Introduction
Poursuivant une réflexion sur les conditions de possibilité d’une socio-anthropologie de la patrimonialisation, je reviens sur la question de la difficile politisation du patrimoine ethnologique (Tornatore, 2004) et sur la difficulté concomitante de définir une posture de recherche ad hoc [1]. L’occasion m’en est donné par une brève “controverse” suscitée par la publication d’un ouvrage sur les nouvelles pratiques de patrimonialisation de la campagne (Rautenberg et al., 2000) dont l’examen montre quelles incompréhensions a pu générer ce que j’ai appelé le « tournant réflexif » (Tornatore, 2004), affectant le dispositif « scientifico-administratif » de la Mission du patrimoine ethnologique [désormais Mpe]. Laissant de côté la perspective externaliste qui ferait le constat pratique que la difficile voire l’impossible politisation du patrimoine ethnologique tient peut-être à une inadéquation de la voie réflexive au regard des « désirs d’ethnologie » portés par la (fameuse) “demande sociale” [2], j’en reste ici à envisager, d’un point de vue internaliste, la posture de l’« ethnologue politisé ». Mon propos consistera à dénouer l’ambivalence de la désignation, dont je puis dire d’emblée qu’elle fait écho à l’imputation à l’ethnologie “associée” à la Mpe d’être une « science de gouvernement », portée par les initiateurs de la controverse (Laferté et Renahy, 2003b : 239). Au terme d’une exploration des postures cristallisées par celle-ci — exploration qui occupe la première partie de l’article —, on verra que la critique sociologique de « l’ethnologie de gouvernement » se révèle être davantage animée par des questionnements épistémologiques qui agitent la sociologie et que l’on peut ramener, sans toutefois l’y réduire, à une opposition entre sociologie critique et sociologie pragmatique. Or voilà des débats auxquels semble étrangère la discipline ethnologique, hormis dans cette déclinaison "administrative" et relativement à l’objet de celle-ci, le patrimoine, mais alors sur un plan moins théorique que pratique. Cependant en raison d’une part d’un défaut de visibilité résultant d’un faible intérêt disciplinaire pour cette expérience, et d’autre part malgré le sentiment de plus en plus largement partagé par ses acteurs que le dispositif a pu légitimer une « ethnologie d’intervention » [3], il me semble que toutes les implications méthodologiques et théoriques n’en ont pas été tirées et ne paraissent pas devoir orienter le dispositif devenu aujourd’hui Mission à l’ethnologie : en d’autres termes, le tournant réflexif aurait été mal négocié. D’où mon souci de clarifier la notion de politisation, sous l’objectif — dans une deuxième partie — de poser quelques jalons pour une "recherche attachée" sur le patrimoine : une “pragmatique du patrimoine” précisément intéressée à l’étude des formes d’engagement dans et de l’activité patrimoniale. S’agissant de cet objectif, je ferai toutefois deux remarques liminaires. D’une part, l’usage du terme ethnologie et de ses dérivés, dans ce texte, n’est motivé que par la dénomination du dispositif (Mpe), laquelle est le reflet de débats disciplinaires qui avaient leur acuité à la fin des années 1970. On pourrait tout aussi bien lui substituer celui d’anthropologie, et d’ailleurs l’intérêt plus récent, mondialisation oblige, pour un “patrimoine immatériel de l’humanité” ne rendrait pas cet usage incongru. D’autre part, je ne me pose pas en défenseur ou en sauveur "du (petit) soldat Ryan" des sciences sociales : c’est plus sûrement une propension à l’indiscipline qui soutient mon propos, qu’aiguise en outre, à mon sens, la perspective dans laquelle je m’inscris. Et si la réinvention territoriale ou le redécoupage du champ du savoir reste une entreprise ambitieuse, toujours risquée et suscitant des résistances vives, ce travail vaut plus simplement pour s’intéresser aux manifestations d’un certain confort disciplinaire.
Des désirs (tout) contre la réalité
Paru en 2000 dans les Cahiers de la collection Ethnologie de la France aux Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Campagnes de tous nos désirs. Patrimoines et nouveaux usages sociaux est un ouvrage publié sous la direction de Michel Rautenberg, André Micoud, Laurence Bérard et Philippe Marchenay. C’est certes un produit de la « politique de la recherche ethnologique en France » [4] mise en œuvre par le Conseil du patrimoine ethnologique et gérée par la Mpe puisque l’ensemble des contributions qu’il réunit résulte de l’appel d’offre intitulé : « Nouveaux usages de la campagne et patrimoine », lancé en 1994, reconduit en 1995 et qui se donnait explicitement pour objet les phénomènes de patrimonialisation des territoires ruraux. Mais il a cette particularité d’être issu d’une dynamique postérieure au tournant réflexif dont l’initiative doit beaucoup à la pression des ethnologues en région (Rautenberg, 2003b : 485) et qui contient — explicitement pour la deuxième année — une interrogation sur le rôle « des institutions de connaissance et de protection du patrimoine dans la recomposition des territoires ruraux » [5]. C’est précisément sur la question de la réflexivité que se noue la controverse.
Le performateur aveuglé par son consentement
Celle-ci s’est exprimée en 2003 dans la revue L’Homme avec la recension très critique de l’ouvrage par deux jeunes sociologues, aujourd’hui tous deux chargés de recherche à l’Inra (Laferté et Renahy, 2003a). La critique s’organise autour de l’argument central du défaut d’objectivation et d’une confusion chercheur/objet de recherche, d’ailleurs suggérée dans le titre, argument maintes fois asséné tout au long du texte : défaut d’objectivation du « contexte des articles », quand il n’est notifié que de manière épisodique (2003a : 226) ; défaut d’objectivation de la « demande sociale » formulée par les institutions commanditaires : l’État, les collectivités territoriales, des syndicats interprofessionnels (2003a : 228) [6] ; « non-explicitation de la position des chercheurs » : les travaux ne sont pas repositionnés « à la fois dans le contexte de la politique étatique de l’ethnologie et dans le cadre de la politique culturelle contemporaine » (2003a : 228) ; pas « d’explicitation des conditions de recherche » (2003a : 232), d’éclairage sur « la genèse du processus qui a abouti à [cette] publication, qui permettrait d’accéder à la signification objective de la notion de patrimoine rural » (2003a : 232).
Ce motif central, considéré comme une faute majeure en tant que contrevenant à l’éthique scientifique, est décliné en trois critiques qui concourent à souligner les effets pervers d’une ethnologie « à la commande » qui avancerait masquée. Critique tout d’abord de la naturalisation de la catégorie de patrimoine rural. Cette opération se révèlerait dans un dispositif de publication à double détente : en effet, l’ouvrage incriminé, développant une vision constructiviste, à visée et destination scientifique, aurait son pendant “grand public” dans un ouvrage réunissant « peu ou prou le même groupe de chercheurs » (2003a : 227), Vives Campagnes. Le patrimoine rural, projet de société (Chevallier, 2000). À « la logique constructiviste » du premier répondrait « l’écriture naturaliste » du second qui dévoilerait et justifierait la contribution de ces chercheurs aux politiques de patrimonialisation du monde rural, leur adhésion à la performation du projet de société que constitue le patrimoine rural (Laferté et Renahy, 2003a : 227). En d’autres termes, l’ethnologie rejoindrait l’histoire pour contribuer respectivement à « essentialiser » et « authentifier » les spécificités culturelles des espaces ruraux, lesquelles sont garanties au public par les politiques du patrimoine. Ainsi la critique de la naturalisation épaule celle du soutien scientifique au processus patrimonial initié d’en haut, c’est-à-dire par l’État. De ce point de vue, les chercheurs ou équipes engagés dans l’appel d’offre et rendant compte de leurs travaux feraient preuve de « volontarisme scientifique » (2003a : 227) au service de l’État — à moins qu’ils ne soient manipulés par celui-ci. Leur concours non seulement procèderait d’un « constructivisme à rebours » en permettant de « donner les moyens aux décideurs de naturaliser des pratiques en construction » — au lieu de « dénaturaliser des pratiques socialement construites » —, mais viendrait contribuer à occulter « l’échelle nationale » de la patrimonialisation contemporaine et le rôle de l’État considéré comme étant « aujourd’hui le plus puissant producteur d’appropriation collective du passé » (2003a : 229). Les « ethnologues » se prêteraient à une sorte de manipulation laissant croire, par défaut d’explicitation des modèles de patrimonialisation, à « une capacité d’auto-patrimonialisation des lieux ou encore à une autonomie de la scène locale vis à vis de la scène nationale » (2003a : 226) [7].
Enfin cette critique de la complicité est confortée par celle d’un usage systématique mais peu rigoureux de la notion d’acteur (2003a : 230 sq.). Les auteurs y voient la référence implicite « à un contexte de recherche particulier, celui du développement local à partir duquel a émergé la notion de patrimoine rural » (2003a : 231). Là encore se révèle le lien que les réseaux de recherche « entretiennent avec les univers politico-administratifs » (2003a : 231), et particulièrement, bien sûr, ceux qui visent l’aménagement du territoire. Cette collusion déboucherait sur une production scientifique à base non pas de monographies locales mais « de monographies d’institutions (un parc naturel régional, par exemple) ou de monographies de produits alimentaires » (2003a : 232), qui pour autant laisseraient une insatisfaction quant à la connaissance du monde social : des acteurs « porteurs de projets » faiblement éclairés quant à leur position sociale ou leur itinéraire (2003a : 232) ; des récepteurs mal définis : publics ou consommateurs, renvoyant au « nous » ambigu du titre — « on ne sait si la campagne de nos désirs est celle des urbains ou des ethnologues de la MPE et des fonctionnaires de la culture » (2003a : 231) ; enfin le “non-public” — i.e. les « inactifs », les « extérieurs à l’action » —, laissé dans l’ombre, ce qui interdit de prendre la mesure des « visions divergentes des campagnes » et contribue à une « uniformisation des conceptions du rural » (2003a : 232).
Aller et retour : attachement du témoin ou engagement du scientifique ?
Dans leur réponse, les quatre directeurs de l’ouvrage (Micoud et al., 2003) relèvent tout d’abord une inexactitude à propos de la « thèse répétée à l’envi » (2003 : 235) du défaut d’objectivation des recherches : ils rappellent que dans l’avant-propos de l’ouvrage, Denis Chevallier souligne, mais sans entrer dans le détail, la participation d’acteurs institutionnels — parcs naturels régionaux —, associatifs — associations de défense et de préservation du patrimoine — et économiques — groupements de producteurs — au titre de co-financeurs et donc de co-commanditaires. Pointant ensuite les dénonciations que j’ai évoquées, les auteurs les jugent constitutives de la posture de la sociologie critique, d’une part toujours prompte « à rouvrir la sempiternelle querelle opposant des recherches désintéressées et lucides sur leurs conditions d’effectuation à celles par trop dépendantes des financeurs qui en viennent à dicter leur loi et occulter leur pouvoir » (2003 : 235) ; d’autre part, qui dénie aux gens les capacités à s’engager spontanément dans l’action patrimoniale et qui fait de la patrimonialisation le seul instrument des politiques publiques (2003 : 237). Ils revendiquent alors pour eux la position du témoin et le registre du témoignage : afin de rendre compte d’un mouvement de patrimonialisation de la campagne qui emporte avec lui une grande diversité d’acteurs, chercheurs compris (2003 : 238), et qui, de ce fait, autorise la perspective de construction de « nouveaux espaces politiques », selon l’analyse d’un des auteurs (Micoud, 2004 : 20).
Cette réponse a le mérite de rapporter la discussion au débat entre approches jugées antagonistes de la recherche sociologique contemporaine : sans toutefois identifier précisément leur position, en renvoyant G. Laferté et N. Renahy à la sociologie critique, les auteurs se retrouvent dans le rejet du « geste de séparation », ici entre « le spontané » et la « domination » dénonciatrice par lequel la sociologie s’instaure mais qui « l’exile [et] condamne ses servants à l’impossible neutre » (Micoud et al., 2003 : 237). Aussi, dans leur réponse à la réponse — qui, selon la règle, clôt le débat — (Laferté et Renahy, 2003b), ceux-là n’ont d’autre solution que de reconnaître leur position et de la durcir : se référant au standard de la purification caractéristique de la sociologie critique fondée sur l’opposition entre connaissance savante et connaissance ordinaire, ils invitent à séparer explicitement le registre du scientifique de celui du politique. D’un côté, contre la réduction de la science à un témoignage et la limitation de l’ethnologie à une « description du monde social », ils suggèrent de faire du patrimoine un « concept indigène » pour que celle-ci « reprenne l’ambition d’une démarche explicative » (2003b). De l’autre, convoquant le patronage d’un des auteurs, Michel Rautenberg, dont les réflexions sur une « ethnologie d’intervention » (Rautenberg, 2003b) viendraient soutenir leur propos, ils voient là le signe que l’ethnologie, « longtemps disqualifiée comme discipline de gouvernement », peut « retrouver une place au cœur de l’action politique » (Laferté et Renahy, 2003b : 239) pour peu qu’elle s’impose une exigence de réflexivité, comprise ici comme un retour sur les effets de l’intervention sur la discipline.
Exercice d’archéologie symétrique
Quelles leçons tirer de cet échange ? Il porte bien, au final, sur le statut de la connaissance et ses usages politiques, sur le rapport entre sciences sociales et engagement public. Si je me reconnais volontiers dans la posture revendiquée par les auteurs de l’ouvrage en réponse à leurs détracteurs, je suis cependant enclin à renvoyer dos à dos les donneurs de leçon de science sociale et une riposte qui, pour situer “l’offense” sur le terrain de l’épistémologie et affirmer sa distance à l’égard de la sociologie critique, cache mal l’ambiguïté et la complexité de la dynamique dont est issu l’ouvrage, la disparité des contributions et l’absence de bilan problématisé de l’appel d’offre, ces derniers traits devant être couplés à la disparité de posture de ses quatre directeurs. Pour expliciter ce parti pris, je me livrerai brièvement à un exercice d’archéologie symétrique des positions : successivement archéologie de la critique et archéologie de l’ouvrage collectif.
Science versus para-science, sociologie versus ethnologie
Le texte de G. Laferté et N. Renahy n’est pas à proprement parler une recension, il ne rend pas compte, sauf à les mentionner au passage, des différentes études qui composent l’ouvrage, il ne cherche pas à en apprécier l’apport au plan de la connaissance du monde rural. Exclusivement focalisé sur la posture dont l’ouvrage dans son ensemble serait l’expression, il relève alors d’un genre académique éprouvé : le rappel à l’ordre, qu’il soit injonction à retrouver le droit chemin de la vraie science ou, plus localement, invitation au réajustement disciplinaire. Les deux, en l’occurrence. En faire l’archéologie consiste donc à souligner des parentés, à suggérer des affiliations.
Il est notable que nos auteurs poursuivent, une décennie plus tard, la charge menée par Claude Grignon et Florence Weber à l’encontre de la sociologie rurale (Grignon et Weber, 1993). « Sociologie et ruralisme, ou les séquelles d’une mauvaise rencontre » : dans cet article sévère les auteurs fustigent la sociologie rurale en tant qu’elle relèverait de ces « spécialisations naïves » ou « fausses », c’est-à-dire « imposées [à la discipline] du dehors pour les besoins de l’action et qui reproduisent le plus souvent les divisions spontanées inspirées par l’expérience commune du monde physique et du monde social » (1993 : 59). Par opposition aux « vraies » spécialisations, aux « spécialisations raisonnées qui sont appelées par le mouvement et par le progrès de la discipline concernée » (1993 : 59), les fausses spécialisations conduisent à une para-sociologie, c’est-à-dire « à l’habillage savant de théories indigènes » (1993 : 63) : une sociologie ayant perdu sa capacité de rupture — et donc « sa capacité de dévoilement critique » (1993 : 64) — et qui abuse de la méthode de la recherche-action. Il s’ensuit que la fausse spécialisation se caractérise par sa faible émancipation par rapport et au commanditaire et à l’objet d’étude (1993 : 64), et que le sociologue, au lieu de se poster en « chasseur de mythes » « devient lui-même un auxiliaire des producteurs de mythes » (1993 : 64). Cette démission par rapport à un certain idéal scientifique — et une ambition sinon nomologique du moins interprétative — conduit alors à céder au « vertige de l’enregistrement pour l’enregistrement, de l’inventaire pour l’inventaire » (1993 : 64). Une telle « dérive descriptive » procède de la confusion entre une « description raisonnée, éclairée par le rapport constant et étroit qu’elle entretient avec l’analyse » et une « description sans concepts », qui « mélange les références indigènes et les références savantes », qui se perd dans le détail « parce qu’elle n’est habitée ni par une intention heuristique, ni par une volonté de systématisation, mais par des préjugés qui tiennent lieu, à son insu, de principes de sélection » (1993 : 65). Ainsi « la rencontre entre la sociologie et le ruralisme » est-elle vue comme une malchance autant pour la sociologie que pour les études rurales (1993 : 73).
Si la sociologie rurale est prioritairement la cible de C. Grignon et F. Weber, elle se trouve associée dans la critique à sa « voisine, adversaire et complice, l’ethnologie de la France » (1993 : 70). Voilà qu’au lendemain de la guerre se serait dessinée une sorte de division du travail pour un objet en pleine mutation : alors que l’ethnologie traitait de « tradition paysanne », la sociologie s’intéressait à « la modernité agricole et rurale » (1993 : 70). L’une, tout à son entreprise « d’ethnologie d’urgence », aurait satisfait aux « différents objectifs de l’ethnographie métropolitaine » : inventaire, enregistrement, conservation, description raisonnée, esthétisation de la culture populaire (1993 : note 21). L’autre, « marquée par l’idéologie de l’engagement et de l’action » (1993 : 66), subissant l’influence de la sociologie empirique américaine, à la faveur de l’effondrement de la sociologie durkheimienne, aurait au final été « très peu sociologique et très peu rurale » (1993 : 71) : de faible apport en termes d’acquis descriptifs et interprétatifs [8], elle aurait viré à la « sociodicée » en se faisant l’écho de « la philosophie sociale providentialiste des “Trente Glorieuses” » — inéluctable fin des paysans, progrès technique, élévation du niveau de vie entraînant nivellement social et standardisation culturelle — (1993 : 71) et n’aurait eu d’autres « rattachements théoriques » que ceux induits par ses successifs « rattachements administratifs » : du ministère de l’Agriculture au ministère de l’Environnement... (1993 : 73).
Derrière le plaidoyer pour la démarche scientifique, se profile la revendication disciplinaire. Sous-jacente chez C. Grignon et F. Weber, elle est patente sous la plume de G. Laferté et N. Renahy, lesquels reconduisent le double geste de séparation et de hiérarchisation disciplinaire entre la sociologie et l’ethnologie, une obsession bien française dans les sciences sociales de l’après-guerre. C’est au titre de cette tension entre ethnologie descriptive « coupée de l’histoire » (Grignon et Weber, 1993 : 68) et prise au piège des catégories indigènes qu’elle contribue à essentialiser, et sociologie critique en capacité de « rupture par rapport à la manière dont les non-sociologues pensent le monde social » (1993 : 74), que ces derniers peuvent appeler de leurs vœux le développement d’une sociologie de l’ethnologie contemporaine [9]. Le motif, remarquons-le, vient de loin : déjà en 1981 Florence Weber proposait une lecture similaire des travaux conduits dans les années soixante/soixante-dix dans le village bourguignon de Minot par « quatre ethnologues » (Weber, 1981) — en fait trois ethnologues : Tina Jolas, Yvonne Verdier, Françoise Zonabend et une géographe : Marie-Claude Pingaud. Grosso modo est mise en scène la tension entre raison culturelle et raison sociale : F. Weber pointe systématiquement la « rançon de l’analyse culturaliste » (1981 : 257), en tant qu’elle ne fait pas état des variations sociales et des rapports sociaux de domination, qui sont « la réalité sociale actuelle » (1981 : 260). En passant sous silence « les conflits actuels », en portant « la nostalgie d’un passé harmonieux », en contribuant à une « vision esthétique du monde » (1981 : 261), les « ethnologues à Minot » « ont repris à leur compte l’image que les villageois voulaient donner d’eux-mêmes, voire celle qu’ils ont d’eux-mêmes » (1981 : 261). Dans un même registre, en 1983, Jean-Claude Chamboredon critiquait, certes finement, « l’idéalisme » de Dominique Blanc et Daniel Fabre dans leur approche « fictionnelle » — ou symboliste — d’un brigand rural du xixe siècle (Chamboredon, 1983), leur reprochant de faire bon marché des traits historiques du personnage, lesquels renvoient à une histoire économique et sociale, au point de ne pas voir que « l’ambiguïté sémantique » du brigand est un trait historique plutôt qu’ontologique, que les schèmes interprétatifs de la tradition orale qu’ils dégageaient ne tiennent qu’à l’effacement progressif d’un « certain nombre de traits constitutifs du personnage et de la conjoncture historique » (1983 : 1289). Si J.-C. Chamboredon ne visait pas explicitement l’ethnologie, mais en l’occurrence des « théories du discours, ou, en sociologie, l’ethnométhodologie (le social comme construction de la conscience des sujets sociaux) » (1983 : 1288), il instruisait un même procès en aveuglement au donné historique au profit des interprétations circulant dans le monde social, ici « les structures symboliques de la tradition du conte et celles de la tradition historique populaire et de la célébration de la communauté » (1983 : 1289).
Finalement, on voit bien la continuité de la critique : G. Laferté et N. Renahy la portent contre une ethnologie, qui aurait donc partie liée avec la sociologie ruraliste dénoncée par C. Grignon et F. Weber. La posture scientiste d’inspiration bourdieusienne, celle qui vise à objectiver l’ensemble des rapports sociaux, y compris sa propre place — i.e. la place du chercheur — dans ces rapports, soutient la sempiternelle partition disciplinaire entre sociologie et ethnologie. Significativement, tout comme G. Laferté et N. Renahy s’interrogent ironiquement sur les sujets du désir de campagne, Florence Weber se demande en 1981 : « Qui est ainsi nostalgique à Minot ? » (Weber, 1981 : 253), sous-entendant que la réponse est peut-être à chercher auprès des ethnologues elles-mêmes. Au défaut d’objectivation des rapports sociaux à Minot fait écho l’absence de réflexivité des chercheurs, observateurs engagés de la « nouvelle » patrimonialisation de la campagne. De la critique à la réflexivité, tel serait le fil conducteur du jugement porté sur l’ethnologie depuis la sociologie.
Une nouvelle (?) problématisation de la campagne
Transportons-nous du côté de l’objet de la critique. Ce n’est pas sans raison que G. Laferté et N. Renahy associent Vives campagnes à Campagnes de tous nos désirs. Sans aller jusqu’à faire du premier un double naturaliste du second, il faut comprendre la relation entre les deux ouvrages dans la mesure où elle exprime l’ambivalence constitutive de la Mpe, partagée entre science et administration. S’il ne réunit pas « peu ou prou le même groupe de chercheurs » comme ils l’affirment trop rapidement, Vives campagnes est structuré par cette ambivalence : des textes de chercheurs, ethnologues et sociologues [10], alternant avec des portraits d’acteurs du monde rural : un éditeur et créateur d’événements culturels, un maire, un agriculteur, un directeur de parc naturel régional, un professeur d’éducation culturelle (en lycée agricole), voire un architecte des bâtiments de France. Chargé de mission à la Mpe, spécialisé dans les questions rurales, co-animateur de l’appel d’offre [11], Denis Chevallier apparaît comme le maître d’œuvre de Vives campagnes : il signe tous les portraits et en assure la direction. Ainsi par son organisation, par la part belle faite au sensible par l’entremise des portraits, l’ouvrage représente le versant « pratique » du dispositif : il en donne à voir l’autre ensemble de partenaires “naturels” : institutions, collectifs, personnes engagées dans la gestion, l’animation et le développement culturels des territoires ruraux. Ceux-là même finalement qui seraient parmi les commanditaires des recherches engagées sous le haut patronage de l’État. Par contraste, Campagnes de tous nos désirs incarne bien le versant théorique et marqué par la mainmise — ou la maîtrise d’œuvre — des scientifiques [12].
À souligner la proximité des deux ouvrages, G. Laferté et N. Renahy auraient pu aller plus loin pour comprendre que l’ensemble qu’ils constituent marque l’aboutissement d’une problématisation patrimoniale du monde rural inaugurée en particulier par l’appel d’offre de 1994. Celui-ci est explicitement associé au moment de son lancement à la mise en œuvre d’une « politique pour la protection du patrimoine rural » : « Lancé en 1994, dans le sillage de plusieurs rapports interministériels préoccupés par les conséquences sur le patrimoine rural des profondes mutations des campagnes françaises, l’appel d’offre a permis de mobiliser dix équipes de recherche sur les modalités de constitution et de reconstitution des territoires ruraux à partir de pratiques liées au patrimoine », tel est le préambule du texte de lancement de la deuxième année de l’appel d’offre [13]. Le contexte et les conditions d’élaboration de l’appel d’offre mériteraient sans doute un examen approfondi. Rappelons pour faire court qu’il touche à un objet au fondement de la discipline (l’ethnologie de la France) : le monde rural comme réceptacle de la question des origines. Or dans ses discussions sur le texte de l’appel d’offre, le Conseil du patrimoine s’interroge longuement sur la « nouveauté » des pratiques qui justifieraient de reprendre ce « vieil objet de recherche » [14]. Du point de vue de la puissance publique, le recours à l’expertise scientifique via l’appel d’offre est bien l’expression d’une préoccupation renouvelée pour les territoires ruraux et leur redynamisation sur fond d’économie patrimoniale. Encore faut-il préciser que cette expertise s’exerce dans deux directions qui expriment le balancement entre visée pratique et prescriptive de connaissance et de mise en valeur du patrimoine jugé constitutif de ces territoires — il est nommé « patrimoine culturel rural » [désormais PCR] —, et visée de compréhension des usages du patrimoine à des fins de reconnaissance des mondes ruraux, et des phénomènes de patrimonialisation qui s’y déroulent. À chaque objectif ses spécialistes : aux équipes, issues de différents horizons disciplinaires, mobilisées par l’appel d’offre de donner à comprendre comment des choses — architectures, produits, paysages, etc. — sont objectivées à des fins d’« institution » des territoires ; aux services instructeurs du ministère de la Culture, services de l’inventaire et de l’ethnologie, d’assurer la connaissance scientifique des objets du PCR.
Le volet politique légitime l’approche documentaire des « nouveaux » objets patrimoniaux du monde rural. Celle-ci est portée par un de ces rapports cités plus haut et qui fait particulièrement autorité, celui d’Isac Chiva, directeur d’études à l’EHESS, ancien vice-président du Conseil du patrimoine ethnologique et “fondateur” de la Mpe. : « Une politique pour le patrimoine culturel rural », remis au ministre de la Culture au début de 1994 [15]. Inventaire et connaissance, conservation, gestion, transmission enfin intégration du PCR dans la politique d’aménagement du territoire : en définissant pour chaque étape des objets, des acteurs et des moyens — en particuliers des dispositifs et des dispositions réglementaires —, le rapport Chiva inaugure une lignée de publications à vocation pratique, à destination des acteurs locaux ou des usagers, qui donnent à voir le patrimoine des campagnes et qui inscrivent les actions dans une dynamique institutionnelle de soutien à leur développement. Publications aux titres évocateurs à la réalisation desquelles participent les institutions d’État (les ministères de l’Agriculture, de la Culture — ici la Mpe via Denis Chevallier —, de l’environnement, le Centre national de la fonction publique territoriale), des institutions intermédiaires (la Fédération des Parcs naturels régionaux), voire des associations (Maisons paysannes de France) impliquées dans l’aménagement du territoire et/ou dans le patrimoine : Quand le patrimoine fait vivre les territoires (Sadorge, Chevallier, Morvan, 1996), Guide d’observation du patrimoine rural (2000), et dont finalement Vives campagnes serait le point d’orgue. « Le patrimoine rural est un projet de société », dit le sous-titre de ce dernier, voulant souligner le caractère d’invention de celui-là [16] et sa mobilisation au service contemporain de celle-ci. À cette invention concourt la grande diversité d’acteurs dont rend compte la galerie de portraits mentionnée plus haut : là, avec la co-présence, a priori non hiérarchisée [17], de membres de la société civile, de représentants du pouvoir local, d’agents d’institutions à vocation de médiation culturelle, de professionnels de l’État patrimonial, etc., se compose le type de l’arène, du « forum hybride » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001) qui concourt à la configuration de la campagne d’aujourd’hui. Se dessine, hypothèse qui mériterait d’être éprouvée, un dispositif plus complexe qu’il n’y paraît à première vue en tant qu’il élargit ainsi la palette des expertises au sens où à chacune des personnes engagées dans l’arène serait attribuée, implicitement cependant, une capacité d’expertise. À tout le moins Vives campagnes rend compte d’actions davantage que d’objets, de médiations davantage que de propriétés. En témoignerait d‘ailleurs la photographie de couverture : on y voit une foule, badauds, touristes..., dont plusieurs armés d’appareils photo ou de caméras, formant haie au passage d’un troupeau transhumant dans une rue étroite de village.
Or la photographie est cadrée de telle manière que s’impose dans la scène photographiée l’acte photographique du troupeau, via en particulier un homme d’un certain âge l’œil vissé au viseur de son appareil. L’appareil du photographe [18] renvoie à celui de cet homme qui déjà médiatise la transhumance. Médiation de la médiation : l’objet de la photographie n’est pas le troupeau mais bien le spectacle de la transhumance, sa mise en scène et sa réception [19]. En d’autres termes, une “re-présentation” du monde rural.
À la scène globale de Vives campagnes correspondraient les scènes particulières décrites dans les textes de Campagnes de tous nos désirs : là se tiendraient autant de forums hybrides concourant à l’institution de territoires spécifiques, à la production de terroirs — via des produits éponymes — adossant l’économique au culturel, le marchand au domestique, à la représentation de figures idéales du village, de la campagne, de la localité, de la ruralité dans un rapport qui n’est plus d’opposition avec la ville, l’urbanité [20]. Sous la plume de chercheurs légitimes, voilà que s’accentue ou plutôt se précise le contraste avec la perspective pratique et documentaire, en somme en régime d’objet, du rapport Chiva [21] puisque les scènes font voir les acteurs et leurs actions et sont saisies en ce qu’elles donnent à comprendre les enjeux politiques, les mobiles marchands et les représentations sociales (ici le rapport local/global) associés aux usages patrimoniaux de la campagne. Telle est l’unité donnée à l’ensemble et que pose l’introduction signée par les quatre directeurs de l’ouvrage (Rautenberg et al. 2000). Toutefois, à la singularité des scènes décrites, à la diversité des enjeux des nouveaux usages de la campagne, aux différents objets du PCR, mais également à l’ouverture des expertises en germe dans Vives Campagnes répond une diversité d’intéressements disciplinaires. Comme le souligne Denis Chevallier dans son avant-propos, sur la totalité des équipes engagées dans l’appel d’offre, « une fois n’est pas coutume », les ethnologues sont minoritaires : une large place a été faite à « des sociologues, et chose plus rare, à trois agronomes, deux architectes et cinq géographes » (Chevallier, 2000 : XII) [22]. Comment alors se concilient les expertises issues d’horizons disciplinaires différents, comment est négociée la médiation scientifique depuis chacun d’eux ? Telle est la question que posent à leur manière G. Laferté et N. Renahy.
Peut-on dire alors que la critique qu’ils formulent du défaut d’explicitation des conditions des recherches n’est pas totalement infondée ? Que les généralités de l’avant-propos ne suffisent pas à combler cette absence ? Il est remarquable que le texte introductif ne propose pas un essai de problématisation de l’implication des chercheurs et du moins de l’ethnologie patrimoniale dans les processus étudiés. Il est non moins remarquable que, dans l’ensemble, les textes n’informent pas le lecteur sur son contexte, soit sur ses conditions de production. Quand cela aurait été, y aurait-on vu à l’œuvre le “tournant réflexif” de la Mpe ? On peut répondre à ces questions en considérant brièvement deux études qui, à mon sens, expriment à leur manière le tournant, mais sans l’expliciter [23]. La première, que l’on doit à Cécile Tardy, alors chercheure en sciences de l’information et de la communication, met en scène la création du Parc naturel régional Livradois-Forez fondée sur la collection in situ d’éléments culturels qui donnent sens au nouveau territoire (Tardy, 2000). Celui-ci se construit précisément sur la mobilisation d’un savoir ethnologique accumulé : en l’occurrence une enquête sur les couvertures végétales dans le Massif Central et les Alpes du Sud, réalisée à la fin des années 1980 et financée par la Mpe. Voilà donc emboîtées deux formes de l’action scientifique de la Mpe : l’une se déployant dans le cadre originel de l’expertise documentaire dévolue à l’ethnologie ; l’autre produisant une réflexion sur une situation dans laquelle le produit de la première contribue à la performation de la réalité [24]. Quant à la seconde, sous la plume d’Anne-Marie Martin, Jean-Claude Mermet et Nadine Ribet (2000), elle a pour objet l’invention d’un territoire, le Mézenc, laquelle tient de la relance d’un « produit traditionnel d’engraissement des bovins l’hiver dans le massif du Mézenc » — le « bœuf de Pâques » renommé « fin-gras du Mézenc » —, et montre un cas semblable de mobilisation d’une enquête ethnologique de type documentaire dans la « qualification » de cet « espace » (2000 : 50). Différence notable cependant, la combinaison des postures est alors concomitante puisque constitutive de l’équipe pluridisciplinaire que forment les trois chercheurs. Auquel cas la fonction documentaire de l’ethnologie serait remplie dans le cadre d’une forme de division du travail fondée sur une hiérarchisation disciplinaire. Du moins doit-on le supposer et mettre en corrélation d’une part la mention dans le texte, au titre des acteurs et dispositifs enrôlés dans la production du territoire, d’une « enquête destinée à établir scientifiquement la tradition » (2000 : 49) non référencée [25] , et de la réalisation de deux films documentaires commandés par des acteurs associatifs et politiques (références données sans auteur, en note de bas de page — 2000 : 53) dont il est dit que les étapes « n’ont pas peu contribué à engendrer un série d’effets spatiaux » (2000 : 53) ; d’autre part la composition de l’équipe, laquelle déduite de la liste des auteurs, donne deux ethnologues — l’une est « ethnologue et réalisatrice de films documentaires », l’autre ethnologue travaillant sur les sociétés rurales du domaine français [26] et un chercheur en sociologie travaillant « sur les processus de patrimonialisation et la transmission patrimoniale » (Rautenberg et al., 2000 : 189). Ainsi nous serions en présence d’un dispositif de recherche bi-disciplinaire, à double détente, fondé sur les représentations de compétences communément attachées à l’une et à l’autre discipline.
Ainsi si elle n’est pas évacuée, la question de la participation des acteurs scientifiques aux processus de mise en patrimoine n’est pas abordée de front, alors même que, par contraste, fort d’un point de vue objectiviste, le rapport Chiva s’en saisit ouvertement, en tant que la mobilisation scientifique contribue à produire des connaissances sur les objets célébrés. Remarquons que tout au long de l’appel d’offre cette participation à la performation de la réalité, distincte de la simple instruction des objets — un standard de l’ethnologie —, n’est pas thématisée, comme si elle allait de soi, au titre également de compétences ethnologiques. « Jean Métral estime qu’il ne faut pas perdre de vue que les ethnologues ont quelque chose à dire en matière d’aménagement du territoire, parallèlement aux opérateurs publics, puisque — ainsi que l’appel d’offre en fait l’hypothèse — de nouveaux territoires sont en train de se fabriquer », rapporte le compte rendu des débats sur le texte définitif de l’appel d’offre au sein la commission permanente du Conseil du patrimoine ethnologique (25 Janvier 1994). Voilà finalement que, pour reprendre une distinction faite par Jean Davallon à propos du musée (Davallon, 1995 : 249 sq.), l’ethnologie contribue à la « technologie du patrimoine » autant comme « science de référence » (assurant la connaissance des objets) que comme « science fonctionnelle » (assurant le fonctionnement du patrimoine) — et d’ailleurs l’existence même de la Mpe l’attestait... Ne restait-il donc pas, pour plus de clarté ou de transparence, à intégrer cette double position non plus dans le cadre d’une technologie du patrimoine mais dans celui d’une « production de connaissance sur le patrimoine » ?
Au fond, l’appel d’offre, ou plutôt toute cette dynamique à la fois politique et scientifique qui vient d’être évoquée et dont il est une composante est le symptôme du tournant réflexif et de la manière dont il a été négocié. À l’appui de cette proposition, il n’est pas sans intérêt de rapporter la diversité disciplinaire des contributions de l’ouvrage à une certaine diversité de posture de ses directeurs. Car si tous quatre sont attentifs à la patrimonialisation, c’est à divers titres et depuis différentes « fondations ». Respectivement ethnologue et ethnobiologiste, partis de l’ethnologie des techniques — dans la lignée de A. Leroi-Gourhan — et des ethnosciences — dans la lignée de A.-G. Haudricourt — Laurence Bérard et Philippe Marchenay ont développé une approche spécifique des productions agricoles et alimentaires locales et leur labellisation en “produits de terroir”, c’est-à-dire attentive aux procédures de règlementation — de mise en forme juridique — de la culture (Bérard et Marchenay, 2004 ; Bérard et al., 2005). Également ethnologue, Michel Rautenberg ancre sa réflexion sur la fabrication du patrimoine et l’institution de la mémoire en milieu urbain, dans l’exercice durant une bonne dizaine d’années des fonctions de conseiller pour l’ethnologie à la Drac de Rhône-Alpes (Rautenberg, 2003a et 2003b) [27]. Enfin sociologue de l’environnement et de la patrimonialisation, André Micoud revendique une approche herméneutique qui puise dans une longue expérience de la recherche-action : une recherche engagée, au sein d’un bureau d’étude associatif créée dans les années cinquante dans la mouvance d’Économie et Humanisme et devenue unité de recherche associée au Cnrs, le Centre d’études et de recherches appliquées de la Loire (CRESAL) et qui consacre la posture du « chercheur expert-militant » (Dejeans, Dumain et Lambelet, 2006) [1989)." id="nh2-28">28]. Tous quatre se sont frottés à divers degrés aux situations d’expertise, mais, à nuancer, une vue rapprochée des travaux respectifs montrerait sans doute des clivages du plus au moins objectiviste, du plus au moins constructiviste — quoique la notion est tellement attrape-tout... —, du plus au moins grand intérêt à produire une réflexion sur la situation même d’expertise et sur l’implication de la recherche dans la construction de la valeur patrimoniale [29]. Sur ce dernier point, A. Micoud est sans doute celui qui va le plus loin, qui revendique pleinement une posture d’engagement — et non pas seulement attachée à une position institutionnelle, comme dans le cas de l’ethnologue de la Drac ou de la Mpe — : celle-ci est directement associée à la démarche herméneutique dans la mesure où elle fait de l’expérience et « du fait d’être pris par son objet » la condition de la connaissance, où elle n’interdit pas au chercheur de suivre son préjugé, et où nécessairement elle intègre son interrogation sur sa propre relation à l’objet dans sa compréhension (2006). Intervenant au double titre d’une compétence d’objet et d’une inclination à l’interdisciplinarité issue de l’expérience de l’expertise — tout est bon pour construire l’objet (2006) —, A. Micoud en vient à considérer « naturellement » le rôle de la connaissance scientifique dans la recomposition de l’espace « campagne » : il voit dans l’essor de sa nouvelle « grandeur » politique, décalée par rapport à l’espace rural du technocrate et de l’aménageur — telle est sa thèse —, le double effet de l’écologie et de l’ethnologie, disciplines qui ont « accompagné [ce changement] et lui ont donné sa force » (Micoud, 2004 : 18), en focalisant l’attention sur le double attachement « aux milieux et aux traditions » (2004 : 13) : « Une des spécificités de l’approche ethnologique tient à ce qu’elle a su garder à l’esprit, mieux que les autres sciences humaines, qu’il ne saurait y avoir de groupement humain durable sans sa propre construction d’un double attachement, à la réalité biophysique de son entour et à la présence perpétuée des traditions dont il procède » (2004 : 13). Ainsi est élaboré un dispositif scientifique consacrant la légitimation des implications disciplinaires — ici l’ethnologie par la sociologie — et leur complémentarité, et assurant le glissement en continuité de la technologie du patrimoine à la production de connaissance sur l’institution du patrimoine.
La politisation de l’ethnologue : expertise et engagement
On appréciera le déplacement du jugement sociologique porté sur l’ethnologie, tel qu’il est formulé au terme de chaque volet de cet exercice d’archéologie, de celui des sociologues critiques à celui du sociologue herméneute : dénonciation au nom de la science d’un côté, instrumentation au nom d’un paysage scientifique diversifié selon les degrés d’implication et les capacités conceptuelles de ses disciplines, de l’autre.
Car tel est l’intérêt de l’exercice : outre le fait de prendre au mot l’invitation à observer les ethnologues, et autres, à l’œuvre et dans leurs œuvres [30] — mais alors soyons symétrique ! —, celui de permettre de pointer un paradoxe. Une ambivalence constitutive de la Mpe qui s’avive à son fonctionnement, et qui peut être formulée ainsi : Un, si la Mpe a su apporter sa contribution au développement du réseau scientifique ethnologique en France, grâce en particulier à une remarquable activité éditoriale — revue Terrain, collection Ethnologie de la France —, il faut remarquer le faible intérêt, hier comme aujourd’hui, de la discipline — ici la communauté anthropologique nationale — pour une expérience qui était pensée par ses promoteurs comme un instrument de son développement, via l’institution d’un territoire scientifique : l’ethnologie de la France. Deux, alors même que, en tant que service de l’État approprié — ou censé l’être — à ses besoins, la Mission promouvait en même temps une ethnologie professionnelle, l’occasion n’a pas été véritablement saisie d’en faire également un lieu de la réflexion sur l’application de l’ethnologie [31]. Ceci, finalement, expliquant cela. Trois, il n’est pas exagéré de dire que l’intérêt de la communauté pour le dispositif fut principalement financier : cette opportunité supplémentaire en crédits de fonctionnement des laboratoires eut sans doute pour effet de contribuer à “pluridisciplinariser” d’emblée les équipes retenues sur les successifs appels d’offre, l’intérêt s’étendant aux disciplines connexes : sociologie et géographie en particulier. Quatre, ce n’est que dans le cadre d’une évaluation endogène qui reproduisait peu ou prou la double structure du dispositif, que s’est esquissée une réflexion méthodologique : mais si, du côté de l’action nationale (“en centrale”, dans le jargon administratif), celle de gestion des recherches par appels d’offre, de formation et de publication, on insistait volontiers sur la prédisposition intellectuelle de l’ethnologie à se saisir du patrimoine comme objet privilégié, à l’approprier à ses questionnements, voire à contribuer à un infléchissement problématisé de la notion de patrimoine jusque dans son acception politique (Fabre, 1997), ce n’est que du côté de l’action régionale engagée par des “ethnologues régionaux” affectés dans des services déconcentrés de l’État (Drac), que la réflexion s’orientait sur l’application du savoir ethnologique et l’implication de l’ethnologue, au regard à la fois de ses compétences scientifiques et de ses obligations institutionnelles. Au total, toutes les conditions étaient réunies pour que, de l’extérieur, la Mission fût maintenue à son identification disciplinaire originelle : celle d’une ethnologie descriptive ou documentaire d’urgence — une « ethnologie patrimoniale », la désignation a fait florès — qui, de l’Académie celtique aux grandes enquêtes, s’est développée dans une visée « d’arraisonnement ethnographique » (Jacques Cheyronnaud, ce numéro) de la diversité culturelle du territoire [32]. Ainsi s’est cristallisée à bon compte autour de la Mpe une représentation commode du partage de la science sociale : devant l’entreprise descriptive de l’ethnologie, pouvait s’afficher une sociologie dont l’ambition légitime serait de formuler des assertions scientifiques sur les sociétés de la modernité, et qui s’avèrerait particulièrement apte, par la diversité de son arsenal conceptuel — quelle que soit la posture choisie —, à mettre en lumière le fonctionnement de leurs institutions.
Issu d’une réflexion interne, le tournant réflexif a pâti de n’avoir pas intellectuellement intéressé la discipline. Rappelons qu’il a consisté en deux déplacements favorisant un renversement de perspective : du patrimoine ethnologique à une ethnologie du patrimoine ; d’une expertise documentaire à une expertise participative. Déployés en complémentarité, l’un dans la continuité de l’autre, ces déplacements pouvaient tout aussi entrer en tension, la revendication de scientificité du premier ne s’accordant pas nécessairement à la posture d’implication constitutive du second — en témoignent les débats sans fin sur le statut de la connaissance. Né d’une confrontation concrète aux désirs d’ethnologie, conduisant à participer aux forums hybrides de la patrimonialisation sinon à les créer (voir les situations d’« action culturelle » présentées par Noël Barbe, ce numéro) le questionnement sur l’expertise de l’ethnologue d’État touchait le dispositif au cœur. Comment résoudre la tension entre visée scientifique et visée pratique de la Mission, entre connaissance scientifique des objets et rendement social du patrimoine, via un encadrement des objets et des pratiques locales selon la logique compensatoire du patrimoine d’État [33] ? C’est la confrontation — dans l’exercice même de son expertise — aux expertises des usagers, également engagés dans un travail de mémoire ou d’invention patrimoniale qui a conduit l’ethnologue-expert à réfléchir sur sa position [34], sur l’application de ses productions et son implication dans le travail sans cesse reconduit de qualification patrimoniale. Ainsi, la problématisation ethnologique du patrimoine aurait pu déboucher sur une problématisation — au sens de mise en crise — de l’ethnologie. Or il n’en a rien été : en raison, entre autres, d’un défaut de visibilité du versant pratique du dispositif, seule la première modalité du tournant réflexif a pu trouver à se réaliser, avec la création d’un laboratoire de recherche associé au ministère de la Culture qui s’est donné pour objet l’institution de la Culture et donc du patrimoine [35]. Ainsi a été ratée une formidable occasion pour l’ethnologie de sortir de son bornage documentaire et de s’ouvrir à un questionnement — relativement peu développé en ethnologie de la France — sur le statut du savoir qu’elle produit.
Précisément, l’archéologie des positions introduit symétriquement aux débats sur l’articulation de l’opérativité sociale de la sociologie à ses conditions de production d’un discours scientifique — débats sur les rapports entre sociologie et action politique, entre connaissance savante et connaissance ordinaire, entre fait et valeur, etc. —, en tant que la controverse pourrait être ramenée à une querelle de sociologues sur la manière de faire science. A quoi sert la sociologie ? Un ouvrage publié sous cet intitulé (Lahire, 2004) reflète bien la diversité des postures quant à l’engagement du sociologue, des tenants d’une sociologie fondée sur la rupture épistémologique — ainsi Claude Grignon (2004), on ne s’en étonnera pas, pose une distinction irréductible entre critique sociale et critique sociologique — aux tenants d’une sociologie qui, sans renoncer à une recherche d’autonomie et de spécificité de l’enquête (qui la justifie), veut se défaire d’une « prétention hiérarchique de surplomb » et se situe dans la perspective « d’échanges et de traductions entre des univers de pratiques [le commun et le scientifique] pour une part dissemblables » (Corcuff, 2004 : 190), ou encore qui se pose en continuité de l’enquête sociale à laquelle elle participe, et dont elle n’est qu’une forme particulièrement équipée car soumise aux exigences de la méthode scientifique (Quéré, 2004) [36]. Dans cette diversité, émerge l’opposition de deux approches de la recherche sociologique, sociologie critique et sociologie pragmatique, qui, pour suivre la remarquable synthèse proposée par Thomas Bénatouïl (1999), sont « directement et triplement concurrentes, du point de vue des trois dimensions où elles s’élaborent : le projet théorique, la méthode de construction de l’objet (le travail de terrain) et les usages politiques » (1999 : 282) [37]. Si c’est bien cette concurrence qui s’esquisse dans notre controverse, il n’est pas hasardeux de dire qu’elle n’a guère passé les “frontières” de l’ethnologie, quand en outre, la représentation qui en est donnée, laisse dans l’ombre cette tentative évoquée de donner une orientation pragmatique au tournant réflexif. C’est sur l’énoncé de cette position rapportée aux phénomènes de mémoire et de patrimoine que je voudrais conclure, car si, à l’instar de Claude Grignon, Florence Weber, Gilles Laferté et Nicolas Renahy, je veux bien me détacher de la tradition descriptive de l’ethnologie — hors cependant de toute velléité de police scientifique ou disciplinaire ! —, c’est pour me situer dans une perspective autre que celle fondée sur le partage strict et définitif entre la science et le monde.
Vers une pragmatique du patrimoine
Qu’est-ce qu’un ethnologue politisé ? L’expression joue, on l’aura compris, sur le double sens de « politisé » : un sens commun référant à l’engagement politique ou public du chercheur convaincu qu’il peut être que la science sociale « a pour vocation de contribuer à plus de justice sociale et de démocratie » (Barthe et Lemieux, 2002 : 38) ; un sens spécialisé référant à la position institutionnelle du chercheur dans un dispositif d’expertise : il se trouve que l’ethnologue a pu être un agent de l’État patrimonial dans le cadre de la mise en œuvre de la notion de patrimoine ethnologique comme catégorie d’action publique. Cette position doit-elle le cantonner au seul rôle d’expert de gouvernement, et sa discipline au rang de science de gouvernement ? Comment concilier un contexte de recherche appliquée servant la puissance publique, à des fins de politisation de la mémoire et du patrimoine, et une visée d’engagement politique, éthique, social. Comment celle-ci peut-elle éclore et se déployer sur celui-là ? Quelle(s) prise(s) de position normative peut-elle susciter ?
Cette interrogation n’a pas été développée à ce point au sein de la Mpe, restant en deçà, maladroitement et dans la confusion, autour de la notion d’implication, adaptée au contexte français [38]. Michel Rautenberg a tenté dans la foulée une formalisation en terme d’« intervention ethnologique ». Si l’« ethnologue d’intervention » n’est pas — ou plus ? — un « ethnologue naïf » qui n’aurait pas conscience de « la part d’invention qu’il y a dans la patrimonialisation » ni de « sa propre implication dans le processus », il doit sortir de l’alternative de l’« ethnographe érudit qui a pour seul souci l’augmentation du stock de connaissances, dans une visée cumulative ou systématique » et de l’« anthropologue critique qui se place au dessus de cette ethnographie pour mieux analyser le contexte et les effets de sa production », pour, « à tous les niveaux de l’enquête, de l’interprétation et de l’intervention, croiser soucis de connaissance, effets sociaux de la recherche et contexte idéologique ou politique de travail » (Rautenberg, 2003b : 487-488). Comment donc aller encore plus loin, en transmutant l’ethnologue d’intervention ou impliqué en ethnologue politisé ? La réponse que je propose s’appuie sur la sociologie pragmatique : soit un programme pour une “pragmatique du patrimoine” qui poursuit dans une autre institution — l’université — la réflexion suscitée par l’expérience du patrimoine ethnologique comme catégorie d’action publique. En d’autres termes, une socio-anthropologie performative où se résout la tension entre les deux acceptions de la politisation en fondant l’exercice de la recherche sur une interrogation constante non directement sur l’autonomie du discours scientifique, mais sur les conditions de possibilité d’une position d’extériorité depuis l’attachement (Callon, 1999) du scientifique à son “objet”, son implication dans l’enquête sociale et son engagement civique. La sociologie pragmatique, on l’a dit, ne pense pas la relation entre sociologie professionnelle et sociologie des acteurs en terme de rupture, elle considère que les personnes « dites ordinaires » ont des activités discursives-cognitives par lesquelles elles produisent des schémas interprétatifs et des ressources pour l’action, et qu’en particulier elles font preuve de « compétences critiques qui les conduisent [...] à s’engager dans la critique » (Barthe et Lemieux, 2002 : 36). En restituant « la pluralité des formes que peut prendre la critique dans la société », en rendant compte de l’expérience des personnes ordinaires, en explicitant « les valeurs dont [elles] se réclament mais aussi les ressources qu’elles mobilisent pour faire valoir leurs compétences critiques » (2002 : 37), elle procède par symétrisation. Or, comme le souligne Thomas Bénatouïl, l’application du principe de symétrie doit être considérée comme une pratique de la réflexivité qui autorise une portée politique à l’approche pragmatique. « L’approche symétrique d’un débat est une arme pour ceux dont les arguments sont disqualifiés par les représentations dominantes et asymétriques, qui le présentent comme résolu d’avance, le réduisent à une controverse technique ou caricaturent les positions originales. L’intervention pragmatique aide les participants de droit au débat, en particulier ceux qu’on y entend le moins, à entrer en possession de leur propre position politique, c’est-à-dire à en mobiliser et à en exprimer la spécificité » (Bénatouïl, 1999 : 303-304). Complémentaire de la réflexivité par auto-objectivation, que dans une certaine mesure elle poursuit, la réflexivité par symétrisation contribue à établir un « rapport dialogique à l’objet » (Lucas, 1985 : 156) [39]. S’il y a donc, selon la formule consacrée, un objet à construire, cette opération passe par l’instauration d’une relation négociée à l’objet, et donc d’intéressement (au sens de la sociologie de la traduction) des personnes et des collectifs dont on fait la sociologie pour lesquels le sociologue et la sociologie peuvent être conduits à s’établir en porte-parole, et qui invite le chercheur à assumer explicitement sa participation à la « performation de la réalité » (Callon, 1999).
La justice descriptive contribue à la justice sociale. Quelle est l’incidence de cette posture sur la compréhension et l’accompagnement des phénomènes mémoriels et patrimoniaux contemporains ? Premièrement, elle invite à sortir de la perspective normative énoncée depuis la « préoccupation du champ patrimonial » (Tornatore, 2007) : soit reconnaître que la notion de patrimoine, du moins ce qu’elle désigne, est à l’œuvre comme politique publique depuis au moins deux siècles, et que celle-ci s’est attaché le concours de la science. En quelque sorte, une rencontre inaugurale entre science et administration concourant, conjointement au territoire national, à la construction de territoires pour des sciences humaines, et particulièrement l’histoire, « notre » science nationale par excellence (Joutard, 2000). Or c’est depuis cette préoccupation, portée par les grands acteurs du patrimoine, représentants des sphères administrative, politique, lettrée et scientifique — fonctionnaires de l’administration centrale, archivistes, conservateurs, architectes, historiens... —, qu’est énoncée sur le ton de la déploration une « dérive » du phénomène sur fond de crise sociétale [40]. Deuxièmement, se démarquer de l’imputation de prolifération (du patrimoine) [41], d’abus, de saturation, voire de tyrannie (de la mémoire) consiste à prendre au sérieux le fait que la cause patrimoniale, saisie en de multiples mains, non seulement échappe désormais à son cadre de régulation nationale [42], mais organise en pratique une confrontation d’expertises. C’est sans doute là un chantier approprié à une socio-anthropologie empirique (et pragmatique) que de décrire les arènes, forums hybrides, objets-frontière... — qu’importe l’appellation — qui se constituent sur des enjeux de mémoire, d’inscription dans le temps, d’identification des personnes et des collectifs. Que ces situations prolifèrent, elles n’en sont pas moins dignes d’attention et d’intérêt : on est loin, j’y insiste, de la dénonciation, très courue aujourd’hui, des « entrepreneurs de mémoire ». Troisièmement, l’intérêt pour le croisement des expertises et une sensibilité accrue aux effets d’imposition du savoir scientifique conduisent à déplacer l’attention — et la visée — de la connaissance vers la reconnaissance. À côté des politiques de la mémoire mises en œuvre à différents niveaux de la puissance publique, ce que racontent les situations multiples et plurielles de l’activité mémorielle et patrimoniale, ce sont aussi des quêtes de reconnaissance et de visibilité par des personnes, des collectifs, des populations affectées par un oubli, une perte et une dépréciation sociale (Tornatore, 2006b). Dès lors l’attachement du chercheur prend la forme d’un engagement à l’égard des populations affectées à répondre à cette double quête, au sens où son travail de problématisation, de traduction et de publication contribue à publiciser la cause des personnes qu’il observe et à éclairer leurs attachements. Laurence Roulleau-Berger (2004) a déjà revendiqué cette posture sociologique faite de disponibilité, d’attention et donc de reconnaissance à l’égard des « mondes peu légitimés » ou disqualifiés qu’elle étudie. Dans une même perspective, il me semble que le chercheur, s’engageant alors dans une voie normative alternative, peut agir comme un opérateur supplémentaire pointant avec une acuité renouvelée les écueils de la politisation du patrimoine — volontarisme, charité, neutralisation —, les formes associées de pertes de soi, de perte de l’estime de soi, de mépris social et les luttes pour recouvrer une visibilité et un honneur social [43].