Introduction
On compare parfois la recherche anthropologique à l’observation des réactions ayant lieu dans une éprouvette. Mais à la différence de la recherche biologique, le chercheur est dedans, et s’y révèle être un réactif interagissant avec des sujets devenus acteurs. Un terrain multi-situé, mobilisant les différentes identités professionnelles, mais aussi des dimensions plus personnelles, crée de multiples potentialités interactives et génère une dynamique complexe de jeu identitaire, d’affectations et d’affects. Il s’ensuit nombre de dilemmes éthiques découlant de ces identités multiples. Pour tenter de les résoudre, il faut dépasser l’image de deux figures conjointes : celle d’un médecin dont l’éthique de la pratique serait garantie par son expérience et son humanisme, forme de « savoir-faire », et celle de l’anthropologue dont la réflexion humaniste et philosophique serait la base d’un « savoir être » essentiellement éthique (Fassin, 2006). Quant à l’éthique issue de la recherche médicale, elle n’est adaptée ni à l’objet, sa complexité et sa variabilité, ni à la méthode, non protocolaire pas plus que reproductible.
Il faut donc, dans un premier temps, décrire l’objet de recherche et ses multiples facettes, poser les identités et les objectifs de la chercheuse, puis décrire les réactions qui s’ensuivent : jeu d’identités, affectations réciproques, affects qui en découlent, conséquences pratiques et éthiques pour la recherche. C’est sur cette base que pourront être discutées les questions éthiques du mensonge, de la recherche à l’insu, du risque encouru par les patients, afin de proposer des pistes pour leur résolution.
Terrain et terrains : les mondes de la phytothérapie
Mon terrain de thèse est constitué par les formations de phytothérapie en France contemporaine. Ces lieux produisent un discours déterminant des usages d’une matière médicale caractérisée par sa circulation dans tous les secteurs de soin. En effet, naturopathes, herboristes, médecins, dentistes, pharmaciens, kinésithérapeutes, sophrologues, praticiens de médecine chinoise, infirmiers, vendeurs de boutiques « bio », producteurs de plantes et autres, conseillent ou prescrivent des produits étonnamment similaires. Ces acteurs ont des itinéraires de formations qui les conduisent à fréquenter diverses institutions et réseaux associatifs, souvent liés aux acteurs économiques. Dans certains cas, ce public disparate se retrouve sur les bancs de la même institution pour recevoir un contenu théorique sanctionné par un diplôme commun. Il en résulte une extrême porosité entre les secteurs de soins, matérialisée par la mobilité des acteurs et des produits d’un secteur à l’autre. Initialement localisé dans ma région de résidence, (formations institutionnelles proches, ou suivies par les acteurs locaux) ce terrain s’est rapidement révélé être multi-situé. Enseignants et enseignés forment en effet, un réseau relativement limité d’individus très mobiles. Je suis ainsi conduite à explorer des formations dispensées par des Universités, des soirées ou des week-ends de FMC [1] et des formations « maisons » organisées par des entreprises pharmaceutiques, des formations au statut institutionnel ambigu telles les écoles d’herboristerie [2], et des formations associatives, des formations « populaires » sises au domicile d’un acteur. L’ethnologie, à travers l’ethnobotanique et « l’ethnomédecine », fait l’objet d’un usage social qui consiste à légitimer les usages « traditionnels » des plantes. Les formations d’ethnobotanique et d’ethnopharmacologie, largement fréquentées par les acteurs, sont donc partie intégrante du terrain. Le réseau ainsi identifié se cristallise régulièrement autour de manifestations diverses : « fête des simples [3] », réunions associatives, ou de sociétés savantes, colloques, symposiums, etc. S’y ajoute enfin un certain nombre de circonstances où le terrain vient au chercheur, qu’un vendeur de plantes médicinales sur le marché me propose ses conseils ou qu’un patient qui me consulte me sollicite pour un avis sur « des plantes ».
À la porosité des frontières entre les formations, s’ajoute l’ambiguïté de statut, des produits comme des acteurs, nourrissant des intérêts et revendications souvent divergents. La plante médicinale navigue entre un statut d’aliment (la majorité des produits conseillés à titre thérapeutique relèvent du statut de complément alimentaire), de cosmétique ou de médicament, ce dernier relevant alors d’un régime particulier [4]. Les thérapeutes, dont une minorité sont médecins, sont théoriquement formés à dispenser des « conseils » qui sont pourtant enseignés, puis pratiqués, comme des « quasi-prescriptions » [5]. Les plantes médicinales ouvrent ainsi une brèche dans le monopole médical. Plusieurs pharmaciens me disent ainsi avoir trouvé dans la phytothérapie le moyen de s’affranchir du médecin et de devenir des « thérapeutes à part entière ». Mais ces derniers sont à leur tour menacés dans leur monopole pharmaceutique par les revendications actives de libération des plantes et de rétablissement du diplôme d’herboriste défendues par d’autres. Les rôles et statuts professionnels, eux-mêmes liés à la légitimité des produits, sont donc l’objet de luttes de position dans lesquelles le médecin comme l’anthropologue sont convoqués à jouer un rôle.
Les acteurs économiques participent au financement de la plupart des enseignements, allant jusqu’à créer des formations « maisons », permettant d’apprendre directement aux professionnels l’usage de leur gamme de produits. Le choix du type de personnes formées dépend des stratégies de distribution.
Ce terrain consiste donc à observer et décrire la formation d’acteurs aux intérêts variés, impliqués dans des alliances et des oppositions nombreuses et mouvantes, à un acte souvent ambigu, nourri de produits ambivalents, n’étant pas soumis à un régime de la preuve défini.
Aspects pratiques de la double identité médecin anthropologue
Puisque « l’enquête de type anthropologique se veut au plus près des situations naturelles des sujets [...] dans une situation d’interaction prolongée » (Olivier de Sardan, 1995), le fait d’avoir suivi préalablement à ma thèse plusieurs de ces formations en tant que médecin, fournit un pré-terrain très opérationnel. J’accède directement à un réseau dont je connais déjà le fonctionnement, bénéficiant de l’économie temporelle de la phase de présentation de soi et d’intégration. Adler et Adler (1996) illustrent cette commodité par l’évocation de leur condition de parents accédant au monde de l’enfance à travers leur propre progéniture ; « notre appartenance au terrain nous offrait une facilité naturelle d’entrée que nous n’aurions pas eue autrement, nous n’avions pas à négocier des modes d’entrée formels ou informels ». De plus, la possibilité d’autofinancer une thèse permet à l’anthropologue médecin de choisir un sujet « libre ». Je peux en outre utiliser mon temps d’exercice ou les contraintes de la formation continue obligatoire, pour recueillir simultanément des données pour ma recherche (voir l’article de Sarradon-Eck dans ce numéro).
L’identité professionnelle détermine de plus l’accès aux formations : certaines sélectionnent sur des critères non professionnels et acceptent le tout-venant. D’autres, plus nombreuses, sont réservées aux soignants. Certaines se méfient de l’approche médicale, objet d’une certaine défiance, mais accueillent volontiers l’anthropologue ou l’ethnobotaniste. D’autres, non-institutionnelles, instrumentalisent la présence de médecins comme gage de légitimité scientifique.
Le médecin, ou plus généralement le thérapeute, est un acteur courtisé par les acteurs de la production, qui se confondent souvent avec ceux de la formation. Les entreprises créent chacune leur réseau, articulant production, distribution, communication et légitimation (par le biais des formations maisons et des publications). Les professionnels de la santé qui s’y trouvent engagés sont soumis à des conflits d’intérêt et encouragés dans des pratiques médicalement ou éthiquement discutables. Favret-Saada rappelle qu’« on ne voit pas en quoi l’indigène pourrait être intéressé au projet de dévoiler ce qui ne saurait subsister que voilé » (1977 : 71). De fait, les discours obtenus lors d’entretiens anthropologiques sur ce sujet sont le plus souvent plats et consensuels, là où l’observation, par le thérapeute, révèle un décalage entre normes théoriques et normes pratiques. Une visiteuse médicale propose un intéressement de dix pour cent sur mes éventuelles prescriptions [6], cependant qu’un cadre de la même entreprise me vante la moralité de ses pratiques en entretien.
La formation médicale s’apparente à la maîtrise d’un idiome utilisé par la population d’étude. Le discours sur l’efficacité, thématique centrale, fait largement appel à des données pharmacologiques et cliniques. Pour un anthropologue ne possédant pas de bagage en la matière, la compréhension de l’ensemble de ces données nécessiterait un apprentissage long et sans doute laborieux, à moins de collaborer avec un professionnel « traducteur ». Il faut pouvoir interroger les enseignants sur les fondements de leur démonstration pour faire émerger divers mécanismes empiriques ou analogiques de raisonnement [7] aux conséquences aléatoires. Il s’agit généralement de données d’activité in vitro ou d’expérimentations animales présentées comme équivalentes à des données de clinique humaine, ou encore de glissement d’indications d’une espèce de plante, d’un organe ou d’une galénique à un(e) autre. De même, des logiques plus industrielles que pharmacologiques président souvent aux choix de fabrication de galéniques, voire de posologies d’une gamme de produits par une entreprise. Celles-ci ne sont objectivables qu’à partir de la connaissance d’une phytopharmacologie complexe incluant aussi des notions de botanique et de biologie que je commence tout juste à maîtriser après huit années. La base pharmacologique fournie par les études de médecine permet donc un gain de temps appréciable.
Objectifs de recherche et positionnement
Baer (2005) constate que l’enseignement des Non Conventional Medicine a été peu exploré par l’anthropologie, malgré son rôle déterminant dans les pratiques des CAM [8]. Il est tentant de profiter de mon expérience préliminaire et de la facilité d’accès à ce terrain pour produire un savoir original, qui ne fait par ailleurs l’objet d’aucun financement doctoral. De plus, ayant effectué quelques recherches ethnobotaniques, je me suis rapidement tournée vers une l’anthropologie du médicament, qui s’est peu penchée sur les traitements à base de plantes. Ce domaine semble encore dévolu à l’ethnobotanique et l’ethnopharmacologie. Or, ces dernières semblent avoir du mal à se décentrer des « usages traditionnels » malgré la mondialisation d’un marché de la phytothérapie qui a quelque peu bouleversé leur objet. Enfin ces formations, si richement empiriques, dispensées dans les facultés de médecine, de même que l’appropriation du discours scientifique hors les murs du monde académique, dessinent le contour d’« objets hybrides » qui font poser à Bruno Latour la question de la modernité, de la construction du savoir scientifique et de sa pureté (1991).
Cet objet anthropologique séduisant vient aussi entrer en résonance avec un scepticisme sur la validité de certaines de mes pratiques biomédicales. La phytothérapie eut pu être un complément utile à une pratique classique parfois frustrante. Mais, un marché anarchique dont la filière de fabrication ou de soins obéit à des logiques multiples et complexes, devient de fait un bel objet d’étude. L’abord anthropologique me permet de questionner plus largement le rôle de l’empirisme dans la pratique médicale à partir d’un objet phytothérapique qui érige la question du régime de la preuve en cas d’école. Ajoutons, pour être complète, que j’ai expérimenté malgré-moi l’identité de malade atteinte d’affection grave. N’ayant pas utilisé la phytothérapie au décours de mon itinéraire thérapeutique et ayant laissé passer un certain délai entre le temps de la maladie et celui de la recherche, je supposais être à l’abri de la mobilisation d’affects perturbateurs par mon terrain. C’était sans compter la confrontation à des pratiques instrumentalisant l’angoisse, le besoin de croire et d’espérer, conjugué à la sidération des capacités critiques de l’individu vulnérable. Si elles permettent à des thérapeutes et à des entreprises de faire fructifier leur capital économique et social, c’est souvent sans contrepartie, voire avec préjudice pour le patient. C’est cette double identité de médecin et d’ancienne malade qui sous-tend des objectifs appliqués dont je n’ai pas initialement pris conscience mais qui poseraient en d’autres termes la question du bénéfice et du risque.
J’ai donc abordé ma recherche dans une relative inconscience de la fluidité de l’objet, avec plusieurs bagages et identités plus ou moins harmonisables. La première de médecin, gardant un reste de confiance dans la « médecine par les preuves » et le paradigme biologique. La seconde de patiente ayant mesuré — parfois dans l’angoisse — les limites de la même « médecine par les preuves » et de la lecture purement biologique de l’individu souffrant. La dernière enfin, d’anthropologue de la santé, initiée au relativisme et à la dimension sociale de la maladie et du soin. Ajoutons-y l’ethnobotaniste, plus intéressée par la plante médicinale comme révélateur de société, que par la valorisation ethnomédicale de ses usages.
Identités, positions, affects
Dynamique de l’affectation
La variété des situations de terrain génère une dynamique d’interactions identitaires qui dépendent de plusieurs facteurs. Le premier est la façon dont je me présente. L’observation participante consiste à être étudiante (formation), public (conférence, manifestation, colloque), cliente (boutique, pharmacie, marché) ou partenaire commercial-étudiante (formation liée à un acteur économique). J’y assiste à des échanges courants que ma présence de médecin n’influence guère. Si je rentre en interaction avec les acteurs, j’explique généralement mon objectif de recherche en déclinant chacune de mes identités professionnelles. En cas d’entretien formel, ces informations sont systématiques. Lorsque le terrain vient au chercheur, il m’arrive de taire une ou des facette(s) identitaire(s). Cette liberté apparente de jeu identitaire est en fait souvent relative, car dans ce petit milieu, mes identités sont rapidement connues de tous, et mon affectation est alors choisie par les acteurs sans que je puisse exercer un réel contrôle au-delà de la phase de présentation. Lorsque je tais une ou des identités, c’est pour accéder à certaines informations. Ainsi une amie doctorante en ethnoécologie repère sur le marché de la ville voisine un étal de produits dont certains sont probablement illégaux, dangereux ou inefficaces. Elle interroge le vendeur en déclinant son identité et en expliquant sa recherche. Celui-ci dénie toute activité de conseil malgré la prime évidence. Informée de sa tentative, je me présente à lui comme consommatrice soucieuse de sa santé, et l’interroge sur ses produits et sa formation, comme tout client pourrait légitimement le faire. Il m’explique alors volontiers divers procédés par lesquels il contourne une législation qu’il estime restrictive. Ainsi, il commercialise une huile essentielle de sauge officinale — interdite à la vente hors pharmacie en France car dotée d’une toxicité aiguë documentée — qu’il a rebaptisée sauge sclarée, cette dernière n’étant pas sujette à la même restriction [9]. Je collecte également des données mettant en évidence l’opacité de l’ensemble de son circuit de distribution et sa formation « sur le tas ». Ce cas montre une déclinaison de l’identité de chercheuse induisant en retour une forme de mensonge par omission. À l’inverse, une déclinaison sélective, autre forme de mensonge par omission, permet de recueillir un discours plus spontané et proche de la pratique. Peut-on parler de recherche à l’insu et de mensonge ? Adler et Adler (1996) déclinent les avantages et inconvénients du jeu de rôles sur leur terrain mais n’abordent pas la question du consentement des sujets de l’étude, en l’occurrence leurs enfants dont ils sont les tuteurs légaux. Leur typologie du jeu, outre les avantages déjà évoqués, inventorie aussi des points sources de dilemmes éthiques : la gestion des conflits survenant en cours de recherche avec des sujets qui sont aussi des acteurs de la vie personnelle (ou professionnelle dans mon cas) pose le problème de l’inadaptation des rôles aux contextes. L’intrusion dans la vie privée des personnes pose la question du consentement de celles-ci (voir l’article de Sarradon-Eck dans ce numéro). Enfin la difficulté de gestion simultanée de plusieurs rôles implique le risque de les confondre, délétère pour le chercheur comme pour les acteurs car potentiellement source de trahison et de manipulation des sujets à des fins instrumentales.
Le deuxième déterminant est la saillance [10] identitaire, clairement liée à la signifiance des identités aux yeux des acteurs. Certains n’ont jamais rencontré d’anthropologue ou en ont une représentation bien différente de ce que je leur présente. Sur ce terrain, l’anthropologie médicale fait l’objet d’un usage social particulier. Elle se confond avec le terme « ethnomédecine », discipline dont se réclament certains acteurs. Elle sert alors des fins de légitimation « scientifique » de pratiques variées, communément dites traditionnelles. Ainsi, dans une formation universitaire, un étudiant médecin, collectionneur de MEP [11] divers (homéopathie, posturologie, acupuncture, microdiététique, oligothérapie et iridologie) à qui je déclare être « médecin et anthropologue », s’étonne en retour par un « c’est tout ? ». Il a suivi un DU [12] d’anthropologie qui lui permet, dit-il, d’intégrer les apports de la médecine antique égyptienne et des cures chamaniques à sa pratique thérapeutique. Malgré des explications itératives, je constate la forte rémanence des représentations préexistantes. De fait, je suis plutôt médecin pour ceux qui ignorent tout de l’anthropologie et mémorisent l’identité professionnelle qui leur est la plus familière. Et je suis ethnologue ou ethnobotaniste impliquée dans une démarche de validation des ethnomédecines, aux yeux de ceux qui font cet usage de la discipline. Dans tous les cas, mon discours est rarement en adéquation avec ce qui est attendu.
Enfin l’affectation dépend de la relation des identités aux enjeux pour les acteurs, lesquels peuvent être fluctuants. Ainsi, je me suis intéressée aux activités du collectif POPULUS [13] qui s’est constitué en 2006 à partir du réseau associatif d’ethnobotanique et de producteurs de plantes. Son but est de produire une expertise sur les « savoirs traditionnels et populaires » hexagonaux afin d’influencer le législateur. Il s’agit in fine de libérer des plantes du monopole pharmaceutique, tout en créant un statut de producteur-herboriste. Je me suis donc présentée à ce groupe comme une doctorante en anthropologie désireuse de suivre leurs activités sans cacher mon identité médicale. Mais cette dernière n’était pas particulièrement valorisante dans ce contexte, car assimilée au « pouvoir médical et pharmaceutique », contre lequel le collectif est en rébellion. De simple observatrice, j’ai ensuite été affectée à un rôle de membre du groupe de réflexion et priée de me situer pour ou contre le manifeste de ce groupe militant. Ayant formulé des réserves à son égard sans retour ni commentaire, j’ai pourtant été désignée quelques mois après, membre d’un « groupe d’experts » chargé de définir des indications pour les plantes médicinales. Ce qui impliquait que je cautionnais de fait une deuxième version d’un manifeste dont j’ignorais le contenu et les auteurs. Deux identités étaient alors mises en relief sur les documents du collectif : celle de médecin, devenue utile en phase de communication avec les institutions a fortiori quand j’en étais la seule représentante. Un « doctorante en ethnomédecine » rendait compte de l’identité d’anthropologue médicale.
Affects et affectations
Favret-Saada (1990) rappelle que les caractéristiques des différentes places déterminent aussi les modalités selon lesquelles le terrain intervient sur les affects du chercheur. Leur multiplicité, et j’ajouterai — dans mon cas — leur mutabilité, l’oblige à vivre dans une sorte de schize et à s’exposer à faire craquer les certitudes scientifiques les mieux établies, a fortiori quand le chercheur navigue entre plusieurs disciplines. Comment harmoniser une part de relativisme culturel hérité de l’anthropologie et un formatage très « science dure » et hégémonique de ma formation médicale, face à cet objet lié à ma pratique de médecin ? La « Médecine par les preuves », à laquelle je suis formée, est censée fournir des outils scientifiques fiables pour analyser la validité des pratiques que j’observe. La phytothérapie, pauvre en études cliniques, est considérée par la majorité du corps médical comme un placebo, au mieux impur, dont la prescription ne serait pas éthique : « le placebo est un leurre connu depuis la nuit des temps. La médecine peut-elle en toute honnêteté continuer à en cautionner l’utilisation ? » (Lemoine, 2006, 141). Ma recherche démontrerait le caractère empirique, c’est-à-dire non éthique, de ces pratiques, par opposition à une biomédecine scientifique. Cependant, mon expérience et ma réflexion me rapprochent d’un courant critique de la biomédecine. La revue Prescrire insiste sur la fragilité des fondements décisionnels biomédicaux [14], de même que Skrabanek (1989) constate l’omniprésence du placebo et de l’empirisme dans la pratique quotidienne [15]. Grmek (1990, 18) rappelle que « la démarche expérimentale n’est pas un procédé intellectuel spontané « naturel », sa maîtrise n’a pu être réalisée que lentement, en luttant contre des résistances profondes ». Ma recherche s’inscrit donc dans une anthropologie des sciences, mais aussi du médicament, qui contextualisent culturellement et socialement la production de savoir scientifique et ses usages. Par conséquent, la phytothérapie, ses approximations, son empirisme, et la facilité avec laquelle elle recrute parmi ses adeptes nombre de médecins et de pharmaciens, permet de mettre à jour des « bricolages scientifiques » moins aisément détectables, mais néanmoins partiellement constitutifs de la pratique biomédicale. Elle en devient alors un révélateur, non plus qu’une pseudo pharmacopée se mesurant à son aune. Il en résulte pour moi un premier schize, celui du doute sur les fondements de mes décisions thérapeutiques. J’observe un objet instable depuis une position devenue moins établie.
Le deuxième schize est lié à mon positionnement difficilement lisible dans l’arène de la phytothérapie. Les acteurs se fient en premier lieu aux identités professionnelles pour en déduire ma position. D’autant plus que sont en jeu des pouvoirs, des monopoles et de la légitimité. Le médecin, supposé adepte d’une science dure dominatrice, est aussi défenseur de ses apanages, tel le droit au diagnostic et à la prescription. Il peut se comporter en transfuge, reniant le rationalisme et le positivisme biomédical, mais ce n’est pas mon cas, ne pratiquant aucune MEP et continuant à prescrire de l’allopathie. À l’inverse, l’anthropologue s’adonnerait à l’empirisme, au relativisme et à l’hermétisme des ethnomédecines et autres médecines traditionnelles. Mais mon approche basée sur une anthropologie des sciences ne donne pas plus blanc seing à la biomédecine qu’aux CAM. Je suis donc peu lisible pour beaucoup de mes interlocuteurs. Et ce d’autant que certaines certitudes, initialement fragiles, se sont lézardées au fur et à mesure de la progression de ma recherche. Je suis dans une phase de (re)construction de mon objet et d’une position personnelle nuancée qui exclut toute opposition dualiste. Je navigue dans un indéfini du ni tout à fait pour, ni tout à fait contre qui n’exclut pas un positionnement clair sur certaines pratiques de la filière.
Affects, affectations et éthique
Recherche à l’insu et mensonge
La déclinaison sélective des identités alimente un débat sur le mensonge en anthropologie oscillant entre deux pôles extrêmes. À l’un d’eux se situe Kai Erikson (1967) qui dénonce l’observation déguisée dans la recherche en sciences sociales. Il est non éthique de délibérément « mentir sur » (misrepresent) son identité, pour pénétrer un domaine auquel le chercheur n’est pas censé avoir accès. Erikson condamne également le fait de mentir délibérément sur la nature de la recherche. Selon lui, ces tromperies portent préjudice aux sujets, mais aussi à la réputation de la sociologie (et de ses institutions) et menacent l’intégrité d’un terrain abordé dans de telles conditions. À l’autre pôle se situe Goode (1996), pour lequel le chercheur doit creuser au-delà des apparences pour découvrir la vérité des attitudes et comportements. Il peut lui être utile de dissimuler les raisons réelles de sa présence et ses intérêts dans une unholy-alliance qui entérine une part de mensonge. Il propose une éthique situationnelle qui prendrait en compte chaque cas particulier et justifierait certains mensonges. Il base ses arguments sur une absence de risque supposée pour la population étudiée, les étudiants et la profession. Postulant que le chercheur ayant négocié pour obtenir le droit de pénétrer sur un terrain se retrouve dans l’obligation de promettre de n’en rapporter que les aspects socialement acceptables et de taire les aspects moins glorieux, Goode va plus loin. Il présente la trahison comme un gage méthodologique de rigueur — « le sociologue honnête doit trahir ses informateurs » — d’indépendance et de non-corruption par ses sujets d’étude. Dans des cas extrêmes où la duplicité des acteurs est sans ambiguïté, cette posture est défendable, mais elle ne peut être applicable à tous les terrains. Ainsi Scheper-Hugues (2004) annonce clairement son projet de tenter de percer les secrets entourant les trafics d’organes pour les rendre publics et transparents. Elle reconnaît le caractère exceptionnel de sa situation de recherche dont découle un traitement éthique particulier et assume sa situation à l’interface entre l’anthropologie, le journalisme d’investigation (une forme « rapide et sale » de recherche) et le militantisme pour les droits humains. Le postulat d’Erikson, cette transparence du chercheur à lui-même et à ses sujets, présuppose également que chacun, chercheur et sujet, serait « naturellement bon ». Pour Goode c’est l’opacité de chacun à chacun qui devient essentielle, faisant alors du mensonge la norme relationnelle et le comportement idéal du chercheur.
L’enseignement de la phytothérapie, les discours et les pratiques qui s’y rattachent ont leur part d’ombre : le rôle des déterminants économiques, l’irrationnel et l’empirisme, l’illégalité de certaines pratiques ou l’ambiguïté juridique des statuts des produits et des thérapeutes. Si l’on se réfère aux normes théoriques, nombreuses semblent être les transgressions. Mais d’une part, la pertinence de la loi est contestée par de nombreux acteurs, posant la question de l’inadéquation entre légitimité et légalité et de la difficulté à légiférer sur un objet hybride tel que la plante médicinale. D’autre part, la biomédecine n’est pas exempte de conflits d’intérêt, pas plus qu’elle ne peut prétendre avoir éradiqué l’usage du placebo, loin s’en faut. De plus, si l’empirisme est assimilé à une forme d’obscurantisme générant des prescriptions de placebo par la biomédecine contemporaine, J. Collin (2006, 131) rappelle qu’il était fondé « sur le primat de la spécificité du patient et une observation clinique attentive » au XIXe siècle, alors connoté positivement. La phytothérapie pose indirectement la question des pratiques stéréotypées d’une médecine techniciste basée sur des statistiques. Si l’on se réfère à une norme pratique correspondant à ce qui est couramment visible et toléré, le caractère déviant des pratiques est loin d’être évident. De ce fait, aucune des postures décrites n’est adaptée, ni méthodologiquement, ni scientifiquement, ni éthiquement sur ce terrain. Dans la déclinaison identitaire que j’y pratique, aucune identité n’est inventée, le terrain m’est naturellement accessible, et la mystification se résume, épisodiquement et contextuellement, mais non essentiellement, à insister sur l’une plus que sur d’autres, dans le dessein d’obtenir des informations. Ni totalement transparente, ni totalement opaque, pas plus que les acteurs ne le sont, il me faut négocier une éthique contextuelle, que la question du mensonge contribue à éclairer.
Le mensonge et l’insu : approche positiviste ou constructiviste
Mes mensonges par omission relèvent-ils de la faute morale et méthodologique ou sont-ils scientifiquement motivés et gage d’indépendance ? Lewis et Saarni (1993) proposent une typologie des tromperies : une tromperie ordinaire commise en toute conscience et qui vise à tromper l’autre, une tromperie commise avec une part d’auto-tromperie et qui peut alors être involontaire ou inconsciente, enfin l’auto-tromperie par besoin d’illusion. Chacune de mes identités étant réelles, je pratiquerais la tromperie ordinaire. Dire/ne pas dire se confondrait alors avec dire la vérité/dire un mensonge. Pour dire cette vérité je serais donc obligée d’énumérer et d’expliciter toutes les dimensions de mon identité, y compris les dimensions personnelles. Peu importe somme toute ce que les acteurs en feraient, pourvu que ma conscience soit tranquille. On revient à nouveau à cette quête de la transparence du chercheur, et des acteurs en miroir, aussi absolue que vaine. Selon l’interactionnisme de Goffman ou de Kleinman et Katon (1981), de nombreuses relations sociales sont des « jeux » qui excluent la totale authenticité comme le mensonge total. La communication, en particulier entre médecin et malade, au-delà d’une compréhension mutuelle, est un processus de réduction et de choix entre ce qui doit être dit et ce qui ne doit pas l’être dans une dialectique interactive. Le mensonge fixe les limites de la complicité. Chacun ne s’attend pas à ce que l’autre prenne tout son discours pour argent comptant. Tous deux sont sincèrement complices dans une recherche de plausibilité, de véracité à défaut de vérité. Cette rencontre est faite de surinterprétations, de mésinterprétations et d’une variété de déformations et d’omissions de la vérité devenant des mensonges de bonne foi ou des lying truths. Dans la relation thérapeutique, chacun est tour à tour menteur et dupe. Fainzang (2006) a bien montré que si le médecin mentait à son patient, celui-ci lui mentait en retour. Dans la relation « anthropologique » de terrain, il en est de même. Tous les protagonistes sont acteurs et chacun participe au jeu, en fonction de stratégies personnelles. Toujours selon Fainzang, les médecins sont habitués à mentir pour des raisons d’efficacité qui masquent aussi des enjeux de pouvoir. Sur ce terrain, mes mensonges, d’ordre identitaire, peuvent se justifier par un souci d’efficacité, non plus thérapeutique mais anthropologique, concernant l’accès aux données. Le parallèle à mon sens s’arrête là, les enjeux de pouvoir étant fondamentalement différents et la culpabilité (qui justifierait certains mensonges du patient, mais aussi du médecin, quoique Fainzang ne l’évoque pas) absente chez les acteurs. Ceux-ci déploient également diverses stratégies de manipulation de mon identité ou de déclinaison d’eux-mêmes et de leurs pratiques en miroir. Leurs attentes, leur compréhension, leur propre position par rapport à l’identité médicale ou anthropologique, et leurs intérêts en sont les facteurs déterminants. Ainsi tous les acteurs qui pratiquent le « conseil » affirment au médecin, dont la prescription est l’apanage, qu’en aucun cas ils ne « prescrivent » et que « les limites sont claires ». Ce terrain se résume-t-il alors à la confrontation de menteurs polymorphes récidivistes, purs stratèges ? Dans The Anthropology of lying, Massé (2002) critique le point de vue positiviste, où la vérité serait synonyme de « réalité ». Il lui préfère le point de vue constructiviste selon lequel le mensonge participe d’un jeu de construction sociale souvent partagé par les acteurs. L’approche constructiviste libère l’approche du mensonge, dans la relation médicale, comme dans la recherche anthropologique, de ses connotations positivistes et moralisantes. La manipulation devient interaction réciproque entre acteur chercheur et acteurs sujets dans le dessein de construire une « vérité » négociée.
Participation informée et volontaire
Selon Burgess (2007), le principe de participation informée et volontaire des sujets, issu de la recherche médicale, serait presque toujours applicable. Pourtant, l’impossibilité de l’appliquer à la recherche anthropologique est régulièrement débattue, du fait notamment de son caractère non-protocolaire, non standardisable et non-reproductible. Bradburd (2006) note un « effet refroidissant » du consentement informé sur la participation dès lors que les pratiques sociales observées sont à la limite de la légalité ou de l’éthique. Effectivement, sur mon terrain, la participation informée et volontaire pose problème quand je masque l’une de mes identités, c’est-à-dire précisément lorsque certaines ambiguïtés ou conflits d’intérêt n’ont pas d’intérêt à être dévoilés. Le changement d’attitude du vendeur sur le marché ou le caractère voilé des intéressements en sont illustratifs. C’est un dilemme anthropologique : il faut produire des données, du savoir, de l’écrit, du statut mais à partir de quoi ? Plattner (2006) pose d’ailleurs la question de l’accès au terrain en termes de droit et non de privilège. Si cette notion de droit devait être reconnue, elle pourrait s’assortir à terme d’une formalisation juridique des modalités de l’accès au terrain. L’anthropologue pourrait alors régler théoriquement ce dilemme en produisant les données dans un cadre juridiquement sécurisé. Mais il produirait probablement des discours théoriques normatifs obtenus de façon consensuelle, quitte à renoncer à révéler des normes pratiques s’en écartant. En ce cas, c’est l’objet même des sciences sociales qui est en jeu, si elles se limitent à la réalisation d’entretiens protocolaires, cette « communication ethnographique ordinaire — une communication verbale volontaire et intentionnelle, visant l’apprentissage d’un système de représentations indigènes » qui constitue selon Favret-Saada (1990) « l’une des variétés la plus pauvre de la communication humaine ». Cela modifierait profondément le choix des objets et des méthodes et tendrait à produire du discours sur le discours, lui-même nivelé par la pression consensuelle et juridique. Si elles ne doivent pas être la règle, quelques situations de recherche à l’insu, limitées aux situations où elles sont le seul moyen de mettre au jour des données masquées à l’anthropologue mais accessibles au médecin, paraissent justifiables.
La question du risque et du bénéfice
Il reste à aborder la question du risque et du bénéfice pour les acteurs. Dans ma pratique médicale, et a fortiori dans la recherche médicale, c’est l’intérêt du patient comme du sujet d’étude qui prime. Sur mon terrain, les intérêts des acteurs sont multiples, souvent divergents et mutables. Dès lors, les bénéfices et risques doivent être déclinés selon une typologie liée aux acteurs et aux situations.
Le premier risque est de dévoiler des pratiques illégales pouvant faire encourir des poursuites juridiques. Ainsi des producteurs ont été condamnés en première instance pour la vente de sachets de prêle, une plante considérée par l’administration comme un « aliment nouveau », devant à ce titre démontrer son innocuité, malgré un usage séculaire documenté. Le procès a été gagné en appel. Beaucoup de producteurs, qui mentionnent des allégations thérapeutiques sur les emballages de leurs produits, sont par ailleurs à la merci d’une condamnation pour exercice illégal de la pharmacie. De même un naturopathe qui mettrait son « conseil » par écrit pourrait relever de l’exercice illégal de la médecine [16]. Une enquête anthropologique, de diffusion essentiellement académique, évoquant des pratiques par ailleurs visibles, ne devrait pas modifier le niveau habituel de risque encouru. Les modalités d’écriture et de restitution sont à travailler pour minimiser ce risque. On peut imaginer, à l’inverse, qu’une analyse nuancée de la législation et de ses imperfections puisse servir certaines revendications.
Le deuxième risque est de dévoiler des pratiques non éthiques. Les conflits d’intérêts commerciaux ne sont pas plus éthiques pour le médecin que pour l’anthropologue. Si les acteurs économiques sont amenés à assainir leurs pratiques en ce domaine, le risque pour eux paraît largement contrebalancé par le bénéfice pour le patient et le citoyen. La prescription du placebo, traitée sur le modèle de l’anthropologie des sciences et du médicament, permet d’éviter une dénonciation stigmatisante de la phytothérapie et de ses partisans, tout en permettant néanmoins d’ouvrir une réflexion sur ses bonnes pratiques à travers le mode de production de la preuve.
Reste le cas où j’interagis avec une personne en situation de vulnérabilité. Si cette personne est en danger immédiat, je lui dois assistance. Mais comment intervenir en dehors du cadre d’une relation thérapeutique de confiance ? Le cas le plus illustratif est celui d’un producteur de plantes infecté par le VIH, qui me demande mon avis sur la PROMETRA [17], car il veut partir au Sénégal pour bénéficier d’un traitement alternatif « naturel ». Il est devenu producteur à la suite de la révélation de son diagnostic. Le médecin l’avait assortie d’un pronostic de mort certaine et rapide. Il s’est alors tourné vers les plantes médicinales, au point de les produire et de les promouvoir, considérant avoir été sauvé par celles-ci. De nombreux promoteurs de la phytothérapie ont un itinéraire thérapeutique dans lequel une guérison inespérée a emporté leur conviction. Un récent épisode d’infection opportuniste récupéré in extremis par le traitement antirétroviral n’a pas ébranlé ses croyances puisqu’il souhaite s’en passer à terme. Sa demande est ambivalente, il espère que l’anthropologue le confirmera dans son choix, mais ne veut pas entendre l’avis du médecin. Devant le sentiment d’un réel danger, je formule un avis négatif qui, ajouté au jugement très tranché des médecins qui le suivent, menace d’effondrement un réseau structurant de croyances et d’espérance. Il ne me rappellera pas et rompra toute relation avec l’hôpital. J’apprends quelques mois après qu’il a arrêté son traitement sur le conseil d’un thérapeute spagirique [18] qui lui a prescrit des élixirs de plantes. Il décède d’une infection foudroyante dans les semaines qui suivent.
Si la personne court, selon l’état de mes connaissances, un risque faible, je l’informe des données dont je dispose. Ainsi, à une préparatrice en pharmacie avalant quotidiennement de l’huile essentielle de basilic à visée antispasmodique, je fournis des articles sur la toxicité chronique de ce produit (cancérogène, tératogène, mutagène) qu’elle ignorait et dont elle tiendra compte par la suite. Restent toutes les situations où les personnes achètent un produit paraissant sans activité biologique, ou de forme galénique inadaptée, sans encourir de toxicité mais en engageant d’énormes dépenses. Si ces personnes me demandent un avis, qui ne risque pas par ailleurs d’interférer dans une relation thérapeutique [19], je le donne. Mais pour induire un changement de comportement, il faut qu’il s’inscrive dans une relation de confiance, voire de croyance, qu’il existe une alternative thérapeutique plausible et que des convictions ne soient pas mises en danger. Un membre de ma famille a ainsi dépensé des centaines d’euros pour des gélules de thé vert, consommées jusqu’à une issue fatale. Dans une situation désespérée, une simple tasse de thé, pourtant vraisemblablement dix fois plus riche en principes actifs que dix gélules de son produit, ne pouvait rivaliser avec la forme galénique et la promesse de l’antioxydation formulée par un naturopathe de bonne réputation.
Ces cas illustrent la difficulté, voire l’impossibilité, de porter assistance à un acteur en lui délivrant une information allant contre ses propres convictions. Cette difficulté procède largement d’un contexte d’énonciation inapproprié puisque hors relation thérapeutique. Mais au-delà, la rationalité scientifique n’est pas le facteur principal de choix d’une thérapeutique dans de nombreuses circonstances de soin. Or, la phytothérapie est remarquablement pourvue en déterminants pseudos scientifiques, commerciaux, symboliques voire politiques au sens large. Je peux me borner à en faire le constat dans une approche relativiste suspendant toute activité de jugement. Je peux aussi souhaiter que l’objectivation de ces déterminants ouvre une réflexion nécessairement transdisciplinaire autour de la qualité des produits, de la difficulté à légiférer, de la pertinence des indications ou de l’éthique des pratiques. De nombreux acteurs de la filière, sur le constat d’une anarchie croissante d’un marché de la phytothérapie mondialisée, marchandisée et incontrôlable, essaient de se regrouper pour tenter d’y voir plus clair. La question du bénéfice se discute alors à une échelle collective qui dépasse les limites du terrain, en terme de recherche appliquée. En tant que prescripteur souhaitant prendre les décisions les mieux fondées et utiliser une pharmacopée de qualité, comme en tant que patiente potentielle, je ne peux que m’y associer.
Conclusion
L’infinie variété des interactions sur le terrain de recherche anthropologique contredit le sentiment commun d’une éthique inscrite par essence dans le rôle du chercheur en sciences humaines ou du médecin clinicien (son « savoir-faire » ou « savoir être »). Elle est à l’origine des limites de l’applicabilité d’une éthique de la recherche médicale conçue pour des protocoles de soin standardisés. La configuration de terrain décrite traverse tous les secteurs de soin. Le médecin anthropologue y jouit d’une facilité d’immersion, mais se retrouve dans une variété de situations où chacune de ses identités interagit fortement et réciproquement avec celles de nombreux acteurs. Des affectations et affects qui en résultent, a fortiori quand des motivations de soignant, ou plus personnelles, interfèrent avec les objectifs de recherche, naissent schize et dilemmes éthiques. Le mensonge y est essentiellement un mensonge par omission largement pratiqué par l’ensemble des acteurs. Une approche constructiviste permet de faire un parallèle entre la relation de soins et la relation de recherche ouvrant ainsi à une approche contextuelle de l’éthique sur cette question. L’anthropologue ne ment pas plus que le médecin, ses patients ou les acteurs de terrain, tous engagés dans la construction d’une vérité négociée. La recherche à l’insu en dérive directement, et si elle ne doit pas être la règle, elle peut trouver quelque justification dans des circonstances particulières où elle permet de dévoiler des pratiques non-consensuelles, partiellement masquées, qui ne seraient de toute façon accessibles qu’au seul médecin. Quant à la question du bénéfice/risque, sur un terrain complexe dont les acteurs multiples ont des intérêts divergents et fluctuants, il y a obligation de la décliner par catégories d’acteurs et de situation. Dans le cas d’une recherche théorique, il s’agit d’éviter de nuire à travers un mode d’écriture et de restitution qui n’expose pas les acteurs à un danger supplémentaire (en l’occurrence surtout juridique) à celui encouru au quotidien. La confrontation à une personne en situation de vulnérabilité est rendue particulièrement délicate par la gradation très progressive du danger sur un tel terrain et par la confusion des rôles qu’elle entraîne. Qu’il s’agisse d’un danger de mort, de perdre quelques euros ou d’être exposé à une toxicité chronique insidieuse, l’inadaptation de l’intervention pour un médecin hors-cadre thérapeutique en limite fortement la portée dans la plupart des cas. L’intervention peut aussi venir interférer avec une autre relation thérapeutique et doit donc être évitée en l’absence de danger avéré. Elle rappelle de façon plus générale la complexité des déterminants des choix thérapeutiques et les limites de la théorie de l’action raisonnée.
La perspective d’une recherche appliquée souhaitant contribuer à de meilleures pratiques dans le domaine de la phytothérapie, s’intègre dans une réflexivité globale sur les pratiques de soin qui permet de poser la question bénéfice/risque au-delà des limites personnalisées du terrain. L’approche par l’anthropologie des sciences et par celle du médicament, en relativisant de concert les pratiques biomédicales et celles des CAM, évite l’écueil d’une application se résumant à une stigmatisation de l’empirisme et de l’usage non éthique du placebo. Elle permet d’opérer un constat de l’état de notre ignorance et de la relativité de nos savoirs produits dans un contexte particulier. Elle n’empêche cependant pas de dégager quelques pistes de réflexion et quelques recommandations sur des pratiques moins mauvaises que d’autres, somme toutes comparables à une « anthropologie de la vertu » (Widlok, 2004). Fondée sur l’étude de l’articulation des normes théoriques (what ought to be) et des normes pratiques (what is) reliées par un compromis entre elles (what is to be), elle permettrait de dégager et de comparer des comportements « vertueux » plutôt que des normes morales ou éthiques théoriques. Il n’est donc pas interdit d’espérer contribuer modestement à un bénéfice pour les patients et pour les thérapeutes sensibles à une telle approche.