Introduction
Les lieux de mémoire dans la société contemporaine ont été soumis, du fait de l’introduction des nouvelles technologies informatiques, à un processus de dislocation des rapports entre temps et espace, reconfigurant les relations entre l’homme et le monde dans des réseaux globaux de communication. Ce phénomène a entraîné, dans les sciences humaines, la nécessité d’approfondir de nouvelles formes de compréhension des structures spatiales et temporelles qui charpentent la magie des mondes virtuels.
Depuis ses origines (1997), la Banque d’Images et d’Effets Visuels (BIEV) a comme objectif d’élaborer des narrations ethnographiques fondées sur les nouvelles technologies électroniques et digitales, et de les mettre en circulation sur internet sous la forme d’une banque de connaissances sur la ville de Porto Alegre (Eckert et Rocha, 2002).
Configurée selon le principe d’une collection ethnographique, la BIEV réunit des documents textuels, visuels et sonores anciens et récents, issus des projets de recherches menés dans le contexte urbain local par les chercheurs et les boursiers du Laboratório de Antropologia Social do Programa de Pós-Graduação em Antropologia Social/UFRGS. Les collections de documents sont d’abord rassemblées dans quatre bases de données spécifiques, selon les supports utilisés (textes, photographies, vidéos et sons). Par la suite, ces collections viennent alimenter, en l’organisant, la base de données de la BIEV. Cette dernière existe en outre selon deux modalités : la BIEV-data, accessible depuis les postes fixes de consultation [1], et la BIEV-site [2], librement accessible sur Internet à l’adresse http://www.biev.ufrgs.br
Dans le processus de création de ces deux bases de données (« data » et « site »), l’image photographique occupe une position centrale. C’est à partir d’elle que se construit un noyau sémantique commun liant les différents documents, en particulier ceux qui exploitent les trois autres langages utilisés (son, vidéo et écriture). Tous les documents ethnographiques intégrés dans les bases sont classifiés et catalogués selon leurs sources et dans des catégories interprétatives déterminées, avec des mots-clefs préalablement définis en fonction des thèmes de recherches proposés par les coordinatrices du projet, qui sont les auteurs de cet article.
Au poste fixe de consultation (BIEV-data), chaque photographie est rangée selon une seule et unique catégorie, qui lui assigne une place spécifique à l’intérieur du système de classification de la base de données. De plus, elle doit être associée à plus de six types de mots-clefs, qui l’intègrent à l’ensemble des autres documents qui lui ont été associés à travers des “nœuds” sémantiques déterminés. Dans cette base de données, une chronique visuelle (extrait vidéo de 15’ à 30’ secondes), une collection d’écrits ethnographiques et de sons issus des recherches ethnographiques sont ainsi immédiatement rattachés à tout document photographique, dans l’intention de proposer à l’usager d’autres aspects descriptifs et interprétatifs de la mémoire collective et de l’esthétique urbaine de la ville de Porto Alegre. Les liens hypertextes qui réunissent les documents établissent des relations non linéaires entre ces derniers, selon les spécificités des formes disponibles (liens activables, automatiques, externes, internes, etc.). Ces liens permettent à l’usager de la BIEV-data, de récupérer le contenu d’origine déposé dans la base.
Sur la BIEV-site (http://www.biev.ufrgs.br), un autre format de présentation a été mis en place, qui prend aujourd’hui la forme d’un musée virtuel. Les liens simples entre les collections ethnographiques sont automatiques. Ils sont présentés dans les fenêtres qui composent les interfaces de recherche, sous la forme d’une mosaïque d’images photographiques. Cette configuration conserve des liens internes activables à d’autres collections de nature variée qui lui sont associées, et qui peuvent être consultées simultanément (collections vidéographiques et sonores) ou l’une après l’autre, dans un cadre (collections textuelles).
L’accès aux collections ethnographiques de la BIEV-data et de la BIEV-site repose sur un modèle de liens typifiés selon des formes de traitement spatio-temporel entre les documents (opposition, contiguïté, continuité, etc.), dans l’optique de rendre compte des caractéristiques du phénomène de la mémoire collective et du patrimoine ethnologique dans le monde urbain contemporain. En ce sens, les deux bases s’appuient sur la construction de liens entre les sources (vidéo, photo, texte et son), selon une cohérence interne entre elles et l’accès à la collection d’origine, générant une unité interprétative.
La structure du réseau de liens et des “nœuds” proposés à l’usager dans son parcours dans la base de données des collections ethnographiques (réunies par la BIEV-data), se différencie donc de celle à laquelle on accède par Internet (à travers le site internet de la BIEV). Dans le cas de la BIEV-data, on accède à l’ensemble de documents ethnographiques par des catégories, mots-clef, descripteurs et même par des extraits de données des sources. En revanche, dans celui de la BIEV-site, on opère avec un autre système d’arrangement documentaire à partir de quatre grands noyaux sémantiques descriptifs de la mémoire de la ville de Porto Alegre : “scènes”, “manufactures”, “places” et “personnages”, chacun comportant des sous-classifications. La mosaïque d’images de la ville de Porto Alegre à différentes époques, sur l’interface de consultation, peut être activée par l’internaute selon le choix d’un thème et de sous-thèmes, ce qui engendre un certain nombre de relations possibles entre les ensembles de documents.
La composition et l’arrangement à l’intérieur des collections ethnographiques de la BIEV-data et de la BIEV-site obéissent, jusqu’à un certain point, à la logique des liens profonds, automatiques et internes créés entre les documents ethnographiques édités par les constructeurs de ces bases de données, avant d’être disposés à l’attention de l’usager à l’intérieur d’un même environnement de consultation. Cependant, de tels liens hypertextuels [3] sont dépendants d’autres liens externes et activables par l’usager internaute, qui permettent à ce dernier de changer de point de vue narratif et de choisir son propre rythme de consultation jusqu’à opérer des lectures multiples, divergentes, conflictuelles, répétitives, par rapport aux termes des liens originaux.
La réalisation d’une “ethnographie de la durée” hypertextuelle
Adoptant un nouveau paradigme à propos des études autour de la mémoire, il nous faut revenir sur la thèse centrale selon laquelle la propre continuité de la pensée humaine sur le monde n’est rien de plus qu’un phénomène tributaire de la continuité d’une substance temporelle qui englobe l’éternel acte de connaître et de s’approprier le monde. Ainsi, en particulier dans le cas des études de la mémoire, le processus même de construction d’une réflexion sur le temps s’apparente au phénomène qu’il prétend connaître, engendrant une situation épistémologique particulière.
Face à ce défi s’impose de plus en plus la pertinence d’une réflexion sur les diverses modalités des technologies de la pensée (oralité, écriture, réseaux digitaux) employées par les sociétés humaines pour libérer la mémoire de son support matériel (Leroi-Gourhan, 1964), jusqu’à atteindre son expression récente dans les réseaux électroniques et digitaux. Mais il importe surtout d’examiner les opérations et les propositions au moyen desquelles les sciences humaines ont appréhendé, jusqu’à aujourd’hui, la connaissance de la “matière” du temps et de ses “chaînes opératoires”.
Il convient, ici, de s’écarter de toute antithèse quelle qu’elle soit, de s’affranchir du mode de pensée binaire. C’est donc à partir d’une poétique de la pensée et des arrangements esthétiques de ses formes, que l’on s’immerge dans les images du temps qui composent les méandres de la compréhension du phénomène temporel ; sans perdre de vue que c’est dans les insondables jeux de l’intelligence humaine, dans sa prétention à déchiffrer l’absolu, que se tisse l’exercice de la mémoire.
Inspirées par les inquiétudes de Bachelard (1989), et en les adoptant pour revisiter les études sur la mémoire sociale et collective dans les termes employés par la matrice anthropologique (Cardoso de Oliveira, 1988), nous avons pour préoccupation centrale la réalisation d’une ethnographie de la durée. [4] Il s’agit de traiter la culture de l’écran (Eckert et Rocha, 2002) et celle de la civilisation de l’image (Durand, 1984) comme de nouvelles formes d’organisation des savoirs disponibles sur les supports traditionnels, transfigurant leur sens originel, leur attribuant une signification plus mobile, plurielle et instable.
Face à l’environnement déterritorialisé de l’hypertexte, les anciennes pratiques d’écritures dont sont porteurs les anthropologues et les micro-territoires de leurs œuvres ethnographiques (qui leur confèrent le statut d’auteurs) subissent de nouvelles contraintes, que quelques-uns désignent sous le terme « d’ingénierie d’auteur ». Celle-ci s’appuie sur la génération et la manipulation d’informations et de données digitales, selon des modèles de configurations visuelles (lettres, mots, textes), dans des archives enregistrées et communiquées conformément à des procédures déterminées de montage et d’association d’idées, incluant le lecteur comme coauteur.
En explorant l’idée de fragment, nous cherchons les traces d’un temps et d’un espace concret de représentation de la mémoire et du patrimoine local pour l’usager du site, dans le but de restituer l’idée de la ville comme une œuvre modelée et configurée par la sédimentation des gestes et intentions des groupes humains qui y ont habité ; comme un processus de destruction et de reconstruction de la cité qui présente, par conséquent, une singularité propre.
Déconstruire la linéarité de la narration ethnographique
La BIEV-site, en proposant une exposition en ligne de collections de documents ethnographiques, se distancie cependant de l’idée de reconstitution de la « ville vécue » à travers une histoire linéaire, organisée selon une périodisation rationnelle du temps et un traitement spatial de la mémoire. De ce point de vue, les coupures et ruptures, à travers lesquelles les usagers explorent la connaissance locale du phénomène de "dislocation" du temps et de l’espace auquel nous avons fait allusion précédemment, forment les éléments inducteurs des narrations ethnographiques de et dans l’environnement urbain de Porto Alegre.
En tant que dépositaire d’une base de données électroniques et numériques dont l’originalité réside dans sa méthode de traitement, de sélection et de mise à disposition d’extraits sonores, écrits et visuels les plus diversifiés, la BIEV travaille avec un nombre considérable d’œuvres protégées par des droits d’auteur.
Préoccupés par cette question afférente au processus de compilation des documents alimentant la BIEV-data et la BIEV-site, les chercheurs ont réfléchi non seulement au système de maniement des extraits d’œuvres pour leur enregistrement dans les deux bases, mais aussi à un système d’administration des données qui permette aux usagers, lors du chargement d’extraits, d’obtenir et de sauvegarder les références des œuvres dont ils sont issus. Il était nécessaire, en outre, de prévoir dans le système de cadastre de la BIEV-data la possibilité de ne pas inclure certains documents considérés comme problématiques (images de personnes dans des situations de vulnérabilité et de risque, par exemple) et qui ne pourraient donc pas être divulgués sur le site accessible en ligne. Cette réflexion a conduit, entre autres, à distinguer le processus d’organisation des données ethnographiques à partir de leur numérisation (la réduction de la donnée à un code numérique binaire) comme une forme de registre documentaire d’un côté ; et, de l’autre, les modes de sauvegarde de ces mêmes données sous forme virtuelle à partir de l’écran d’un ordinateur, et de la dynamique particulière de représentation que cela implique
La production d’écrits ethnographiques (Rocha, 1994) reposant sur le contexte énonciatif issu des nouvelles textualités électroniques, a incité les chercheurs de la BIEV à approfondir leur réflexion autour du processus de déterritorialisation de la représentation ethnographique et de la dématérialisation de son texte. Rendues disponibles dans des environnements comme les réseaux mondiaux d’ordinateurs, les données ethnographiques deviennent accessibles par des formes diverses de séquences associatives, selon des relations non linéaires entre les éléments de l’ensemble. Ainsi, la production d’une œuvre ethnographique destinée à Internet aboutit, du fait des caractéristiques de cet environnement, à la déconstruction de la linéarité du discours narratif de l’auteur, en même temps qu’il permet la reconstruction d’une linéarité par un lecteur particulier.
Cela est possible dans la mesure où, dans les textualités électroniques, la lecture des informations et des données contenues dans un ensemble documentaire se modifie à chaque action du lecteur-navigateur. Chaque action interprétative implique des actes de manipulation — toujours partiels, et jusqu’à un certain point aléatoires — d’ensembles de documents. L’itinéraire de capture de données ethnographiques finit par modifier l’action interprétative antérieure, en obligeant le lecteur-navigateur à rétroagir avec elle. Ce processus de déconstruction peut présenter, pour beaucoup d’anthropologues aujourd’hui, une menace pour l’objectivité du contenu et entraîner la dilution de la donnée ethnographique par une modification dans sa nature d’origine.
De même les documents visuels et sonores qui configurent les collections ethnographiques disponibles (aussi bien sur la BIEV-site que dans la BIEV-data) conservent un caractère de citation. De cette façon, les documents ethnographiques qui composent les deux bases de données acquièrent le statut de notes et de références croisées, issues de nombreuses œuvres, dans un processus où les contenus ont tendance à se détacher de leurs sources d’origine, problème potentiel pour l’objectivité documentaire.
Le processus qui consiste à transformer un document ethnographique à partir de son support original, à savoir la conversion de sa forme analogique, fixe et, dans une certaine mesure, pérenne, en une donnée numérique, conduit souvent le chercheur — peu familier avec cette technologie — au sentiment d’assister à la disparition de l’intégrité, de l’identité et de l’authenticité du document. Évidemment, ceci n’est pas le point de vue adopté par la BIEV avec ses collections ethnographiques, et dans ses défis pour la création d’un musée virtuel de la ville de Porto Alegre. Au lieu de penser la représentation ethnographique à l’intérieur des réseaux électroniques et digitaux selon la perspective classique de sa référence aux faits du monde social, auxquels l’anthropologue doit s’ajuster et/ou se confronter, les documents qui sont présentés, explorent précisément les modifications que des parcours proposés par l’usager lors de sa consultation provoquent, en lui permettant de multiples lectures d’un même ensemble documentaire. L’intérêt d’une recherche sur les jeux de la mémoire électronique, et des nouvelles textualités que cette dernière invente, repose justement dans l’exploration de cette situation. Le lecteur-navigateur, devant les multiples interfaces proposées par les écrans-fenêtres organisés selon des liens interconnectés par une configuration virtuelle, ne constate pas une relation directe des données ethnographiques avec le monde réel des faits observés sur le terrain par l’anthropologue et avec l’endroit où ce dernier les a collectés. [5]
La réversibilité comme condition du contexte énonciatif sur le web
Dans le cas de la construction d’un site tel que la BIEV, on ne peut pas faire l’économie d’une étude attentive sur la crise de la représentation ethnographique dans le contexte énonciatif d’Internet, en regard du contexte classique du livre-objet.
Si l’on reconnaît l’émergence récente des termes d’ « hypertexte » et de « complexité » dans les sciences sociales, et que la première notion rend opérationnelle la seconde, alors on doit supposer que la possibilité d’une production d’ethnographies hypertextuelles a pour base la construction — en ce qui concerne les styles de l’écriture anthropologique — d’une rhétorique plus ouverte et dynamique amplifiant les « propriétés » et les « propositions » de la production de connaissances en anthropologie (Geertz, 2002).
Les anthropologues peuvent aujourd’hui utiliser des moyens de diffusion plus larges que ceux dont les sciences sociales disposaient jusqu’alors pour divulguer leurs formes de connaissances — les articles dans les revues spécialisées, les livres qui circulent “sur les tables des bibliothèques du campus universitaire” (Rabinow, 1999 : 84), les expositions photographiques, les festivals documentaires, etc. Dès lors, les conventions littéraires à la base des opérations textuelles en vigueur dans la production de l’œuvre ethnographique, et qui fondent la construction de l’autorité de l’anthropologue, dévoilent les micropratiques académiques et finissent par créer des tensions.
Cette nouvelle forme d’organisation des savoirs, grâce à la numérisation et à la diffusion sur Internet, modifie le statut du texte ethnographique, en le séparant de son support original, le livre. De la même façon, on rompt avec l’idée que toute construction d’une connaissance ethnographique doit être obtenue en référence aux éléments qui constituent un système culturel.
Dans l’environnement des réseaux électroniques et digitaux, le texte ethnographique se dématérialise, devient un objet instable, modifiable et transférable, se configurant à partir d’un réseau de connexions de données et d’informations complexes, devenant ainsi un espace privilégié de l’interprétation des cultures. Une telle production défie l’idée classique de la connaissance comme un système régi par un principe d’ordre, puisque sur Internet cet ordre est toujours réversible car inscrit dans un système incomplet et, jusqu’à un certain point, désordonné.
Mais, si un des mérites de l’environnement web est la grande liberté d’expression qu’il procure, cette caractéristique exige, pour être préservée, des mécanismes permettant une réflexion sur les liens hypertextes dont résulte l’œuvre ethnographique en ligne. [6] Dans le débat sur la construction d’ethnographies hypertextuelles, l’individu, la politique et l’éthique — les trois catégories modernes d’interprétation du travail de l’anthropologue dans le monde contemporain (Cardoso de Oliveira et Cardoso de Oliveira, 1996) — apparaissent étroitement entrelacées avec la contestation des dispositifs de pouvoir qui président aux contextes énonciatifs classiques du savoir anthropologique.
Dans la BIEV, depuis le poste fixe de consultation ou sur le site, « l’intertextualité » (Rifaterre, 1979) devient une condition de lisibilité de l’autorité ethnographique de l’anthropologue dans son écriture hypertextuelle. La textualité électronique place l’anthropologue-auteur face au défi d’y répondre : d’une part par des liens hypertextes internes, automatiques et profonds, au moyen desquels les documents d’une même collection sont placés dans un même environnement de consultation, hors du champ de décision de l’usager-internaute et sous la responsabilité aussi bien du programmateur que de l’anthropologue, si les deux fonctions ne sont pas assumées par la même personne. De l’autre par des liens hypertextuels externes, activables et simples, actionnés par l’usager, conduisant ainsi à sa co-responsabilité pour la donnée mise à disposition sur le réseau mondial d’ordinateurs. [7]
Un site contenant des collections de natures diverses (texte, photographie, film et son), provenant des recherches ethnographiques et mises à disposition dans un même environnement de consultation, conduit inévitablement à s’interroger sur les droits d’auteur et les droits de la personnalité. Les travaux de production, de création et de génération de collections ethnographiques dans la BIEV ont mis en évidence, pour ses chercheurs et ses boursiers, le fait que ces deux types de droits présentent des aspects distincts. Le droit de la personnalité, d’une part, a une base constitutionnelle, au Brésil du moins, et se réfère à l’inviolabilité du droit de quiconque à son image. [8] Le droit d’auteur, d’autre part, protège le droit des personnes en ce qui concerne la propriété de leurs œuvres, et dont l’intégrité permet la perception et l’usufruit de bénéfices patrimoniaux, attachés à cette qualité même d’auteur.
Tout en respectant les droits de la personnalité (image et son), les droits d’auteur et droits connexes, les chercheurs et les boursiers de la BIEV, dans leur travail de conservation, de production, de génération et de création de documents-images de la ville de Porto Alegre, prennent certaines précautions qui garantissent à ces documents un usage légal dans ce domaine d’utilisation.
Les reproductions, sous forme digitale, d’images de la ville de Porto Alegre (peintures, gravures, dessins, aquarelles, etc., et d’autres matériaux graphiques) issues de publications imprimées apparaissent comme des citations, avec une référence explicite à leur auteur et à l’œuvre dont elles proviennent. Toute image sélectionnée, pour être intégrée dans la base de données de la BIEV, contient obligatoirement une référence à sa source, selon les règles communes de la présentation bibliographique. Il en va de même pour des extraits de chroniques et reportages, de témoignages et narrations, de poésies et de romans qui ont comme scène la ville de Porto Alegre et qui sont des objets d’étude et de recherche pour la BIEV. Ne sont autorisés que la reproduction de petits extraits, quelle que soit leur nature, mais jamais l’œuvre intégrale. Ainsi, dans la sélection de photos, d’images d’actualités et de parties de reportages pour les collections ethnographiques, la priorité est donnée aux documents qui sont emblématiques, puisque seuls de courts extraits peuvent être reproduits.
En ce qui concerne les images, réalisées par les chercheurs, d’éléments du paysage urbain tels les sculptures, statuaires, ornements, etc., et bien que leur publication ne nécessite aucune autorisation (puisque les éléments photographiés se trouvent dans l’espace public) , elles sont toujours référencées par rapport aux lieux et mises à la disposition des habitants. L’auteur-chercheur conserve la responsabilité de la constitution de sa collection ethnographique et, en la mettant dans la base de données de la BIEV, il donne son autorisation pour l’utilisation de ses images.
Ecritures « hypermédiatiques » et narrations ethnographiques hypertextuelles
Comme l’ont souligné quelques anthropologues, dès lors que nous reconnaissons que le savoir est lié à une action concrète dans le monde social, la connaissance scientifique elle-même devient le centre de réflexions et d’intentions politiques. C’est dans ce cadre que s’insère le BIEV et son travail, tourné vers le recoupement et la divulgation de données issues des recherches ethnographiques dans et de la ville de Porto Alegre. S’appuyant sur les nouvelles technologies digitales et électroniques comme formes d’enregistrement/recoupement/production et création de son patrimoine ethnologique, ce travail rend possible une réflexion sur l’acte interprétatif qu’implique n’importe quel registre de données ethnographiques, comme les rhétoriques employées par l’anthropologue pour reconfigurer le sens de ce matériel à l’intérieur d’une narration ethnographique hypertextuelle. En particulier, la compilation de données et d’informations obtenues auprès des musées, des archives historiques locales ou fournies par des particuliers en vue d’une reproduction numérique, ou encore les données ethnographiques contenant des descriptions d’images visuelles et sonores « capturées » lors de nos recherches dans la ville, exigent des chercheurs anthropologues du BIEV un renouvellement des “énergies discursives de l’anthropologie” (Geertz, 2002 : 181) à l’ère des réseaux électroniques et numériques.
Dans ce sens, l’objectif principal de la BIEV-site est d’accroître la diffusion de la culture urbaine de Porto Alegre, au moyen de la divulgation d’archives d’images qui constituent le patrimoine ethnologique de cette communauté urbaine, en considérant que son public est constitué des habitants locaux, anonymes ou notables, d’artistes, penseurs et scientifiques, ou encore d’ un public simplement amoureux de cette ville.
En tant que musée virtuel, les collections ethnographiques qui constituent la base de données de la BIEV, peuvent se prévaloir de la protection de l’article n° 7, incise XIII de la Loi 9.610/98 brésilienne, qui place une “base de données” parmi les œuvres légalement protégées. Ces collections, en intégrant une base de données dans les structures d’un système organisé et doté d’une identité propre, se retrouvent inscrites sur la liste des œuvres, comme les compilations, recueils ou encyclopédies qui, à travers la sélection, l’organisation ou la mise à disposition de contenu, constituent des créations intellectuelles. Ainsi, sans renier la propriété individuelle des créateurs des documents originaux, la base de données de la BIEV constitue aussi une production d’auteur. Les chercheurs qui y participent sont les créateurs, non des œuvres elles-mêmes, mais d’une œuvre collective, organisée, orientée vers la diffusion de connaissances sur la culture urbaine locale qui ne peut, ni ne doit être le privilège ou le monopole d’une personne ou d’un groupe.
Evidemment, cette protection au titre d’auteur des données de la BIEV ne s’étend pas aux documents qui en font partie sous leur forme originale, analogique. Le transfert des collections de la BIEV sur le web s’appuie sur l’argument qu’une telle banque de données traite d’informations et de documents d’utilité publique. Leur divulgation/diffusion sur le réseau mondial d’ordinateurs cherche à respecter un droit constitutionnellement garanti à quiconque, principalement aux personnes qui s’intéressent aux thèmes de la mémoire, et du patrimoine dans le monde urbain contemporain. De plus la BIEV adopte une résolution basse pour toutes les images qui constituent ses collections disponibles sur Internet, afin que ces documents n’apparaissent que sous forme de référence dans l’environnement virtuel de consultation.
Les travaux de la BIEV laissent supposer qu’une partie de la richesse rhétorique hypertextuelle — différente de la rhétorique de l’opération textuelle dont résulte l’objet-livre ou l’objet-vidéo, par exemple — réside dans sa caractéristique intrinsèque de « déterritorialiser » n’importe quelle représentation, en la réduisant à un code numérique binaire (Clément, 1995). Cette caractéristique de la mémoire électronique et digitale conduit à ce que l’ancienne disjonction entre sujet de la connaissance (res cogitans) et chose pensée (res extensa) soit dépassée, car les deux se trouvent réunies dans une même unité (Anderson, 1999).
Ainsi, l’usage des nouvelles technologies numériques dans la recherche anthropologique, comme la divulgation d’études ethnographiques sur un site web, par l’ambiguïté propre à la représentation numérique, nous incitent à repenser le processus de lecture et d’écriture de la représentation ethnographique classique, dans sa nature et dans sa forme. La migration d’une image de la BIEV-data sur la BIEV-site dépend d’une sélection préalable du chercheur sur ce qui peut ou ne peut pas être mis en ligne, toujours avec la préoccupation de préserver la mémoire de l’auteur et de sa création dans la communauté urbaine de Porto Alegre. Cette construction de nouvelles expérimentations ethnographiques ayant comme support les réseaux numériques et électroniques, avec une mise à disposition de données et d’informations sous la forme d’un réseau et dans un format de textualité non linéaire, selon de « multiples accès » (Clément, 2004), conduit à repenser la pratique anthropologique dans le monde contemporain.
La circularité de la connaissance anthropologique dans les interfaces : à propos de la tutelle des droits d’auteur et des droits à l’image, et au son
Aujourd’hui, plus que jamais, les images numériques peuvent être distribuées, en peu d’efforts, à des millions d’ordinateurs autour du monde et deviennent accessibles à des millions de personnes. Tout le monde peut se les approprier — en entier ou en partie — et les manipuler jusqu’à ce qu’elles ne soient plus reconnaissables. Dans le monde contemporain, depuis la création de mécanismes électroniques de reproduction d’images, tels la photocopie et le scanner, puis à travers l’introduction du système numérique et de la communication par satellites, il n’a jamais été aussi facile et irrépressible de s’emparer d’images comme on le fait sur Internet.
Même sur les sites sur lesquels figurent des avertissements sur les limites de l’usage des images proposées, il est évident qu’il n’existe pas de mécanismes qui interdisent totalement à l’usager-internaute de s’emparer de tels documents. Il suffit de faire un click sur le bouton droit de la souris et d’actionner l’option enregistrer sous dans une boîte de dialogue qui surgit immédiatement sur l’écran et, en quelques secondes, l’image est copiée du site sur le dossier du navigateur. C’est exactement en raison de cette fragilité avec laquelle se présente le contexte énonciatif sur Internet, que le thème de l’éthique lié au droit d’auteur et au droit d’usage de l’image dans l’environnement du web apparaît avec plus de force.
En s’éloignant, en apparence du moins, du débat sur les droits d’auteur et les droits de la personnalité dans la production de nouvelles écritures ethnographiques destinées à la mise en ligne, il nous semble important ici de souligner, à la lumière d’une brève réflexion, les liens qui unissent la naissance de la connaissance en anthropologie aux échanges sociaux dans lesquels cette production s’enracine.
Il importe pour cela de replacer le thème du droit de paternité d’une œuvre, et du droit de la personnalité sur l’image ou la voix de la personne décrite, dans une perspective différente de celle d’où il tire son origine. Nous tenterons donc, ici, de déplacer le débat relatif à la doctrine juridique régissant l’application des deux lois — du droit de propriété intellectuelle et du droit fondamental de la personne, découlant de sa condition humaine (image, voix, nom, honneur) — pour l’élargir, à partir de la matrice anthropologique.
La BIEV encadre ses actions par des procédures de stockage, sur un support digital et électronique, non pas d’œuvres, mais de fragments et passages de ces œuvres compilées sous la forme d’une base de données. Cela n’exclut pas que le travail de production « textuelle » de ses chercheurs — opérant avec des images à partir de supports des plus variés — soit subordonné aux droits d’auteur et aux droits de la personnalité.
Face aux défis qu’implique la restitution de la parole de l’Autre, la production d’ethnographies hypertextuelles dans la BIEV a conduit ses chercheurs à devoir surmonter les problèmes posés par des principes éthiques régissant le savoir-faire anthropologique, dont le résultat prend traditionnellement la forme d’objet-livre. Car, à l’ère des textualités électroniques, le chercheur se confronte au défi de rompre avec un discours hégémonique sur l’Autre, par la mise en ligne des résultats de sa recherche.
Sous l’optique de la législation des droits d’auteur et des droits de la personnalité, un montage qui explore des images de personnes publiques (et toutes les appropriations d’images, d’objets, détachés de leurs fonctions originales) est, tout d’abord, considéré comme une adaptation d’une création originale. Les droits y afférant concernent autant celui qui a fait le montage que l’auteur de l’image originale, qui cède donc les droits d’usage.
Il est intéressant de constater que les droits d’auteur et les droits de la personnalité qui protègent les productions audiovisuelles et celles destinées à l’usage d’Internet, dans un autre contexte énonciatif, partagent les mêmes préoccupations quant à la désignation des auteurs de tels « objets culturels ». Quelques juristes reconnaissent que la défense des droits d’auteur acquiert plus d’importance quand les objets culturels soumis à ces lois concernent une expression matérialisée, qui n’implique aucune idée ou concept existant derrière l’œuvre créée.
On pourrait donc rejeter l’idée que les œuvres qui ressortent de créations immatérielles soient soumises aux droits d’auteur et aux droits de la personnalité, du fait de l’absence de représentation de la figure juridique de l’auteur. De telles créations ne possèdent en effet pas les dimensions morales et patrimoniales associées à une telle figure. Il ne s’agit pas de la création d’un individu, le titulaire de l’œuvre, mais de collectivités, de groupes sociaux, d’ethnies, dont dépend l’autorisation des usages commerciaux et pécuniaires de ces biens.
De fait, la construction de ces nouvelles expériences ethnographiques conduit à d’innombrables questions. Nous en distinguerons deux, particulièrement saillantes : quelles transformations s’opèrent dans l’écriture ethnographique, quand la production des anthropologues n’est plus destinée à une diffusion restreinte à sa communauté linguistique, mais au web, où la restitution de la parole et de l’image de l’autre est dépendante de la manière dont le lecteur-navigateur opère, sur l’écran de l’ordinateur, la lecture de ce document ? Comment assurer l’inviolabilité du droit d’auteur ou du droit à l’image et au son, dans un environnement qui provoque désordre et rupture avec le type de droit d’auteur inhérent aux pratiques culturelles de lecture et d’écriture de l’objet-livre ? Durant les dernières décennies, on a beaucoup discuté sur la “trahison ethnographique” et les questions épistémologiques qui entourent la pratique anthropologique et ses standards d’argumentation. Cependant, la discussion s’est limitée aux dilemmes qui se posent autour de la pratique de l’écriture de l’auteur-anthropologue dans les termes posés par les défis de la production textuelle. Peu de choses ont été écrites sur le thème du statut de la représentation ethnographique à partir des répercussions liées à la diffusion de la production anthropologique au-delà de sa communauté de lecteurs d’origine, principalement quand elle est présente sur le réseau mondial d’ordinateurs, et qu’elle devient à chaque fois plus soumise à plusieurs interprétations et appropriations. Le débat sur des droits de la personnalité et des droits d’auteur qui engloberaient la production, la création et la génération d’écrits ethnographiques fondées sur des nouvelles textualités électroniques, remet en cause trois formes classiques de la pensée anthropologique, dont nous avons hérité :
- celle de la figure de l’anthropologue comme auteur — dans la mesure où son autorité ethnographique souffre des troubles de la déconstruction de la linéarité de la narration ethnographique — et de la fragilisation de son statut d’auteur, devenant dépendant des nombreuses interprétations possibles de ses écrits par ses lecteurs ;
- celle des textualités électroniques, vues comme des systèmes ouverts, fondées sur les concepts de bifurcation et de non linéarité (Clément, 2004) ;
- celle des problèmes posés par le processus de restitution de la parole de l’autre, auxquels l’anthropologue s’est déjà confronté dans le champ de l’espace livresque et de la culture écrite.
On peut ajouter à ces trois « déplacements », le renforcement du rôle du web comme espace d’affirmation de l’identité sociale de groupes et de minorités au sein de la communauté internationale, rendant possible le rapatriement des biens culturels à ses lieux d’origine, grâce au degré d’interconnection qu’il permet entre les usagers-internautes.
La production de nouvelles écritures anthropologiques sur le web défie les bases éthico-morales et légales de la production de la connaissance en anthropologie, dès lors que l’ensemble de règles qui instaurent les droits de la propriété intellectuelle et de la personnalité ne garantissent plus les critères fixant les limites entre ce qui est de l’information et ce qui est du « bruit » ; car la manipulation des données fait partie des pratiques énonciatives inhérentes à l’environnement des réseaux digitaux et électroniques. L’usager-internaute profane méconnaît, d’ailleurs, le système d’origine de telles informations.
Ainsi, aucune forme d’écriture destinée aux réseaux mondiaux d’ordinateurs ne peut s’appuyer sur la linéarité des informations que son auteur fournit, comme cela se passe dans l’espace du livre, où ces dernières apparaissent disposées l’une après l’autre. L’accès aux informations, en effet, dépend forcément des actions de consultation réalisées par l’usager-internaute.
Enfin, dans la civilisation de l’image, la production audiovisuelle des anthropologues — et parmi elles, la production destinée à Internet — attire chaque fois plus l’intérêt des “entrepreneurs de la culture”, en devenant elle-même une partie de la consommation d’une culture visuelle de l’exotique et du bizarre. Cet état de fait interroge la pratique du métier d’anthropologue, sa propre survie à l’intérieur des processus complexes de globalisation, et celle des groupes sociaux et des collectivités étudiés. Cela pose aussi la question des profits qui découlent de ce marché des biens culturels.
Les défis de la construction d’une éthique dans la production de la connaissance anthropologique
En lien avec les formes de production de connaissances en anthropologie, les discussions sur les droits d’auteur et les droits de la personnalité à propos des productions destinées à la diffusion en ligne apportent au débat juridico-légal d’importantes contributions. L’une d’entre elles est le constat que, pour qu’on progresse dans le débat sur l’intégrité de telles œuvres ethnographiques dans le champ des nouvelles textualités électroniques, il est important que les anthropologues eux-mêmes avancent dans l’étude de la signification des représentations de la « prose ethnographique » (Geertz, 2002 : 178), dans laquelle les informations et les événements recueillis sur le terrain apparaissent.
En anthropologie, comme en science en général, jusqu’où peut-on défendre l’originalité d’une production (écrite, sonore ou visuelle) en la reliant à son seul auteur, sans mentionner les échanges sociaux et les interactions grâce auxquels cette œuvre est née ? Ne devrait-on pas penser en même temps la défense de l’intégrité de l’œuvre ethnographique et celle des modes de vie des individus et/ou des groupes sur lesquels elle se base ? De la pensée anthropologique face aux autres savoir-faire ? De la même manière que le débat sur l’anthropologue comme auteur, et sur l’autorité ethnographique dans la production textuelle (des textes saturés d’auteurs, textes vidés d’auteur), la production ethnographique destinée à Internet ne s’éloigne pas du débat, déjà classique, sur la place du chercheur dans le processus de réorganisation des relations politiques dans le monde post-colonial.
Du point de vue de l’éthique, ne devrait-on pas penser que la défense de l’intégrité d’une production audiovisuelle en anthropologie implique la défense de l’intégrité de ceux, ou de ce dont elle résulte ? Si le droit d’auteur, dans sa forme classique, intègre dans sa sphère la défense et la protection de l’intégrité d’une oeuvre quelle qu’elle soit, portant signature d’un auteur, pour autant qu’elle soit originale, comment revendiquer un droit d’auteur dans le cas des formes actuelles de production de connaissances en anthropologie ? Surtout depuis la sape des fondations morales de ce droit menée par les post-modernes ? Et comment discuter le thème du droit à l’image et au son, en lien avec le droit d’auteur, dans la production de connaissances audiovisuelles en anthropologie ? Que penser des injonctions du droit d’auteur et du droit à l’image et au son quand on sait que l’œuvre ethnographique est le fruit d’une rencontre et d’un contrat moral qui régit le dialogue culturel entre l’anthropologue et le groupe qui fait l’objet de sa recherche ? Qui serait donc l’auteur d’une œuvre ethnographique ? Ne court-on pas le risque de voir apparaître la nostalgie de l’anthropologue comme auteur avec des droits moraux associés à l’œuvre ethnographique, au-delà du droit patrimonial ?
Il ne faut pas oublier que la culture de l’écriture, de l’Antiquité à la révolution électronique, se construit avec des privilèges et des protections (en particulier le droit d’auteur) mais aussi des actes de censure et d’interdiction. [9] Face aux discours catastrophistes et pessimistes sur les usages et les abus du piratage sur Internet, on ne peut pas s’empêcher de penser à ce que Michel Foucault (2001 : 76-82) avait nommé l’ « appropriation pénale » des discours. On pense aussi à la condamnation de certains contextes énonciatifs, comme, par exemple, ceux d’Internet, considérés par certains — ceux qui viennent du livre — comme des transgressions
Les travaux des historiens de la culture peuvent nous aider à situer le débat actuel sur les droits d’auteur sur Internet à l’intérieur d’une filiation déterminée. Il s’agit de la naissance du « statut d’auteur » et de l’espace du livre. Celui-ci a été marqué, depuis le début, par la censure d’un côté, et par la liberté d’expression de l’autre (Chartier, 1999 : 34). Ainsi, la controverse actuelle sur les droits à l’image et au son, et les droits d’auteur, remonterait au surgissement de la figure de l’auteur, qui se développe, depuis ses origines au XVIIe siècle, toujours accompagnée d’une “litanie de procès” autour de celui-ci. On ne parlerait donc, aujourd’hui encore, de protection en matière de droits à l’image et au son que de façon superficielle. Ou pour le dire autrement : ce qui est surtout discuté est la culture de l’écrit et ses canons juridico-légaux.
La qualité de l’acte ethnographique — émancipé des actions et des gestes qui ont fondé les procédés classiques de la recherche en anthropologie, avec l’émergence du territoire des multiples réécritures que représente le web ainsi que la dématérialisation/décorporalisation de « l’espace livresque » — tend à être questionnée à partir du débat sur les droits d’auteur, à l’image et au son, relançant le soupçon quant au caractère douteux du travail de terrain, du fait des asymétries de pouvoir qui président à la rencontre entre l’anthropologue et les groupes étudiés.
Il est alors utile de revenir aux formes de production de la connaissance en anthropologie comme sortie possible de ce débat et ce, afin de tenter d’éviter l’emprisonnement de son savoir-faire dans les labyrinthes de la culture de l’écriture et de la culture du papier (Doctors, 1999). Ainsi, la défense des droits de l’auteur-écrivain-ethnographe est limitée par la protection des droits à l’image et au son, droits inaliénables de ceux, ou de ce dont, traite l’œuvre ethnographique
En ce qui concerne la propriété intellectuelle de l’œuvre anthropologique, et la défense de sa singularité, on sait, depuis un certain temps déjà, que ce qui est le propre de l’œuvre ethnographique est précisément son indétermination quant à son origine, c’est-à-dire, la rencontre ethnographique de l’anthropologue-auteur avec la société qu’il investit par ses recherches, à partir de traditions de pensée qu’il adopte à l’intérieur de sa matrice disciplinaire.
Avant de transposer le débat sur les droits d’auteur à la production de connaissance en anthropologie, il est donc nécessaire de mener une réflexion sur le “bruit” qui sépare l’anthropologue-auteur de son œuvre, en distinguant ce qui lui appartient en propre, qui est sa propriété, de ce qui ressort du champs des savoirs anthropologiques. Il ne s’agit pas de subordonner la défense des droits d’auteur aux droits à l’image et au son, dans une perspective de vénération naïve de la figure du « natif » [10] comme source de la vérité ethnographique. L’inscription d’un état présent dans l’éternité d’une forme figée peut être néfaste pour ce dernier. Il ne s’agit pas non plus de soumettre les droits de la personnalité aux droits de l’anthropologue et de son oeuvre, c’est-à-dire, soumettre l’autre à ce qui est le propre de l’intellect de l’anthropologue.
En matière de droits d’auteur, la loi prévoit que seul l’auteur peut altérer sa propre œuvre. Toutefois, dans le cas de la production anthropologique, cette question renvoie aux aspects éthiques qui définissent le droit d’auteur dans la production de l’œuvre : l’auteur d’une œuvre ethnographique ne peut renoncer à l’acceptation de ceux qui ont été objets et sujets de celle-ci, même si on reconnaît, dans cet accord, un caractère éphémère voire même fragile.
Le constat est que les données et les informations qui composent la quasi totalité de la production de connaissances en anthropologie ont pour base une forme historique adoptée à un moment précis dans la vie sociale où prend forme le phénomène enregistré ou capturé par l’anthropologue. En ce sens, l’intégrité de la pensée de l’auteur — dont résulte la défense de l’authenticité de son œuvre, et de ses droits moraux et patrimoniaux — conserve des relations étroites d’interdépendance temporelle et spatiale avec la rencontre ethnographique entre l’anthropologue et la société étudiée. L’authenticité de l’œuvre réside dans les constants changements que cette rencontre génère.
Log off
La défense du droit d’auteur et des droits à l’image et au son dans la production audiovisuelle de connaissances en anthropologie doit inclure une dimension éthique, : les erreurs et les hiatus qui délimitent la pratique du terrain de l’anthropologue lui donne sa définition. On pourrait suggérer ici qu’un des enjeux majeurs de la production de nouvelles écritures ethnographiques destinées au web — sans renoncer à la culture de l’écriture et à l’espace livresque, pratiques culturelles paradigmatiques de l’anthropologie — est la rupture d’avec les modalités normatives de la construction du texte ethnographique et d’avec les formes standardisées de lecture habituellement apprises par les anthropologues.
Dans la recherche de la BIEV, l’application des nouvelles technologies aux études de la mémoire et du patrimoine dans le monde contemporain a eu pour résultat de repenser les arrangements entre les formes classiques de production d’écritures ethnographiques et la modélisation discursive d’un programme informatique, sans les exclure de l’histoire de telles formes discursives.
Dans un environnement global, décentralisé et sans frontières, soumis à des intérêts économiques et financiers, le contrôle de l’usage des images, dont beaucoup sont protégées par des lois nationales et internationales (telles que celles sur les droits d’auteur), est fréquemment sujet de discussions. Il est important qu’un tel système d’intercommunication par ordinateur et/ou par des réseaux d’ordinateurs ne soit pas négligé dans la production de nouvelles écritures ethnographiques. Pour nous, du moins, l’intérêt d’un tel objet d’étude est né de celui pour l’étude des sociétés modernes complexes.