Un parcours atypique
Jean-Christophe Sevin / Dimitri Voilmy : Votre parcours semble atypique, vous avez commencé en philosophie tout en vous intéressant à l’esthétique pour ensuite travailler sur l’urbanisme. N’est-ce pas aussi en raison du fait que votre champ de recherche n’existait pas encore en tant que tel et que vous avez contribué à le créer ?
Jean-François Augoyard : Oui, pour résumer, j’ai commencé par des études de philosophie où j’ai fait beaucoup d’esthétique. Déjà à cette époque, j’ai travaillé sur l’espace. C’est vrai que mon parcours n’est pas tout à fait typique. Ensuite, j’ai enseigné quelques années au sein de l’Education Nationale, mais pas seulement la philosophie, parce que le nombre de postes était insuffisant ; j’ai aussi enseigné les lettres classiques. Ce sont les hasards. Puis à la fin des années 1960, s’est ouvert à Grenoble un lieu formidable, l’Institut d’urbanisme. Il y avait des personnes venant de tous les horizons. Comme je suis haut-savoyard d’origine, quelqu’un m’avait dit : « Il y a un nouvel établissement qui s’ouvre, tu devrais venir ». J’ai quitté l’enseignement, pour m’inscrire en thèse d’urbanisme. Donc j’ai étudié l’urbanisme, et pratiqué l’urbanisme opérationnel à Paris pendant six mois pendant lesquels je me suis occupé d’une ZAC à Ivry, ce qui a été une excellente expérience pour bien comprendre ce qu’est la matière de l’urbanisme.
J.-C. S / D. V. : Et dans votre thèse vous croisez aussi la sociologie… et les grandes causes ?
J.-F. A. : La thèse est venue au moment des premières grandes années de ce qui a été nommé la micro sociologie. J’étais un peu consterné par mes stages en urbanisme : quand on étudiait, par exemple, le cursus résidentiel – pourquoi les gens déménagent et où ils vont – au final, ces études comportaient toujours, de grandes causes socio-économiques et économiques. La question était moins de savoir comment ça se fait que pourquoi. Or, il y a toujours une population qui ne fait pas ce que les statistiques demandent. Par exemple, des intellectuels ou des militants qui refusent de quitter un grand ensemble qui dégénère complètement. Oui, il y a d’autres raisons que celle de partir vers le « grand rêve pavillonnaire » de la plupart des Français, du moins à l’époque, et encore un peu maintenant. Donc je me disais : la tendance est vraiment la recherche des grandes causes, comme la cause économique. On va alors suspendre quelque peu ces grandes causes, qui certes existent, pour explorer du côté de la modalité. Alors voyons comment les choses se font, un peu de la même manière que dans l’analyse modale en physique. Ce sont les évènements qui se produisent dans une chaîne de causes, et il existe des phénomènes qui surviennent en termes d’évènements temporels qui relèvent d’un autre type d’explication.
Cela nous positionne sur une question d’explication des phénomènes. S’agissant d’en apprendre davantage sur les déménagements par exemple : pourquoi les personnes vont spécifiquement en zone pavillonnaire plutôt qu’ailleurs ? On en avait déjà une petite idée, mais il n’était pas encore possible de répondre à la question du « comment les choses se passent ». À partir de là, pour ma thèse, j’ai pris un objet de recherche complètement transversal, sans lien direct avec les écoles de pensée de l’époque qui découpaient l’objet social en secteurs (travail, loisirs, consommation…). Pour cette raison, j’ai commencé à travailler sur les cheminements. Mon travail de thèse portait sur les cheminements urbains – thème commun à tous les secteurs de la ville. D’abord, j’ai commencé sur ce champ nouveau par le in situ, par des entretiens avec des questions simples : comment est-ce que vous marchez, qu’est-ce que vous faites ? Les gens répondaient tous la même chose : ils répondent vite, par exemple, « je vais au marché ». Mais je n’obtenais absolument rien sur la densité modale des manières de faire – au niveau de la forme même de la relation au réel. J’étais le premier, je crois, à mettre en place les concepts de « manières d’habiter », de « façons d’habiter » revenus à la mode aujourd’hui, bien avant De Certeau qui les a repris après dans L’invention du quotidien (1990).
Approcher la vie quotidienne
J.-C. S. / D. V. : Vous semblez mettre en place des méthodes particulières dans ce travail sur les cheminements urbains, comme faire entendre, pour vos entretiens, des séquences enregistrées. Comment l’idée vous est-elle venue ? Par exemple en linguistique, on connaît William Labov, le sociolinguiste, qui est allé sur le terrain avec son enregistreur et des phénomènes jusque-là inaperçus ont été étudiés.
J.-F. A. : J’ai lu Labov après ; d’ailleurs c’est de Certeau qui m’a fait connaître Labov. Mais, dans l’enquête, quand on est coincé, on est obligé d’innover, de trouver un matériau prétexte. C’est la même intuition que pour les cheminements. On avait à l’époque beaucoup d’écrits sur la méthode sociologique : directive, semi-directive, non-directive dont le but est d’obtenir les descriptions les plus riches possibles de la part des gens. Mais on est alors dans l’après-coup, le général ou ce que l’interwiewé estime être l’essentiel, voire l’objectif. L’important, comme en psychanalyse, ce n’est pas le rêve lui-même, mais ce qu’on en raconte. Mon approche est identique : l’important réside dans ce que les gens allaient me raconter a posteriori sur le cheminement ou sur les séquences sonores. Loin de l’illusion non-directive, il y a donc instauration d’un véritable travail, d’un devoir raconter plus tard. Parfois, je récupérais les cahiers des personnes enquêtées. C’était passionnant, parce que les styles d’écriture traduisaient de façon originale les traits expressifs de leur manière de marcher. C’était intéressant d’habiter le quartier, parce que là, je les voyais marcher. Donc la modalité était ma manière de procéder, la première démarche que j’ai tentée, en disant aux enquêtés : « Je ne vous demande rien, je reviens dans 15 jours, dans 15 jours vous me direz où vous avez marché. Ce qui m’intéresse surtout, c’est comment vous marchez. Comment est la ville pour vous ? ». Ces questions simples inversaient toute la méthode, parce que certains enquêtés m’ont fait un journal écrit, d’autres me racontaient en détail, chacun avait un peu ses techniques.
Cette démarche renverse complètement la façon d’aborder la pratique d’espace des gens et de ce fait, le chercheur y collabore. Pour les cheminements, j’ai récolté des enregistrements audio et ensuite 500 pages d’entretiens transcrits et analysés de manière détaillée avec les intonations ; cette démarche précise et systématique était capitale. À partir de ces pages, j’ai dessiné tous les trajets sur des plans (des fonds de plan pour considérer l’espace dans une seule dimension). Parfois, certains trajets se superposent. Certaines personnes occupent très peu d’espace, d’autres beaucoup. Mais les trajets dessinés avec des écarts déterminés sur une échelle de grandeur ne rendent absolument pas compte ni de la qualité, ni de la modalité. De même, certaines personnes effectuent des parcours énormes, parce qu’ils sortent leur chien le matin. Ces personnes ne s’intéressent ni au quartier, ni au parc, alors que d’autres, sur une distance de 50 mètres lisent tous les signes de l’espace, en disant : « tiens il y a eu un casse cette nuit, il y a une flaque d’urine, etc. » – ils ré-imaginent le quartier. La diversité d’un espace social, la vie, c’est aussi cela : ces habitants ne vont pas ailleurs ; l’ampleur et la variété de leurs rencontres se situent dans la mobilité mais aussi dans la réélaboration des situations. L’idée d’étendue, l’espace comme étendue remplie, ne fonctionne pas ici.
J.-C. S. / D. V. : Vous avez fait des transcriptions détaillées des entretiens. Pourquoi ?
J.-F. A. : J’ai ce matériau en bande son ; je trierai mes archives quand je serai en retraite (rire). J’ai transcrit les principaux signes phonétiques avec les accentuations, mais également les temps de silence, parce qu’en entretien, c’est capital. Lorsque j’étudie le cheminement d’une personne, les scansions me servent à comprendre et valider chez cette personne qui marche son style particulier de cheminement. Ce processus m’aidait à valider des figures de cheminement. J’appelais cela « figure » mais en fait cela renvoie à la même logique ou rhétorique que celle des effets sonores. Même s’ils pratiquaient la métabole (combinaison transitoire et non stable entre un nombre fini d’éléments) modérément, parmi d’autres figures de cheminement, certains de ces habitants étaient globalement métaboliques dans leur façon de marcher. Ils ont toujours envie d’aller un peu ailleurs, de changer le parcours. Ils se disent : « Tiens, on va prendre par là, et puis je vais aussi passer par là ». C’est comme un jeu permanent de variation. Et surtout, la transcription me permet d’aborder le phénomène rythmique. On relève, bien entendu, des modulations intonatives, la place et la durée des silences, qui permettent d’aborder les gestions de rythmes d’expressions. Il existe un miroir langagier des façons de marcher. D’ailleurs, je l’écris dans Pas à pas (1979), « façon de parler, façon de marcher », il y a tellement de choses proches qui renvoient de l’une à l’autre. Par exemple, les habitants se perdaient plus facilement dans le nouveau quartier de « L’Arlequin » de Grenoble (ndlr : quartier qu’il a étudié dans le cadre de sa thèse) avec une morphologie et des nouveaux noms auxquels ils n’étaient pas habitués et qu’ils confondent. La mode architecturale de l’époque était l’usage du vocabulaire maritime : les galeries, les coursives, les criques.
Pour la thèse, j’ai intentionnellement pris la Galerie de « L’Arlequin » parce que c’était un bâti investi d’attentions sociales, médicales, éducatives, politiques exceptionnelles. Il ne s’agissait pas pour moi d’étudier une mauvaise opération de promotion pour dire que les gens faisaient complètement autre chose. Le défi était important parce que, justement, les personnes adoptent des parcours différents de ce qui a été dessiné. Les urbanistes avaient fait des études de flux piétons, comme les études de flux automobiles. Ils avaient alors nommé ces lieux de rencontre et peint sur les piliers « Pôle 1 », « Pôle 2 », « Pôle 3 ». Pourtant jamais personne ne s’y arrêtait : il y avait trop de courants d’air. L’idée de la galerie était de faire un grand lieu abrité où tout le monde circulerait, se rencontrerait. Le lieu devenait alors un support de la rencontre au quotidien. Or, c’était très ouvert et cosmopolite. Comment faire se rencontrer 6000 habitants qui venaient des quatre coins de la planète, de plus de 70 nationalités ? Mais concrètement, avec toutes ces nominations de nouveaux lieux pour les piétons, avec ce linéaire ramifié de un kilomètre, la question était de voir si les gens marchaient là où il fallait qu’ils marchent. Cette confrontation entre espace conçu et espace vécu a fait l’objet du livre.
J.-C. S. / D. V. : Votre travail sur les cheminements urbains inaugure donc vos travaux qui vont suivre sur le son, en ouvrant de nouvelles voies ?
J.-F. A. : Oui, c’est la mise en place d’une méthode de travail et d’une variété de notions. Prenons les ambiances, mon dernier objet de recherche. Quand on commence à les décrire précisément, ce sont en fait, des configurations. À partir de descriptions précises et détaillées, lorsqu’on dit : « l’atmosphère est pesante », se révèlent des configurations, où se mêlent des propriétés de l’espace avec des immatériaux (la lumière, le vent, le son, etc.), mais aussi notre propre complexion en tant que sujet, avec notre passé et ce que je sens maintenant, mes émotions, l’état de mes viscères comme dit Nietzsche. Il s’agit là de configurations complexes où se nouent indissolublement corps et connaissance, objets et sujets. Les ambiances ne sont pas que matérielles, elles engagent en fait une rhétorique pratique des sentiments, des réactions et des attitudes. Il suffit qu’un visage hostile ou fermé rentre dans une réunion pour que l’atmosphère change.
Le son comme fil conducteur
Après le premier objet des cheminements, j’ai proposé de travailler sur les phénomènes sonores quotidiens. J’ai alors proposé de faire écouter aux gens des enregistrements des lieux où ils vivaient. En faisant entendre les sons, une situation passionnante se produit. Les gens réagissent en disant, par exemple : « mais ça, vous l’avez pris ailleurs, c’est pas chez moi ». Mais pourquoi ? « Parce que chez moi, le son, il est plus aigu, étiré ». Ils racontent leur expérience, un travail de reconnaissance s’effectue, les gens expriment leur vécu sonore. Il n’est pas possible de rendre exactement un vécu mais avec cette méthode, on s’en rapproche parce que les enquêtés réactivent toute leur expérience. Dans L’espace urbain en méthodes (2001) je développe cela, il s’agit de l’entretien sur écoute réactivée.
En fait, en situation d’entretien à domicile, on entend également les bruits du quotidien qui surviennent de dehors. Et parfois, les deux se mélangent ; alors les personnes enquêtées vont voir à la fenêtre et ils disent : « vous voyez, je vous avais dit, etc. », et ils me montrent d’où vient le bruit. Avec « la bande son du quotidien » comme dit Henry Torgue, des effets de contexte apparaissent.
J.-C. S. / D. V. : Le son fait territoire, lequel se superpose sur un territoire géographique délimité ; vous avez écrit sur les marqueurs sonores du territoire…
J.-F. A. : Dans les années 1970 et 1980, on avait 60 heures d’enseignement sur l’espace sonore dans les Ecoles d’Architecture, et j’en étais très content. On avait beaucoup plus de temps pour enseigner plus que l’acoustique appliquée. Évidemment, j’embêtais mes étudiants, parce qu’au début ils choisissaient le sonore pour l’acoustique. D’un côté, l’architecte disait : « le sonore c’est comme le visuel, il y a juste de l’acoustique en plus dans l’espace » ; de mon côté, je disais : « soit. Alors, vous allez prendre vos feuilles de calque, et vous allez me dessiner une perspective sonore, ou mieux, une axonométrie sonore ». Ils disaient bien vite « ce n’est pas possible avec nos outils de représentation ». Ensuite, je les faisais travailler sur leur propre vécu. Le premier outil d’observation, c’est soi-même. Il était capital de mettre en place des exercices sonores pour leur montrer l’importance du vécu, en les déstabilisant. A ceux qui se baladaient dans la forêt, je disais : « Ecoutez seulement. Vous allez très vite comprendre comment fonctionnent les gens des forêts équatoriales très denses ». La vue n’est pas alors le sens fondamental de la survie, parce que l’œil s’arrête à 15 ou 30 mètres. Par contre, la dimension de l’audition ou de l’olfaction est absolument primordiale – pas seulement à cause du culturel ou de la pratique du sorcier, mais parce que ce sont des éléments de survie ou de chasse, à la fois pour le prédateur et la proie.
J’ai beaucoup travaillé l’éthologie animale. En termes de sons, beaucoup d’écrits sont disponibles. Puis, les études sur les oiseaux constituent le début de l’éthologie animale. Je disais toujours, dans mes cours de DEA, que l’éthologie animale naît au XVIIe s. avec l’étude des comportements sonores des oiseaux. Le savant reconnu comme le père des éthologistes, John Ray, étudia le passereau et le rossignol et fut le premier à comprendre que l’animal fait avec ce qu’il a, et qu’il retourne son handicap en propriété positive. Les petits oiseaux n’ont pas une grande capacité d’émission omnidirectionnelle, par contre, ils émettent des aigus et donc ils ont une directivité forte, très focalisée. Ils font le tour du territoire, ils sautent de piquet en piquet, d’arbre en arbre ; ils marquent leur territoire dans le temps. Puis, inversement, les gros mammifères avec une voix puissante ne bougent pas, ils crient et le son se diffuse partout avec les graves. Ils vont utiliser des propriétés acoustiques propres. On observe des oiseaux qui crient tellement fort parce que la femelle est en train de couver ou protège ses petits que le prédateur, pourtant plus fort, peut renoncer. Dans l’éthologie humaine, on connaît la capacité de l’individu à repousser l’autre par le cri ou par le bruit. Pourquoi les adolescents font tant de bruit ? Ils ont besoin d’un grand territoire, parce qu’ils sont en pleine croissance et aussi pour consolider le groupe. Je donne souvent comme exemple le scandale que représente un contrat social d’habitation qui est rompu. Les gens ont une maison, un appartement, ils ferment la porte et ils sont chez eux. Visuellement, tactilement on est chez soi. Si une moto passe dehors, elle peut réveiller 50 000 personnes. Les gens disent : « c’est scandaleux, je ne suis plus chez moi ». La raison est dépassée, d’où les actes déraisonnables, face à la puissance du son et à sa prégnance. Pourquoi des individus sortent-ils le fusil pour le bruit d’une mobylette qui passe dans la cour et moins pour la vision ? Le son est un quelque chose qui vous déborde, vous dépossède.
J.-C. S. / D. V. : Très bonne question, que l’expérience subjective du bruit.
J.-F. A. : Edith Lecourt a développé d’importantes recherches sur l’analyse sonore et musicale, en revenant sur les concepts freudiens. On sait que le fantasme est d’abord de l’entendu. Mais la psychologie des profondeurs, Freud en premier, n’a pas été très sensible au registre sonore. En fait, même dans une culture ou l’œil prédomine, le sujet n’était pas si sourd que ça [1]. Le sonore est ce qui nous déborde le plus. On peut fermer les yeux, physiquement on peut reculer si quelqu’un vous touche, mais on ne peut jamais fermer les oreilles. De la vie jusqu’à la mort, le son est toujours là, le silence absolu n’existe pas. C’est quoi l’enveloppe sonore d’un corps : la peau ou la distance de perception ? Jusqu’où va ma sensibilité ? Edith Lecourt conclut que l’enveloppe sonore du moi est de loin la plus poreuse, pour deux raisons : d’une part, je peux ouïr même quand je dors, tout le temps, et les sons peuvent me pénétrer très profondément. D’autre part, j’ai aussi une capacité à me faire entendre au-delà de mes limites physiques tactiles. Des phénomènes physiques particuliers interviennent aussi, les effets des graves sur les viscères sont bien connus et l’on est en train d’étudier le rôle des aigus sur le squelette. Donc l’oreille ne peut pas être vue comme un entonnoir avec un dedans et un dehors. Le son concerne l’ensemble du corps et pénètre la peau ; inaudibles, les basses fréquences interviennent également sur certaines parties du corps. Les muscles sont des organes de perception vibratoire.
J.-C. S. / D. V. : L’espace urbain peut donc être approché avec les outils de l’éthologie et par rapport à l’ouïe plus que la vue ?
J.-F. A. : C’est d’ailleurs la limite de l’analyse d’Edward Hall dans son ouvrage La Dimension Cachée (1971), qu’on a beaucoup recommandé à la lecture et qui est incontournable pour tous les étudiants d’architecture. Hall propose une démarche très intéressante. Elle fait ouvrir les oreilles et d’autres sens négligés. Néanmoins, au niveau de la culture urbaine et forestière, Hall se trompe complètement quand il dit que l’œil est le sens de la distance et le son celui de la proximité. Combien de fois, des personnes disent : « Je ne supporte pas ce chien que j’entends aboyer, si seulement je voyais le balcon d’où il aboie ». Le son provoque alors une émotion profonde et engage même, dans ce cas, une sensation victimaire, paranoïde.
J.-C. S. / D. V. : On retrouve cela chez des auteurs comme Régis Debray dans Vie et Mort de l’image (1992), des choses incroyables, la vue est critique, l’ouie est serve, des oppositions binaires.
J.-F. A. : Pour reprendre « l’ouie est serve », quand votre garagiste dit : « Non, ce bruit qui vous inquiète, c’est les culbuteurs » : quelle maîtrise, vraiment, quelle précision ! C’est l’audition qui commande alors l’information et engage la décision et l’action. Dès qu’une expertise sonore est maîtrisée, l‘ouie aussi peut être critique.
Le bruit comme obstacle épistémologique
J.-C. S. / D. V. : Comment inclure la dimension du vécu dans l’approche de la perception du bruit ?
J.-F. A. : Au laboratoire, le phénomène de bruit a constitué une époque de recherche à part entière. Par ailleurs, les financements existaient. Dans les années 1980, je siégeais au sein d’un comité national sur le sujet du bruit où je représentais la sociologie. Autant dire qu’au milieu des ingénieurs et des psycho-acousticiens, notre domaine de recherche était le diable à cette époque. On allait ouvrir ce qu’ils appelaient « la boite noire », c’est-à-dire les représentations et la subjectivité. Outre son intérêt propre, ce thème du vécu sonore m’intéressait justement parce qu’il était dénié, privé de sens ou d’intérêt dans le monde savant comme pour les gens interrogés. C’est-à-dire : d’un côté, il y a le bruit et, de l’autre, rien ou, pour certains, la musique comme versant positif. Chez nos interlocuteurs, on relevait toujours le même univers sonore à deux faces, y compris dans les classes sociales instruites : « le bruit est gênant », « y a de la musique », « on ne s’entend pas parler », etc. Puis, arrive rapidement la question du silence, et les personnes disaient : « on veut le silence ; qu’on nous donne du silence ! ». Nous savons que le silence absolu n’existe pas physiquement (sauf dans une chambre anéchoïque) et que sa perception est alors est éprouvante ou anxiogène. Dans une situation de bruit vécu comme gênant, un acousticien, d’après ses mesures, peut conclure : « non ce n’est pas du « bruit », vous êtes en dessous des normes » – et le voisin « bruyant » n’est donc pas fautif. Mais dans l’environnement familier, c’est souvent la musique de l’autre qui devient un bruit. Nous nous demandions alors « pourquoi la musique de l’un devient-elle bruit pour l’autre ? » Et aussi, « pourquoi les sons ni gênants, ni musicaux ont-ils disparus de notre attention culturelle ? ».
Les bruits peuvent être très musicaux, comme entendre un enfant qui traîne sa chaise par terre ; bon ce n’est pas toujours vraiment « musical » mais ça peut faire une mélodie. Et ce bruit peut être rassurant, on peut dire : « tiens il est là, il est en train de jouer ». Mais je dirais que cette distinction bruit gênant/son musical constitue un obstacle : elle nous empêchait d’accéder au vécu sonore banal, intuitif, précatégoriel, parce qu’il existe déjà une énorme catégorie du bruit qui obnubile tout.
Donc notre travail n’adoptait pas une position frontale, du style « oui, il y a du bruit, les gens souffrent, que faut-il faire ? ». Notre démarche était plutôt : « commençons par analyser le bruit en situation » [2]. Aborder la question du bruit en situation complexe, fait que les rigidités de la notion même de bruit s’effacent complètement. La psycho-acoustique a modelé la conception de l’homme acoustique. Cette méthode consiste à prendre un individu, le mettre dans un endroit isolé, pour lui faire entendre des sons. Puis celui-ci est censé distinguer plus ou moins les fréquences ou les intensités, ou exprimer son sentiment d’aise ou malaise. La démarche existe depuis le XIXe s. et la métrologie fonctionne sur cette base psycho-acoustique. Donc une fois établis les étalons pour un sujet type, il ne faut pas changer les mesures et les catégories, ce qui remettrait en cause tout le système normatif. Des travaux plus récents voulant requalifier ce genre d’approche ont porté, par exemple, sur des sons ménagers, en enregistrant un bruit d’aspirateur, un bruit de machine à laver. On sélectionne une population dont les réactions vont être analysées statistiquement. On la met dans un studio bien étanche et, à partir d’un haut-parleur, on diffuse un bruit de machine à laver. On enregistre les réactions. On ose dire alors : « nous avons fait de l’in situ ». Erreur ! Qu’il existe une méthode propre au laboratoire, une méthode in vitro, oui. Mais il faut préciser de quelle méthode il s’agit, et donc admettre que les résultats sont valides dans un certain cadre uniquement.
Au CRESSON, on aborde vraiment le vécu, ce qui est très difficile à cerner. Nous approchons des phénomènes complexes de pratiques d’espace-temps dans la ville, dans l’architecture. Je crois que les techniques de réactivation en situation de mobilité sont très intéressantes. On n’est plus dans un face-à-face entre l’enquêteur et l’enquêté. On est tous les deux, ou à plusieurs, en face d’un matériau qui devient comme une paroi réverbérante, qui renvoie des éléments du vécu.
J.-C. S. / D. V. : Travailler sur le vécu et le fait que ce soit un objet commun est difficile. On rencontre tous le même genre de problèmes quand on mène une enquête.
J.-F. A. : S’agissant d’un objet de dissension, à la limite, on se dit même tant mieux, parce que les gens s’expriment. Dans le cadre d’une recherche sur la perception esthétique de l’architecture, on avait pris trois villes pour la comparaison : Paris – on ne pouvait pas la contourner, Montpellier – image architecturale très forte, portée haut et fort par le politique, et Grenoble – image architecturale faible, dit-on. Il n’y aurait pas grand-chose, du point de vue architectural à Grenoble ; on trouve seulement quelques beaux morceaux historiques ou signés d’aujourd’hui. Pour autant, la ville ne s’est pas développée anarchiquement dans sa totalité, la maîtrise du plan urbain fut relativement forte à partir des années 1960 et certaines productions d’habitat social ont été des modèles. Avec le même nombre d’interviewés dans chaque ville, le fait amusant a été d’obtenir la plus forte masse d’entretiens transcrits à Grenoble. Incroyable ce que les gens peuvent raconter, comme s’ils soupçonnaient – alors qu’on ne leur a jamais dit dans l’entretien – que Grenoble avait une image architecturale faible ! Ils disent beaucoup de choses : « regardez, là-haut, ces motifs sculptés ». Parce que les cimenteries Vicat se sont installées dès la fin du XIXe s., des moulages avaient été faits. On a l’impression de voir de la pierre, avec des figurines, des ornementations. Il y en a partout, en pignon, cachés sous un encorbellement, etc. En fait, c’est du ciment collé. Le quartier était ouvrier, mais les gens s’amusaient à orner le quotidien. Ceux d’aujourd’hui parlent de ces curiosités et ne cessent de parler de l’esthétique de la ville parce cela fait partie de l’ambiance quotidienne, comme une signature de leur quartier. Alors que, si pour un historien de l’architecture, Grenoble paraît pauvre avec seulement quelques éléments remarquables, cette envie de parler de sa ville devient possible parce que l’enquêteur et son interlocuteur sont dans un rapport de promenade, vécu dans le même présent.
Suivre le cours d’une plainte
J.-C. S. / D. V. : Il semble que vous avez étudié attentivement l’aspect culturel des problèmes de bruit dans vos recherches.
J.-F. A. : En effet, quand j’ai eu par exemple en DEA des étudiants des pays dits « du Sud » ou d’Afrique du Nord, je me suis intéressé avec eux à la plainte en Afrique. Un étudiant qui enseigne aujourd’hui l’acoustique à l’Ecole d’Architecture de Sétif a fait un très bon travail. Il avait comparé deux quartiers : un quartier ancien avec des dars habités par des occidentaux et le contraire, une population d’origine qui habite le quartier colonial qu’ils ont récupéré. Il croisait les données de manière intéressante. Il montre que par tradition et par lien avec la collectivité, que les gens peuvent parfaitement souffrir du bruit mais que la gestion de la plainte va être très différente. D’abord, on trouve toutes les connotations du bruit : si quelqu’un crie très fort et blasphème, c’est le summum. Pour contrer le bruit, souvent les gens vont monter le transistor, ils vont utiliser un bruit de masque. Si ça ne fonctionne pas, ils vont recourir aux autorités de la communauté, les anciens, etc. Mais la démarche est longue. Donc les gens souffrent du bruit, mais ils ne courent pas chez le syndic ou à la police pour se plaindre. L’étudiant avait trouvé d’anciens textes de juristes, où les anciens du village ou de la ville sont à la fois des sages et des juges de proximité. Dans un texte du XIIe s., l’idée que l’on peut gêner son voisin est déjà présente. On y lit : « Si tu ne veux pas gêner ton voisin de la cour d’à côté quand tu mous le grain, tu installeras la meule sur des pierres plates posées sur un lit de sable ». C’est exactement ce qu’il faut faire pour annuler, du point de vue physique, les vibrations solidiennes. Il en ressort que les problèmes de bruit gênant existaient. II ne faut pas croire les personnes qui disent : « les populations du Sud font du bruit, et ils s’en fichent ». Dans les pays en voie de développement, le bruit n’est pas nécessairement prioritaire mais les gens peuvent en souffrir. Des choses extrêmement fines se dessinent dans ces pratiques situées, où l’on est tellement loin du bruit massif. Cependant, dès que l’on tient ce discours, toutes les associations de défense contre le bruit viennent crier à l’assassin. Pour être clair quand même, il est évident qu’il existe une foule de bruits massifs qui peuvent créer de la gêne, troubler l’oreille, perturber la circulation sanguine. Tout cela a été très bien étudié. Il faut lutter contre ces gênes et il ne faut pas les accepter. Certaines réglementations sont relativement efficaces, comme la réglementation européenne actuelle, pourtant non exempte d’approximations. Mais une fois les réglementations faites et acceptées, il reste l’application. Et aujourd’hui, l’application relève des autorités locales – le maire est responsable en tant que premier officier de la commune. Il gère et a la responsabilité de toutes les décisions et interventions prises in fine. Cela complique les choses.
Prenons, le boulanger qui fait son pain à l’ancienne et qui réveille les gens à quatre heures du matin avec son four. Deux cas se présentent : il est en deçà des normes ou il est au-delà. S’il est en deçà, « qu’est-ce qu’on fait ? ». Dans le second cas, un procès est envisageable, si les gens se plaignent. On va réduire l’émission sonore en lui faisant insonoriser ses équipements. Souvent, même après mise aux normes, les gens continuent à se plaindre, parce qu’ils ont été sensibilisés, ou parce qu’ils ont pris l’habitude d’être ensemble et d’avoir un objet de quérulence, c’est-à-dire, de quoi se plaindre. L’objet principal peut alors être ce collectif-là, et non plus la plainte elle-même. Les campagnes de sensibilisation créent un effet immédiat un peu pervers. Les campagnes sur le bruit en France étaient nombreuses dans les années 1980, alors qu’elles sont moins importantes aujourd’hui. Le nombre de plaintes augmentait de manière très significative à la mairie dans les mois suivant la campagne contre le bruit. Par la sensibilisation, les choses deviennent très compliquées. Les gens sont devenus sensibilisés, parce qu’ils sont devenus attentifs au fait que des bruits gênants existent, mais le bruit peut être obsédant pour beaucoup d’autres raisons. Le bruit touche l’enveloppe la plus poreuse du corps, et les réactions se transforment en obsession. Il est intéressant de constater les procédures en jurisprudence. Le tribunal est capable d’évaluer les dommages par-delà le normatif et la réglementation et de statuer : « Il y a vraiment un dommage, tous ces gens qui prennent des somnifères, qui sont malades, etc. » et décide qu’il faut améliorer l’insonorisation.
Pour résumer, le problème de la plainte est extrêmement intéressant. On voit bien qu’une plainte n’implique pas qu’une seule personne, de manière individuelle. À un moment au moins, il y aura une autre personne à qui ou avec qui l’on va se plaindre. Le dialogue va s’instaurer. C’est plus simple de régler les grands bruits massifs industriels ou les bruits de circulation. Le phénomène est passif et peut se régler avec des murs anti-bruit ou des isolations pour abaisser le niveau sonore. Mais lorsque l’on est dans le quotidien, avec le troisième homme sonore, qui n’est ni celui du bruit ni celui de la musique… : Cela devient très compliqué. On revient inévitablement à la dimension du dialogue (ou du conflit interminable) : avec la gestion de proximités, le rapport avec le politique, avec les autorités diverses, les services techniques.
J.-C. S. / D. V. : Vous avez également observé ces démarches en justice.
J.-F. A. : Au CRESSON, nous avions autrefois un juriste. C’était passionnant parce qu’il s’était spécialisé dans l’histoire du droit. Expert auprès des tribunaux en urbanisme et en bruit, il avait remarqué qu’il existe pratiquement autant de plaintes de voisinage sur le motif du bruit, qu’au XIXe s. sur les servitudes de passage. Il s’agissait d’objets de conflits indéfinis : « depuis quand cela existe ? », « il y a le droit d’usage, et il y a l’usage qui est en train de faire droit », « et les coutumes, depuis quand ? etc. ». Les procès étaient interminables à cause des expertises et contre-expertises. Le juriste en a conclu que, lorsque l’on voulait importuner son voisin, au XIXe s., la raison de la plainte était la servitude de passage, et aujourd’hui, c’est le bruit. Cela peut donner lieu à des situations inimaginables et interminables, parfois pathétiques comme la destruction d’un pavillon.
Le CRESSON, une démarche interdisciplinaire
J.-C. S. / D. V. : La société en pratiques intéresse fortement le CRESSON, comment est né ce laboratoire ?
J.-F. A. : Je dirais que c’est plutôt amusant, c’est une histoire, de la petite histoire. Au début, j’étais responsable d’un cours d’histoire d’urbanisme à Vincennes, avec des vacations à l’Université de Grenoble et des charges de cours à l’Ecole d’Architecture. Un jour, j’ai été convoqué par le directeur de l’Ecole d’Architecture avec un ingénieur Arts et Métiers qui enseignait l’acoustique dans cette école. Le directeur nous dit que, compte tenu des organisations de cours, nous travaillerons tous les deux sur le sonore. C’est à cette époque que j’ai fait la connaissance de Jean-Jacques Deletré. Je connaissais peu l’acoustique, lui l’enseignait. On a donc fait une proposition unique et l’on a alterné les cours : un cours d’acoustique par lui, les deux premières heures, et la semaine d’après, j’enseignais par exemple l’origine de la psycho-physique avec les lois de Weber - Fechner, et la relation avec un des problèmes de l’esthétique du XIXe : « Est-ce que l’on peut mesurer la beauté ? ». J’ai découvert l’acoustique appliquée aux bâtiments et lui ce qu’était le vécu sonore des gens dans la ville. Dans l’amphithéâtre, se trouvaient deux étudiants qui sont tous les deux actuellement professeurs et chercheurs au laboratoire : Grégoire Chelkoff (avec une thèse très originale sur le son et les formes architecturales) et Olivier Balaÿ (il a travaillé la dimension historique, l’histoire sonore de la ville au XIXe s.). C’était le hasard. À la fin de l’année, j’étais à nouveau sollicité par le Ministère de l’Equipement et j’ai proposé : « On fait une recherche à quatre, on verra bien ». C’était la première démarche pluridisciplinaire.
J.-C. S. / D. V. : Vous faites appel à la psychosociologie, à la psychoacoustique, à l’éthologie, etc. La dimension de l’interdisciplinarité semble être un trait distinctif du CRESSON. Comment travaillez-vous ?
Au CRESSON, les chercheurs arrivent de la physique appliquée, des sciences humaines, comme moi, de la sociologie, de la géographie, de l’urbanisme, de l’architecture, etc. Nous avons accueilli des gens de l’art plusieurs fois, dont un ingénieur de son cinéma, malheureusement décédé. Comment ces gens peuvent-ils travailler en même temps ? On peut évidemment faire une réplication pieuse des idées des autres – un collage – mais le résultat n’est pas de l’interdisciplinarité. Pour réussir, il faut des méthodes interdisciplinaires et des concepts transdisciplinaires.
Pour le champ de l’architecture et de l’urbanisme, la méthode interdisciplinaire de laquelle nous sommes partis et que nous suivons toujours, est enracinée dans le in situ. Nous avons mené aussi beaucoup de recherches fondamentales parce que des secteurs n’étaient pas du tout creusés. Mais on savait qu’il fallait toujours partir de problèmes concrets, puis essayer de donner des retombées, des aides, etc. Être dans une Ecole d’Architecture permet de ne pas avoir d’obstacles disciplinaires idéologiques ou matériels (l’architecture d’aujourd’hui bien comprise est d’emblée pluridisciplinaire en savoirs et en équipements) mais suppose une obligation : donner des aides à la conception. De ce point de vue-là, nos recherches comptaient et c’était une bonne chose. C’était la démarche in situ qui était fondamentale parce que les différentes disciplines sont confrontées ensemble à la même situation d’origine [3].
J.-C. S. / D. V. : Le courant ethnométhodologique vous a-t-il influencé ?
J.-F. A. : Tout à fait. Mais pas au début. Je connaissais bien les théories de la communication et la sémiotique que j’ai enseignées. J’ai découvert avec bonheur au milieu des années 1970 l’Ecole de Palo Alto, comme d’autres sociologues étouffants dans la sociologie traditionnelle. Mais la prise en compte précise de la dimension sensible, le rôle des canaux sensoriels dans la communication et leur prégnance sur la structure de la relation interpersonnelle, cela me paraissait faible, à part chez Hall. Un jeune sociologue de Grenoble, Jean-Paul Thibaud, nous a rejoint dans le milieu des années 1980 et je l’ai aiguillé vers cette question nouvelle à l’époque et qui était au cœur de sa belle thèse de doctorat sur le baladeur en espace public : comment du social peut être du sensible ? Or, l’écho le plus fécond du côté de l’ethnométhodologie et de l’interactionnisme est précisément la praxéologie de la perception, soit : l’interconnexion entre le perceptif et le collectif. Mais le véritable intérêt est de développer l’ensemble du champ sensible dans les relations interindividuelles et pas seulement le visible. D’où notre réelle contribution à cette nouvelle approche anglo-saxonne. Que perçoit le sociologue quand il part sur le terrain ? Quelles catégories descriptives va-t-il employer concernant le contexte environnant ? C’est très amusant de constater que c’est très souvent du visuel. Quand j’ai lancé un appel d’offre national sur les bruits de voisinage en 1987, aucun sociologue n’a répondu. J’ai appelé tous mes amis, membres de bonnes équipes de sociologie : « On demande de travailler sur le bruit et pas seulement en psycho acoustique ou en termes de gêne et de nuisance ». Pas une équipe n’a répondu. Elles disaient qu’il fallait comprendre la notion de décibel qu’elles ne connaissaient pas, savoir faire des mesures. J’avais beau leur dire : « Non, non, il n’y a pas d’acoustique à faire », mais un frein existait.
Sur ce terrain-là, nous avions besoin de trouver des outils descriptifs, comme dans les très beaux travaux d’ethnomusicologie de Daniel de Coppet et d’Hugo Zemp (1978) en Mélanésie ou encore ceux de Shima Arom (1985) chez les Pygmées. Ils ont une extrême précision d’observation sur les mélodies utilisées dans le quotidien, sur les objets qui font du son. On peut se demander si les nouveaux canaux d’observation utilisés, un langage revu, d’autres catégories descriptives utilisées ne constituent pas non plus une réforme relativement profonde de l’approche sociologique. Pour être sommaire, quel que soit son respect du terrain, le sociologue reste polarisé par la théorie, l’hypothèse et les causalités. L’ethnologue, par tradition, privilégie le terrain : il doit être d’abord modeste et méticuleux. À partir de là, on se rend compte que notre démarche prend autant ou plus à l’ethnologie qu’à la sociologie. Donc pour revenir à la méthode, la première étape, c’est de commencer par aller sur le terrain. Un exemple très clair : une cour d’immeuble ancien, avec deux portes cochères. Nous y sommes allés avec un magnétophone et un appareil de mesure. En général, les gens qu’on rencontre dans la pré-enquête commencent à questionner : « Qu’est-ce que vous faites ici ? Ah vous venez pour le son ; et bien, il y en a des décibels ici ! » ou bien, « oui, c’est calme chez nous ». L’échange se fait alors facilement. Après ces pré-entretiens libres, on faisait des mesures acoustiques alors que les architectes faisaient des relevés.
J.-C. S. / D. V. : Que faisiez-vous de ce matériel documentaire ?
J.-F. A. : Au laboratoire, ensuite, on met tout ça sur la table – ce qui donne notre représentation de la vie sonore de cette cour d’immeuble ancien et permet de préparer les bandes-son et les consignes pour les entretiens sur écoute réactivée. Mais certains phénomènes nous échappaient complètement. Par exemple, dans cette cour, il y avait deux escaliers à vis quand on entrait dans la première cour dont les portes avaient été supprimées (il y avait la porte cochère, et les portes d’appartement). Une dame nous dit en entretien réactivé (donc à la seule écoute de la bande sonore) : « Tiens, c’est Untel qui rentre et là il vient chez nous parce qu’il a passé la petite marche. ». Pour elle, c’est quelqu’un qui vient d’approcher de sa montée d’escalier (sans porte). L’expérience sonore de chacun d’entre nous est d’une grande finesse ; cette « petite marche » est un emmarchement de trois centimètres, une petite dalle qui fait qu’il n’y a pas vraiment d’achoppement, mais le rythme des pas change un tout petit peu et les habitués l’entendent. Donc, on est reparti sur le terrain. De leur côté, les architectes avaient dessiné l’espace, mais pour eux c’était pratiquement plat. Il y avait, pour eux, un léger glacis et ils ne voyaient pas le phénomène. Ces contradictions sont passionnantes. Combien de fois, on est parti refaire une mesure complètement contredite par ce que disaient les gens ! Si la mesure est toujours bonne, à ce moment on dit : « alors là il y a une réélaboration du phénomène sonore qui est complètement différente de ce que l’acoustique peut nous dire » ; ou alors, c’est un relevé spatial qui nous rend attentif à quelque chose.
J.-C. S. / D. V. : La notion d’effet sonore semble être transdisciplinaire au CRESSON ; c’est aussi en rapport à son potentiel descriptif ?
J.-F. A. : La notion n’est pas simple parce qu’elle est ambiantale et qu’elle veut respecter les propriétés de l’ambiance. C’est amusant que quelqu’un comme Michel Chion ait critiqué le Répertoire des effets sonores (1995) comme ayant le grand défaut de couper la source et la réception. Je ne sais pas où il a vu cela, c’est exactement le contraire. J’étais un étudiant très fidèle de Deleuze et j’en ai gardé quelques formules. Il disait souvent : « il faut prendre les choses par le milieu ». C’est une très bonne façon de définir la démarche d’effet sonore qui n’est absolument pas venue avec l’idée d’en faire un concept. Au départ nous étions tous ensemble autour d’une table et on étudiait des phénomènes communs : la réverbération, le masque, des effets bien connus en acoustique. Qu’est-ce que chacun peut dire au sujet de ces phénomènes ? Un sociologue passionné par les religions disait qu’il est difficile d’imaginer un lieu rituel qui n’utilise pas la réverbération. Beaucoup de lieux de culte (la grotte, la forêt, le temple de pierre) ont utilisé des effets de réverbération. Elle apporte le mystère du halo de la voix qui peut faire croire que c’est la voix du dieu. Acoustiquement, c’est aussi le renforcement énergétique de fréquences par les rebonds du son. Tout à coup, nous avons découvert qu’il existait des schèmes communs liés à l’énergie et aux métamorphoses de la couleur du son. La réverbération est connue. Pour d’autres phénomènes – moins connus dans le monde physique – il fallait trouver des noms.
Un des premiers effets que j’avais trouvés avant d’arriver au laboratoire, est illustré par ce propos de citadin : « Il y a beaucoup du bruit sur le boulevard mais, heureusement, quand je rentre chez moi j’ai une grosse porte et ça fait une coupure, un blanc ». Dans la rue, on relève plus de 85 dBA de niveau équivalent avec des pics à 100 dBA, ce qui est beaucoup. Puis lorsqu’on pénètre dans des immeubles des années 1940-1950, avec doubles portes fermées, il n’y a plus rien. On entend les moindres craquements de chaussures. Donc, les gens disent heureusement que quand je rentre chez moi, c’est le silence. Pour l’entretien, je montais dans l’appartement où il y a moins de bruit que dans la rue mais on l’entendait quand même. Ces bruits s’entendent parfaitement dans les enregistrements. Un marqueur territorial de silence est réintégré et élaboré contre la réalité physique, et qui fait dire : « Heureusement, là, je suis chez moi ». Le phénomène, de la source à la réception, est entendu dans l’espace. Il est configuré dans l’espace, par exemple, avec le fameux dispositif architectural des doubles portes. Cette situation est traitée en termes d’effet.
Le meilleur exemple d’effet traditionnel est celui de l’effet Doppler. Il a été trouvé au XIXe s. par Doppler pour les étoiles. Ce savant a observé que la modification du spectre lumineux nous renseignait sur la vitesse et la distance d’une étoile. Il a procédé de manière identique pour le son. L’effet Doppler est bien connu ; par exemple une voiture passe assez vite sur le bord d’une route, elle émet un son qui augmente, un demi-ton environ à 60 kilomètres-heure. Par l’effet Doppler, des physiciens du XIXe s. ont développé cette physique des effets, c’est passionnant. C’est-à-dire qu’ils comprennent très bien que, d’une part, il existe une cause à vitesse constante : même cause, même effet. Le son du véhicule ne change pas, il est permanent. Alors pourquoi, d’autre part, moi j’entends ça et pourquoi la personne dans l’automobile entend un son constant ? Il s’agit d’un effet de relativité, de relativité d’état et de position spatiale. Physiquement on sait qu’il y a une compression de l’onde sonore quand le véhicule se rapproche et une décompression quand il s’éloigne. C’est un effet second. Réellement, il existe bien un demi-ton, par exemple, et pour moi c’est un demi-ton. Donc, on est hors du champ strict de cause-effet déterminant, on est dans l’ordre du mouvement et de l’événementiel. À ce moment-là, au bord de cette route en situation relative différente, j’ai, ce qu’on appelle en physique, des phénomènes modaux. La physique connaît ce phénomène, ce n’est ni étrange, ni une rêverie, ni vraiment une illusion. On est vraiment dans l’effectuation d’un phénomène physique, mais qui passe par un ensemble de circonstances contextuelles.
Tout son est modelé quand on le sort du laboratoire ou de la machine numérique. Il est modelé par la morphologie spatiale, par la météo, par la temporalité, par sa durée, mais aussi un son apparaît et disparaît. Un son est modelé par ceux qui l’entendent, tout simplement. Donc, du coup, je peux dire qu’en situation, un son est un ensemble d’effets. Je peux rentrer par l’entrée physique en disant : « la source, elle est là ». Mais aussi par l’entrée des volumes construits qui façonnent le son, ou la perception qui le filtre, ou celle de la sociologie ou de la culture de référence qui l’interprètent. Dans notre domaine d’architecture et d’urbanisme, toutes ces dimensions coexistent sans priorité disciplinaire, d’où l’importance devant les choses complexes d’analyser en partant du « milieu ».
L’ambiance, c’est se positionner au niveau de la prévention
J.-C. S. / D. V. : Comment s’est faite la transition avec la notion d’ambiance qui semble avoir remplacé ou englobé l’effet sonore ?
J.-F. A. : La notion d’ambiance est l’aboutissement naturel de ma démarche et celle de mon laboratoire. Travailler sur les configurations concrètes ordinaires qui nouent les propriétés physiques de l’espace, les perceptions et représentations, le corps et la dimension collective amène à la question du vécu quotidien, presque toujours inaperçu. En fait, on est au cœur du thème de l’ambiance vécue. D’où, les nouveaux programmes de recherche construits chez nous depuis 1990 et qui se développent maintenant à l’échelle internationale à partir du colloque de septembre 2008 (« Faire une ambiance / Creating an atmosphere ») que j’ai organisé et du réseau <www.ambiances.net> ; [4]. Des pistes vraiment nouvelles commencent, très interdisciplinaires, très mixtes entre recherche et action, qui intéressent l’architecte, le designer, le paysagiste, l’ingénieur civil, tous ceux qui fabriquent notre ambiance actuelle. Je termine actuellement un ouvrage qui va faire le point sur l’esthétique des ambiances. Trop de dimensions et de responsabilités sont engagées dans l’aménagement actuel de nos espaces urbains, dont celles du confort, de la beauté et, encore plus, du sentiment du lieu – être bien ou mal quelque part. On ne peut plus juxtaposer simplement des dispositifs d’ambiance comme des réponses techniques ou des gestes d’art pur à des problèmes de confort ou des demandes de bien-être toujours croissantes. Qu’est ce que ressentir une ambiance dont je ne suis même pas conscient ? La réponse à cette question vient bousculer bien des certitudes de notre culture. Elle remet en cause les coupures entre percevoir et faire, entre connaître et sentir, le savoir et l’émotion, entre l’individuel et le collectif. La définition de l’esthétique est à revoir complètement. Il faut même en venir à poser une question fondamentale : « qu’est-ce qu’un objet ? ». Dans une logique occidentale, venant des Grecs, au IVe s. av. JC, et repris par la philosophie classique, l’objet a des propriétés. L’espace a des isotropies, une homogénéité, un périmètre, une surface, un poids, une densité, une stabilité, au moins pour le temps de l’observation. Or, que peut-on dire si on prend le son, les odeurs, les nuages ou le vent qui changent tout le temps et n’ont pas de surface définissable ? Qu’est-ce que c’est comme genre de corps ? Ils ne répondent à aucune des propriétés du corps de la pensée occidentale et de la physique classique, celle qui été stabilisée par Newton. Ces corps atypiques, c’est justement ce qu’on appelle aussi des immatériaux. Quand on commence à aborder ce sujet de cette manière, on commence à être beaucoup plus proche de ce qu’on appelle des ambiances. Peut-être même que le visuel marche aussi comme ça ? Il suffit d’enlever les dimensions géométriques, et la perspective à l’italienne qui a dominé notre vision du paysage, l’organisation des priorités à voir, des hiérarchies visibles.
J.-C. S. / D. V. : Ce que vous appelez la parasitologie, une critique du paysage moderne…
J.-F. A. : En effet, je l’avais développée dans une recherche de 1978 et un article en 1991 [5]. Dans mes recherches, j’avais posé la question du visuel. Au début, on est tenté d’opposer logique visuelle à logique sonore. Elles sont opposées point pour point, parce que dans la logique sonore, on ne trouve absolument pas la logique newtonienne de l’espace. Le son est quelque chose de très intéressant parce qu’il est partout en termes d’espace (360°), contrairement à la vision. Qu’est-ce qui fait nous retourner ou lever la tête dans la rue ? C’est le sonore ou l’olfactif, ce sont ces immatériaux qui sont portés par l’air. C’est le cas de ces sons qui vous font entendre le monde et qui font exister autre chose qui était derrière vous et que vous avez oublié ou bien que vous n’avez pas du tout vu.
Pour aborder la question, je me suis plongé dans des entretiens de personnes qui racontent l’espace vécu autrement qu’à la façon des coordonnées cartésiennes. Ils vont télescoper les lieux, ils vont faire de l’espace discret, par exemple, en disant : « C’est là et puis là » en sautant les contiguïtés. Et petit à petit, ils renouent des liens imaginaires. On touche à leur vécu, ou bien à des liens relationnels : « j’ai un cousin qui habite là-bas à l’autre bout ». Il s’agit d’une géographie qui n’est plus du tout une géographie de type cartésien ou newtonien. Alors l’hypothèse est que, sous le visuel prédominant, il subsiste cette façon de voir beaucoup plus proche d’une logique d’ensembles flous. Elle serait, justement, beaucoup plus proche d’objets instables qui sont de l’ordre de l’événementiel et du temporel. Ce qui nous ramène complètement sur les ambiances.
J.-C. S. / D. V. : Vos recherches abordent les manières de faire et les catégories du quotidien, ça n’a pas toujours été le cas en urbanisme ?
J.-F. A. : Il faut d’abord dire que les travaux d’Henri Lefebvre et l’influence de l’Internationale situationniste ont pesé sur la pensée urbanistique à partir de la seconde partie des années 1960, au moins comme un doute, sinon comme une mauvaise conscience. Sous les déterminismes pesant sur le quotidien tels que définis par la sociologie d’influence marxiste, il s’agissait de réhabiliter la force du possible, de l’invention de l’esthétique dans la quotidienneté même. Cette influence a sa part dans le tournant 1968 et dans la critique de l’urbanisme fonctionnaliste qui sévissait. En 1973, mes premières recherches sur ce que j’appelais « façons de faire » et « manières d’habiter » s’inscrivaient dans cette nouvelle voie que Pierre Sansot venait de conforter magnifiquement par sa Poétique de la ville (1973). Dans les années 1980, l’urbanisme a été interpellé par une forte demande sociale sur les nuisances et particulièrement sur le bruit. Par ce biais, le thème de l’environnement faisait son entrée dans la pensée urbaine. De 1980 à 1990, et profitant des aides à la recherche favorables dans ce secteur de la lutte contre le bruit, le CRESSON a creusé le thème de l’environnement sensible dans tous les sens et pas seulement pour répondre à la dénonciation des nuisances. Mais à la fin, il était évident pour nous que le terme était biaisé, parce que dès qu’on dit « environnement », les gens disent : « ah oui, il y a une nuisance et comment on fait pour s’en défendre ? ». Mais cela comprend l’histoire de la notion « d’environment » qui, partie d’Europe revient des Etats-Unis connoté négativement. On parle d’environnement quand il y a pollution ; ce n’est pas ce que nous voulions. Nous souhaitions une démarche différente. On faisait du préventif en remontant au début du projet d’architecture. Pendant longtemps on s’est moqué de nous quand nous demandions un schéma directeur d’aménagement avec, d’emblée, la qualité sonore, « Bof, on verra après. Ça n’a pas de sens maintenant ». En fait, il ne faut pas qu’il y ait l’architecture de la ville qui soit construite et qu’après, quelqu’un dise : « Tiens là, il y a un problème et on va faire un diagnostic de façade », ce qui coûtera déjà cher, sans compter l’intervention technique d’isolation. Penser ambiance, c’est se mettre du côté du préventif et du positif : l’architecte est responsable de la qualité de l’espace et de l’ambiance dès le début du projet, sans attendre le bureau d’études techniques, parce que les propriétés ambiantales propres (lumineuses, sonores, tactiles et podotactiles aéroliques, thermiques) apparaissent dès les premières décisions spatiales, dès la première esquisse.
J.-C. S. / D. V. : Avez-vous d’autres projets que celui du classement de vos archives sonores ?
J.-F. A. : En début de carrière, je pensais faire un parcours individuel de chercheur, écrire des ouvrages et pas seulement des articles. Et puis les choses ne se passent pas comme ça. D’autres m’ont rejoint à partir de 1979 dans cette magnifique expérience du CRESSON que j’ai dirigé longtemps. Ensuite, on est pris dans la mécanique administrative et aussi, il faut le dire, par le succès du laboratoire. En 1981, j’ai été recruté au CNRS et, comme directeur, je devais écrire des rapports sur l’activité du laboratoire tous les deux ans. La direction de l’architecture n’avait pas synchronisé ses dates d’évaluation ; donc il fallait un rapport scientifique chaque année ! Ensuite, il faut chercher de l’argent. Puis, en vertu de la réputation, on vous demande de créer un DEA et un doctorat avec télécours et encadrement de thèses ; pour finir par la création d’un laboratoire bi-site (Grenoble-Nantes) qui compte actuellement 80 personnes. Tout cela est enthousiasmant mais aussi très éprouvant et chronophage. Aujourd’hui, je retrouve du temps pour publier enfin plusieurs ouvrages en chantier, sur le sonore, sur les ambiances et sur l’expérience esthétique quotidienne.