Introduction
« Au cours de ma promenade matinale à travers le village, je pouvais observer les détails intimes de l’existence familiale, de la toilette, de la cuisine, des repas [...] Parce qu’ils me voyaient tout le temps parmi eux, les indigènes n’étaient plus intrigués, inquiets ou gênés par ma présence ; dès lors, je cessais d’être un élément perturbateur dans la vie tribale que j’étudiais, je ne faussais plus tout du fait de mon approche, comme cela se produit toujours quand un nouveau venu se présente dans une communauté de primitifs. En réalité, comme ils savaient que je fourrerais mon nez partout, même là où un indigène bien éduqué ne songerait pas à s’immiscer, ils finissaient par me regarder comme une part et un élément de leur existence, un mal ou un ennui nécessaires, atténués par les distributions de tabac » (Malinowski, 1989 (1922 ; 1963 traduction française) : 64-65)
Depuis que les vertus de l’observation directe ont imposé l’enquête de terrain comme la méthode permettant « seule d’accéder à certaines dimensions du social » (Fabre, 1992 : 43), les chercheurs réfléchissent aux conditions de l’enquête et aux effets produits par la présence de l’ethnologue sur le terrain. L’identité du chercheur (son genre, sa couleur de peau, son statut social) ou celle que lui attribuent les acteurs sociaux étudiés, le dosage de son implication sur le terrain (la nature et le degré de participation aux activités du groupe) sont précisés dans la plupart des textes produits par les anthropologues comme des critères d’évaluation de la validité des matériaux ethnologiques et de la valeur des analyses. Ces éléments témoignent de la réflexion du chercheur sur sa posture d’observateur, et de l’intégration des effets de leur interaction avec le terrain dans son interprétation et dans la signification qu’il donne aux informations recueillies, jusqu’à « l’exploitation des perturbations créées par l’observation » (Devereux, 1980 : 363).
La démarche réflexive sur le mode de production des connaissances anthropologiques est, selon Bernard Hours et Monique Selim (2000), la principale exigence éthique de la recherche en anthropologie, corrélative d’une obligation de transparence sur les conditions de l’enquête. À un autre niveau, le principe déontologique de la confidentialité est consensuel au sein de la discipline avec la règle de respect de l’anonymat des personnes enquêtées dans la description ethnographique (par la modification des noms, prénoms, initiales et le masquage du lieu de l’enquête). De même, les effets de l’enquête sur les sujets (risques et bénéfices) sont souvent discutés. En anthropologie de la santé, d’autres préoccupations d’ordre éthique apparaissent. Par exemple, Didier Fassin (1992 : 32-33) n’a pas caché sa qualité de médecin à ses interlocuteurs dans un double souci éthique — médical (ne pas refuser de donner des soins) et sociologique (les soins ou conseils donnés sont des contre-dons) — tout en analysant « l’obstacle épistémologique » de sa formation médicale et les enjeux de pouvoir autour de son double statut mobilisés par l’enquête. Sylvie Fainzang (2006) s’est astreinte à conserver une « parfaite neutralité » vis-à-vis des soignants en refusant l’identité de membre des équipes médicales que les professionnels et les malades voulaient lui assigner. Si cette attitude a une justification méthodologique, elle est aussi éthique : S. Fainzang (2006) a rapidement saisi que ses non-réponses aux questions d’ordre médical ou sa gestuelle pouvaient être interprétées par les malades en espoir de guérison comme une information sur leur pronostic, dès lors qu’elle était assimilée à l’équipe soignante.
Le respect de la confidentialité des données et l’évaluation des risques éventuels de la recherche pour les sujets annoncés par ces auteurs correspondent au principe de bienveillance (et de non-malveillance) inscrit dans les codes d’éthique de la recherche impliquant des sujets humains. L’application de ce principe — ainsi que ceux de respect de l’autonomie des personnes, de justice et d’équité, — rencontre l’adhésion a priori des anthropologues de la santé (voir Bonnet, 2003 ; Hardon et al, 2001). Néanmoins, la soumission à l’un des principes, ou leur interprétation, peuvent conduire à des pratiques de terrain antagonistes dans certaines situations telles que l’observation directe des soins, des pratiques médicales, des interactions soignants-soignés, ou lorsque l’ethnographe est aussi soignant. Le chercheur rencontre alors des dilemmes dont la résolution peut exiger des choix et une hiérarchisation symbolique des règles de l’éthique biomédicale que ce texte propose d’examiner à partir de l’expérience de deux enquêtes ethnographiques. Il s’agira de pointer les paradoxes que soulève une formalisation de l’éthique de la pratique du terrain en anthropologie de la santé qui respecterait les normes de l’éthique biomédicale. Il s’agira aussi, au travers de ces expériences, de se demander si l’ethnographie, que l’on pourrait qualifier « d’art de l’intrusion systématique dans la vie des autres » selon la formule empruntée à Andréas Zempléni (1996 : 35), est compatible avec les valeurs qui fixent les règles de l’éthique de la recherche.
Les deux enquêtes portent sur la pratique de la médecine générale dans le secteur libéral des soins. Néanmoins, l’objet d’étude et les conditions de l’enquête sont très différents d’une recherche à l’autre. Dans la première, effectuée dans le cadre de ma thèse (Eck-Sarradon, 2002), il s’agissait d’analyser la parole des patients destinée au médecin dans un contexte d’énonciation spécifique (la rencontre clinique). Étant médecin généraliste en exercice au moment de l’enquête, je n’ai bénéficié d’aucun soutien financier pour ce travail, et mon principal terrain d’investigation était mon propre cabinet et le discours des personnes me consultant. La seconde recherche avait pour objet d’étude les interrelations professionnelles que le généraliste développe avec les autres acteurs de la santé. Réalisée dans le cadre d’un appel à projet de l’ANAES [1], elle a été conduite par une équipe de cinq chercheurs [2] avec un double soutien financier [3] et une technique d’enquête basée sur l’observation de la pratique de dix médecins généralistes dans leur activité professionnelle quotidienne dans un premier temps [4] (Sarradon-Eck et al, 2004). Cette brève description de la configuration des deux enquêtes laisse entrevoir une différence radicale de posture du chercheur par rapport à son terrain. L’objectif de ce texte n’étant pas de présenter les matériaux ethnographiques recueillis, ces postures seront analysées uniquement dans leurs implications d’ordre éthique.
Du consentement à la recherche
Réaliser une observation participante dans le champ de la santé et de la maladie signifie que le chercheur est amené à occuper une position où il est à la fois observateur et co-acteur (en tant que soignant). Il existe ainsi plusieurs travaux ayant conjugué, le temps d’une recherche, un regard clinique et une démarche anthropologique en médecine générale (Helman, 1978 ; Lagadec, 1985) ou en psychiatrie (Kleinman, 1980 ; Pandolfi, 1993).
Dans l’ethnographie hospitalière ou réalisée à l’hôpital, en France, on trouve aussi plusieurs exemples de chercheurs ayant occupé un emploi pendant une période plus ou moins longue de brancardier (Pennef, 1992), d’agent hospitalier (Ménoret, 1999 ; Vega, 2000), ou qui adoptent le port de la blouse pour mieux se fondre dans le groupe social qu’ils étudient, rendant quelques “services” aux soignants (Vega, 2000 ; Hoarau, 2000 ; Amiel, 2005 ; Pouchelle, 2003 ; Paillet, 2007). L’intérêt de cette technique d’enquête est d’acquérir par imprégnation une connaissance « sensible » de son terrain « au plus près des situations habituelles des sujets » (Olivier de Sardan, 1995 : 73), d’avoir accès à des pratiques occultées, mais aussi très visibles et familières auxquelles les individus ne portent pas attention, à de l’implicite ou du trop banal pour pouvoir être dit (Schwartz, 1993). Si la portée heuristique de ce type d’approche empirique n’est plus à démontrer, les problèmes éthiques et méthodologiques qu’elle soulève sont rarement abordés par les auteurs.
Les usages
Sjaak van der Geest et Kaja Finkler soulignent, dans une brève revue de la littérature anglo-saxonne sur l’observation participante en milieu hospitalier, le danger de cette méthode sur la production scientifique en ne restituant que le point de vue des professionnels. En effet, les auteurs relèvent que le rôle de patient (“faux” ou “vrai” patient) est moins souvent assumé par les chercheurs. Ils insistent sur les difficultés de cette double posture, à l’hôpital peut-être davantage que sur d’autres terrains « l’observation participante, au vrai sens du terme, est un oxymoron » (2004 : 1998-1999). Plus généralement, le fait que le soignant endosse le rôle de chercheur est discuté dans la littérature en sciences sociales d’un point de vue épistémologique (impact de la « double posture » sur la nature des matériaux recueillis ou sur l’orientation de l’analyse), et non d’un point de vue éthique. En particulier, la question du consentement des personnes à la recherche n’est pas examinée.
Les études citées ci-dessus réalisées en France ont pour objet d’étude “les soignants”, et plus généralement le “système de soins”. En l’absence de précision de la part des auteurs, on peut supposer que les professionnels sont informés de la présence du chercheur parmi eux. Néanmoins, il est peu probable qu’ils aient tous, individuellement, donné leur accord à l’ethnographe introduit par le chef de service ou la surveillante, ce qui, dans l’institution hospitalière caractérisée par sa hiérarchie pyramidale, revient à imposer la présence du chercheur [5]. Dans ma seconde étude décrite brièvement en introduction, l’ethnographe était dans la même position que ces chercheurs, s’intéressant au travail du médecin, à ses relations avec les autres professionnels, et plus généralement à la “culture professionnelle” d’un sous-groupe social (les généralistes libéraux). Examinons le dispositif mis en place.
Chacun des dix médecins a été informé individuellement des objectifs de la recherche et de son déroulement. Ils ont signé un formulaire de consentement leur garantissant le respect de l’anonymat (le leur, et celui des patients). Concernant les patients de ces médecins, plusieurs situations ont été rencontrées. Pour une partie des personnes venant en consultation, une information (orale et écrite) sur les objectifs de la recherche (étude des interrelations professionnelles) a été donnée. De plus, une information était donnée aux patients sur la présence d’un chercheur, soit oralement par les secrétaires, soit par une affichette apposée dans les salles d’attente. Même si les patients n’étaient pas directement sujets de la recherche, un consentement écrit et signé leur a été demandé dont la formulation s’est calquée sur les normes de la recherche biomédicale. Cette précaution nous a semblé nécessaire lorsque les consultations ont été enregistrées au magnétophone avec l’objectif d’une analyse fine de l’interaction médecin-patient à partir des transcriptions. Néanmoins, nous avons renoncé à demander un consentement écrit (et donc renoncé à l’enregistrement) lorsque nous sentions que la demande était anxiogène pour certains patients, notamment pour les étrangers en situation irrégulière.
Lorsque les consultations (et visites au domicile des malades) n’étaient pas enregistrées, l’ethnographe était présenté par le médecin, ce dernier se chargeant d’obtenir un consentement oral [6]. Je reviendrai sur la présentation de l’ethnologue aux usagers et sa signification. Cette manière de procéder peut paraître insuffisante si l’on considère l’asymétrie — encore forte — de la relation médecin-patient pouvant restreindre l’autonomie du patient et sa liberté de refuser la présence d’un enquêteur lorsque la demande émane du médecin. Néanmoins, nous avons constaté d’une part que certains patients refusent la présence de l’ethnographe, et d’autre part que les médecins ont été sensibles au langage non-verbal de leurs patients et ont écarté l’enquêteur de la consultation lorsqu’ils sentaient une gêne, ou lorsqu’ils anticipaient que sa présence pouvait perturber les échanges avec les malades.
La troisième situation concerne les situations d’urgence médicale, ou des visites au domicile de personnes présentant des troubles cognitifs, ou encore lorsque le rythme de travail s’accélère et que le médecin ne prend plus le temps de demander au malade son accord, imposant la présence du chercheur comme un assistant ou un stagiaire. Par exemple, lorsque l’on suit le travail quotidien d’un médecin de campagne et que l’on étudie son activité dans toute sa diversité, on peut être amené, comme cela m’est arrivé, à observer l’intervention du praticien auprès d’une personne présentant un arrêt cardiaque, et poursuivre l’observation dans le véhicule des pompiers emmenant le malade à l’hôpital. Dans ces situations, on ne peut pas envisager de demander au malade son accord, et l’on peut alors considérer que le chercheur enfreint le principe éthique du respect de la personne et de son autonomie. Dès lors, s’interdire l’observation dans ces circonstances, c’est aussi interdire l’observation directe de tout un pan de l’activité médicale : urgence, réanimation, bloc opératoire, soins auprès de personnes en fin de vie ou très affaiblies.
Les exceptions à la règle
Informer le patient de la situation d’enquête peut entrer en conflit avec le principe éthique de non-malfaisance. Ainsi, ma première enquête a consisté principalement en une ethnographie du malade en situations de soins afin d’analyser la dimension narrative de l’expérience de la souffrance et de la maladie lorsque celles-ci sont confiées au médecin, et d’en saisir ses significations sociales. Étant moi-même le médecin traitant — et donc le destinataire de la parole des malades —, je n’ai pas informé les patients de ma démarche d’enquête. Cette « pratique de l’insu » (Urbain, 2003 : 26) correspondait à une double préoccupation éthique et méthodologique. Méthodologique, car il s’agissait d’éviter les interférences de la situation d’enquête sur le comportement spontané du malade au cours de la consultation [7]. Éthique car il me semblait que, dans la position duelle que j’occupais d’acteur-observateur, les informer au préalable et demander leur consentement comportait un risque de perturbation de la relation thérapeutique. Je ne redoutais pas tant une méfiance envers le praticien, mais plutôt une autocensure de la part des malades. En effet, certaines consultations pour des motifs apparemment anodins (telle une demande de certificat pour la pratique du sport) peuvent être l’occasion de l’expression d’une plainte, démarche difficile ou douloureuse que la personne n’arriverait pas à accomplir sans ce prétexte. La rencontre clinique est un des lieux où la parole de la personne souffrante peut être déposée, qu’elle ait une fonction cathartique ou soit simplement informative. Les individus en souffrance peuvent avoir des difficultés à se raconter, ou encore taire une plainte ou une attente dans la situation habituelle du colloque singulier, et a fortiori lors de la présence d’un tiers à la relation médecin-malade [8]. Dès lors, l’observation d’une consultation peut exposer la personne qui consulte au risque de ne pas pouvoir exprimer sa souffrance, et ainsi ne pas recevoir les soins nécessaires. Ces risques sont plus faciles à contrôler lorsque l’observateur est présent sur une durée déterminée et relativement courte [9]. Aussi, parce que j’occupais de façon permanente les deux postures, j’ai préféré dissimuler mon identité d’observateur.
Par souci de l’autre — et en raisonnant en tant que médecin — j’ai donc privilégié l’éthique des soins (ne pas nuire [10]). En effet, l’éthique, qu’elle soit médicale ou celle de la recherche scientifique, exige que la situation d’enquête ne puisse pas desservir l’intérêt des patients. Cela conduit le thérapeute-ethnographe à favoriser l’action thérapeutique aux dépens de la recherche lorsque la situation l’exige. Ainsi, très souvent, j’ai dû renoncer à prendre des notes à l’issue de la consultation parce qu’une urgence médicale m’attendait, sachant que ma mémoire perdrait les précieuses bribes de discours entendues, ou encore renoncer à ma double posture, me concentrant sur l’écoute clinique, lorsque la complexité de la situation exigeait toute l’attention du thérapeute. En conséquence, pour remédier à cette perte de matériaux, j’ai enregistré à l’insu des patients 57 consultations (sur près de 10 000 consultations observées). Considérant ces enregistrements comme une prolongation de ma mémoire, comme une “prise de note assistée”, je ne les ai pas retranscrits (et j’ai détruit leur support), ils ne pourront donc pas être utilisés pour d’autres recherches.
Les précautions du chercheur comme substitut au consentement du sujet
Dans ma thèse, et dans les publications attenantes, toutes les données ont été anonymisées par l’utilisation de pseudonymes pour les personnes et les lieux géographiques, par la modification des professions (à l’intérieur des mêmes catégories socio-professionnelles) pour préserver la confidentialité. De plus, je n’ai pas fait mention de certaines informations données sous le sceau du “secret médical”. Par exemple, je n’ai pas inclus dans mon corpus de données un récit d’inceste. Outre le peu de pertinence pour mon approche anthropologique des modèles étiologiques populaires de la maladie de ce récit d’un évènement ancien et traumatisant, l’utilisation de ce type de matériau est problématique. D’une part, en raison de la crainte persistante d’une rupture de la confidentialité : si les informateurs sont anonymes, le chercheur ne l’est pas, et son métier de soignant peut désigner la zone géographique d’investigation. D’autre part, les publications dans des revues ou des ouvrages scientifiques sont accessibles aux personnes enquêtées, et la lecture de l’analyse de leur cas peut les confronter à une interprétation pouvant être reçue comme une forme de violence symbolique. Les omissions intentionnelles d’informations ou d’expériences de nature trop personnelle, délicate ou compromettante pour les sujets par les chercheurs ont toujours existé en ethnographie, comme le rappellent Patricia A. Adler et Peter Adler (2000). Ces auteurs expliquent l’autocensure par différents facteurs isolés ou combinés, le principal étant la « loyauté » du chercheur envers les individus étudiés, à l’origine d’une « angoisse de trahison » (2000 : 170).
Mon autocensure pour ne pas trahir la confiance des patients est évidemment subjective et ne peut pas remplacer un consentement. Elle repose sur une conviction : la responsabilité éthique du chercheur n’est pas de veiller à l’application absolue des principes éthiques, mais de protéger les sujets des éventuels risques encourus dans le cadre de la recherche.
La justification de mon choix méthodologique d’une observation “clandestine” d’un univers habituellement clos et peu accessible aux regards extérieurs [11] soulève une question pour tous les anthropologues et sociologues de la santé qui observent des consultations médicales quel que soit leur objet d’étude : peut-on utiliser la parole des malades déposée dans un lieu de soin et destinée au soignant comme un matériau ethnographique ?
Dans un « modèle absolutiste » selon lequel le chercheur n’a pas le droit de s’insinuer dans l’intimité des personnes et ne peut étudier que ce qui relève du domaine public (Savoie-Zajc, 2003), le principe de respect de l’autonomie des personnes voudrait que le malade soit informé que la recherche porte spécifiquement sur son discours et sa relation au soignant, avec le risque de perdre la spontanéité des discours et des comportements. La règle de l’anonymat, la simple acceptation de la présence d’un observateur dans la consultation ne suffirait pas à autoriser ce type d’investigation. En d’autres termes, ce modèle éthique considère que la parole des malades dans le colloque singulier est toujours de l’ordre de l’intime et que l’intime est inaccessible au regard ethnographique.
Le dilemme entre d’une part le nécessaire respect de l’autonomie des personnes, valeur cardinale de la société occidentale moderne, et d’autre part une méthode de production des données fondatrice de l’anthropologie, renvoie à la contradiction des sociétés démocratiques (Pierron, 2004), entre exigence de transparence et droit à la protection de l’intimité et de la vie privée, contradiction qui, poussée à l’extrême, remettrait en cause la légitimité de l’ethnographie.
Il ne s’agit pas dans la suite de ce texte de s’engager dans ce débat philosophique, mais de poursuivre le « récit des conditions d’enquête » (Bizeul, 1998) afin de souligner les significations et usages sociaux des notions d’intimité et de secret dans le cadre de la relation médecin-malade pour mieux cerner le contexte socioculturel et politique d’une définition de l’éthique de l’anthropologie « at home ».
Du secret professionnel à l’intimité
Lors de l’enquête auprès des généralistes, les dix médecins participant ont été contactés soit après tirage au sort à partir de l’annuaire téléphonique (n=5), soit dans notre réseau de connaissance (n=5). Ils ont globalement bien accepté la présence d’un observateur dans leurs consultations. Néanmoins, deux d’entre eux ont eu peur que les règles de confidentialité ne soient pas respectées et, soit n’ont pas accepté l’enregistrement des consultations, soit ont conservé les enregistrements à l’issue de la phase d’observation. Ces réactions permettent de mesurer le peu de confiance accordée par les médecins à la déontologie des sciences sociales (obligation de confidentialité), ainsi que la peur du procès (les enregistrements étant un élément objectif dans une procédure judiciaire). Près de la moitié des médecins contactés après tirage au sort (une centaine) ont refusé de participer à cette étude. Ils n’écartaient pas les entretiens mais la phase d’observation, évoquant principalement deux catégories d’arguments. La première catégorie faisait référence au secret médical ; la seconde évoquait implicitement la perturbation de la fonction thérapeutique de la rencontre médecin-malade. Examinons chacun de ces arguments.
Le secret médical
Le secret professionnel, défini par l’article 226-13 [12] du Code pénal de 1993 (qui a révisé l’article 378 du code pénal de 1810), s’applique à toutes les catégories professionnelles. Le secret médical a la spécificité d’être à la fois défini par la loi avec : 1) l’article 226-13 du Code pénal ( et 226-14 pour les dérogations réglementaires) ; 2) l’article L1110-4 du Code de santé publique ; 3) l’article 4 du Code de déontologie médicale [13]. Ce dernier fait du secret professionnel un devoir déontologique en ajoutant aux confidences des malades les informations produites par le médecin lui-même (son diagnostic) :
« Le secret professionnel institué dans l’intérêt des patients s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Il couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession : non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris ».
Le Code de santé publique, revisité après la loi du 4 mars 2002 relatif aux droits des malades, précise la notion de « secret partagé » et fixe les règles d’accès et de circulation de l’information. Ainsi, les informations concernant un patient peuvent être échangées entre plusieurs professionnels ayant en charge la même personne dans l’intérêt thérapeutique de celle-ci « sauf opposition de la personne dûment avertie » [14].
Les textes sont explicites tout en restant néanmoins ambigus. L’application stricte du code de santé publique voudrait que des professionnels de santé ne puissent pas discuter d’un cas clinique, même sous le couvert de l’anonymat, sans l’accord du malade. Pourtant les “présentations de cas” sont constitutives de la formation initiale et postuniversitaire des médecins, les données nominatives n’étant parfois même pas effacées. Elles sont aussi à la base des formations permanentes comme les groupes de pairs [15], les groupes de parole de type Balint [16]. Que dire aussi de ces espaces de paroles que sont les staffs, les lieux de pause qu’Erwin Goffman nomme les « coulisses » (1973), où les soignants rapportent des paroles de malades reçues dans l’intimité du colloque singulier ? Ces échanges sur les patients, souvent dans le registre de l’humour ou de l’étiquetage (catégorisations connotées négativement que les soignants ne s’autoriseraient pas en public), remplissent néanmoins une fonction essentielle de décharge émotionnelle (Sarradon-Eck et al, 2004) et de mise à distance avec la réalité de la maladie, de la souffrance et l’angoisse de la mort (Bessin, Lechien, 2002 : 70).
La profession médicale, depuis le XIXe siècle, présente le secret médical comme l’un des « piliers de la médecine occidentale, ayant acquis ses lettres de noblesse dès Hippocrate » (Thouvenin, 2004 : 1023). En effet, le Guide d’exercice professionnel stipule que « La règle du secret fait partie des traditions médicales les plus anciennes et les plus universelles » (édition de 1988 : 197). Selon Dominique Thouvenin, cette vision anhistorique tient du mythe, une « légende dorée » accréditant l’idée, « séduisante pour la profession », que les médecins se seraient soumis spontanément à une obligation indispensable depuis vingt-cinq siècles à la pratique médicale et qui n’aurait pas été imposée par l’État. Jean Peneff (2005) remarque que les écrits d’Hippocrate, de Galien, et de la plupart des médecins jusqu’au XIXe siècle livrent sans retenue le nom des malades ou tout autre moyen pour les identifier.
L’histoire de l’éthique médicale française montre qu’elle ne reposait pas sur des règles écrites jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais sur un code d’honneur implicite s’appuyant sur des valeurs supposées “naturelles” des hommes de la bourgeoisie se destinant à devenir médecin. Les médecins prêtaient serment à la fin de leurs études, mais seule la faculté de Montpellier avait instauré le “Serment d’Hippocrate” (dans une forme où le futur médecin promettait essentiellement de « ne pas blesser ») ; en 1936, plusieurs Facultés n’avaient pas encore instauré le serment médical (Nye, 2006 : 25). Le secret professionnel a été introduit dans le code Napoléon imposant aux professionnels (et en premier lieu aux professionnels de santé) la discrétion sur les secrets dont ils seraient dépositaires. Le premier code de déontologie médicale transforme une contrainte légale en une obligation morale. Ainsi, selon l’historien Robert A. Nye, « ce qui avait débuté comme une sanction devint non seulement une vertu propre aux médecins, mais aussi la pierre angulaire des relations de confiance entre médecin et patient, et donc la source de l’autorité médicale même » (2006 : 23). Cet auteur montre comment la déontologie médicale a pu être formalisée en France dans le contexte de crise professionnelle entre la fin du XIXe siècle et la seconde guerre mondiale (conjoncture économique, préoccupation concernant les sureffectifs médicaux et la concurrence, hiérarchie interne à la médecine), instaurant un outil corporatiste d’autorégulation et d’autonomisation de la profession. Il souligne que si l’éthique médicale moderne a eu un effet de protection de la personne positif pour les patients, elle a été élaborée « pour compenser l’impuissance historique de la profession » (2006 : 22) et renforcer le statut et l’utilité sociale des médecins. L’Association Médicale Mondiale, fondée en 1947, a adopté un code international d’éthique, ainsi que le Serment de Genève, dérivé du texte attribué à Hippocrate, comme le texte “universel” de l’engagement des médecins à respecter les principes déontologiques de la biomédecine au moment de leur entrée dans la profession.
Nonobstant la représentation que se font les médecins de l’universalité du secret professionnel, le secret médical est un construit culturel, historiquement et sociologiquement fondé. Sa fonction primordiale de protection des individus (protection des intérêts et de l’intimité des personnes ; permettre à chaque individu, quelle que soit sa situation de recevoir des soins) est nécessaire à l’instauration d’une relation de confiance réciproque dans la société occidentale. Cette fonction psychosociale de régulation de la relation sociale personnalisée entre le médecin et le malade a été mise en exergue par la profession. En effet, le secret médical est décrit comme la « pierre angulaire de la morale médicale » en tant que « symbole du respect que le médecin porte à son malade » » (Guide d’exercice professionnel, édition de 1988 : 90), et il est souvent pointé dans les textes médicaux comme la « clef de voûte de la relation de confiance entre le médecin et le malade ». En filant la métaphore du bâtiment, on pourrait ajouter que le secret médical est aussi le “ciment” qui relie les médecins les uns aux autres. Ainsi, malgré les garanties de confidentialité, certains généralistes n’ont accepté la présence de l’observateur qu’à la condition qu’il soit aussi médecin, accréditant l’idée que seuls les médecins sont liés par le secret professionnel et respectent des règles déontologiques [17]. Un généraliste participant à l’enquête a présenté l’ethnologue comme « une stagiaire » [18], d’autres ont fait valoir son statut de médecin (lorsque c’était le cas). Dans un cabinet, les praticiens ont demandé à l’ethnologue de porter une blouse comme eux-mêmes, maintenant une ambiguïté riche de sens sur le statut du chercheur : sa présence ne pouvant être acceptée qu’à la condition que l’ethnologue soit assimilé au corps médical et autorisé ainsi à “partager le secret”.
Une remarque d’un généraliste observé, lorsque j’évoquais avec lui la question du secret médical — « oui mais vous vous êtes médecin ! » -, indique que l’appartenance, même ancienne, à une communauté professionnelle suffit à accorder au chercheur sa confiance. Hormis les textes législatifs plus complets pour les médecins que pour les autres professionnels, qu’est-ce qui différencie le médecin du chercheur dans le registre du secret professionnel ? Nous avons vu la part importante de la revendication d’une éthique spécifique aux médecins remontant à l’Antiquité dans l’autonomisation de la profession médicale en France. Les futurs médecins s’engagent à défendre cette éthique médicale lors de la soutenance de leur thèse en prononçant le Serment d’Hippocrate, dont le texte figure en première page de leur thèse. Ce cérémonial, dont le déroulement varie peu d’une Faculté à l’autre [19], se produit à la fin de la soutenance. L’impétrant lit le texte debout, face au jury, la main droite levée. La lecture du Serment d’Hippocrate a valeur de « rite d’institution » (Bourdieu, 1982). Par sa fonction performative, le serment gratifie le jeune diplômé des qualités morales nécessaires à l’exercice de son art, tout en signifiant que le médecin se soumet à la déontologie par respect des traditions et non par la loi. Dans le même temps, le rituel l’agrège à l’ensemble du corps médical et le sépare du reste de la société. Ce rite d’institution n’existe pas dans les autres professions de santé qui sont aussi tenues au respect du secret médical par la loi.
Un deuxième évènement solennel (et indispensable s’il veut exercer) pour l’introduction du jeune médecin dans la communauté médicale, est l’inscription au Conseil de l’Ordre des médecins. À Marseille, le nouveau diplômé est reçu individuellement par le Président du conseil départemental qui, après l’avoir interrogé sur ses projets professionnels, lui remet le Guide d’exercice professionnel. Le cérémonial varie d’une ville à l’autre, mais la remise du code de déontologie (inclut dans le Guide d’exercice professionnel) accompagne l’inscription au Conseil de l’Ordre, officialisant l’engagement du médecin dans le respect des règles déontologiques de la profession.
Le processus de socialisation par le rituel du Serment d’Hippocrate et par l’inscription à l’Ordre a sa réciproque : un médecin acceptera de partager le secret médical avec un autre médecin (même si la loi limite au strict intérêt du malade cet échange). Le partage du secret est un mode de socialisation donnant aux acteurs le sentiment d’appartenance à une même communauté (Simmel, 1999 (1908 1ère édition) ; Jamin, 1977 ; Zempléni, 1996). L’essentialisation du secret médical est un processus identitaire, à la fois d’identification au corps médical et de séparation, de différenciation des autres professionnels et des profanes par l’affirmation d’une morale censée être spécifique.
L’intimité
En France, il revient au Conseil de l’Ordre des médecins de veiller « au maintien des principes de moralité, de probité, de compétence et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine et à l’observation, par tous ses membres, des devoirs professionnels ainsi que des règles édictées par le Code de Déontologie » (article L 4121-2 du code de la santé publique).
À la demande d’un des généralistes observés, j’ai sollicité l’avis du Conseil National de l’Ordre des médecins (CNOM) [20]. Le médecin souhaitait l’accord de cette instance pour m’autoriser à observer et enregistrer les consultations, et donc pour partager le secret médical. Parallèlement, j’ai recherché activement l’examen du projet de recherche par un comité d’éthique constitué. Les différentes instances contactées (plusieurs comités consultatifs de protection des personnes, Comité d’éthique clinique national, Comité consultatif national d’éthique, département éthique et droit de la Direction générale de la santé) ont toutes répondu que ma recherche ne relevait pas de leurs compétences. À la suite de nombreux échanges de courrier avec le CNOM, de la rédaction de protocoles présentant la méthodologie de l’enquête selon les canons de la recherche biomédicale, et d’une rencontre avec un de ses représentants, le CNOM a maintenu sa position « d’avis défavorable » à la recherche telle qu’elle était prévue en mobilisant successivement plusieurs catégories d’arguments.
Le premier argument — la question du secret médical — pouvait être négocié : la condition posée était que les cassettes d’enregistrement des consultations soient remises aux médecins après leur transcription [21] (ce que j’ai fait).
Le second argument évoquait la crainte d’une évaluation des pratiques médicales. En effet, la recherche étant financée par l’ANAES dans le cadre d’un appel d’offre intitulé « Évaluation des pratiques ». Le CNOM craignait une utilisation des résultats de la recherche à des fins d’évaluation des pratiques par des personnes extérieures à la profession, et plus particulièrement par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie. Depuis sa création, le CNOM veille à préserver l’indépendance professionnelle des médecins, celle-ci étant une des règles de base de l’éthique médicale (voir Marcelli, 2006). Dès lors, la suspicion du CNOM envers l’utilisation des résultats de la recherche n’est pas surprenante. Dans le même registre, les généralistes ont rapproché l’observation d’une forme de contrôle de leur pratique. Ainsi, par peur d’être “jugés”, certains ont refusé l’enquête (« pas en ce moment, je ne suis pas bon » m’a dit l’un d’entre eux), d’autres ont préféré être observés par un ethnologue non-médecin. Parmi ceux qui ont accepté l’enquête, son assimilation à un audit était présente avec l’attente d’une restitution des résultats, mais aussi d’un « retour » sur leur propre pratique. Nombreuses ont été les questions du type « comment font les autres ? » qu’il a fallu esquiver afin de ne pas se voir assigner un rôle de rapporteur pour les autorités de santé ou d’évaluateur.
La troisième catégorie d’arguments défavorables se réfère à l’évaluation scientifique de l’étude. Le CNOM ne « voyait pas l’intérêt scientifique » de la recherche et ne trouvait pas la méthodologie pertinente, en particulier la phase d’observation des consultations. La confusion sur le terme « qualitatif » révèle la méfiance du CNOM envers les sciences sociales. En effet, le titre de l’enquête étant « Étude qualitative des interactions professionnelles dans les réseaux de soins informels », le CNOM craignait que nous n’opérions une évaluation de la « qualité » de la relation médecin-malade ou du travail médical. Malgré mes arguments (la présence de l’observateur modifie les phénomènes observés mais le processus même de cette modification est une source d’information et doit être intégrée à l’analyse), le CNOM considérait la présence de l’observateur comme un biais inévitable qui empêcherait une analyse fiable de la rencontre clinique et produirait des résultats pouvant être critiques pour les médecins. Le CNOM ne percevait pas de différences entre la démarche d’un journaliste et celle de notre équipe, redoutant une généralisation abusive des données recueillies « non pas par [les chercheurs] mais par la sécu » préjudiciable pour la profession. La mise en cause des compétences scientifiques des chercheurs et/ou de la validité de leurs techniques d’enquête par les responsables appartenant aux sciences médicales pour s’opposer aux études sociologiques ou anthropologiques n’est pas nouvelle. Daniel Bizeul rapporte quelques exemples célèbres (dont l’enquête de E. Goffman dans l’institution hospitalière) d’obstruction à la recherche par la mise en cause des compétences scientifiques des chercheurs en sciences sociales (Bizeul, 1998). Des arguments du même ordre ont été opposés à Muriel Darmon par le chef de service qu’elle avait sollicité pour lui refuser l’accès à un service hospitalier : accusation d’incompétence ; qualification de la sociologie comme une « technique sans rigueur » ; triple domination (et mépris) « disciplinaire, de classe, et de genre » (Darmon, 2005 : 103). Dans l’expérience de M. Darmon, comme dans la mienne, ce sont les sciences “dures” qui sont le référentiel absolu d’une part de l’évaluation des méthodologies, et d’autre part pour désigner quel doit être le domaine de recherche des sciences sociales dans le champ de la santé.
In fine, le principal obstacle était la phase d’observation. Dans la négociation engagée avec la Commission éthique et déontologie du CNOM, cette dernière acceptait de donner son accord si l’enquête reposait seulement sur l’enregistrement des consultations sans la présence d’un observateur, et sur l’interview des médecins. Pour le représentant du CNOM, la consultation est, selon ses propres mots, un espace « privé », « intime ». Dans un courrier, le CNOM précisait : « l’endroit de la consultation est un lieu confidentiel où même un autre médecin ne peut s’introduire ». On mesure la contradiction existant entre ce discours et les pratiques actuelles dans l’institution hospitalière, dans laquelle on note la fréquente présence d’un auxiliaire médical ou d’étudiants, ou encore en médecine libérale lorsque les généralistes-enseignants sont amenés à consulter sous le regard d’un futur médecin.
Dans ce refus de l’observation, on conçoit que le secret médical n’est plus seul en cause : semble émerger une appropriation et une sacralisation de la parole des malades, ainsi qu’une conception de la relation thérapeutique en tant que relation de complicité secrète entre le malade et le médecin qui serait inviolable. À la même époque, un éditorial du Président du CNOM dans le Bulletin de l’Ordre des médecins du 13 mars 2003, titrait « La consultation médicale n’est pas un spectacle » [22]. Pour un grand nombre de médecins qui ont refusé l’enquête, la présence d’un observateur semblait incompatible avec leur pratique professionnelle (« je ne m’imagine pas travailler avec un témoin extérieur à la famille du malade », « la clientèle comprendrait mal la présence d’un intrus », « ça me gêne qu’il y ait quelqu’un dans le cabinet », « impossible d’avoir quelqu’un avec moi » [23], « immixtion dans la relation médecin-malade » [24].). Dans ces réponses et les mots utilisés (« témoin », « intrus », « immixtion »), il est question d’un huis clos à préserver, d’une relation duelle qui serait de l’ordre de l’incommunicable entre “le” médecin et “son” malade.
En France, la représentation de la relation médecin-malade en tant que “colloque singulier” s’est construite depuis la première moitié du XXe siècle. L’expression “colloque singulier”, attribuée à l’écrivain et médecin Georges Duhamel en 1935, signifie que la rencontre clinique est une rencontre particulière et à caractère unique de deux individus singuliers (le médecin et le malade). Néanmoins, dans le corps médical et dans la population générale, l’expression “colloque singulier” est synonyme de secret et de confidentialité.
Revenons à la première signification du colloque singulier. Autour de la seconde guerre mondiale, avec les débuts de la psychanalyse, sont apparues des approches, telles la médecine psychosomatique, « la médecine de la personne » (Paul Tournier en 1940), la « médecine de l’homme total » (Georges Valingot en 1947), centrées sur le patient (sa vie psychique) et non sur la maladie. Parallèlement, les travaux de Michaël Balint (1960) ont mis en avant la dimension affective et transférentielle de la rencontre clinique, celle-ci étant depuis considérée comme intrinsèquement thérapeutique (May et al, 1996). Ces approches ont été accueillies très favorablement par les généralistes, d’abord en Angleterre où les general practioners anglais ont théorisé la whole person medecine qui est devenue l’approche « bio-psycho-sociale » en 1972 (Dowrick et al, 1996), puis a été adoptée par la WONCA (société européenne de médecine générale — médecine de famille) pour définir la spécificité du métier de généraliste [25]. En effet, la médecine générale, en se construisant en opposition avec la médecine hospitalière, a dû revendiquer sa spécificité afin de s’individualiser face au développement des spécialités médicales (Van Dormael, 2001). La représentation culturelle du « médecin de famille » valorisant les relations humaines et une connaissance approfondie de la vie des patients (« être un confident » au point de « faire partie de la famille ») (Sarradon-Eck, 2007a), et l’usage rhétorique du modèle bio-psycho-social par la profession, permettent aux généralistes de revendiquer une relation privilégiée avec les patients, leur garantissant une efficacité dans le domaine des soins et contrebalançant leur faible technicité. Dans les représentations des généralistes, le rôle du médecin est principalement d’offrir au malade l’opportunité de parler de ses problèmes (May et al, 1996 : 189). Cette centralité de la parole et des confidences du malade dans une représentation de la relation médecin-malade “idéale” contribue à la sacralisation de l’intimité de la relation, qui ne peut être thérapeutique en dehors de ce cadre.
Cependant, au-delà du risque de perturber la fonction thérapeutique de la relation médecin-malade pointé implicitement par les généralistes, un autre risque apparaît dans les propos de notre interlocuteur au CNOM : « le fonctionnement des généralistes est très informel, il n’y a pas de lignes de conduite. Il y a des médecins qui mettent la main à l’épaule, d’autres qui embrassent leur patient, enfin le non verbal ne peut pas être l’objet d’étude... parce que c’est au-delà de la relation médecin-patient (...) il faut préserver le secret de la relation, c’est sacré... c’est étudier l’intimité dans la relation qui nous paraît très gênant ». Le risque de l’observation de la consultation, selon le CNOM, n’est donc pas de porter atteinte à l’intimité du malade (intimité de son corps et de sa vie privée), mais de révéler le fonctionnement psychoaffectif et social de la relation médecin-patient. In fine, lever le secret de la relation pourrait amoindrir la sacralité de sa fonction, composante importante de son autorité et de son pouvoir thérapeutique. En regard des précédents travaux des sciences sociales sur la relation soignant-soigné, on peut aussi interpréter ce refus de regard extérieur comme une stratégie d’évitement des analyses critiques de la relation médecin-malade dénonçant son asymétrie et le paternalisme médical, voire les abus de pouvoir. En d’autres termes, c’est s’opposer à la participation de l’anthropologie de la santé au “désenchantement” de la relation médecin-malades [26].
La rhétorique du secret, de la confidentialité, de l’intimité, et la résistance à une transparence de la pratique médicale, témoignent des représentations médicales du métier de médecin comme une profession “noble”. Elles pointent aussi d’autres enjeux pour les sciences sociales (opposition à l’observation), et pour la profession médicale elle-même.
En s’inscrivant dans le prolongement des travaux des anthropologues sur les liens entre secret et pouvoir — le pouvoir ne pouvant s’acquérir et se maintenir que par l’appropriation et la rétention de la parole — Sylvie Fainzang (2002) a montré que la reproduction d’une relation médecin-malade asymétrique est l’un des usages sociaux du secret médical. Jean Peneff (2005 : 154-179) qualifie le secret médical de « protection libérale », montrant qu’il a toujours permis au médecin de refuser toute intrusion de l’État dans l’exercice de la profession, et d’empêcher tout débat sur le contenu des dépenses de santé. L’analyse des conditions de l’enquête auprès des généralistes, de ses difficultés et rebondissements auprès du CNOM, souligne d’autres enjeux et usages sociaux du secret, que ce soit le secret médical ou le secret de la relation thérapeutique, et de l’éthique médicale. En premier lieu, l’éthique est mobilisée pour garantir l’autonomie professionnelle en rejetant une recherche dont les résultats pourraient être utilisés à des fins d’évaluation des pratiques par des personnes extérieures à la profession, et plus généralement, en écartant tout regard extérieur critique. Ensuite, bien que le CNOM n’ait pas pour mission d’évaluer la qualité scientifique des recherches qu’il examine, il émet des critiques sur une méthode spécifique de la discipline. Cette confusion des rôles entre comité d’éthique VS comité scientifique conduit à une dépréciation des méthodes en sciences sociales au nom de l’éthique. Enfin, le CNOM entend poursuivre son action de régulation publique en refusant une déontologie “partagée” afin de préserver la cohésion de la corporation médicale fondée sur une essentialisation de l’éthique médicale et une représentation culturelle de la sacralité de la fonction médicale.
L’épilogue de la négociation avec le CNOM est pessimiste. N’ayant pu obtenir l’avis favorable de la Commission éthique et déontologie, je n’ai pas renoncé à l’enquête. En effet, le CNOM n’a qu’un avis consultatif. Néanmoins, ne pouvant faire valoir une réponse positive de sa part, j’ai dû modifier le recrutement des médecins répondants. D’un recrutement aléatoire, je suis revenue à la classique méthode “boule-de-neige” en choisissant dans mon réseau de connaissance des médecins qui avaient confiance dans ma discrétion. Bien que ce dispositif d’enquête ne soit pas un biais méthodologique en ethnographie, il laisse le sentiment de terrains impénétrables, sauf dans une forme de clandestinité telle que l’a adoptée J. Peneff (2005) dans la plupart de ses travaux.
Une observation participante est-elle possible dans la relation clinique ?
Dans le monde anglo-saxon, ainsi que dans la plupart des pays du Sud, la présence du chercheur sur les lieux où sont dispensés des soins aux malades (hôpitaux, cabinets médicaux, dispensaires) est soumise à l’approbation de différents comités d’éthiques. Un premier niveau concerne la révision de tous les projets de recherche concernant des sujets humains et subventionnés par des fonds gouvernementaux ou des fonds privés [27]. Les comités d’éthique (Institutionnal Review Boards — IRB — aux États-Unis, ou Comités d’éthique de la recherche au Canada), institués à la fin des années 1970 en Amérique du Nord, ont pour mission de garantir le respect des droits et le bien-être des sujets de recherche (Massé, 2003). Un deuxième niveau de contrôle est assuré, pour les projets de recherche dans le champ de la santé, par des comités d’éthique spécifiques à chaque établissement dispensant des soins [28]. Selon ces différentes instances, le principal problème éthique posé par les enquêtes ethnographiques est l’observation directe des populations sans demande de consentement préalable aux sujets de la recherche. In fine, ainsi que le note Didier Fassin à propos de ses enquêtes en Afrique du Sud, c’est « la présence de l’anthropologue qui semble soulever un problème éthique » [29] (2006). Le risque de voir disparaître l’observation participante pointé par cet auteur est déjà une réalité outre Atlantique, comme le montrent les travaux de Will Van Den Hoonard et Anita Connolly (2006) qui constatent son abandon progressif par les étudiants en anthropologie et en sociologie au Canada depuis une dizaine d’années.
Le deuxième niveau de régulation éthique est le seul auquel pourraient être confrontés les chercheurs en sciences sociales réalisant des enquêtes sur le sol français. En effet, en France, c’est uniquement lorsqu’elle traite de la santé que la recherche en sciences humaines et sociales est dépendante des normes éthiques d’une autre discipline — la biomédecine — particulièrement bien codifiées depuis de nombreuses années. Néanmoins, les recherches en sciences humaines et sociales n’entrant pas dans le cadre législatif de la loi Hurriet [30], chaque établissement dispensant des soins a toute latitude pour examiner les demande des chercheurs [31] et, dans le secteur privé, il revient à chaque professionnel libéral d’évaluer le respect des règles éthiques pour les projets auxquels il accepte de participer. Le récit de mon expérience montre que la rencontre avec une éthique professionnelle (biomédicale) forte peut être source d’enjeux de pouvoir, mais aussi d’incompréhensions réciproques. Celles-ci naissent d’une méconnaissance de la discipline par le corps médical, mais aussi d’une rencontre entre deux épistémologies.
La médecine, bien qu’étant « au service de l’individu et de la santé publique » (code de déontologie, article 2), considère que « l’individu passe, en France, avant la collectivité » [32]. Cette norme éthique est aussi un principe de base de la pratique médicale qui opère par la « singularisation clinique de l’individu » (Dodier, 1993 : 98) rompant l’assimilation de l’individu à une population définie, par exemple, par des normes médicales d’aptitude ou par des facteurs de risques (Dodier, 1993 ; Sarradon-Eck, 2007b). Dès lors, l’éthique médicale privilégiera la protection des individus contre les risques de la recherche aux bénéfices de la recherche pour la population.
L’anthropologie doit rendre compte des sociétés investiguées, pensées comme un système, dont elle analyse les structures sociales. Pour expliquer les phénomènes sociaux, elle étudie l’individu dans ses liens avec le social et la culture. Cependant, les anthropologues sont à “l’écoute du sujet” centré sur son vécu, pour entrer dans son univers symbolique mais aussi pour comprendre les problèmes concrets de la vie quotidienne des individus. Sur son terrain, l’anthropologue étudie des populations, mais il rencontre des personnes auprès desquelles il s’engage dans une posture complexe car il lui faut à la fois expliquer les logiques supra-individuelles, rôle pour lequel il a été formé et mandaté par la société, tout en exerçant sa responsabilité éthique vis-à-vis des individus enquêtés.
Les difficultés d’accès au terrain, ainsi que les choix éthiques décrits dans cet article, outre les clefs d’interprétation de mes matériaux ethnographiques qu’ils m’ont offerts [2005) démontre de manière tout à fait (…)" id="nh2-33">33], m’ont aussi convaincue de la nécessité de l’effort pédagogique à fournir auprès des médecins, en communiquant davantage sur la méthode, les techniques d’enquête, l’éthique de la recherche en anthropologie de la santé. Ainsi, les anthropologues de la santé pourraient publier davantage leurs travaux dans les revues médicales, malgré la l’adaptation de l’écriture, parfois contraignante, au format de ces revues [34].
L’enjeu pour les sciences sociales est d’éviter une instrumentalisation de la discipline par la biomédecine qui, sous le couvert de l’éthique, définirait les terrains accessibles à l’ethnographie et limiterait le champ des investigations empiriques. Paradoxalement, une régulation de l’éthique de la recherche en sciences sociales fondée sur le modèle biomédical peut s’opposer aux intérêts des acteurs en restreignant la contribution des sciences sociales à une meilleure connaissance et compréhension des processus organisationnels et interactionnels à l’œuvre dans le système de soins.