précisément parce que j’ai fait autre chose que de l’histoire. Je suis géographe également. Autrefois on faisait de l’histoire et de la géographie, j’ai surtout appris la géographie en l’enseignant. Et ça m’a passionné. Je dois dire que j’ai été peut-être plus prof de géo que prof d’histoire. Je regrette qu’il n’y ait plus aujourd’hui d’enseignement sérieux de la géographie.
Ce besoin de travailler avec d’autres, je l’ai ressenti il y a longtemps, en faisant ce livre, La révolution et la guerre d’Espagne (1996), qui vient d’être réédité il y a quelques années. Nous avons passé trois ans à travailler ensemble avec Pierre Broué [1], ce qui n’était pas toujours facile mais nous obligeait à nous remettre tous deux en question. Un historien a besoin des autres pour éviter les dérapages. Et là ça se trouvait très bien parce que nous n’avions pas du tout les mêmes idées, et nous nous sommes un peu complétés, corrigés l’un l’autre. Travaillant sur un thème d’histoire sociale et d’histoire politique, il fallait connaître un certain nombre de choses que seuls d’autres pouvaient m’apporter. Je crois d’ailleurs que le livre tient encore le coup. C’est rare, les livres qui tiennent le coup pendant si longtemps, alors j’en suis assez fier.
J’ai aussi travaillé avec des archéologues, c’était très intéressant. Les archéologues sont les gens avec lesquels on se comprend le moins, à moins que ce ne soient des archéologues historiens, comme, par exemple, mon ancien collègue Février [2], qui était historien et archéologue à la fois. Mais il m’est arrivé de travailler avec des archéologues et il semblait que nous ne parlions pas la même langue. C’est très curieux. Eux travaillent sur les vestiges, ils essaient de reconstituer. Ils font le même boulot que nous, mais en même temps ils ne le font pas de la même manière. Ils ne s’intéressent pas toujours à l’homme (ce qui n’était naturellement pas le cas de Février, mais, comme je l’ai dit, il était aussi historien), tandis que notre boulot à nous, c’est de nous intéresser aux hommes.
L’ethnologie et la sociologie, c’est venu un petit peu plus tard. Ça rejoint la même préoccupation, à savoir que l’historien est obligé d’avoir des ouvertures sur d’autres disciplines. Je n’ai pas fait d’études d’ethnologie, je ne suis pas ethnographe à proprement parler, mais j’ai travaillé avec des ethnographes. Notamment lorsque je dirigeais (ou plutôt codirigeais avec Jacqueline Costa-Lascoux) les recherches sur les migrations, j’ai travaillé très longtemps avec quelqu’un de remarquable, qui m’a appris beaucoup de choses, et qui s’appelait Pitt-Rivers [3]. C’est un ethnologue qui a travaillé en particulier sur l’Amérique du Sud. Nous n’avions pas la même formation ; mais nous avions la même façon d’aborder les choses, finalement nous nous comprenions très facilement. C’était la même recherche sur les changements, le rapport des hommes, le rapport aux lieux. Son objet de travail c’était essentiellement l’Amérique Latine, alors que le mien c’était plutôt le monde méditerranéen, mais sa démarche intellectuelle était proche de la mienne.
F. B. et J.C. S. : On reproche par contre parfois à l’ethnologie de faire peu cas du passé.
E. T. : Je crois qu’un bon ethnologue ne fait pas table rase du passé. Il ne le peut pas, parce que l’individu se forme dans le cadre d’une société, dans un ou des héritages du passé, dont on ne peut pas faire table rase. Certes, les méthodes d’approche et de travail ensuite sont spécifiques à l’ethnologue et ne sont pas celles de l’historien. L’historien a appris à travailler sur le document, écrit, oral, sur l’image. On les aborde avec une approche critique, selon une méthode qui nous a été enseignée. Le travail d’historien est un travail de bénédictin, une recherche de très, très longue haleine. Bien entendu le travail de terrain fait partie de cet ensemble, mais il n’en est qu’un élément. Alors qu’il est évident que pour l’ethnologue ou le sociologue, le travail de terrain est primordial. J’ai aussi fait de la sociologie quand j’étais étudiant. Le professeur dont je suivais les cours a disparu des plaquettes, pourtant c’était un sociologue remarquable, il s’appelait Gurvitch. On ne l’enseigne plus du tout. Moi j’allais suivre ses cours uniquement pour l’entendre expliquer, et pour essayer de comprendre ses méthodes de travail.
F. B. et J.C. S. : Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur votre parcours, sur votre formation ?
E. T. : Dans les années soixante, j’étais prof à Paris. On m’avait dit : « Est-ce que vous ne voulez pas une Khâgne, vous êtes le quatrième sur la liste ». J’avais alors déposé un sujet de thèse, complètement farfelu d’ailleurs. Si j’avais accepté le sujet qui m’était proposé à ce moment-là par le grand patron de l’histoire contemporaine, je serais encore sur ma thèse aujourd’hui, et encore, je ne suis pas sûr qu’il ne me faudrait pas une seconde vie (rire). C’était un sujet complètement fou sur la politique méditerranéenne du second empire. Ce qui couvrait le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Italie, l’Espagne, etc. Depuis mon bouquin sur la guerre d’Espagne, j’avais la réputation d’être hispaniste, on m’a dit : « Pourquoi ne travailleriez-vous pas sur l’Espagne ? ». Donc j’ai fait une thèse sur l’Espagne, qui n’a jamais été publiée d’ailleurs. Les thèses d’Etat autrefois, c’était des thèses de 2000 à 3000 pages et personne ne les lisait, sauf les spécialistes. Il y en a peut-être trois ou quatre qui ont lu ma thèse. Je suis sûr qu’on l’a lue au moins une fois parce qu’on l’a volée à la bibliothèque de l’Université (rire).
Quand je suis arrivé ici à Marseille en 1964, j’avais donc commencé ma thèse sur les relations franco-espagnoles au XIXe siècle. A cette époque-là, des impératifs personnels m’ont fait refuser le poste de Nice qui m’était proposé, en Khâgne. J’étais dans une période où j’avais d’une part un poste en lycée que j’ai abandonné au bout de deux ans, et où, d’autre part, j’étais chargé de cours à la fac. Pour pouvoir travailler sur l’Espagne, j’aurais dû aller à Madrid mais j’étais alors marié et père de famille, je ne pouvais pas vivre avec ce qu’on m’offrait à Madrid, donc j’ai partagé mon temps entre Paris, Marseille et Madrid pendant huit ans. C’était très rapide pour une thèse d’Etat. On a d’ailleurs considéré que j’avais été trop rapide ! Mais j’ai beaucoup travaillé, dans des conditions un petit peu acrobatiques.
La thèse, ça ne m’a pas plu. Ce n’est pas pour le travail, la recherche m’a plu, mais ce qui ne m’a pas plu c’est de travailler tout seul. Cela, c’est l’Université telle qu’elle est, et qu’il faudrait changer, j’espère que vous la changerez. A l’époque, je travaillais régulièrement à la Bibliothèque Nationale où il y avait toute une masse de documents à consulter. C’était dans l’ancienne Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu, il fallait être là une demi-heure en avance pour avoir sa place. Et un jour j’ai trouvé un mot sur ma place, de quelqu’un qui est devenu un ami, qui me disait : « On prend les mêmes bouquins ! Alors peut-être qu’on travaille sur le même sujet ». Nous ne travaillions pas exactement sur le même thème mais nous avions les mêmes livres à consulter, et nous ne le savions pas. Parce que c’était ce travail individuel absurde, qui fait qu’on a des gens qui devraient travailler ensemble et qui s’ignorent... Lui était un historien économiste, moi je n’étais pas tellement économiste, je faisais de l’économie parce que là aussi c’est une chose qu’il faut faire. Et à partir du moment où nous nous sommes connus, nous avons commencé à travailler ensemble, chacun pour sa thèse. Lui l’a présentée plus tard que moi. Mais nous nous sommes évité pas mal de travail, parce que quand nous allions aux "affaires étrangères" nous travaillions aussi sur les mêmes livres ; sur la même période. Nous échangions nos idées et nos connaissances, ce qui, pour le moins nous facilitait le travail...
Je vous explique cela en détails pour montrer combien ce système me paraît absurde, parce qu’il demande un effort individuel absolument énorme, qui fait que beaucoup, dans la vieille histoire de l’ancienne thèse d’Etat, ne la terminaient qu’au bout de 12, 15 ans et s’arrêtaient là. Je suis pour la thèse d’Etat, j’ai toujours défendu la thèse d’Etat, mais pas comme ça, pas en quinze ans, pas en s’épuisant sur un sujet. Et bien entendu j’ai toujours considéré de ce point de vue là qu’il fallait qu’il y ait des collaborations, qu’un travail de cette importance ne pouvait être qu’un travail d’équipe. Comme j’étais spécialiste de l’histoire espagnole, j’ai travaillé avec des spécialistes de l’histoire espagnole, nous avons essayé de nous rapprocher et nous avons créé ensemble une structure du CNRS, ça s’appelait un Greco [4] à l’époque, sur l’histoire des pays ibériques ; qui existe toujours d’ailleurs, et qui a son centre maintenant à Bordeaux, parce que les gens qui travaillent là-dessus, sont surtout des Bordelais et des Toulousains. C’était entre historiens mais c’était quand même un travail d’équipe, qui se faisait avec une vingtaine de personnes.
J’ai commencé à travailler tout seul, sur les machines à écrire "vieux modèles". Il n’y avait pas d’informatique et je faisais du travail à la main pour les archives. De ce point de vue les techniques ont changé d’une façon importante. Les techniques assurément, mais aussi les modes de travail. Mais à cette époque, dans les années 1960, on travaillait comme ça. Aujourd’hui, je viendrais à la bibliothèque avec mon ordinateur et je pourrais exploiter les données statistiques qui m’étaient indispensables en quelques minutes au lieu de passer des heures sur des calculs toujours approximatifs. On n’a pas gagné en réflexion, ni même en quête des données. Mais on a gagné en rapidité d’exploitation un temps considérable.
Ensuite j’ai passé ma thèse. Et comme je travaillais à Aix depuis longtemps, j’avais mes recherches et aussi des étudiants qui travaillaient déjà avec moi, qui sont devenus à la fois des collaborateurs et des amis. Je suis resté à Aix comme professeur pendant longtemps, jusqu’à ma retraite, que j’ai prise le plus tôt possible. Car il est pratiquement impossible de faire le travail de professeur d’Université, de poursuivre ses recherches, d’assumer le travail administratif indispensable et d’écrire ce que l’on a envie d’écrire. Pour y parvenir, il fallait sortir de l’Université, tout en continuant le travail commencé et en gardant les collaborations nécessaires.
Sortir de l’université
F. B. et J.C. S. : Et c’est à ce moment-là que vous avez commencé à travailler sur l’histoire des migrations à Marseille ?
E. T. : J’étais déjà à Marseille. Ma thèse portait sur l’Espagne, mais j’étais à Marseille. S’il fait son travail — ce que tout le monde ne fait pas forcément — un professeur en histoire a deux responsabilités : les cours et les concours. Ce qui était une catastrophe dans le cas des concours parce que les sujets ne paraissaient qu’à la fin de l’année universitaire, et par conséquent si vous aviez quelque chose à préparer pour les concours, il fallait le faire pendant les vacances. Ce qui fait que pendant tout le temps où j’ai été prof, je passais mes vacances à préparer les concours d’agrégation et ça c’est horrible ! Bon, ça c’est le boulot d’enseignant. Et c’est très important, il faut le faire. Et deuxième chose, vous avez les thèses et il faut les diriger. Et ça aussi c’est un boulot que tout le monde ne fait pas. Moi je l’ai fait, je prétends que je l’ai fait. Et par conséquent vous avez des séminaires à préparer, à diriger. Pour moi les séminaires ont été quelque chose de très important. J’ai choisi des sujets larges. D’une part parce que j’étais dans cette région, donc il fallait que je travaille sur la région, et d’autre part parce que la Méditerranée c’est mon domaine. En travaillant sur Marseille, j’ai été amené à travailler sur les migrations. C’était un sujet qui me paraissait essentiel pour le monde méditerranéen et pour la région. Même ma thèse m’avait déjà amené à ça car j’avais travaillé sur des échanges de population. Même mon livre sur la guerre d’Espagne, parce que j’avais travaillé sur l’exil. Donc j’avais beaucoup de raisons qui me poussaient à travailler sur ce sujet.
A ce moment-là j’ai essayé de former une petite équipe et de préparer les séminaires que j’ai systématiquement faits à Marseille plutôt qu’à Aix. De mon point de vue, c’était plus parlant, s’agissant en particulier d’histoire économique. Je faisais les séminaires avec deux idées qui me paraissent encore aujourd’hui essentielles. La première, c’est que je voulais faire un séminaire pluridisciplinaire. Nous étions une équipe de profs, d’économistes, d’historiens, de géographes et de sociologues qui travaillions ensemble et qui faisions le séminaire ensemble. Et la deuxième idée concernait le fait que, faisant de l’histoire économique, en dehors des universitaires je n’avais personne pour me parler d’économie, et il fallait donc faire venir des hommes d’affaires, des banquiers. Mais les banquiers ne seraient jamais venus à l’Université, j’avais essayé. J’ai donc décidé de faire mon séminaire à la Chambre de Commerce. Un vieux collègue que j’aimais bien, qui était d’ailleurs un des meilleurs historiens du XVIIIe, avait commencé ce séminaire à la Chambre de Commerce, et il m’avait dit : « il n’y a que toi qui peut le reprendre ». J’étais très honoré qu’il me dise ça parce que c’était un type remarquable. Et j’ai repris le séminaire d’histoire économique pendant des années, avec des gens qui venaient d’autres disciplines. Et les banquiers sont venus, à la Chambre de Commerce ! Mon idée, c’était que non seulement il fallait travailler ensemble mais aussi pour l’extérieur, c’est-à-dire ne pas rester dans un monde clos universitaire. Travailler dans un monde clos universitaire, cela m’a toujours paru un peu inutile.
Le sociologue, Dominique Lahalle, qui avait fondé le Greco sur les migrations, m’avait demandé d’en prendre la direction à ce moment-là. Cela faisait un boulot de plus, avec le boulot de prof, plus la direction de recherches, plus la participation à un autre Greco, ça faisait beaucoup. Mais ce qui était intéressant c’est que c’était des groupes qui se retrouvaient sur toute la France, et qui collaboraient avec des groupes de travail qui se trouvaient à l’étranger. Et j’ai été amené comme ça à être une des personnes qui ont dirigé des recherches sur les migrations à l’échelle européenne. Nous étions trois, un Anglais, un Américain et moi, sous la direction de la Fondation Européenne de la Science qui se trouvait à Strasbourg. Ça me permettait de sortir, et je crois que là aussi j’ai appris beaucoup de choses. Je voulais faire ce qui dans ce domaine est essentiel, c’est-à-dire de l’histoire comparée. Et je crois que j’y ai réussi, grâce à cette collaboration.
Sayad ou le goût du terrain
E. T. : Le travail de collaboration, j’ai donc pu le continuer de cette manière. Et en particulier avec l’homme qui m’a appris le plus, sur mes vieux jours, c’est-à-dire Abdelmalek Sayad. Sayad est venu à Marseille quand l’Ecole des Hautes Etudes s’est déplacée ici, contrainte et forcée. Lui, ça l’intéressait parce qu’il voulait travailler sur l’Algérie et il pensait qu’il travaillerait mieux à Marseille. Nous n’étions pas encore à la Vieille Charité, à l’époque. J’avais un bureau dans le quartier Belsunce, où je faisais mes séminaires sur les migrations. Et j’ai rencontré Sayad comme ça, par hasard. C’était un type absolument extraordinaire, nous avons travaillé pendant 20 ans ensemble. Et alors là c’était du travail en commun. Là, je travaillais avec un sociologue qui pour moi est un des plus grands sociologues contemporains. Il m’a appris énormément de choses sur l’enquête. Ecouter, transcrire, c’est ce que l’on apprend mal aux futurs historiens ; et qui paraissait à cette époque séparer l’historien du sociologue. Sayad m’a appris qu’un bon sociologue pouvait ne pas être seulement un théoricien, ne pas apprendre des théories mais faire des théories après. Et que le travail de terrain, c’était aussi nécessaire pour un ethnologue que pour un historien.
Et je crois que moi aussi je lui apprenais des choses parce que lui était obligé de faire de l’histoire, avec des méthodes d’historien, des pratiques, des façons de travailler que je connaissais bien. Donc nous nous sommes vraiment appris énormément, notamment en faisant ce séminaire à Belsunce. Ce séminaire nous l’avons fait pendant 13 ans, mais nous avons travaillé ensemble pendant 20 ans. Je reviens toujours à mes dadas, c’est-à-dire à la nécessité d’apprendre en travaillant avec les autres. Et je dois dire que je ne travaille plus de la même manière depuis que nous avons travaillé ensemble. En même temps il y avait entre nous une amitié qui ne s’est jamais démentie, il venait chez moi quand il venait à Marseille, et cette amitié nous est restée jusqu’à sa mort [5].
F. B. et J.C. S. : Alors qu’est-ce que le terrain, pour un historien ?
E. T. : C’est le terrain au sens propre. Même quand vous travaillez sur quelque chose de lointain, il faut que vous sachiez sur quel terrain, au sens propre du terme, c’est-à-dire sur quel territoire vous travaillez. Ça ne signifie pas simplement que, travaillant sur les migrations à Marseille, je doive me balader dans Marseille. Mais par exemple, aujourd’hui nous avons envie de faire un documentaire avec un ami sur les Algériens à Marseille. Nous allons essayer de le commencer ces jours prochains. Mon idée, c’est de commencer ça en Kabylie. Et la Kabylie je connais bien. De par mes origines propres, de par les liens que j’y ai eus et par Sayad aussi, qui m’a appris des choses sur la Kabylie, en dehors du reste. Je ne peux pas comprendre la migration des Kabyles si je ne suis pas allé en Kabylie, si je ne connais pas ces villages kabyles. Je ne peux pas lire Mouloud Feraoun [6], par exemple, sans avoir ces notions. Le terrain, il commence là.
Ça ne veut pas dire qu’on ne puisse pas reconstituer un territoire, un espace. Mais si vous ne l’avez pas fréquenté, si vous ne marchez pas sur ce terrain... Même si on travaille sur le bas empire romain, par-delà les siècles, les changements des populations et les changements sociaux, vous ne pouvez pas comprendre. Et c’est là que je reviens aux géographes, c’est en tant que géographe que j’ai connu les lieux sur lesquels j’ai travaillé. Les "balades de géographes", à commencer par celles que l’on fait quand on est étudiant, m’ont appris énormément de choses. C’est ça d’abord, le terrain.
Et puis le travail de terrain, c’est un travail d’imagination. Quand vous vous replongez dans le passé, quand deux générations ou plus vous séparent des hommes et des faits... Si vous ne vous mettez pas à la place des gens qui ont vécu les événements étudiés, si vous ne faites pas cet effort d’imagination, vous ne pouvez pas travailler, vous dites des sottises, parce que la pire des fautes pour un historien, c’est l’anachronisme. Parler de la Seconde Guerre Mondiale avec les sentiments, les idées que l’on a aujourd’hui c’est complètement idiot, vous ne pouvez pas comprendre. C’est la même chose pour le XIXe siècle, et tout ce qui concerne les débats sur la colonisation.
Le terrain, c’est ce qui se dessine là où vivent les gens. Il faut essayer, par exemple, de comprendre Marseille en pensant que le quartier de Belsunce, sur lequel j’ai beaucoup travaillé [7], était encore au début du XIXe siècle un quartier bourgeois, fait pour des bourgeois. L’immeuble dans lequel je travaillais avant de venir à la Vieille Charité, c’était un de ces anciens immeubles bourgeois où il y avait deux salles de bain. Deux salles de bain dans un immeuble du XIXe siècle, vous voyez ce que ça représente ! Vous ne pouvez pas comprendre sans y être rentré. Ces rues, qui nous paraissent petites, étaient des rues très larges pour le XVIIe siècle. Le cours Belsunce, il faut le reconstituer tel qu’il était pour comprendre ce qu’il a signifié pour les Marseillais, c’était « la promenade » au sens propre du terme, comme le cours Mirabeau à Aix.
L’image et le récit
E. T. : Il y a toute une reconstitution qui se fait par l’image. C’est aussi une chose que j’ai apprise : vous ne pouvez pas travailler sans l’image. Ce n’est pas le tout de lire des textes, des documents écrits, des archives, il faut aussi travailler sur l’image. D’autant plus aujourd’hui que les gens vivent avec l’image. Ce rôle de l’image pour moi c’est quelque chose qui remonte à très très loin, à ce que j’essayais d’expliquer quand j’étais prof de lycée. J’ai toujours constaté que ça permettait de faire passer des choses. Pour essayer de comprendre et de se faire comprendre, faire ce travail sur l’image c’est fondamental. Il faut, au besoin, fabriquer l’image...
Evidemment, je ne suis pas réalisateur, j’ai besoin d’un réalisateur avec moi pour travailler. Et c’est passionnant parce que c’est une façon de restituer une réalité, une vérité qui parle. Je crois que c’est très important de parler de toutes les manières possibles. Et là vous vous trouvez dans l’obligation de travailler avec d’autres. Un documentaire, ça se fait à plusieurs. C’est une autre forme de collaboration, entre des gens qui ont des techniques différentes, ce qui suppose un échange permanent entre les différents partenaires. Le film en soi est quelque chose d’extraordinaire, le film, la photo ; j’ai d’ailleurs collaboré avec plusieurs photographes, qui ont changé quelque peu ma manière de travailler.
F. B. et J.C. S. : Oui, il y a souvent des photos dans vos ouvrages.
E. T. : Quand je n’ai pas pu les mettre, c’est parce que les éditeurs refusent, parce que ça leur coûte trop cher ! Mais j’ai un stock de photos qui est passionnant. J’ai travaillé depuis des années avec un photographe qui s’appelle Windenberger, qui vient de sortir un livre dans lequel j’ai écris (Windenberger, 2005). C’est un livre de photographe mais c’est aussi un ouvrage d’histoire dans le meilleur sens du terme.
F. B. et J.C. S : Pour continuer sur la méthode, vous dites que l’histoire immédiate n’est pas forcément différente de celle qui traite d’un passé lointain, mais il y a tout de même un rapport différent aux sources, en particulier vis-à-vis du récit oral...
E. T. : Quand on fait de l’histoire contemporaine, on écoute les gens. Ce qui est évident pour le sociologue ou l’ethnologue mais ne l’est pas forcément pour l’historien. Si vous travaillez sur le bas empire romain, ce qui a été mon cas à une époque lointaine, vous avez peu de témoins (rire) ! Mais quand vous travaillez sur l’histoire immédiate comme je le fais de plus en plus, vous travaillez avec des gens qui sont là. Cela crée d’ailleurs parfois des difficultés. Il y a un livre que je ne publierai jamais alors que je l’avais pratiquement fini, qui porte sur le camp de Mauthausen et les républicains espagnols qui y avaient été déportés. Ce sont eux qui m’avaient fourni des documents et des témoignages, mais ils avaient leur vérité. Je savais en reconstituant et même en utilisant leurs témoignages que ce qu’ils me disaient s’être passé à tel mois, s’était passé plus tard. Il fallait parfois corriger pour être aussi proche que possible de la vérité historique. Et eux avaient leur vérité et ils y tenaient. Tous les témoins tiennent à leur vérité. Et par conséquent le grand problème, c’est de dire qu’il y a une vérité qui est la leur et que je respecte, mais aussi que ce n’est pas la vérité historique. Et comme c’était des gens que je respectais beaucoup et qui m’avaient tout fourni pour mon travail... Je leur avais proposé de faire un livre d’histoire et ensuite de mettre les témoignages, mais ils n’ont pas voulu. De façon générale le témoin est toujours sûr de sa vérité, alors que bien entendu la mémoire, c’est par définition une recomposition.
F. B. et J.C S. : On témoigne pour quelque chose en même temps que sur quelque chose...
E. T. : Exactement. C’est un problème auquel on se heurte souvent. Vous voyez des gens, vous entendez un récit ; et même si c’est un tissu de contrevérités c’est quand même la vérité de celui qui l’énonce. C’est compliqué. J’avais eu une discussion là-dessus avec Sayad, il venait d’interviewer à Marseille quelqu’un qui lui racontait des bobards absolument invraisemblables. Il s’était reconstitué une vie, disait être entré dans la résistance dans la région alors qu’il n’était même pas à Marseille à l’époque. J’ai dit « tissu de contrevérités » mais ce n’était pas un tissu de mensonges, puisqu’il avait fini par y croire. Je demandais à Sayad ce qu’il allait faire de tout ça. Il me répondait : « Attends, je l’écoute. Après quand je fais un article, c’est moi qui écris. J’écris leur vérité, mais transformée ou restituée ». Et je crois que ça c’est quelque chose de fondamental. Mais ce n’est pas facile, parce qu’il faut à la fois respecter le dire des gens et en même temps reconstruire une réalité. Pour moi c’était très difficile, pour lui c’était de nature.
Marseille, ville de passage
F. B. et J.C S. : Pour cette deuxième partie de l’entretien, nous souhaiterions revenir sur Marseille, plus particulièrement à travers deux dimensions que vous avez développées dans vos travaux, qui sont celles de la "ville passage" et de la "ville refuge".
E. T. : Point de passage, c’est une évidence. Depuis le début. Marseille est une anse abritée, du vent en particulier, donc protégée. Les gens peuvent arriver, s’y installer provisoirement et aller ailleurs... Et puis il y a la double route, la route qu’on appelle maintenant l’arc méditerranéen, c’est-à-dire la route est-ouest, et la route nord-sud, c’est-à-dire l’axe de la vallée du Rhône, prolongée par la Méditerranée. Vous avez par conséquent un double passage, de tout temps.
Les différentes migrations qui sont venues, à commencer par les Grecs qui ont fondé Marseille et qui vont essaimer tout autour de la Méditerranée occidentale, suivent ces voies naturelles. Les Grecs sont allés fonder des comptoirs sur la côte d’Espagne, ou vers l’Italie, ils ont fondé Nice par exemple. Et ils l’ont fait par voie de mer, c’était des marins. Mais en même temps, quand ils allaient chercher vers le Nord — il y a bien eu les voyages de Pythéas [8] mais c’est resté sans lendemain —, ils passaient par les routes fluviales, et la vallée du Rhône était une de ces routes fluviales, une de ces voies naturelles qui ont été ensuite suivies par le chemin de fer. Il y a une certaine permanence de ce point de vue. Marseille est naturellement un lieu de passage et ça l’a toujours été. C’est un port et un lieu de croisement des hommes.
De temps en temps il y a des gens qui rêvent de Marseille sans port, mais ça paraît très difficile à faire (rire) ! C’est d’abord un port, c’est une "calanque", c’est ensuite le port tel qu’il a été construit au XIXe siècle, qui s’est plus tard étendu jusqu’à Fos. Mais c’est toujours le port, c’est-à-dire un lieu de passage, pour les marchandises et pour les hommes bien entendu. Ce qui nous intéresse ce sont les hommes, encore que les hommes suivent parfois les marchandises.
Prenons le cas de la vallée du Rhône et du passage vers la Méditerranée. A partir du XVIIIe siècle, vous trouvez les gens de l’Allemagne du sud, les Suisses et même les habitants des pays scandinaves qui descendent en suivant ce trajet. En réalité la majorité de ces gens ne sont pas venus pour s’installer à Marseille mais pour aller en Afrique, au moment par exemple de la colonisation de l’Algérie. Je prends délibérément ici cette voie de passage dans le sens nord-sud, parce qu’on y pense généralement moins maintenant que dans l’autre sens, qui est celui des migrations méditerranéennes qui passent par Marseille et remontent la vallée du Rhône.
Pour ce qui concerne cet axe, la migration arménienne, sur laquelle j’ai beaucoup travaillée, est "exemplaire". Marseille est encore actuellement la plus grande ville arménienne de France. Mais quand les Arméniens de la grande migration, celle des années 1920, sont arrivés, ils ont commencé à s’installer à Marseille et puis, progressivement, ils ont suivi la vallée du Rhône. Vous les voyez arriver jusque dans la banlieue parisienne et s’y installer. Et là vous avez une espèce de continuité qui n’est pas proprement arménienne, la plupart des migrations méditerranéennes ont suivi ce parcours. Donc ce que nous disions du terrain tout à l’heure reste totalement valable dans un cas comme celui-là. Ce qui est dessiné naturellement, cela fonctionne.
Il y a aussi cette espèce de contraste, dans le cas de Marseille, entre la ville et le terroir environnant. Pendant un certain temps, on a dit « Marseille tourne le dos à la France ». Vérité évidemment toute relative. Il y a, bien entendu, la barrière des collines. Cette barrière des collines est une vraie barrière : quand vous franchissez la Gineste, vous savez que vous franchissez un col. Quand vous passez vers le nord, vous savez que le climat n’est pas le même à Marseille qu’à Aix. Bien entendu c’est la même conurbation, c’est idiot de les séparer. Mais en même temps, vous avez un changement climatique qui est de 1 à 4 degrés de différence. Sur une distance de 20 kilomètres, c’est assez remarquable. Donc il y avait cette idée que Marseille était une ville méditerranéenne tournant le dos à la Provence, et par conséquent un réceptacle de migrations méditerranéennes, qui en fait l’originalité. Tout cela est vrai, mais il faut en même temps nuancer. Parce que même autrefois, Marseille était en même temps l’endroit où l’on recevait mais aussi le lieu d’où l’on partait. Les marchandises aux XVIIIe et XIXe siècles arrivaient sur le quai de Rive Neuve, mais elles étaient ensuite déposées dans des entrepôts pour pouvoir être réexpédiées, et les hommes c’est pareil : on les reçoit et on les réexpédie. Et certaines fois, lorsque ce sont des migrations que l’on ne veut pas voir, on les cache.
F. B. et J.C S. : Oui, il y a cette question de l’invisibilité...
E. T. : Il y a invisibilité d’un certain nombre de migrations. Les cas sont nombreux. Les Harkis par exemple, qu’on ne voulait pas recevoir après la guerre d’Algérie, mais il y en a quand même 50 000 qui sont arrivés ! Or comme on ne voulait pas les voir, ils débarquaient à Arenc [9], on les mettait dans des wagons et ils partaient. Ce n’est pas le seul cas de ces populations qu’on déplace et qu’on cache. La population marseillaise, jusqu’au milieu du XXe siècle, connaît mal tout cela. Nous nous en sommes aperçus quand nous avons travaillé sur le camp du grand Arénas [10], situé à côté des Baumettes, dans lequel on avait déplacé des populations de réfugiés ou de passage après la Seconde Guerre Mondiale. Jusque-là les prisons étaient dans le centre ville, c’était visible. Ce n’est jamais très gai une prison, alors la prison des Baumettes on l’a construite en dehors, là où ça ne se voit pas. Aujourd’hui c’est moins évident mais dans les années 1940, le seul moyen de transport en commun c’était le tramway et le tramway s’arrêtait à Mazargues. Il y a encore un bon bout de chemin entre Mazargues et les Baumettes. La prison était en quelque sorte en dehors de la ville.
Les premiers occupants des Baumettes sont les travailleurs vietnamiens, qui sont arrivés quand la prison venait d’être construite, juste avant la Seconde Guerre Mondiale. Les bâtiments n’étaient pas encore occupés par des condamnés. La prison était donc vide et on avait placé là ces travailleurs vietnamiens qui arrivaient et qu’on ne savait pas où loger. J’en ai rencontré un, un vieux bonhomme, qui vit encore, à Paris. Il me disait qu’ils trouvaient alors que ces hôtels n’étaient pas très bien tenus (rire).
A partir du moment où la gare Saint-Charles est construite, au milieu du XIXe siècle, les gens qui débarquent au port de la Joliette — je parle des Méditerranéens — se dirigent ensuite vers la gare. La population de Marseille reste une population flottante. C’est même le cas de ceux qui viennent travailler à Marseille, notamment avec les migrations italiennes au XIXe siècle ou au début du XXe, qui sont des migrations de proximité : les gens arrivent pour travailler sur place, mais en même temps ils sont une main d’œuvre précaire, et quand il n’y a plus de travail, ils repartent. Ils repartent aussi quelquefois parce qu’ils ont laissé la famille au Piémont par exemple, et par conséquent ils vont faire les moissons. C’est presque du saisonnier. C’est souvent du saisonnier. Ce sont toujours des emplois précaires et par conséquent des travailleurs peu "visibles".
Marseille est une ville du précaire. Je sais bien que la précarité aujourd’hui est à la mode et que l’on en fait partout, mais à Marseille ça a toujours été comme ça. Le sur-travail, le besoin de main d’œuvre à Marseille, ça n’a jamais été le cas. Il y a toujours eu du travail, mais on employait ces gens provisoirement, donc ils avaient tendance à partir s’ils trouvaient mieux ailleurs. De ce point de vue aussi, c’est un lieu de passage. Même quand on vient uniquement pour "faire des affaires". Les Suisses, par exemple, sont au XIXe siècle et au début du XXe, la deuxième minorité en importance à Marseille [11]. Une migration un peu particulière en ce sens qu’ils restent toujours en relation avec le canton dont ils sont originaires. J’ai vu une famille d’horlogers d’origine suisse bien connue sur la place de Marseille, qui y résidait depuis quatre générations, mais elle avait gardé des relations avec le canton. Ils étaient parfaitement français, parfaitement marseillais, ils étaient même devenus des notables, et un jour ils ont dit : « On s’en va. On regagne la Suisse. » Et ils sont partis, après quatre générations. C’est l’idée au fond, qu’on est instable. On est établi, on a pignon sur rue, mais on est quand même encore un peu de l’autre côté.
Renouvellement des migrations
F. B. et J.C S. : On a l’impression qu’à Marseille, un sentiment très net d’appartenance à la ville cohabite souvent avec un attachement tout aussi fort à la région d’origine, à la Corse, à l’Italie, à l’Espagne...
E. T. : Pour la Corse, c’est évident. C’est une migration qui est très proche, par conséquent l’aller-retour se fait de façon permanente. Quand on parle de la Corse, on parle surtout du village, c’est un lieu important, où l’on va se faire enterrer. Même installé à Marseille, c’est le lieu où les enfants vont en vacances, parce qu’il y a la maison de famille. C’est quelque chose qui reste très fort, même encore aujourd’hui. Mais c’est vrai pour d’autres migrations, comme avec les Piémontais par exemple. Vous avez une incessante suite d’allers-retours parfois pendant des générations, et qui subsistent encore dans un certain nombre de familles. Pour les migrations plus lointaines, c’est moins évident. Mais pour la migration en provenance d’Afrique du Nord, il y a toujours ce rapport très particulier à la terre d’Islam qui fait qu’on rapatrie le corps. Dans la famille d’un ami avec qui je travaille, qui est algérien, une famille de 11 enfants ce qui n’a rien de très original, le père meurt, les enfants disent : « On va l’enterrer sur place » (c’est dans la région parisienne). Mais parmi les 11 enfants il y en un, qui n’habite pas en France d’ailleurs, qui dit « Non, non. Il ne serait pas chez lui ». Et tous les autres ont suivi. L’appartenance est encore quelque chose d’assez fort, même quand on ne parle plus arabe à la maison, même quand on est parfaitement intégré. C’est même vrai de ce point de vue pour les gens du Sud-Est asiatique, qui conservent des traditions très fortes même quand ils sont là depuis deux ou trois générations. Le passage est une chose, que l’on passe ou que l’on reste, la double appartenance en est une autre. Et c’est vrai qu‘à Marseille, elle est peut-être plus forte qu’ailleurs.
F. B. et J.C. S. : Cette notion de passage vous semble-t-elle toujours valide aujourd’hui à propos de Marseille ?
E. T. : Absolument. La chose la plus extraordinaire, c’est l’arrivée des migrations récentes, alors qu’on ne vient plus par bateau et que depuis 1974 on a décidé qu’il n’y aurait plus d’immigration. Je cite toujours les Comoriens. C’est devenu l’une des plus grosses communautés à Marseille, avec des liens qui sont très étroits avec les îles. Il reste encore la pratique du grand mariage que l’on va faire dans l’île. Ce n’est pas simplement une double appartenance, c’est une double présence. On est dans ces lieux, parfaitement intégrés à Marseille, mais attention, les vieilles traditions ne sont pas mortes. Alors ça mourra bien un jour, mais quand ? Je n’en sais rien. Là, c’est encore du passage. Non seulement parce qu’un certain nombre de ces Comoriens vont suivre la route de la vallée du Rhône, comme les Arméniens, jusqu’à la région parisienne. Mais aussi par les attaches que l’on garde longtemps.
F. B. et J.C. S. : Est-ce que la question de l’invisibilité vous semble également toujours d’actualité aujourd’hui concernant certaines migrations ?
E. T. : Oui, bien sûr. D’abord parce que les migrations continuent. Et que certaines se font discrètes ou sont perçues comme telles. Et je voudrais préciser que ce n’est pas une question de couleur de peau. On sous-estime généralement la migration en provenance du Sud-Est asiatique. On la voit mal. Vous étonnez toujours les Marseillais quand vous leur parlez des deux grandes pagodes qui sont à Marseille — en dehors d’autres lieux de culte. Vous avez actuellement un renouvellement de populations étrangères fort important et fort divers. Il suffit d’écouter quand vous êtes dans certains quartiers, vous entendez des nouvelles langues. Vous avez ce phénomène qui continue et qui se renouvelle. Avec cette notion de lien, de relation qui fait que quand on arrive, on s’adresse à quelqu’un. La forte migration comorienne en est un bon exemple. Quand ils arrivent dans le quartier du Panier, ils savent que ça n’est pas un endroit dans lequel ils vont rester. Ce n’est pas un endroit où l’on est bien logé et ils vont essayer d’aller en cité, la plupart du temps. Vous pouvez suivre comme ça une des trajectoires "traditionnelles" avec ces migrants installés qui préparent l’arrivée des nouveaux venus.
La migration algérienne, la vieille migration des travailleurs immigrés, a cessé depuis longtemps, pour un certain nombre de raisons ; mais il y a une autre migration algérienne qui est venue, notamment au moment des problèmes qu’a connus l’Algérie depuis 1990, et qui continue, qui est une migration d’un autre type, qui n’est plus une migration de travailleurs immigrés, au sens ancien du terme, mais arrive toujours par Marseille. Les gens prennent l’avion, ils ne prennent plus le bateau. Alors bien sûr il y en a qui arrivent directement à Paris ou à Lyon. Mais il y a encore une filière à Marseille parce qu’il y a des liens de parenté, de village, etc. C’est du passage souvent, et c’est quelquefois de l’arrêt.
Mais surtout il y a un renouvellement. La migration turque par exemple, très faible à Marseille pendant très longtemps, a pris de l’importance. Est-elle passée par Fos, au moment de la construction de Fos ? Concerne-t-elle des Kurdes, en partie du moins ? Encore une fois il y a des cas spécifiques, et à chaque fois la migration c’est quelque chose de compliqué. A la fois il y a des permanences, et en même temps des tas de cas particuliers.
Mais il est certain que Marseille reste une ville de migration. La diversité même des populations est telle qu’il est difficile de la cerner. Pendant un certain temps, je m’occupais — ça rejoint la question du refuge, je vais y arriver — un petit peu des demandeurs d’asile, parce que vous êtes amené quand vous travaillez sur ces sujets-là, à faire un petit travail de militant en même temps que vous faites un travail d’enquête. Ce n’est pas facile, le travail de militant et le travail d’historien ce n’est pas la même chose, donc il faut séparer les deux. Mais c’est aussi un bon point d’observation. Nous avons vu passer des personnes, hommes et femmes qui venaient bien sûr de tous les pays africains mais aussi qui venaient d’Extrême-Orient. On voyait se constituer des filières qui sont totalement ignorées. La plus remarquable de mon point de vue est la filière sri-lankaise. Voilà un cas de passage, et en même temps de refuge parce que ce sont des gens qui fuyaient pour des raisons politiques et économiques aussi. Il est difficile de séparer les deux, le refuge politique et le départ économique. Nous voyions arriver les Sri-lankais, on leur avait donné notre adresse où ils pouvaient trouver une aide momentanée. Nous leur donnions une aide quelconque, dont ils avaient un besoin pressant à ce moment-là parce qu’ils étaient demandeurs d’asile, donc normalement ils ne devaient pas travailler, en attendant d’avoir un statut octroyé par l’OFPRA [12]. Ils étaient donc vraiment sans aucune ressource. Et avec des papiers qui n’étaient pas en règle parce qu’ils n’avaient pas encore le statut de demandeur d’asile. Nous nous demandions d’où ils sortaient. Ces Sri-lankais venaient une fois, à la limite deux fois et puis ils disparaissaient dans la nature. On ne les revoyait plus. Ils avaient sans doute trouvé un autre refuge.
Mais cela n’est pas vrai pour la plupart des autres migrations, parce que Marseille sert de ville refuge au sens propre du terme, c’est-à-dire que les migrations et en particulier les migrations politiques y aboutissent. Nous avons longtemps travaillé sur les migrations des années 1930 [13], quand a commencé la grande vague des migrations des réfugiés politiques victimes des répressions des régimes fasciste et nazi, et des juifs allemands et d’Europe Centrale, dont une partie arrivait sur la Côte d’azur et venait jusqu’à Marseille. Un certain nombre d’entre eux arrivaient jusque-là tout simplement parce qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin. Et quand il y a eu l’exode de 1940, ils sont arrivés à Marseille et ils ne pouvaient pas s’embarquer. Et c’est comme ça que des gens sont restés, se sont parfois établis, à moins qu’ils ne trouvent un moyen de se sauver, car Marseille était d’abord un lieu refuge, mais aussi un "bout du monde".
On ne peut pas séparer ces migrations refuge des migrations de passage. Parce qu’au fond, on se réfugie parce qu’on ne sait pas où aller et ensuite on essaie de partir, et là vous avez les deux migrations qui se retrouvent. Sauf quand il y a interdiction, comme avec le cas des réfugiés républicains espagnols de 1939 pour qui Marseille était une ville interdite. Il y avait deux villes qui étaient interdites par le gouvernement français, pour les républicains espagnols, c’était Paris et Marseille.
Diversité et cosmopolitisme
F. B. et J.C. S. : Yvan Gastaut [14], dans son article sur la question du cosmopolitisme à Marseille, dit qu’il y a eu dans cette ville, des phases successives, de valorisation et de dépréciation de la diversité des populations.
E. T. : Je préfère effectivement employer le terme de diversité, le terme de cosmopolitisme a toujours été discuté. Je parle des migrants, pas de ceux de la deuxième ou de la troisième génération — d’ailleurs ça c’est un vocabulaire qui a été inventé depuis la Seconde Guerre Mondiale, la notion de deuxième et troisième génération n’a aucun sens, on est toujours la deuxième génération de quelqu’un. Je crois qu’il faut absolument revoir le vocabulaire. Mais la plupart des primo arrivants — j’admets le terme de primo arrivant parce qu’il a un sens — viennent et se regroupent forcément, parce que quand vous arrivez, vous avez besoin de vous raccrocher à quelque chose.
Pourquoi les migrants corses — pour prendre des gens qui sont français et qui n’ont pas de problème de nationalité, mais qui sont quand même des migrants — viennent-ils ici à Marseille ? Quand nous avons fait le livre sur les Corses au Panier, avec Françoise Attard [15], nous avions décidé de l’inaugurer ici, alors nous avons eu tout de suite le Conseil Général et l’adjoint au maire de Marseille. Et la foule qui faisait la queue. Parce que c’était encore le quartier corse, même si ces gens n’y habitaient plus depuis longtemps. Ils revenaient dans le « vieux quartier ».
Les quartiers arméniens qui sont encore là, je le dis schématiquement, vous les reconnaissez. Vous savez reconnaître une maison arménienne ? Regardez le toit : il y a un triangle sur le toit. C’est une forme d’architecture que les Arméniens ont amenée avec eux. Et quand vous êtes dans le quartier arménien, du côté de Saint-Jérôme, et que vous avez ces maisons les unes à côté des autres, vous les retrouvez. D’autres quartiers ne sont pas aussi remarquables mais une certaine ségrégation existe, même dans les cités comme la Savine par exemple, où vous avez d’un côté les Comoriens, d’un autre côté les Marocains. Ils se connaissent, mais ils n’habitent pas les mêmes immeubles.
F. B. et J.C. S. : Donc davantage une sorte de mosaïque...
E. T. : Mosaïque je veux bien, mais pas cosmopolitisme... Je ne dis pas que le terme soit faux, mais si vous voulez il recouvre autre chose. Alors c’est un peu gênant de l’employer comme ça, mais diversité c’est évident.
Le militant et l’historien
F. B. et J.C. S. : Pour terminer, nous souhaiterions revenir sur ce que vous disiez précédemment à propos du travail de l’historien et du militantisme, qui seraient deux choses séparées.
E. T. : Totalement. Cela, c’est le danger si vous voulez, et pour tout individu. Je l’ai vu avec des gens que j’ai fait travailler sur telle ou telle communauté, et qui au bout d’un certain temps, ce que je comprends, étaient tellement imprégnés de leur sujet qu’ils s’identifiaient à la population qu’ils étudiaient. Ce n’était plus de l’histoire qu’ils faisaient, ils reprenaient à leur compte le récit des gens. Je les comprends, mais le danger du militantisme, c’est celui-là. Car vous êtes forcément en contact permanent avec les gens, il faut les voir et les revoir. Je suis très content quand on me dit « on compte sur vous parce que vous faites partie de la cité ». Mais en même temps pour faire de l’histoire, ça me gêne. Je suis obligé de faire marche arrière pour dire : « attention, je vais refaire l’histoire de cette migration, de ces gens-là, et la faire d’une façon différente ». Je vais donc prendre mes distances.
F. B. et J.C. S. : Et en même temps ce n’est pas incompatible, on pourrait dire par exemple que votre œuvre participe à ce que l’on reconnaisse la diversité constitutive de Marseille.
E. T. : Oui, bien sûr. C’est ça la difficulté. Si c’était des choses tout à fait séparées ça serait très facile. Mais ce n’est pas séparé, c’est en même temps le monde sur lequel vous travaillez et en même temps le monde dans lequel vous vivez. Et parce que vous essayez de comprendre les gens, ça aussi c’est du militantisme. Je peux connaître les gens parce qu’on parle librement avec moi et devant moi, on parle entre nous. Ensuite je peux venir avec une caméra, avec un micro, parce qu’ils me font confiance. Si j’y allais comme ça, ils n’auraient pas confiance et ils auraient raison. Mais le monde des migrations est un monde un peu à part, où il y a des méfiances, c’est bien naturel. Et les méfiances sont de tous ordres. Aussi bien de la part des gens qui n’ont pas de ressource, des exclus, que des gens riches. Eux, ils ne vous raconteront pas véritablement leur histoire non plus. De toute façon, tout le monde ment (rire). L’autre jour, j’ai vu quelqu’un qui voulait faire ma biographie, j’ai dit non parce qu’il y a des tas de choses que je ne dirais pas (rire). Toute biographie est d’un certain côté un mensonge. Ou alors c’est de l’exhibitionnisme.
F. B. et J.C. S. : Vos projets, c’est donc un livre qui va bientôt sortir ?
E. T. : Je fais un petit bouquin sur l’histoire de Marseille qui m’a été demandé. Je travaille aussi sur un livre que j’ai commencé il y a trente ans et que je n’ai pas encore sorti parce que je ne l’ai pas encore fini. Il porte sur un bonhomme qui me plaît, qui date du milieu du XIXe siècle, qui était un journaliste véreux, extraordinaire, qui a été mêlé à tous les événements politiques de l’époque, un type passionnant. J’aurai du mal à l’éditer parce que c’est une biographie très pointue d’un type que personne ne connaît. Mais je le ferai ce livre, pour mon plaisir personnel. Je vais bien finir par trouver un éditeur.
F. B. et J.C. S. : Et vous parliez d’un projet de documentaire...
E. T. : Là, je viens de collaborer à un documentaire sur l’Estaque, qui vient de se terminer. Il a été réalisé par mon ami Rolland Cottet et il a été diffusé sur la 5. Je n’étais qu’un petit collaborateur, mais le sujet m’intéressait, ça touchait aux migrations bien entendu. J’ai aussi un projet de documentaire sur les Algériens à Marseille avec Medhi Lalaoui, avec qui j’ai fait déjà un documentaire sur Marseille qui s’intitulait Marseille-Marseilles [16]. Et je prépare aussi un livre collectif, sur l’histoire des migrations, bien entendu... C’est tout pour le moment (rire)...