Esthétique, économie et ambiguïté de la représentation.
Entretien avec Jack Goody, deuxième partie

Sommaire

 
 

Table des matières

Ce texte constitue la seconde partie d’une longue discussion avec le Professeur Jack Goody qui a eu lieu au St-John’s College de Cambridge les 11 et 12 avril 2008, et dont la première partie a été publié dans le numéro 16 de notre revue. L’entretien a été réalisé par Sophie Chevalier et Grégoire Mayor. Cette seconde partie a été transcrite par Keith Hart et traduite par Sophie Chevalier.

 

La cuisine et les fleurs : usages quotidiens et système économique

SC : Je souhaiterais discuter avec toi de deux aspects de la vie quotidienne sur lesquels tu as travaillé, la cuisine et les fleurs : peuvent-ils être considérés comme des objets caractéristiques de l’anthropologie britannique ? Je sais que Lévi-Strauss et Griaule avaient l’habitude de se moquer de l’intérêt que portait celle-ci aux pratiques de la vie quotidienne alors qu’eux travaillaient sur la mythologie...

JG : Tu as raison... Et c’est intéressant, car j’ai commencé à m’intéresser à la cuisine à cause des travaux de Lévi-Strauss. Mais je considérais que son approche était trop abstraite. D’une part, il n’avait pas tenu compte de la vie quotidienne et de l’autre, il ne replaçait pas son objet dans un contexte plus large. Ce n’était pas tant Lévi-Strauss mais plutôt quelqu’un qui a travaillé avec lui, L. V. Thomas, qui a conduit des travaux en Afrique sur la vie quotidienne en suivant son modèle ; et d’après moi sans prendre en compte l’économie.
Ainsi, dans un sens, mon approche est plus spécialisée : je m’intéressais à la vie quotidienne, mais je la replaçais dans le contexte plus vaste de la différence entre l’agriculture africaine et l’agriculture européenne. Selon moi, la première n’a pas produit le type de surplus nécessaire à l’existence d’une cuisine car elle en avait, dans son ensemble, difficilement les moyens.
On constate la même chose avec les fleurs : je me suis intéressé à leur usage quotidien, comme les échanges de dons et les sacrifices, etc., mais également à leur lien avec l’économie de l’Afrique (extrait vidéo 1). Par exemple, j’observais que les gens faisaient pousser des plantes pour s’alimenter, et non pour des raisons esthétiques. En Afrique, il existe de nombreuses activités en lien avec l’esthétique, mais elles ne font pas usage de fleurs. Alors qu’en Europe et en Asie, elles sont cultivées pour elles-mêmes pour servir dans des activités cultuelles, pour des cérémonies, pour des échanges de dons et comme décorations. Je me souviens de ma stupéfaction de voir que dans le sud de la Chine les gens coupaient des pêchers lors du Nouvel An. Des arbres entiers en fleurs ! Alors que ma protestante de mère, d’origine écossaise, ne m’aurait jamais laissé couper - ne serait-ce qu’une branche - d’un pommier en fleurs. Parce qu’il faut attendre le fruit : on ne coupe pas un arbre en fleurs ! Mais en Chine et au Japon, ils abattent des arbres en pleine floraison, sans attendre les fruits. Et cela me paraissait extraordinaire.
Bien sûr, nous faisons cela avec les sapins, ici. Mais je n’ai rien vu de semblable en Afrique, et je me l’expliquais, en partie du moins, par l’économie. Il est donc vrai que j’ai travaillé sur la vie quotidienne, mais j’ai toujours cherché à élargir ma vision. Ce qui ne me semblait pas tellement être le cas avec les étudiants de Lévi-Strauss. Ils observaient les activités du quotidien dans tous leurs détails, mais ne les mettaient pas tellement en relation avec l’économie ou le système politique. Ni d’ailleurs avec le système de stratification.

SC : Ah, oui, le système social...

JG : Oui, le système social en général, ou le système de classes si tu préfères, et la stratification que je pensais importante et que Claude Lévi-Strauss avait d’après moi beaucoup négligée. Il ne s’y est intéressé qu’en adoptant le point de vue d’une culture homogène, plutôt que d’une culture qui différencierait les classes.
En revanche, je ne sais pas s’il y avait des différences (ou une quelconque différence) dans la façon dont nous avons fait du terrain. Mais prenez quelqu’un qui a travaillé en Afrique comme Françoise Héritier qui lui a succédé : elle s’intéressait aussi à la vie quotidienne quand elle travaillait là-bas. Il en va de même pour Claude Meillassoux...

SC : Les marxistes...

JG : Ils se sont aussi intéressés à la vie quotidienne. Je me souviens d’un ethnologue en France - c’était Jean Rouch- qui m’a dit un jour : « Nous avons fait le travail ethnographique et Lévi-Strauss a fait le travail théorique ». J’ai toujours pensé que cette séparation des tâches était une erreur ; elles doivent être beaucoup plus articulées l’une à l’autre. Mais Lévi-Strauss critiquait Malinowski parce qu’il le considérait comme un empiriste ; et les Anglais ont toujours été accusés d’être des empiristes. Quant à moi, je voyais vraiment cela comme une synthèse entre des intérêts généraux, certes différents, et des intérêts particuliers qui articulaient le politique, l’économie et le système social.

 

Dialectique historique de l’esthétique et des représentations

SC : Est-ce qu’on pourrait dire que c’est ton intérêt pour les fleurs et la cuisine qui t’a conduit à t’intéresser aux représentations, aux images, au théâtre, aux reliques, aux romans, pour ne citer qu’eux ?

JG : C’est vrai que ces objets viennent chronologiquement après mes travaux sur la cuisine et sur les fleurs. La branche protestante du christianisme comme le christianisme primitif rejetaient l’usage de ces dernières. Elles étaient présentes dans le catholicisme, mais si je ne me trompe pas les premiers Chrétiens ne mettaient pas de fleurs sur les tombes, au contraire des Romains. En Afrique, cela ne se fait pas non plus. De nos jours, les gens apportent bien des fleurs pour les funérailles, mais c’est très récent. Et vous ne voyez pas ou très peu de magasins de fleurs.
Je me suis intéressé aux sociétés et aux situations sociales dans lesquelles les gens pourraient utiliser des fleurs, mais ne le font pas, comme, par exemple dans certaines régions protestantes de Suisse ou en Ecosse. Prenez l’Amérique. Je me souviens d’être allé dans des cimetières dans lesquels il n’y avait aucune fleur : ils mettent des drapeaux en l’honneur des soldats qui sont morts, mais pas de fleurs. Cela m’a vraiment frappé. Ils auraient pu avoir des fleurs - ils étaient assez riches pour cela - mais n’en avaient pas ! Et on achète beaucoup moins de fleurs en Amérique qu’en Angleterre, en France ou en Italie. Je me souviens d’une Américaine, une historienne, qui se promenait avec ses enfants dans un cimetière en Italie. Ceux-ci ont découvert une tombe qui n’était pas fleurie ; ils ont été prendre des fleurs sur les autres tombes alentours pour les disposer sur celle-ci (extrait vidéo 2).

SC : Je me souviens que tu faisais une différence entre les fleurs coupées et les fleurs en pots ? Parce que, par exemple en Suisse, les gens mettent parfois des plantes en pots sur les tombes.

JG : Je ne sais pas si c’est toujours le cas aujourd’hui, mais jusqu’à récemment on ne donnait pas une plante en pot comme cadeau ; en partie parce qu’une des particularités des fleurs est qu’elles ne sont pas éternelles alors qu’une plante en pot l’est. Vous offrez des fleurs, elles durent quelques jours, puis elles meurent. Alors qu’avec les plantes en pot, c’est différent.

SC : Et ensuite, on ne sait qu’en faire, elles deviennent une gêne !

JG : Oui, c’est vrai. Il y a même en France une différence dans l’usage des fleurs entre le nord et le sud du pays. Par exemple, il y a beaucoup plus de fleuristes à Calais que plus au sud. Ainsi, à Bagnac où je vivais, ils mettent des fleurs en plastique sur les tombes. Mais une fleur en plastique, comme une plante en pot, c’est permanent. Vous ne verriez pas cela normalement à Calais où vous prendriez de vraies fleurs.
Je me suis intéressé ainsi aux sociétés qui rejettent les fleurs alors même qu’elles pourraient les utiliser, comme en Ecosse. Lorsque vous offriez des fleurs à ma mère, elle vous disait avec son accent écossais : « Mais cela ne se mange pas ! ». Elle n’aurait pas acheté de fleurs comme cadeau. Elle n’y aurait jamais pensé. Elle aurait plutôt acheté un gâteau. En Ecosse, vous ne voyez pas de fleurs dans les cimetières ; en Angleterre, si. L’Angleterre était bien sûr beaucoup plus luthérienne que calviniste. Vous n’avez jamais eu ici, ou encore moins en Ecosse, ce qu’il y avait [quand je me trouvais,] dans le nord de l’Italie, et peut-être également en France, je ne sais pas : [vous aviez] des marchés immenses de fleurs, juste en dehors du cimetière, spécialement près du lieu des morts. Vous achetiez des fleurs en allant au cimetière.
En Italie, il y avait aussi la tradition de soigner les tombes ; les femmes en particulier allaient tous les jours au cimetière pour mettre des fleurs et entretenir les tombes. Bien sûr, c’était lié à d’autres choses, à la représentation et au traitement des morts. Dans les pays protestants, vous enterriez les morts, et vous n’exhumiez pas les os ; alors que dans les pays catholiques, et dans l’Angleterre catholique, vous aviez ce qu’on appelle un ossuaire.
Avec le protestantisme, l’ossuaire a été destiné à de nombreux autres usages. À Norwich, par exemple, il a été transformé en école. Les os restaient dans la terre, vous ne les exhumiez plus. C’était en lien avec l’attention que l’on porte aux morts, parce que si vous laissiez les os en terre, ils y restaient pour toujours. En revanche, si vous les gardiez en terre, ne serait-ce que pendant vingt ans, avant de les mettre dans un ossuaire, vous n’aviez donc à conserver votre emplacement que pour cette période, et vous pouviez y aller tous les jours pour y mettre des fleurs et l’entretenir.
Si vous allez en Amérique, vous verrez ces immenses cimetières protestants parce que chacun veut avoir un emplacement individuel ; ils n’ont pas de caveaux familiaux et sûrement pas d’ossuaires. Quand vous en avez, vous pouvez réutiliser la tombe, c’est la raison pour laquelle vous avez des cimetières relativement petits, comme en France ou en Angleterre autrefois. Donc, l’économie très contrastée des cimetières est liée aux idées sur la mort, au fait de ne pas bouger les os, et à la question de la résurrection du corps. Ainsi une pratique qui fait partie de la vie quotidienne, comme mettre des fleurs sur une tombe, peut être mise en relation avec les idées sur la vie et la mort, et la vie après la mort.
Je trouvais très intéressant que certaines sociétés riches qui auraient pu avoir des fleurs raffinées, de la nourriture et du théâtre, n’en avaient pas. En Europe, ce qui m’a le plus frappé et qui a beaucoup influencé mes travaux récents est la disparition du théâtre de la civilisation classique et son remplacement durant le Moyen Age par du théâtre religieux, des « mystères » comme celui de la Saint-Nicolas, et des « miracles ». Vous pouviez lire des auteurs comme Terence, mais vous ne pouviez pas jouer des pièces romaines et grecques. Il n’y a plus eu de théâtre jusqu’à la Renaissance, jusqu’à Shakespeare et Racine. Il y eût alors une renaissance du théâtre, qui n’existait tout au long du Moyen Age que sous une forme religieuse.

SC : Est-ce pour les mêmes raisons qu’il n’y a pas de théâtre en Afrique ?

JG : Pour des raisons différentes, je pense. Au moins, en Europe, cela a été possible. Si l’on envisage cela d’un point de vue purement économique, on disposait d’un surplus pour produire un art tel que le théâtre, mais beaucoup moins en Afrique. Bien sûr, il y avait de l’art, de la sculpture sur bois, par exemple ; mais il y a très peu de théâtre en Afrique. Avec l’islam, le judaïsme et le christianisme, il y a eu du théâtre dans le passé, d’abord rejeté pour des raisons religieuses, puis émergeant de nouveau à la Renaissance, qui s’inspirait d’une culture antérieure davantage séculière durant laquelle les arts étaient florissants.
Durant le Moyen Age, l’art était peut-être prospère, mais ses thèmes étaient restreints : vous ne pouviez peindre que des images religieuses. Même les paysages n’étaient pas admis jusqu’à Poussin, l’important étant l’image sainte. C’est vraiment incroyable de penser à une culture dans laquelle, pendant des centaines d’années, on ne pouvait virtuellement rien faire qui soit séculier tant en peinture qu’en théâtre. Voilà ce qui m’a intéressé quand j’ai commencé à travailler sur le sujet de la représentation. Ce phénomène s’est produit à différentes périodes dans les trois religions monothéistes - un peu moins dans le catholicisme, en particulier en ce qui concerne les fleurs.
On ne met jamais de fleurs dans un cimetière juif. Je me souviens d’y être allé à Prague, et il n’y avait rien, même pas un brin d’herbe - mais j’exagère peut-être. Si on voulait mettre quelque chose sur la tombe pour montrer qu’on était venu, on mettait une pierre. C’était plus ou moins la même chose avec l’islam, en partie parce qu’on aurait pu penser que vous donniez un cadeau à la personne décédée plutôt qu’à Dieu. Bien sûr, il peut y avoir aussi d’autres raisons.
Ces pratiques ont été évincées, mais elles existaient certainement dans la civilisation classique, en Egypte, en Inde, ainsi qu’en Chine et au Japon. Une partie de mon travail sur la Renaissance, qui vient d’être publié, porte sur l’importance qu’avaient ces pratiques - les fleurs, le théâtre et aussi la musique - en Europe, avant la période durant laquelle la culture s’est restreinte. Nombre de ces pratiques ont recommencé pendant la Renaissance.

SC : Tu utilises le terme « ambivalence » à propos de ce changement historique...

JG : C’est plus qu’une ambivalence personnelle, cela se situe à une échelle bien plus vaste. Prends les fleurs par exemple : en Chine et en Afrique, tout le monde comprend que si on coupe un arbre fruitier pour ses fleurs, on perdra les fruits. Mais l’ambivalence personnelle qui peut être ressentie en coupant un pêcher est surmontée en Chine grâce à l’environnement social, alors qu’en Afrique, elle est au contraire renforcée par les facteurs sociaux. En Afrique, normalement, on ne casserait pas une branche d’arbre simplement pour l’exposer. Je me souviens d’un ami japonais à Paris qui travaillait sur les Mossi en Afrique et l’une de ses premières questions était : « Où est votre jardin d’ornement ? ». Non seulement ils ne font pas pousser de fleurs, mais ne coupent pas ni ne collectent les fleurs sauvages. Au-delà de l’ambivalence, cela révèle une conception de la nature (extrait vidéo 3).
De même, il existe toujours une certaine ambivalence par rapport au rebut, au fait de se débarrasser de quelque chose, que cela soit des fleurs ou les restes de banquets. Une fois par semaine, le soir, au Collège (St-John’s à Cambridge), nous donnions ce que nous appelions « la soupe du pauvre ». Les gens venaient et nous servions de la soupe de nos cuisines. Le sentiment était qu’un groupe mangeait plus que l’autre, et que cela ne devait pas être. Vous ne rencontrez pas souvent de telles pratiques en Afrique, car il n’y a pas eu d’émergence d’une cuisine qui reflète une hiérarchie. Comme un anthropologue me le disait, cinq plats de porridge sont semblables à un plat de porridge, car les ingrédients sont les mêmes et la préparation culinaire est la même d’un groupe à l’autre, jusqu’à très récemment en tout cas. Là où il existe une hiérarchie, vous avez souvent une ambivalence par rapport à celle-ci, qui se manifeste par de la charité, non seulement dans l’idée de ne pas gaspiller, mais aussi dans celle de distribuer des dons.

 

Représentations et réalité : une ambivalence cognitive

SC : Mais tu utilises aussi le terme d’ambivalence en relation avec la représentation, par exemple avec les images comme matérialisation...

JG : Je pense qu’il y a un problème avec les images dans la mesure où l’on cherche à représenter quelque chose. Mais l’image n’est jamais la chose réelle : c’est quelque chose de différent. Dans l’islam, par exemple, quand les images sont à nouveau venues du nord sous l’influence de la Chine, dans des livres avec des enluminures et d’autres illustrations, il était important qu’elles soient plus petites que la réalité. A Hérat, là-bas en Afghanistan, vous aviez des livres illustrés qui provenaient des Mogols en Inde : ces illustrations étaient autorisées car c’étaient des miniatures [1].
Une objection faite à la peinture de la Renaissance était que les portraits grandeur nature étaient de la même taille qu’un être humain ; d’une certaine manière elle était trop « représentative ». Il y a un roman intéressant d’Orhan Pamuk sur ce thème, « Mon nom est Rouge », dans lequel un peintre turc se rend à Venise et exécute un portrait en pied du Sultan. Nous avons dans notre « National Gallery » un très beau portrait du conquérant de Constantinople, peint par Bellini, qui avait été envoyé là-bas pour le faire. La peinture est ici (à la National Gallery) parce qu’elle lui plaisait particulièrement. Il a pu la faire accepter, mais pas longtemps. Le Sultan qui lui a succédé, son fils, s’en est débarrassé et l’a vendue sur un marché. Deux marchands anglais qui étaient en Turquie en ont fait l’acquisition et, en fin de compte, elle a fini dans le musée, ici. Elle était trop proche de la réalité. En revanche, si on illustre un ouvrage, on fait l’illustration d’une histoire, pas celle d’une personne. L’islam des premiers temps n’autorisait pas du tout de représentations, mais quand elles l’ont été, c’était sous la forme d’une histoire.
Les petites peintures dans les livres étaient acceptables, mais pas celles représentant la réalité autour, la vie réelle, ce qui était le propre de l’art de la Renaissance. Les peintures de genre hollandaises ont été une telle révélation parce qu’elles représentaient la vie quotidienne, comme de regarder par la fenêtre ou dans une cuisine, ou encore autour de la maison. Maintenant cela paraît ordinaire, mais quand elles sont apparues, elles étaient extraordinaires, puisque rien de semblable n’avait été fait avant, qu’il n’existait que des images saintes.

SC : Mais avec les images saintes, il y a aussi un problème lié à la présence de Dieu ou de la figure sainte dans la peinture. Dans l’église orthodoxe, par exemple, une icône est supposée « contenir » quelque chose de la présence du saint ou de Dieu. En Afrique, on ne représente pas le Dieu le plus important...

JG : Cela m’a toujours étonné de voir comment, avec l’avènement de la Renaissance, les figures de Dieu sont revenues. Dieu était représenté, alors qu’en Afrique, le Dieu le plus important n’est représenté nulle part. Il est immatériel et l’on ne peut pas Le matérialiser. J’ai eu de nombreuses discussions sur la représentation de Dieu avec un certain nombre de personnes en Afrique. Plusieurs d’entre elles trouvaient un peu étrange de voir Dieu apparaître dans des images ; ce qui n’existait d’ailleurs pas dans le christianisme primitif, c’est venu plus tard. Tu te souviens peut-être qu’il y avait certains problèmes au sujet de la représentation du Christ. Une partie de la controverse iconoclaste portait sur le fait qu’on pouvait représenter le Christ dans son aspect humain, mais pas divin. Cependant, même si on pouvait représenter des figures saintes comme le Christ, des portraits de toi ou de moi étaient impossibles.

SC : On est donc bien dans une dialectique de la présence/absence qui fait naître le doute ? Dans une ambivalence inhérente à toute représentation ? Et chaque forme de représentation contiendrait en elle-même une certaine incertitude ?

JG : De l’incertitude, oui. Même après les Impressionnistes, avec le mouvement de l’art abstrait, cette incertitude n’a pas disparu, en tout cas certainement pas dans les écrits des formalistes russes comme Malevitch. On pouvait représenter le monde extérieur, mais on ne pouvait pas représenter le monde intérieur. Afin d’atteindre l’esprit et la signification profonde des choses, on devait passer à l’abstraction. Il y a eu ainsi ce passage, après Cézanne, à une peinture plus formaliste. A nouveau, je dirais qu’on retrouve la même ambivalence, une double signification, parce qu’alors on est retourné à une peinture plus représentative, en faisant des aller retour. Si l’on considère le rôle de la peinture à Pompéi, ou les peintures romaines de jardin, les artistes peignaient des scènes ordinaires. Nous sommes ainsi revenus à un point de vue humaniste, mais, je continuerais à l’affirmer, avec une certaine ambivalence.
Il y a toujours quelque chose d’ambivalent[, d’] ambigu avec la représentation. Je pense particulièrement aux pièces de théâtre. Quand on va voir une pièce de Shakespeare, et qu’un roi arrive sur scène, on sait bien qu’il n’est pas réellement un roi, que c’est un homme habillé comme un roi. Shakespeare lui-même est capable de dire ceci : les femmes seront jouées par de jeunes hommes, puisqu’elles ne sont pas autorisées à apparaître sur scène.Et il parle de la différence entre les femmes et les jeunes hommes qui jouent à leur place. Cette question du travestissement - parce qu’il est question de se travestir, si je me déguise moi-même en évêque par exemple - comporte une ambivalence, car les gens font la différence entre la mise en scène et la réalité.

SC : Je me demande si les écrivains ne seraient pas toujours plus explicites dans l’expression de cette ambivalence que les peintres. Je pense aussi aux photographes, par exemple, certains ethnographes sont souvent naïfs dans leur utilisation des photographies. Vous allez sur votre terrain, prenez quelques photographies et, très souvent, dans un premier temps, vous les considérez comme ce que vous avez vu, l’ambivalence vient dans un second temps, peut-être avec l’écriture. Mais je ne suis pas une spécialiste de la photographie...

JG : C’est peut-être le cas, je n’y ai pas réfléchi sous cet angle. J’y ai réfléchi en Afrique à propos des masques, par exemple. Quand on voit un masque de danse, les gens savent qu’il y a un être humain derrière le masque et pourtant ils ne le savent pas. Ils le savent et craignent de le savoir. Dans une société comme celle des Tallensi ou des LoDagaa au Ghana, les gens connaissent les masques mais ne possèdent pas de masques. Ils les connaissent parce qu’ils viennent d’à côté de chez eux, mais ils les rejettent parce qu’ils travestissent les traits humains. Quand des magistrats de district et des visiteurs africains du Sud venaient chez les LoDagaa, ils espéraient souvent se faire offrir un masque. Mais les LoDagaa n’en fabriquaient pas et ils devaient envoyer quelqu’un de l’autre côté, par la route, en Côte d’Ivoire, pour acheter un masque baoulé à offrir. Ainsi, parfois on trouve aujourd’hui dans les musées un masque baoulé qui est décrit comme un masque lobi. Mais cela n’existe pas ! Leur rejet des masques présentait, c’est sûr, des similitudes avec le rejet du travestissement par les Protestants, ou même du théâtre par le catholicisme médiéval. Le travestissement dans les mystères pouvait être admis, parce que ces pièces étaient chrétiennes, mais, quand vous lisez les archives en Europe, vous voyez constamment des hommes d’église exprimer leur crainte du déguisement. Ainsi la peur des mascarades populaires : se déguiser et se couvrir le visage de cette façon conduisent certainement à une représentation ambiguë des êtres humains.

SC : Est-ce l’incertitude qui crée la différence entre le rituel et le drame théâtral, parce que dans le rituel, on ne doit pas avoir d’incertitude sur ce qu’on est en train de faire ?

JG : On peut parler d’une différence de degré. Il existe une incertitude à propos des masques, parce que de nombreuses personnes savent qu’un être humain est derrière. Comme le poète S.T.Coleridge le disait, notre volonté de surseoir à notre incrédulité connaît des différences de degrés et cette position est beaucoup plus facile à adopter si elle repose sur des raisons religieuses. Quand on pense que le premier retour du théâtre en Europe s’est fait dans un contexte religieux, en fait dans les églises avec la représentation de la Passion, cela signifie que même dans un rituel, les gens savaient que telle ou telle n’était pas vraiment Marie, mais qu’elle jouait Marie ; et que la personne qui jouait le Christ dans la Passion de Oberammergau [2] n’était pas réellement le Christ, mais un acteur. Ainsi, même dans ce cas, vous avez une mesure pour quantifier la croyance à ce moment-là. Le contexte religieux encourageait à surseoir à l’incrédulité. Je ne me satisfais pas de l’idée d’absence d’incrédulité dans les cultures anciennes, ou de tradition orale, parce que j’ai rencontré des gens qui étaient bien plus sceptiques qu’on aurait pu le penser, qui mettaient en doute les choses.

SC : Nous imaginons facilement que les autres ont une croyance sans faille !

JG : Ils n’ont peut-être pas mis en doute les choses avec autant de violence que certains agnostiques récents, mais ils étaient prêts à reconnaître que certaines ne marchent pas - que les danses ou autres ne soignent pas une maladie. Je ne crois pas que l’incrédulité ait commencé avec nous, mais elle s’est certainement développée de manière exagérée quand une tradition laïque devait coexister avec une tradition plus religieuse.
Je ne connais pas bien l’islam à ce sujet, mais il y a quelque chose de similaire en Inde : une tradition matérialiste anti-hindoue, et d’une certaine manière anti-caste, qui était une tradition écrite et qui a perpétué une tradition d’incrédulité plus que d’agnosticisme ou d’athéisme.

SC : Tu parles d’ambivalence cognitive, et je dois avouer que je ne suis pas sûre de comprendre le sens que tu donnes à ce terme. Ce n’est visiblement pas « cognitiviste » dans le sens que lui donnent Pascal Boyer et Dan Sperber. Pourrais-tu être plus explicite ?

JG : J’envisage la cognition dans le sens de compréhension intellectuelle. L’ambivalence peut être émotionnelle, comme dans le cas de funérailles, par exemple. Je comprends l’ambivalence cognitive comme un phénomène qui pose problème à notre appréhension du monde qui nous entoure. L’exemple dont nous avons parlé - si un acteur est oui ou non un roi ou une reine, et le fait qu’on ne peut pas accepter, en même temps, qu’il soit et qu’il ne soit pas ce qu’il semble être - est un exemple d’ambivalence cognitive ; ce n’est pas émotionnel. Cela est à mettre en relation avec le dispositif de compréhension. Mais je ne le prends certainement pas dans le même sens que Dan ou Pascal, qui adoptent une optique socio-biologique.

SC : Comme une sorte de contrainte interne au cerveau...

JG : Oui, je ne le vois pas comme une contrainte interne au cerveau, mais plutôt comme une contrainte interne à la compréhension du dispositif d’un phénomène ou d’un événement.

SC : Donc quelle est l’articulation entre la contrainte interne telle que tu la décris et la contrainte externe, la contrainte sociale par exemple ? Mais peut-être la question est-elle trop vaste...

JG : Je ne suis pas sûr. Je pense que l’aspect interne est parfois important, mais la dimension externe l’est tout autant. Prends ce dont nous avons discuté tout à l’heure, festoyer et donner une part de ce festin aux pauvres : c’est l’expression non pas seulement d’une contrainte ou d’une ambivalence interne, mais aussi d’une ambivalence qui s’inscrit dans un système bien plus vaste. En donnant, on reconnaît que ces personnes, qui sont des citoyens mal nourris, représentent un danger pour le système social. Cela peut être considéré comme une contrainte externe ou une ambivalence.

SC : Donc il y a une sorte de renforcement réciproque ?

Oui, un renforcement externe. Dans la plupart des cas d’inégalité, il existe des formes de dons qui l’atténuent. On peut donner à un collège, mû davantage par un sentiment de culpabilité à propos de la provenance de sa richesse, que par souci pour les futures générations d’étudiants. Et je suis sûr que beaucoup de gens le font pour cette raison. L’accumulation d’une grande richesse dans un système social conduit à exprimer une ambivalence sociale à propos de l’inégalité. Mais ce n’est qu’un seul aspect. On peut aussi donner pour donner. J’ai écrit un jour un article, que je ne pense pas avoir publié, intitulé « Socialisme et sorcellerie ». J’y montrai comment le socialisme joue justement de cette ambivalence envers l’inégalité. Peut-être que le désir pour l’égalité, exprimé sans relâche, repose sur le fait que l’on sait qu’on ne peut pas vraiment avoir d’égalité dans un système qui fonctionne selon les règles du capitalisme. Fraternité et égalité sont des concepts relatifs, et quand on y arrive vraiment, comme peut-être dans certains processus révolutionnaires, toutes sortes d’autres éléments du système social sont réprimées, et on finit avec la terreur jacobine. Le mot « terreur » apparaît pour la première fois dans ce contexte historique, dans la bouche des Jacobins.

 
 

add_to_photos Notes

[1Ainsi sur la couverture de mon livre sur la représentation (version anglaise), j’ai mis une photographie d’un taliban qui tient une caméra vidéo recouverte d’un foulard. Ils n’autorisaient rien qui ne soit trop réel.

[2Note de l’édition : petite ville de Haute-Bavière dans laquelle on joue tous les dix ans, depuis 1634, un « Jeu de la Passion » le dimanche de Pentecôte.

Pour citer cet article :

Sophie Chevalier, Grégoire Mayor, 2009. « Esthétique, économie et ambiguïté de la représentation. Entretien avec Jack Goody, deuxième partie ». ethnographiques.org, Numéro 18 - juin 2009
Echos et reflets alpestres : regards ethnologiques sur le Valais [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2009/Goody-Chevalier-Mayor - consulté le 06.12.2024)