Introduction
Que faire quand un anthropologue s’aperçoit, face à un séropositif avec qui il conduit un entretien dans un lieu de soins en Afrique, que l’annonce de sa séropositivité ne lui a pas été faite ? Comment répondre à une demande sociale d’anthropologie qui peut alimenter des formes de culturalisme ordinaire ? Comment ne pas s’impliquer devant les questions à la fois existentielles mais aussi assurément socio-culturelles et politiques révélées par le virus ? Quelles formes de collaboration promouvoir avec les autres disciplines dans une perspective de santé publique ? Telles sont quelques uns des enjeux éthiques de la recherche sur le sida auxquels ont été confrontés les anthropologues. Parmi les thèmes qu’ils ont traité, on peut citer l’ambivalence de la gestion du secret médical et des relations avec les professionnels de santé (Vidal, 1997, Gruénais, 1997), les risques de légitimation du culturalisme ordinaire (Vidal, 1995 ; Fassin, 1999), la nécessité d’un matérialisme responsable (Farmer, 1996), la promotion d’un universalisme concret (Dozon, 1997) ou l’implication incontournable (Benoist et Desclaux, 1996 ; Dozon, 1997, Fassin, 2006) qui découle d’un travail de recherche sur le sida.
Nombreux ont aussi été les chercheurs en sciences sociales travaillant sur l’immigration à souligner combien il était impossible « de travailler innocemment sur l’immigration et sur les immigrés » (Sayad, 1991), du fait des surdéterminations idéologiques attachées au thème, mais aussi de la « tyrannie du national » (Noiriel, 1991), ou de la « pensée d’Etat » (Sayad, 1999) au sein desquels celui-ci était d’emblée inscrit.
Qu’il s’agisse de distanciation à l’égard des discours et des pratiques médicales relatives au sida, ou de la nécessaire distance à prendre à l’égard d’une catégorie — ’"immigration" — construite avant tout dans le cadre du débat public, éthique et méthodologie des sciences sociales ont ici des liens ténus. Le "sida" comme l’"immigration" sont des objets de recherche mais aussi des objets sociaux au cœur de luttes concernant la définition des problèmes et des solutions à y apporter. On saisit aisément les enjeux (politiques, sociaux, éthiques) attachés à la restitution d’une recherche qui met en relation les deux thèmes, et la part de « responsabilité » (Fassin, 2006) qui pèse dès lors sur le chercheur. Mais il s’agit d’une lecture surplombante et en quelque sorte globale. Or, je voudrais dans ce texte m’en tenir à l’exposé des conditions d’exercice de la pratique anthropologique sur un tel thème, et des questions éthiques et malaises ressentis dans le cadre de quelques unes de mes expériences de terrain.
Il ne s’agira pas ici de rendre compte de confrontations avec des normes d’éthiques de la recherche imposées au chercheur, car un point est d’emblée remarquable. Alors que les anthropologues conduisant des recherches financées par l’ANRS sur le sida dans les pays du sud doivent signer une charte d’éthique, il n’en est pas de même pour ceux qui travaillent « at home », dans les pays du Nord (Desclaux, 2006 ; Fassin, 2006) Tout se passe donc comme si, pour ces derniers, les questions éthiques étaient laissées au seul arbitrage en âme et conscience du chercheur. Or, et c’est ce que ce texte voudrait montrer, de telles questions se posent, depuis les conditions de recueil de données à la restitution de la recherche.
Fait social total, le phénomène migratoire comprend les deux moments que sont l’émigration et l’immigration. Or, du fait de l’omnipotence de la société dite d’accueil, dans la manière de poser et penser les « problèmes de l’immigration », la dynamique complexe de celui-ci, entre « ici » et « là-bas » est rarement prise en compte. C’est pourquoi le dispositif de terrain mis en place pour mes recherches projetait d’être « multi-sites » : j’avais envisagé de travailler dans deux contextes en France et de faire une enquête de terrain, aussi minime soit-elle, dans une des sociétés d’origine des migrations maghrebines postcoloniales. J’avais choisi, dans cette perspective, de me rendre à Casablanca, du fait d’une autre caractéristique propre à cette ville à l’échelle de la lutte contre le sida. Elle était en effet le lieu d’émergence de la première association de lutte contre le sida au Maghreb en 1988. En outre, le choix de deux « contextes » en France avait pour visée de lier la question des « représentations » du sida à celle de l’histoire sociale de sa visibilité dans des lieux qui différaient par leur situation géographique, l’implantation en leur sein de structures d’accueil ou non. En somme de ne pas lier les « représentations » des personnes enquêtés abusivement à des référents culturels abstraits mais à des contextes sociaux et à leurs « contraintes contextuelles » (Bibeau, 1996).
Comme bien souvent, ce dispositif a « éclaté » à l’épreuve du terrain, m’amenant peu à peu à inclure dans la focale de l’enquête, pour des motifs sur lesquels je reviendrai plus loin, des « sites » qui n’avaient pas été pensés comme tels au départ. Les associations de lutte contre le sida, les « politiques publiques » menées sur cette question, les mobilisations sur l’accès aux soins et aux droits des étrangers malades, et les nouveaux acteurs émergents dans le champ du sida et de l’immigration, sont ainsi devenus des domaines d’étude et d’enquête successifs. In fine, c’est aujourd’hui la problématique de l’histoire sociale, des usages et des enjeux de la prévention auprès des minorités post-coloniales des sociétés du Maghreb en France, entendue comme exemplaire et révélatrice de questions qui excèdent bien évidemment la dimension sanitaire de la question, qui constitue l’objet de ma thèse de doctorat.
Quoi qu’il en soit, et puisqu’il n’est pas ici question de m’étendre plus avant sur les évolutions de mon « dispositif méthodologique » (voir Musso, 2005), je partirai de récits d’interactions sur le terrain. La restitution de ces interactions a pour objectif d’aborder de manière très concrète les enjeux et les malaises consécutifs dont elles me semblent exemplaires.
Bouchra et le vol de cassette
Considérant nécessaire de réaliser une enquête dans une des sociétés d’origine, aussi courte soit-elle, je partis en 1998 à Casablanca, première ville du Maghreb où avait été fondée, 10 ans auparavant, une association de lutte contre le sida. Y était par ailleurs suivie médicalement à l’époque la quasi-totalité des personnes dépistées au Maroc. D’autres raisons, tenant aux réseaux que j’avais construits en France, m’y avaient conduite. La fréquentation de membres du Comité national contre la double peine, et le suivi des mobilisations d’accès aux droits pour les étrangers malades (Musso, 1997 ; 2001) m’avaient amenée à recueillir des témoignages concernant des personnes séropositives ayant été expulsées dans le pays d’origine de leurs parents. Les parcours de deux jeunes femmes marocaines notamment avaient été évoqués à plusieurs reprises devant moi. Ils étaient d’ailleurs présentés comme spécifiques, dans la mesure où les « dossiers » suivis par le Comité concernaient en grande majorité des hommes [1]. Avec Act Up-Paris, le Comité contre la double peine fut à l’origine de la création du premier « Comité contre l’expulsion des grands malades », en 1991, afin de contribuer à faire connaître et à résoudre des situations inextricables et souvent dramatiques de personnes expulsées dans un pays où l’accès aux soins n’était pas garanti, ou assignées à résidence quand l’expulsion était prononcée mais non réalisée. Il s’agissait donc d’une « triple-peine ». En dehors d’un avis du Conseil national du sida rendu la même année, il faudra attendre 1997 pour obtenir l’inexpulsabilité des personnes étrangères malades et 1998 pour l’accès à un titre de séjour « de plein droit » (Musso, 2000 ; Douris, 2002).
Dès mon arrivée à Casablanca et à l’Association marocaine de lutte contre le sida (ALCS), j’ai cherché à prendre contact avec Bouchra Alaoui [2], la première de ces deux jeunes femmes, expulsée depuis 1996 après avoir été élevée depuis l’âge de quatre ans en France. Le jour de la rencontre, Bouchra avait, aux dires des personnes qui la connaissaient, particulièrement "abusé" de "produits" divers. Sa première réaction fut néanmoins enthousiaste : elle était contente que quelqu’un soit venue de France et souhaite s’entretenir avec elle. Des choses à dire, elle en avait des « quantités ». Elle accepta avec chaleur un entretien enregistré. Je sortis le magnétophone, et dès qu’il fut enclenché, elle se mit à hurler :
« J’ai passé toute mon enfance en France, c’est en France que j’ai commencé à me droguer, c’est la France qui est responsable de ma maladie (...) comme ça, du jour au lendemain ils m’ont expulsée, du jour au lendemain alors que j’étais sortie de ma galère et que j’avais mis des années (...). La France c’est des assassins »,
Le « nous » prenait ensuite la relève du « je », quand il s’agissait de la maladie :
« Nous, ici au Maroc, pour les malades, c’est pas possible, ici ils croient que le virus peut sauter sur toi, ils ne savent rien, ils ont rien ici pour nous soigner ou pour nous aider ».
Hurlant sur le magnétophone et sa propriétaire, Bouchra invoquait Lionel Jospin ou « le gouvernement », qui devaient absolument faire quelque chose. La chercheure devenait ici l’incarnation de « la France ». L’injustice de la situation n’avait comme seule raison d’être livrée qu’une capacité éventuelle de l’interlocutrice à y remédier, à « faire quelque chose ». Sa violence ne pouvait s’exprimer qu’avec des cris. Bouchra parvint toutefois à se calmer quelque peu lorsque j’éteignis le magnétophone. Elle évoqua alors les conditions de son expulsion, des anecdotes évasives sur son entrée dans l’usage de drogues, le rejet qu’elle ressentait, lequel était autant lié à son statut d’« expulsée » qu’à sa maladie, lorsque l’information sur son statut sérologique avait été divulguée par une personne mal intentionnée. Elle aborda aussi le déficit d’informations sur la maladie, la peur et le rejet qu’elle provoquait. Elle dit encore l’injustice ressentie à propos de l’absence d’accès à des traitements au Maroc, et plus globalement dans tous les pays où, deux ans après l’annonce de thérapies efficaces, les personnes malades ne pouvaient y avoir accès. Elle évoqua enfin les coups de téléphone à sa famille restée en France, la visite de représentants d’une association française et de journalistes qui l’avaient interviewée : « Tout ça pour rien, ils ne font rien, ils vont me laisser ici » [3].
Bouchra ayant soif, je sortis de la pièce où nous nous étions installées pour aller chercher quelque chose à boire. Lorsque je revins, elle me dit qu’elle devait partir. Quelques heures plus tard, je me rendis compte que la cassette enregistrée l’après-midi avait disparu. Figurait sur la première face un autre entretien avec une personne volontaire de l’association m’ayant confié des évènements biographiques confidentiels. Le lendemain matin, à la première heure, je me rendis à l’association pour l’y attendre. Une personne y travaillant avait récupéré la cassette et me la rendit, me disant que Bouchra avait regretté son geste après s’en être vantée, mais qu’elle ne voyait pas l’intérêt d’avoir encore une fois raconté son histoire. De toute façon, avait-elle dit, je ne pouvais rien faire pour elle ; pas plus que les autres en tout cas, ceux qui m’avaient précédée. Des journalistes puis des militants étaient venus la voir quelques mois avant, et sa situation n’avait en rien évolué.
Il me fut donc impossible d’avoir d’autres entretiens avec Bouchra Alaoui, en dehors de ce que j’ai pu observer et de ce que d’autres interlocuteurs m’ont rapporté. Son expulsion avait eu lieu un jour d’automne 1996, au moment où, alors qu’elle suivait un traitement de substitution aux opiacés (méthadone), elle avait voulu régulariser sa situation administrative et s’était pour cela rendue à la préfecture de son département de résidence. Après quasiment une décennie d’une dépendance à l’héroïne qui avait été à l’origine de sa contamination, elle entamait alors un parcours de « réinsertion ». Elle vivait depuis l’âge de quatre ans en France, mais la rupture biographique et familiale conséquente à son usage d’héroïne avait eu entre autres pour effet une désaffiliation administrative [4]. Lors de son arrivée à Casablanca, elle avait trouvé refuge chez un de ses frères qui y résidait. Il n’existe pas de traitements de substitution à la dépendance aux opiacés au Maroc. Bouchra « replongea » dans des pratiques addictives, cette fois en combinant, du fait de la rareté et du prix de l’héroïne et de la cocaïne sur place (Toufik, 1997), la consommation d’alcool avec celle de médicaments et de cannabis. La visibilité de ces pratiques, ainsi que le fait de fumer des cigarettes en public et ses tenues vestimentaires, sans compter son fort accent français, en firent très vite un sujet de conversation, de stigmatisation et de vive condamnation morale dans le « quartier populaire » où elle résidait. Les relations avec son frère aîné devinrent violentes et conflictuelles. A l’hôpital où elle était suivie, il est arrivé que l’on fasse mention de son cas devant moi. Elle avait consulté à quelques reprises dans le service à la suite de violences physiques commises à son encontre par son frère. Les personnes ayant mentionné ce fait étaient la plupart du temps enclines à plaindre ce dernier ou à comprendre « qu’il puisse en arriver là ». Bouchra concentrait dans son parcours l’ensemble des éléments propices à une très grande stigmatisation, car elle figurait au plus haut point l’échec d’un projet migratoire. Expulsée du pays où elle avait grandi, elle était, dans son pays d’« origine », le parangon du déshonneur et des dangers de l’exil. Prisonnière de ce stigmate, une des « tactiques » à laquelle elle fut assignée fut de s’y conformer. En continuant à se comporter de manière « déviante », elle tenait aussi à manifester qu’elle ne reconnaissait pas les normes et les jugements auxquels elle était confrontée : « De toute façon ils ne comprennent rien, je ne suis pas d’ici, je suis une Française moi », en même temps qu’elle cherchait à fuir son angoisse : « Je vais crever toute seule ici, on n’aura pas les trithérapies ».
Bouchra Alaoui est décédée en 1999. Elle était toujours au Maroc au moment de sa mort, du fait des blocages administratifs et juridiques liés à la mesure de cinq ans d’interdiction du territoire français prise à son encontre.
Ce fut Souad Ben M’sik, dont j’évoquerai ci-après la trajectoire qui m’apprit son décès. Bouchra avait, me dit-elle, « baissé les bras », après avoir pendant plusieurs années constamment évoqué son désir de retour. Elle n’avait pas réussi à obtenir de visa pour rentrer en France. Souad, qui avait « réussi », elle, à rentrer, en éprouvait une certaine culpabilité : elle l’avait laissée là-bas, alors que s’était établie entre elles une relation forte, non sans turbulences, du fait de leur statut commun de « filles expulsées ».
Le sida a souvent été défini comme un "révélateur social", notamment des processus et des mécanismes de domination. La diffusion de l’épidémie et les réponses à y apporter renvoient à des enjeux politiques. Si l’on considère que la frontière centrale en politique est celle opposant la figure de l’ « ami » à celle de « l’ennemi » (Schmidt, 1933) la position neutre du chercheur dans ce contexte peut être impossible ou impensable, l’observateur étant assigné à être « pour » ou « contre ». C’est pourquoi le fait de faire état d’une expérience et d’une identité de militante associative m’a sans doute permis d’obtenir des entretiens avec certaines des personnes concernées par la double peine. Pour les autres personnes atteintes, c’est ma connaissance de la pathologie et mon assimilation au mouvement associatif de lutte contre le sida [5] qui ont contribué à la construction d’une interaction basée sur la confiance et le respect.
Car l’identité de « chercheur » était dans bien des cas inaudible ou inconcevable, et pour mes interlocuteurs et pour moi-même, dans la mesure où je mobilisais dans l’accès aux personnes, dans le type d’écoute que j’offrais, mais aussi dans les conseils et orientations qu’il m’arrivait d’énoncer, une connaissance du milieu et des dispositifs acquise justement au moyen d’investissements personnels, de formations reçues dans le cadre de fonctions d’acteur de prévention ou d’accompagnement, et non uniquement dans celui de la recherche.
Que rapporter de la trajectoire de Bouchra Alaoui en l’absence d’entretiens répétés sous la forme d’un récit de vie dont elle ne vit jamais l’intérêt ? De quoi, dès lors, rendre compte en dehors des déterminismes sociaux et politiques plus globaux au sein desquels sa trajectoire s’est inscrite ? N’est-ce pas une autre manière de dénier une subjectivité et son humanité à une personne qui est toujours autre chose que ce que les conditions sociales qui produisent son « destin » en ont fait ?
Cette situation reflète, outre la violence d’avoir à élaborer un récit de soi face au chercheur dans une telle situation, un élément constitutif de la personnalité de Bouchra et de ce qu’elle aurait peut-être souhaité comme témoignage de son expérience : la colère, le refus et la révolte. En tout cas un récit qui rende compte de la violence structurelle de sa condition.
La restitution de cette rencontre permet par ailleurs un aperçu de la série de « visiteurs » après lesquels arrive l’ethnologue. Dans le champ de la lutte contre le sida, comme dans beaucoup d’autres aujourd’hui, l’anthropologue n’est en effet pas le seul « observateur ». Il arrive après, voire parfois en même temps que, des militants associatifs ou des journalistes [6].
Se pose alors la question de la spécificité d’un discours anthropologique. La frontière peut sembler en effet mince entre le travail de journaliste et celui d’anthropologue, lorsque la durée du terrain est courte, comme c’était le cas pour celui-ci (un mois et demi).
La réaction de Bouchra, et l’acte qu’elle pose en reprenant la cassette sur laquelle ses propos sont enregistrés, peuvent aussi être lus comme la réponse au « rapt » et à la violence symbolique auquel la confronte le statut d’« enquêtée », le refus d’être étiquetée comme « cas » (Legrand, 2000 : 35) à étudier. Elle m’avait par ailleurs signifié que je ne lui serais d’aucune aide, mettant crûment en lumière cette dimension de l’inconfort ethnographique qui tient dans l’impossibilité du contre-don (Bouillon, 2006). Ce faisant, elle avait aussi mis l’accent sur ce qu’il pouvait y avoir d’absurde, dans ce contexte, dans le fait de prétendre au statut d’« observateur ». Elle avait aussi exprimé l’incommensurabilité de nos expériences du monde.
Ebranlée par les itinéraires biographiques rencontrés sur ce « terrain marocain », par l’ « impensable » du statut de chercheur, je pris alors le seul parti qui me parût concevable : celui de « témoigner ». Je le fis en prenant des contacts en rentrant du terrain avec des personnes susceptibles d’intervenir dans ces situations [7]. Mais là encore, je devais faire face à d’autres questions éthiques, dés lors qu’il me fut proposé d’écrire un article pour le numéro qu’une revue consacrait au « traitement de la différence » en matière de santé, deux ans plus tard. J’avais dans ce cadre pour mandat de décrire les dimensions administratives et juridiques et leur impact sur l’expérience quotidienne de malades de nationalité étrangère régularisés au titre de la maladie. Je choisis alors de rendre compte de l’itinéraire de Souad Ben’Msik, rencontrée lors de mon séjour au Maroc et avec laquelle j’étais en contact depuis son retour en France, en avril 1999.
De l’autocensure dans la restitution d’une trajectoire
J’avais aussi rencontré Souad Ben M’sik, après avoir eu connaissance de certains éléments de son histoire, à l’ALCS. Souad avait également été « visitée » avant mon arrivée, par un couple de journalistes ayant, pour l’un, un projet d’article sur la double peine qui paru dans Charlie Hebdo en 1998 et, pour l’autre, un projet de documentaire. Arrivée en France à l’âge de deux ans, Souad avait été expulsée en 1994 à l’issue d’un épisode carcéral. Elle avait appris sa séropositivité en même temps que sa première grossesse en 1986 en prison, à une époque où l’annonce de séropositivité signifiait pour beaucoup la mort. L’usage de drogue par voie intraveineuse, qui avait été à l’origine de sa contamination, les vols et la petite délinquance induite par la dépendance conjuguée elle-même au caractère illicite du « produit », avaient amené Souad à connaître très tôt une succession d’expériences carcérales. Il y a à cela des déterminants qui, s’ils touchent l’ensemble des usagers de substance illicites, n’en sont pas moins spécifiques car pour le même délit à l’infraction sur les stupéfiants, les étrangers ont plus de risques d’aller en prison que les nationaux (Wacquant L., 1999). En l’espèce, non seulement les papiers ne constituaient pas, à cette période, sa préoccupation principale et majeure, mais aussi la fugue et le délitement des liens avec sa famille ne l’autorisaient pas à avoir accès aux pièces administratives dont elle aurait eu besoin pour demander une carte de résident de plein droit ou la « naturalisation » [8].
Après un temps d’arrêt, l’errance, conduisant de la rue à la prison et de la prison à la rue, va se poursuivre. En situation d’isolement, la trajectoire des femmes dépendantes à l’usage de drogue par voie intraveineuse croise souvent la prostitution (Pryen, 1999). Le premier enfant est placé et une seconde petite fille naîtra en 1988, placée immédiatement elle aussi par les services de l’aide sociale à l’enfance. En 1992 naît la troisième, la seule à qui elle donnera un prénom arabe. Elle décide d’« arrêter les conneries une bonne fois pour toutes ». Elle entre alors dans un parcours de « réinsertion » dont la première étape est l’accès à un « appartement thérapeutique » où elle peut vivre avec sa fille. La veille de Noël de l’année 1992, un éducateur de l’association - gérant l’appartement thérapeutique - vient lui annoncer que ses deux filles aînées sont mortes dans l’incendie d’une caravane dans laquelle les a laissées la « famille d’accueil » chez qui elles avaient été « placées ». Souad n’en saura jamais plus sur les circonstances du drame. Le journaliste. qui dans le cadre d’un article pour Charlie Hebdo a mené une enquête au Maroc auprès de personnes touchées par la double peine, résumera comme suit les deux années de la vie de Souad qui vont suivre, aux cours desquelles elle retombe dans un usage « dur » d’héroïne : « Du coup, la DDASS lui retire la seule enfant qui lui reste. Et ça repart : l’héro, la choure, la taule. La vie de Cosette à côté, c’est du Barbara Cartland » (Cyoran, 1998).
Le 23 août 1994, un attentat a lieu dans un grand hôtel à Marrakech. Trois hommes cagoulés tirent à la mitraillette. Deux touristes espagnols sont tués et une touriste française gravement blessée. Un des frères de Souad, avec lequel elle n’a pratiquement pas grandi, est impliqué dans cet attentat auquel des franco-algériens et des franco-marocains issus de « cités » d’Ile de France et d’Orléans ont participé.
Le 7 septembre 1994 au matin, Souad attend d’être libérée [9]. Elle a fait l’objet d’une interdiction du territoire français, mais pense que la mesure ne sera pas exécutée, ce qui est habituel avant l’inscription dans la loi de l’inexpulsabilité des étrangers malades (Fassin, 2001). Souad est par ailleurs mère d’un enfant français. Sa nationalité marocaine n’est pour elle à l’époque « qu’un accident de parcours, aussi dénué de sens qu’un feu de caravane à la veille de Noël, et juste un peu moins lourd de conséquences » (Cyoran, 1998), écrira le journaliste. A sa sortie, deux gendarmes viennent la chercher pour l’emmener à Orly [10], lui laissant le choix entre Fès et Casablanca alors qu’elle explique avoir entamé une procédure d’appel et être mère d’une petite fille de 18 mois. Les policiers français ont révélé le statut sérologique de Souad aux policiers marocains, ce qui est une pratique courante bien qu’illégale [11]. Elle est donc amenée dès sa sortie de l’avion au CHU de Casablanca dans le service du Professeur Hakima Himmich, fondatrice et présidente de l’ALCS, pour « faire une prise de sang ». Cette dernière s’y refusera et sera la première personne à réconforter Souad. Du CHU, Souad est conduite en prison où elle sera incarcérée six mois pour « prostitution » et « usage de drogue ». Si l’attentat n’a peut-être pas été l’élément déclencheur de l’expulsion, il est certain qu’il explique en grande partie le fait qu’elle ait été envoyée en prison à Casablanca [12]. Souad développe une tuberculose, mais avec l’aide de l’ALCS, elle pourra louer une petite chambre dans un quartier périphérique de la ville, se former sur la maladie et les traitements.
Elle deviendra actrice de prévention et sera une des premières malades du sida à témoigner en public au Maroc, notamment à visage découvert pendant les assises de l’ALCS en 1997. Elle se rend à Abidjan la même année pour assister à la Xème conférence internationale sur les MST/Sida en Afrique comme représentante avec d’autres membres de l’ALCS. Elle découvre à Casablanca les réalités plurielles d’un Maroc urbain très éloigné des descriptions qu’avait pu lui en faire son père lorsqu’elle était enfant.
Quelques semaines avant que je ne rencontre Souad Ben M’sik à Casablanca, un couple de journalistes était, on l’a dit, venu la voir. Le premier avait fait, dans le cadre d’un dossier sur la double peine dans Charlie Hebdo, un long article rendant compte de sa situation de malade exilée. Sa compagne avait quant à elle un projet de documentaire sur la double peine, qui devait alors avoir pour trame principale l’histoire de Souad Ben M’sik. J’ai pu lire une version du synopsis, où dès les premières lignes, Souad est présentée comme une « jeune femme sortant d’une cité de la Seine Saint-Denis », alors qu’elle avait grandi à côté d’Orléans. D’autres éléments biographiques étaient modifiés afin de souligner l’exemplarité de cette histoire au regard de la nécessaire dénonciation de l’aberration sociologique et politique constituée par la double peine.
L’article de Charlie Hebdo, percutant et incisif, omettra cependant la référence à l’implication du frère dans l’attentat. Je ferai de même au moment de l’écriture de l’article pour Hommes et Migrations réalisé sur la base du récit de vie de Souad, mon objectif étant d’illustrer de quelle manière la régularisation au titre de la maladie occultait la genèse sociale de cette trajectoire et la « mise au ban » constituée par la double peine. Il s’agissait aussi d’évoquer le parcours du combattant constitué par les démarches de régularisation et de réinsertion. Par ailleurs, je tentais de décrire comment cette forme de reconnaissance compassionnelle au titre de la maladie pouvait déboucher sur l’expérience d’une « maladie métier », servant d’unique carte d’identité pour l’accès à des ressources et du logement, combien le secret médical était dans ce cadre « à deux vitesses ». Mais dans cet article, je n’ai pas mentionné deux évènements extrêmement importants de la vie de Souad : la mort de ses deux premières filles et le fait qu’un de ses frères aient participé à un attentat islamiste en 1994 à Marrakech.
Ce faisant, j’ai procédé à une forme de « mensonge par omission » à l’instar des journalistes, afin que le « cas » s’inscrive de manière cohérente dans le propos que j’avais pour objectif de tenir. Dans un article portant sur l’auto-censure dans la recherche en sciences sociales, Adler & Adler notent qu’elle consiste :
« à omettre sciemment certains faits et certains aspects des résultats de sa recherche. Elle a été pratiquée par ceux qui collectent les données depuis que la tradition ethnographique existe. Elle consiste habituellement à supprimer les expériences qui révèlent des aspects personnels, délicats ou de nature compromettante à propos des chercheurs et de leurs sujets » (Adler et Adler, 2000 : 164).
Parmi les « facteurs d’incitation » que ces auteurs relèvent comme conditionnant l’autocensure, certains peuvent expliquer celle qui vient d’être décrite, comme l’engagement long auprès d’un groupe ou d’un sujet étudié et le climat politique [13]. En ce qui concerne le dernier point, le fait que l’abolition de la « double-peine » et le droit au séjour des personnes atteintes de pathologies graves aient été des « causes » politiquement investies, et auxquelles je souscrivais, a un impact évident sur le type de discours formulé à son propos. Puisqu’il s’agit de mettre en scène des « victimes » de mesures iniques, la nature de la restitution de leur trajectoire est nécessairement soumise à la pression de cette finalité. Or la seule insistance sur le statut de « victime » ne tend-elle pas à gommer la complexité et l’épaisseur des existences ? Ainsi, Souad Ben M’sik s’est montrée en mesure de « faire face » à l’expérience de la double peine avec une force de caractère peu commune. Le bannissement au Maroc lui permit paradoxalement l’accès à une formation sur la maladie dont elle n’avait jamais bénéficié en France. Si le manque éprouvé à l’idée que sa fille grandisse loin d’elle était insupportable et que le fait d’être assignée la plupart du temps à l’identité sociale de « malade du sida » était parfois pesante (« tout le monde savait que j’étais malade là-bas, des fois c’était lourd tu sais »), Souad soulignait aussi des transformations profondes qu’elle juge positivement :
« Déjà je me suis mise à m’intéresser à ma maladie, à m’occuper de moi. Et puis aussi j’ai vu que je pouvais aider des gens : toutes ces filles à qui j’ai appris des choses sur le sida dans les cafés où j’allais pour le projet sur la prostitution... Et puis je me suis mise à m’intéresser à des choses, comme la politique par exemple tu vois, et à avoir envie de reprendre des études, de mieux savoir écrire... » [14] (Entretien avec Souad, Paris, Décembre 1999)
Or son retour en France, son affiliation par le biais d’une identité de « malade » aux dispositifs d’accès aux droits, la fréquentation d’un monde social qu’elle avait cru un temps oublié, à savoir celui des usagers de drogues et des sortants de prison croisés dans les lieux d’accès aux soins pour « précaires », eut des conséquences qu’elle n’aurait pas envisagées au Maroc. Au bout de deux ans, Souad était à nouveau dépendante de substances psychoactives [15]. Cette forme particulière de « sickness », de rôle social de malade auquel elle fut assigné, eut donc précisément pour effet une dégradation de son état de santé.
Sous le feu des « projecteurs »
Par ailleurs, on voit combien « les choses se compliquent lorsque les études concernent des territoires sociaux stigmatisés et notamment des groupes de populations qui font figure de points de cristallisation de la société toute entière », comme l’écrit David Lepoutre à propos de ses travaux sur les adolescents des lieux bannis ou « banlieue » (Lepoutre, 2001). Ainsi, l’histoire de Souad Ben M’sik semblait concentrer « trop » d’éléments, à la fois dramatiques et mettant en scène des phénomènes renvoyant à des enjeux sociaux et politiques forts susceptibles - tout au moins c’est de cette manière qu’à l’époque je me l’étais formulé - d’entrer en résonance avec un certain nombre de stéréotypes de sens commun en usage sur les « problèmes de » l’immigration.
Enfin, le « spectacle de la souffrance » écrit Boltanski, entraîne dans le même temps l’obligation morale « d’en parler » et l’« interdit du tel quel », c’est-à-dire de restituer dans le détail des situations dramatiques :
« Un tableau qui va trop loin dans la description réaliste des détails - que l’on peut qualifier d’horribles - peut être dénoncé d’une part en tant qu’il est réducteur au sens où il qualifie entièrement la personne par la souffrance qui l’affecte, et d’autre part, en tant qu’il soustrait cette souffrance à la personne qui en pâtit, pour l’exhiber aux yeux de ceux qui ne souffrent pas ». (Boltanski, 1993 : 21)
D’autre part l’observation et la restitution de la souffrance achoppent sur un autre problème : celui d’une asymétrie irréductible :
« Nous ne pouvons comprendre la souffrance de l’autre, non par une sorte de faiblesse intellectuelle ou d’indifférence morale mais pour la raison structurelle que nous occupons une position différente de la sienne et qui est celle du témoin. La souffrance soulignerait ainsi de la façon la plus radicale la question de l’altérité. Dés lors c’est l’enquête ethnologique elle-même qui se voit mise en question, du moins quand elle prétend rapporter la souffrance de celles et de ceux qui souffrent » (Fassin, 2004 : 64)
Le risque de la qualification hégémonique de l’autre par sa souffrance, de son « exhibition » aux yeux de ceux qui ne souffrent pas, et celui du statut de témoin qui fut le mien, marqué par l’impuissance de rendre compte d’une souffrance qui n’est pas la sienne propre, ont traversé l’expérience du terrain de part en part. Faire usage de cette histoire dans l’objectif académique d’« une thèse » était tout simplement inenvisageable.
Lorsque Souad Ben M’sik est rentrée en France en 1999, et notamment le jour où elle se rendit à la préfecture pour aller chercher son premier « récépissé », elle me demanda de l’accompagner et je me retrouvais avec quelques militants du Comité contre la double peine et la réalisatrice du documentaire. Celle-ci filma Souad sortant triomphante du palais de justice avec sa promesse de titre de séjour.
L’ambivalence des relations qu’entretenait Souad avec la réalisatrice du documentaire était palpable [16] ; elle se retrouvait entourée de gens qui étaient là « parce qu’elle était un cas » comme elle aimait à le dire. Lequel « cas » pouvant « servir », aux uns à réaliser un film, aux autres à faire avancer leur cause, à une troisième à écrire une thèse. La première lui paraissait très clairement « ne penser qu’à son film » ; elle trouvait que les militants « exagéraient un peu », et elle n’avait jamais très bien saisi ce que cherchait la troisième [17]. Le même jour dans la soirée, nous étions dans le studio qu’un militant d’Act Up lui avait prêté à son arrivée et discutions tandis que la télévision était allumée. Juste au début d’une émission animée par Mireille Dumas, connue pour la dimension « psy » de ses méthodes d’interview et sa prédilection pour les « sujets de société », Souad se mit à crier : « Mais je la connais elle, elle était venue faire un reportage quand j’étais avec ma fille au centre X ! ».
Nous nous mîmes alors à rire aux éclats quand je lui fis remarquer qu’elle avait décidément toujours été « sous les projecteurs », faisant référence entre autres aux conséquences difficiles, pour elle à gérer, de la réception de l’article du journaliste « engagé » au moment où elle était encore au Maroc [18].
Il y avait régulièrement eu, au cours de sa trajectoire, des personnes venues observer, recueillir son histoire pour en rendre compte, dénoncer, la transformer en emblème. Que signifiait maintenant, la présence d’une anthropologue ? Que pouvait en dire cette dernière qui n’avait pas déjà été dit ?
Alors bien sûr, j’avais participé et pas seulement observé : ramené des photos à la fille de Souad lorsqu’elle était encore au Maroc, rencontré son assistante sociale pour préparer son retour, suivi les procédures administratives, orienté et accompagné vers les structures etc. Face à l’absence de sens que pouvait avoir le fait d’être là sans « mandat » autre que faire « de la recherche », je m’étais régulièrement sur le terrain « impliquée ». Soit dans la production d’écrits qui ont concerné au premier chef les difficultés induites par les discriminations administratives et juridiques, soit plus prosaïquement dans de l’écoute, du transfert d’informations et d’orientations, de l’accompagnement. Mais cela ne suffisait pas ; incapable de rendre compte de manière « scientifique » (que j’assimilai alors à une distance impensable), ce dont j’étais le témoin, je me berçais d’illusion en gérant l’ « inconfort ethnographique » et l’isolement qui en découle par la conviction qu’il s’agissait face à cette affaire, d’adopter une posture militante. C’est alors précisément que j’ai rencontré un « activiste » qui, depuis le milieu des années 1990, tendait à formuler une étiologie politique du sida dans l’ « immigration maghrébine et africaine en France » et à créer un « mouvement » autour de cette cause.
Quand l’anthropologue revêt la figure de l’ennemi
L’expérience ethnographique a souvent été décrite comme mettant à l’épreuve les frontières du soi, de l’informel et du formel, de la vie privée et professionnelle. Mais à l’épreuve du terrain dont il est question ici, c’est aussi celle de l’identité professionnelle ou de la posture sur le terrain qui était mise en tension. C’est donc avec un grand intérêt que j’ai assisté en 1999 à l’émergence [19] d’un collectif, Migrants contre le sida, qui faisait preuve d’un activisme particulièrement offensif et se présentait comme le premier groupe à défendre la « mémoire des oubliés et des disparus de la maladie », faisant référence aux « séropositifs d’origine maghrébine et africaine ». C’était la première fois que des catégories relatives à l’ethnicité venaient s’adjoindre à la mention de la séropositivité en étant revendiquées comme constitutives d’une forme particulière d’identité. Le collectif était par ailleurs le premier à produire un discours et une réflexion critique sur l’épidémiologie du VIH chez les migrants. Ainsi, c’est lui qui rendit public le rapport de l’Institut national de veille sanitaire sur la « situation du sida dans la population étrangère résidente en France », organisant une conférence de presse et diffusant une dépêche AFP afin de faire connaître le « lourd tribut payé à la maladie par les immigrés ». Affirmant « ces chiffres nous appartiennent ! », le groupe revendiquait à la fois un droit de regard sur des données longtemps maintenues « cachées » (Fassin, 1999), et un regard critique sur les politiques, institutionnelles comme associatives, menées jusqu’alors en matière de prévention et de prise en charge du sida. Ces dernières étaient accusées d’avoir, par excès de culturalisme et par cécité à l’égard des conséquences sanitaires des inégalités et du racisme, promu un immobilisme ayant abouti, comme cela sera écrit dans un des articles signé par le fondateur du collectif, à « la disparition d’un pan entier de la population immigrée par l’épidémie du sida » (Sadki, El Baouch, 2002).
Une étiologie politique du sida en milieu immigré était donc mobilisée, à l’instar de ce qui avait été théorisé par l’association Act Up (Broqua, 2005). Le virus devenait ainsi la trace incorporée d’un ordre social et géopolitique marqué par les rapports de domination. Le groupe, qui promut par la suite l’émergence en 2002 d’un « Comité des familles maghrébines et africaines pour survivre au sida », mène depuis la deuxième partie des années 1990 un travail important sur la dimension familiale et communautaire de la maladie, en organisant des réunions collectives, manifestations et diverses fêtes [20], avec en toile de fond l’ambition d’en recueillir et énoncer l’expérience propre [21].
Mon objectif se borne ici à décrire d’une part, quelques courtes interactions avec son fondateur en 1999 et, d’autre part, les mises en accusation de la recherche en sciences sociales énoncées dans ses initiatives ou certains de ses écrits.
Lors de notre première entrevue en 1999, Reda Sadki me fit d’abord part de sa conviction qu’il « ne fallait pas parler à ceux qui étaient financés par l’ANRS », agence qui m’avait attribué une bourse pré-doctorale. Il rendit compte également d’une critique politique de l’anthropologie comme discipline « coloniale » fondée sur une méthode de recueil des données imposant de fait une relation de pouvoir par le biais de l’exploitation du témoignage d’« informateurs ». En vertu de quoi il opéra un « renversement » des rôles supposés en me posant de nombreuses questions sur les personnes auxquelles je m’étais adressée, ce qu’elles m’avaient dit, et quels étaient mes contacts dans les institutions. Ayant fait part de cette entrevue à un militant associatif dont il était proche, il me lança quand nous nous revîmes un brin ironique « alors on n’a pas l’habitude que les indigènes posent des questions ? », mais ne refusa cependant pas une conversation à condition que je ne prenne pas de notes pendant qu’il parlait : « J’ai l’impression d’être ton indigène de service » [22].
Quelques années plus tard en 2004, il déclencha une vive polémique à propos de la diffusion d’un film d’Alain Moreau (« Le sida, sauf votre respect ») [23] par un collectif d’artistes marseillais, en accusant les personnes intervenant avant la projection (le Docteur Kémal Chérabi et moi-même) d’être complices de la diffusion d’un film qui était une « insulte à la mémoire des disparus » et de « parler à la place des premiers concernés ». Le film avait été financé par le ministère de la santé et réalisé en partie en prison, sans que cela soit explicité, ce qui était dénoncé comme particulièrement indigne.
La mobilisation de la référence à la « situation coloniale » (Balandier, 1951) et à l’histoire de la discipline, et le reproche de « parler à la place de » peuvent être en partie considérées comme des leitmotivs de l’expérience du terrain. Comme le souligne Byron Good,
« Malgré les liens qui nous unissent à ceux avec lesquels nous avons travaillé et notre attachement à représenter leurs intérêts et à exprimer leur point de vue dans nos écrits, notre discipline a, tout au long de son histoire, donné lieu a des représentations cultuelles qui apparaissent aujourd’hui profondément ethnocentriques, souvent clairement alignées sur les régimes coloniaux et les détenteurs du pouvoir, explicitement sexués et parfois racistes. Notre gêne concernant ce passé est compensée par le fait que beaucoup de nos informateurs et intellectuels (déclarés) dans les sociétés que nous étudions lisent aujourd’hui non seulement nos livres et nos articles, et ceux de nos prédécesseurs. Leur critique de l’héritage anthropologique et de nos travaux nie notre prétention à parler pour les autres, à les représenter comme ils se représenteraient eux-mêmes » (Good, 1998 : 47).
Outre la manière dont la citation souligne un passé de la discipline dont les travaux des années 1950 à 1970 en France ont contribué à penser les conditions d’émergence [24], un autre élément a trait à une dimension importante de la réflexion actuelle sur les conditions de possibilité de la restitution d’un travail anthropologique. Sur des « terrains minés » ou « sensibles », la prétention des interlocuteurs peut être l’exercice du monopole d’un discours légitime sur la définition de la situation (qui sont les « migrants » séropositifs ou malades ? Quels sont leurs problèmes et quels sont les causes de ces problèmes ?), notamment quand l’un des axes de l’activité de ces interlocuteurs a trait à une « politique de la mémoire » (Fassin, 2004). L’anthropologue peut alors logiquement être accusé d’avoir pour objectif de « parler à la place ou au nom des autres ».
Car avec le sida, le recours aux sciences sociales en général, et singulièrement à l’anthropologie, peut impliquer l’accès au statut d’« expert ». Les anthropologues ont d’abord été amenés à s’impliquer, avec le sida, dans la « vie de la cité », le premier exemple en étant la présidence du Conseil National du Sida assurée à sa création par Françoise Héritier. Mais dans le même temps, les études anthropologiques ont aussi produit ou validé des stéréotypes de sens commun, notamment dans le cadre des recherches menées en Afrique (Fassin, 1999). Néanmoins, au-delà des tendances culturalisantes des représentations de l’épidémie que certaines études anthropologiques ont pu contribuer à véhiculer, il reste indéniable que le sida a contribué à faire évoluer notablement les rapports entre disciplines médicales et sciences sociales.
Toutefois, et s’il faut se réjouir d’une prise en compte accrue des sciences sociales [25] dans la réflexion sur l’épidémie, la participation des anthropologues à la lutte contre le sida implique également leur insertion dans ce qu’Anthony Giddens (Giddens, 1994) a nommé un « système expert » [26]. De sorte que le discours anthropologique peut logiquement, d’une part se trouver réapproprié par les acteurs, d’autre part être perçu comme un discours « concurrentiel » et, du même coup, être accusé de vouloir « parler à la place de ». Car la position de l’expert est au centre d’enjeux et de luttes pour le monopole légitime de l’expertise, d’une « vérité », ce qui ouvre la voie soit à la mise en accusation de ce discours comme instrument de pouvoir, soit à son instrumentalisation. D’où la nécessité, pas seulement éthique mais aussi méthodologique, de l’auto-réflexion du chercheur. Car ses objets de recherche, tout comme ce qu’il va produire, font partie intégrante du domaine qu’il prétend étudier ; de même la « demande sociale » d’anthropologie adressée à la discipline doit faire partie des dimensions qu’il doit mettre en perspective, car ses enjeux ne se limitent pas à la « culturalisation de l’exclusion » (Althabe, 1996). Le fait d’être financé par une agence qui a un rôle institutionnel dans le champ de la lutte contre le sida a des conséquences en termes d’assimilation, ce que Michael Pollak a appelé le « sida-business » (Pollak, 1992) et Jean-Pierre Dozon le « sida-ressource » (Dozon, 1997).
A la question de l’héritage du passé de la discipline s’ajoutent donc deux dimensions susceptibles d’être sources de « malaise éthique ». La première est relative au « système expert » évoqué plus haut, et donc à la position singulière de la recherche sur le sida dans le champ de la lutte contre le sida. La seconde est la question qu’il faut bien désigner sous le terme de l’« utilité ». Au regard de la tension entre recherche et action qu’avait constituée l’épreuve du terrain, et de la confusion qui pouvait en résulter (être mise à la place d’« agent du néocolonialisme », complice des « dénis » et de l’« immobilisme » de la santé publique officielle), ma réaction a rejoint dès lors ce que Wacquant a décrit comme « l’examen de conscience continu, pendant et après l’enquête, qui peut se révéler générateur d’angoisses et de blocages analytiques difficiles à surmonter » (Wacquant 1999 : 65). Car en effet, le discours tenu par cet acteur à l’égard de la discipline du chercheur revenait en partie à poser la question, qui me semble extrêmement liée aux enjeux et malaises éthiques, de l’« utilité » de l’anthropologie : en présentant l’accès aux données comme du « pillage » de récits de vie et d’histoires d’« autres », dans la mesure où cela n’allait en rien les « aider », à quoi cela pouvait-il servir, en dehors de permettre au chercheur l’accès à un titre académique ?
Encore que s’en tenir là serait aussi occulter les enjeux propres à l’activisme au sein de l’espace des mobilisations existantes alors. L’un d’entre eux résidait dans le fait de prétendre au monopole de la définition légitime des termes de la question ou du « problème ». En effet, un des traits saillants des discours de Migrants contre le sida était, et reste dans une large mesure, la critique élaborée à l’endroit du monopole auquel étaient supposées prétendre les « associations classiques », accusées de ne plus rien représenter en dehors de leurs propres intérêts, au détriment des « premières personnes concernées ». La critique des « anciens » par les « modernes » avait donc une dimension singulière. Les associations « classiques » accusées d’avoir collaboré à la négation d’une « dimension immigrée dans l’épidémie », l’étaient aussi d’avoir promu au rang de leurs méthodes d’intervention des logiques « culturalistes », « néocoloniales » ou « paternalistes ». Par excès de culturalisme (en ayant privilégié la question de l’identité au détriment des conditions sociales), et par cécité à l’égard des conséquences sanitaires des inégalités et du racisme (en ayant validé que les chiffres disponibles ne soient pas rendus publics), ces associations avaient failli à la mission qu’elles prétendaient remplir. Au sein de ces associations, désignées aussi comme « blanches », une sous-catégorie était notamment montrée du doigt : celle des « supplétifs », terme usité pour désigner les salariés issus de l’immigration travaillant au sein des associations « classiques ». Le lexique utilisé est, on le voit, en rapport avec une grammaire « postcoloniale », plusieurs années avant que les « indigènes de la république » ne viennent, dans leur fameux « appel » [27] lui donner une visibilité publique accrue.
Conclusion
Plusieurs trames transversales traversent les différentes restitutions de rencontre que je viens de proposer. Celle, d’abord, de la violence, qu’il s’agisse des conditions d’existence des personnes bannies, ou de reconnaissance contrainte au titre de la maladie. Violence sociale, structurelle, diraient certains anthropologues (Farmer, 2002), dont les trajectoires évoquées rendent compte. Violence qui constitue la toile de fond des mises en accusations également rapportées.
On peut aussi y lire le poids des catégorisations sociales et des enjeux politiques qui pèsent sur les objets de recherche que l’enquête se propose d’étudier et sur les formes à donner à la restitution de celle-ci.
On peut enfin y voir surgir la question, transversale, de la spécificité de la place et d’un regard d’anthropologue dans de telles configurations. On peut faire des "mises en accusation" du chercheur ou de la recherche des données internes aux situations à étudier. Mais cela n’implique-t-il pas dès lors, de prendre au sérieux également une partie de ce qu’elles énoncent : la prétention à produire un savoir que les autres n’ont pas. Mais alors qu’en est-il de ce savoir là ? Car :
« N’est-ce pas une activité étrange, et qui en tout cas devrait requérir une plus nette mise à plat de ses conditions d’exercice, que celle de ce personnage mue en « machine célibataire » cherchant à rendre compte de la vie des autres sans que ceux-ci n‘aient demandé quoi que ce soit ?
« Vouloir savoir de telles « choses » a son prix, tout à la fois intellectuel et pratique : celui de s’y confronter en ayant à répondre des raisons et de l’utilité de la connaissance anthropologique » (Dozon, 1997)
A cette question de l’utilité, qui est également une question éthique, je répondis en m’engageant dans une politique de la restitution. Car si l’écriture est indéniablement ce qui constitue l’anthropologie, il n’en demeure pas moins que de multiples lieux de transmission et de confrontation entre savoir anthropologique et savoirs des acteurs existent. Ainsi, c’est souvent dans le cadre de formations, de participation à des réunions associatives, et d’échanges avec les acteurs « de terrain » et ceux des politiques publiques ou des professions de santé que j’ai eu le sentiment le plus net d’avoir quelque chose à transmettre et à apporter qui relève de l’anthropologie. Il est crucial, en adaptant son langage afin qu’il ne véhicule pas, autant que faire se peut, la violence symbolique du jargon, de partir des questions et difficultés pratiques que « les gens » se posent, et en somme, de « participer ».
Mais avec le recul, j’identifie aujourd’hui l’une des tensions présentes tout au long de cette recherche comme étant susceptible de s’actualiser autour de deux propositions, « prendre part » et « prendre parti » [28]. S’agissant de la deuxième, « prendre parti », elle était liée à l’adoption préalable d’une posture « engagée » qui a des liens ténus avec une certaine « topique de la dénonciation » (Boltanski, 1993) et l’appréhension naïve de la figure de l’anthropologue comme remplissant une forme de « fonction tribunicienne » : donner la voix à ceux qui ne l’ont pas.
Or si une politique de restitution qui excède le « milieu » universitaire est incontournable, l’est aussi une politique de la responsabilité, où l’anthropologue doit en quelque sorte « prendre part » et « prendre sa part », qui n’est nullement réductible ou assignée au fait de « prendre parti » comme j’ai pu longtemps me le formuler. Prendre sa part, c’est opposer au « présentisme », le suivi au long cours de trajectoires, en historicisant les situations et configurations observées. Rendre compte des refus, rejets et difficultés auxquels l’anthropologue peut s’affronter et qui font pleinement partie de l’enquête et des réalités étudiées. Réfléchir sur la signification de la pluralité des regards portés sur les situations, du militant associatif au travailleur social, du journaliste au réalisateur de documentaire, et évidemment du point de vue des personnes elles-mêmes concernées.
Comme l’écrit Alban Bensa :
« Le chercheur de terrain participe à la vie de ses hôtes, moins comme le maître rusé de la situation qui ferait mine de jouer à l’indien, tout en maintenant caché mais vigilant son quant-à-soi scientifique, que comme le pion fort peu averti d’une partie, dont les tenants et les aboutissants l’englobent et le dépassent » (Bensa, 1996 : 68).
C’est dans cette posture d’humilité, entre l’écueil d’une dérive narcissique et celui d’une neutralité axiologique surplombante, que le travail réflexif est aussi un travail qui, tout en ayant des implications éthiques, participe de la connaissance des contextes étudiés. Le temps du terrain de l’anthropologue est ainsi à penser comme la possible garantie d’une posture éthique. Il s’agit de mettre en perspective de manière diachronique les raisons d’agir et de dire des personnes qu’il y rencontre et leurs contextes. En somme, la complexité des vérités qui, chacune dans leur pluralité, cherchent à donner du sens à la « banalité du mal » (Arendt, 1991), dont l’anthropologue peut, puisque partie prenante de ce monde, être aussi un des témoins.