Photographie : J.-M. Privat
Le corps à la lettre
M. Mauss raconte sur un mode plaisant et autobiographique comment s’est formée dans son esprit la notion de « techniques du corps ». Il connaissait fort bien, dit-il, le savant qui avait rédigé « un excellent article sur la Nage dans l’édition de la British Encyclopaedia de 1902 ». Cet ami précieux lui (dé-)montra en effet « l’intérêt historique et ethnographique de la question », et « ce cadre d’observation » lui fut décisif :
« Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on nous apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir dans l’eau. Aujourd’hui la technique est inverse. On commence tout l’apprentissage en habituant l’enfant à se tenir dans l’eau les yeux ouverts. Ainsi, avant même qu’ils nagent, on exerce les enfants surtout à dompter des réflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on les familiarise avant tout avec l’eau, on inhibe des peurs, on crée une certaine assurance, on sélectionne des arrêts et des mouvements (…). Il y a donc une technique de la plongée et une technique de l’éducation de la plongée (…), et comme pour toute technique, un apprentissage de la nage (…). De plus, on a perdu l’usage d’avaler de l’eau et de la cracher. Car les nageurs se considéraient, de mon temps, comme des espèces de bateaux à vapeur. C’était stupide, mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma technique. Voilà donc une technique du corps spécifique, un art gymnique perfectionné de notre temps » (Mauss, 1991 : 366-367).
Mais si M. Mauss souligne combien le corps est éduqué selon des normes éducatives prégnantes – je ne peux pas me débarrasser de ma technique – à la fois culturelles et historiques – on sélectionne des arrêts et des mouvements – et même s’il considère que l’habitus est « l’ouvrage de la raison pratique collective et individuelle » (1991 : 369), il n’ouvre guère l’œil sur la structuration (architecturale) des espaces dans lesquels le corps du nageur évolue. Le corps et le décor, le corps dans un décor ? On fera au contraire l’hypothèse que le corps non seulement habite l’espace mais qu’il en sémiotise et en somatise les structures spatiales, à son su ou à son insu :
« Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair les zébrures du carrelage, c’est alors que je cesserai de le voir comme il est (…). L’eau n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle s’y matérialise. » (Merleau-Ponty, 1985 (1964) : 70-71) [1].
Une phénoménologie anthropologique de la raison spatiale [2] ne saurait toutefois s’abandonner à la fascination esthétique des seules « zébrures du carrelage ». Le langage aussi se matérialise…
Raison graphique et déraison doxique
La raison graphique semble en effet avoir ses raisons que la raison culturelle ne veut pas connaître. Et pourtant, doit-on trouver déraisonnable J.-P. Vernant (1996 : 70-71) quand il démontre par exemple que l’espace structuré et centré de l’agora athénienne est la configuration par excellence d’un système politique dont la loi est l’équilibre, la symétrie et la réciprocité ? Cet idéal d’une ville en damier dont les rues sont tracées au cordeau et se coupent à angle droit conformément à un modèle géométrique vise expressément à rationaliser conjointement les espaces publics et les relations politiques. La cité démocratique se projetterait ainsi selon un schéma spatial fait d’espaces abstraits et homogènes ordonnés et mesurés. Et l’anthropologue de la culture antique rappelle alors le rôle que l’écriture a joué aux origines de la modélisation de cette cité et la cohérence interne d’un type de culture qui – pour reprendre cette fois les termes de J. Goody – exploite « les possibilités croissantes offertes aux opérations formelles de nature graphique » (1979 : 260) et se trouve en droit d’en attendre des effets socio-cognitifs précis et structurants.
La domestication de notre déraison culturelle qui tend à ignorer ses propres principes fondateurs est ainsi au principe du travail non seulement de l’anthropologue des lointains historiques, mais aussi de l’ethnologue des lointains exotiques. Je fais allusion aux interrogations de Cl. Lévi-Strauss sur « les corrélations qui peuvent exister entre la configuration spatiale » de tels villages amérindiens et « les propriétés formelles des autres aspects de leur vie sociale », ou encore à ses remarques sur ces nombreuses sociétés « où la configuration spatiale « représente » la structure sociale, comme le ferait un diagramme au tableau noir » (Lévi-Strauss, 1974 : 347). On posséderait ainsi, selon lui, le moyen d’étudier quantité de « phénomènes sociaux et mentaux à partir de leurs manifestations objectives, sous une forme extériorisée et – pourrait-on dire – cristallisées » (Lévi-Strauss, 1974 : 348). Mais Lévi-Strauss évoque aussitôt le paradigme des mathématiques et les propriétés numériques et démographiques des groupes ; le fameux « diagramme au tableau noir » est ainsi au mieux la retraduction des opérations cognitives du travail de compréhension anthropologique et non un produit indigène de la culture orale locale.
La culture écrite, la culture écrit
Ainsi, dans le prolongement des travaux de J. Goody sur l’écrit comme mode spécifique de production du social et du cognitif en général, je souhaite ici, d’une part réinterroger le tracé des frontières que l’on peut assigner à l’empire et à l’emprise de la littératie, d’autre part réfléchir aux modes d’acculturation à l’ordre graphique chez de jeunes enfants d’aujourd’hui. Quelles sont les hypothèses d’anthropologie de la culture écrite qui sont au fondement de cet horizon de recherche ? Si l’on peut concevoir une littératie restreinte et une littératie élargie, une littératie extensive ou intensive, continue ou discontinue, etc. [3] on peut aussi faire l’hypothèse d’une littératie à la fois réifiée et intériorisée. C’est plus précisément sur l’incorporation des structures chosifiées de l’écrit imprimé que je souhaite attirer l’attention. Je pourrais résumer mon hypothèse très générale par l’expression suivante, agressivement tautologique dans sa banalité formelle et intemporelle : la culture écrite écrit (partout, tout le temps). Je rappelle pour mémoire la démonstration proposée jadis par E. Panofsky et prolongée ou reformulée par P. Bourdieu, thèse qui visait à mettre à jour les affinités structurales et génétiques entre la culture scolastique des lettrés médiévaux et l’architecture gothique des bâtisseurs de cathédrales nourris de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin (1967). Dans cette perspective de génétique des habitus culturels et de leurs transferts, ouvrage écrit et ouvrage d’art sont considérés comme de purs produits littératiens « au titre d’ensembles intelligibles composés selon des méthodes identiques, avec, entre autres traits, la séparation rigoureuse qui s’y établit entre les parties, la clarté expresse et explicite des hiérarchies formelles et la conciliation harmonieuse des contraires » (Bourdieu, 1967 : 135). Ces équivalences symboliques et pratiques seraient ainsi nécessairement actives « dans une société où la transmission de la culture est monopolisée par une école, les affinités profondes qui unissent les œuvres humaines (et bien sûr les conduites et les pensées) trouvant leur principe dans l’institution scolaire investie de la fonction de transmettre (…), ou plus exactement de produire des individus dotés de ce système de schèmes inconscients (ou profondément enfouis) qui constitue leur culture, ou mieux leur habitus » (Bourdieu, 1967 : 147-148). Ainsi, la pensée scolastique (système incorporé et intériorisé de dispositions cognitives et productives), pensée d’école et pensée structurée par une littératie subtilement organisée, ordonnée, planifiée, serait à la genèse culturelle de « l’homologie entre la croisée d’ogives et la brisure de l’écriture gothique » (Bourdieu, 1967 : 160). Et M. Foucault commentant le même ouvrage de Panofsky – Architecture gothique et pensée scolastique – n’hésitera pas non plus à assurer que « les structures du langage donnent leur forme à l’ordre des choses » (2001 : 649), sous-entendant le langage écrit sans doute, comme quand il se demande « où le langage pourrait-il flotter et se poser, sinon en ce lieu qui est la page, avec ses lignes et ses surfaces, sinon en ce volume qui est le livre » (2001 : 439).
Les lignes d’eau et les lignes d’o
Mon propos est en fait d’actualiser en notre synchronie culturelle les exemples médiévaux et savants choisis par P. Bourdieu et d’en saisir quelques conséquences théoriques, sociales (et pédagogiques) possibles. J’ai choisi de prendre pour terrain d’observation ethnographique les piscines municipales couvertes, et ce pour trois raisons complémentaires :
1. Ce sont des produits de la littératie architecturale (« sans crayon et sans papier » comme aime à dire J. Goody, pas de piscines de ce type).
2. Ces piscines sont apparemment le lieu par excellence de l’oralité vivante en ce sens que les réalisations scripturales y sont par principe exclues ou marginales (à la périphérie extérieure du bassin) et que les corps en exercice y évoluent en co-présence dans des interactions physiques que régissent les règles de la proxémique en face to face [4].
3. On y observe enfin l’apprentissage de techniques du corps spécifiques en situation scolaire dans un va-et-vient hebdomadaire entre le cahier de lecture ou d’écriture d’écolier et l’atelier de natation, en cours préparatoire pour ce qui concerne mon « terrain » d’observation.
L’hypothèse plus précise de travail que je présente consiste donc à concevoir un réel isomorphisme – matériellement visible et en un sens culturellement invisible ou dénié – entre d’une part la structuration parfaitement linéaire de l’espace graphique de la page où le jeune écolier s’exerce à la littératie manuscrite et imprimée et, pour parler comme V. Hugo, « les froides et inexorables lignes du géomètre » (1972 : 237) des modernes bâtisseurs de certaines piscines laïques, gratuites et obligatoires. Une homologie donc entre d’une part le livre, ses pages, ses lignes, ses mots, ses lettres qui s’emboîtent systématiquement pour construire un parfait rectangle signifiant dans une sorte de coalescence des structures logiques et des structures physiques de la littératie et le bassin de la piscine « républicaine » où tout n’est qu’ordre linéaire et beauté des perpendiculaires, luxe des figures quadrangulaires et calme des espaces minutieusement quadrillés qui soumettent à l’ordre infragraphique la labilité troublante des eaux purifiées et miroitantes.
Photographie : J.-M. Privat
C’est ce commun substrat graphique de l’écrit académique et de l’ordre aquatique infra-scriptural dont je voudrais observer la prégnance éventuelle sur les sujets scolaires priés ici et là d’inscrire leurs performances dans un commun et constant entrecroisement orthogonal et planaire de lignes droites et continues, où tout n’est qu’hyper-régularité des lignes et emboîtements systématiques et strictement équidistants de formes orthogonales figées inscrites sur des plans et des volumes homogènes et continus [5].
Certes, dans « la civilisation du rectangle » (Barthes, 2002 :158), innombrables sont les espaces bâtis selon le standard du rectiligne et du perpendiculaire (à commencer par les façades des immeubles à quat’ sous et le tracé au sol des places de parking). Mais, du point de vue des apprentissages subliminaux ou diffus qui échappent à la conscience réflexive et critique, la piscine propose évidemment une situation tout à fait particulière puisque le corps du jeune nageur y baigne littéralement dans un substrat formel littératien.
Et le maître-nageur pourrait se contenter de veiller à la sécurité de cet apprentissage par corps qui s’exerce dans la logique muette et anonyme mais parfois entr’aperçue et (mal) ressentie d’un univers de lignes sans signes. Le non signifiant n’est pas pour autant in-signifiant [6].
Au fond, l’obsession orthogonale n’aurait aucune justification fonctionnelle autre que d’inscrire de facto l’exercice des corps dans un espace de pure rationalité graphique. On songe à la boutade de Le Corbusier : « La rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes » (1994 : 10). A cette différence près introduite récemment par les sémioticiens des supports et des surfaces de l’écriture que le support matériel (le béton, le carreau et le verre) n’a d’intérêt selon moi que dans la mesure où il est constitué en support formel, en structure d’accueil organisée selon un ensemble de régularités topologiques de dimension, de proportion, de segmentation et d’orientation, ce que R. Harris appelle « le principe du casier » qui, selon lui, « sous-tend toute la syntagmatique du texte écrit » (1993 : 229). Il me semble, ce faisant, que je partage l’hypothèse de J. Goody selon laquelle « les logiques des cultures écrites exercent une influence formelle et cognitive qui s’étend à de nombreuses actions non linguistiques » et que « les techniques et les pratiques cognitives que l’on peut raisonnablement attribuer à l’écriture (…) sont sujettes à des développement à long terme qui résultent en partie de facteurs internes et en partie de facteurs externes » (Goody 2007 : 32-33). Ainsi, de même que la carte de géographie est « un opérateur d’échanges entre le lisible et le visible » (de Certeau, 1980b : 240), l’espace systématiquement quadrillé de la piscine serait, en situation d’activation scolaire des apprentissages fondamentaux, un opérateur d’échanges entre le visible et le scriptible qui tend à modéliser le faire des usagers (cf. Fontanille, 2005). On le voit, mon hypothèse de travail repose sur une extension des observations goodiennes sur la structure formelle de certains dispositifs graphiques (« un tableau est une matrice de colonnes verticales et de lignes horizontales » observe J. Goody (1979 :109), un journal ou un cahier d’écolier aussi…), une extension, dis-je, aux invariants infrastructurels et objectifs qui règlent la composition et la lecture de l’imprimé, au plus loin de l’oralité et de sa linéarité qui flotte sur la ligne du temps. Sous les pavés, la page, en quelque façon. Et le jeune nageur nage dans la page, s’il est vrai que l’étape de la « mise en espace » de l’écriture est « peut-être la première dans la vie des enfants en civilisation alphabétisée : l’apprentissage de la géométrie de la surface précède la capacité de former des graphies régulière » (Sirat et Vinh, 1990 : 193). La piscine serait ce lieu transcriptionnel (si je puis dire) où les exercices physiques sont parfois des exercices graphiques plus ou moins assujettis à l’imaginaire d’un ductus :
« Le ductus est un mouvement et une forme, une temporalité. C’est l’écriture en train de se faire et non l’écriture faite (…). Le ductus est un code ; c’est à la fois l’ordre dans lequel la main trace les différents traits qui composent une lettre et le sens selon lequel chaque trait est exécuté (…). Il représente à l’état vif l’insertion du corps dans la lettre. C’est le geste humain dans son ampleur anthropologique : là où la lettre manifeste sa nature manuelle, artisanale, opératoire et corporelle » (Barthes, 2000 : 66-67).
Extraits d’entretien avec Alicia, Caroline et alii, élèves de Cours Préparatoire, 2008 : 1) Comme si on écrivait quelque chose avec son corps , 2) Le carrelage de l’eau , 3) Faire des « i » ou de « y » dans la piscine [7].
Ce primat de l’angle droit, de l’alignement, du parallélisme, de la symétrie, de la ligne droite et de l’intersection dans le monde littératien se retrouve constamment dans l’apprentissage de l’écriture, où la tenue générale du corps et particulièrement le geste de la main sont engagés. En effet, avant d’être « mis dans la position de l’industriel, de l’urbaniste, ou du philosophe cartésien pour gérer l’espace propre et distinct (…) de sa page blanche » (de Certeau, 1980a : 236) [8] , l’enfant apprend à écrire, stricto sensu :
« L’écriture est un dessin (…). Le maître marque un point sur le tableau noir (…). Il pose un second point au-dessus du premier : « Voici un point haut et un point bas. – les élèves apprennent ensuite à distinguer de la même façon la droite de la gauche ; puis, tant à droite qu’à gauche, un point supérieur et un point inférieur (…). Le maître trace alors une ligne entre un point supérieur et celui qui est verticalement au-dessous (…). On grave dans la mémoire des enfants le sens du mot « vertical » en montrant des objets offrant dans leur construction des lignes verticales. Puis les enfants marquent sur leurs ardoises deux points, l’un au-dessus et l’autre au-dessous, et les réunissent par une ligne. » (Buisson, 1887 : s.v. « lecture ») [9]
Charles Defodon, article "Lecture" dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié sous la direction de F. Buisson (1888, t.2 : 1141 *) .
C’est ainsi du moins que les enfants de l’Ecole de Jules Ferry apprenaient à tracer des figures géométriques régulières pour entrer en littératie… L / T / I et tous les croisements rectilignes et équidistants nécessaires [10].
Or, l’hypothèse pan-littératienne que je propose conduit à une sémiotique de la signification qui « lit » dans des lieux dépourvus de toute trace d’écrit l’infrastructure muette mais concrète de l’écriture, la matérialisation parfaite de ses constituants formels, son signifiant graphique [11]. Ainsi une piscine municipale, lieu par excellence où les écrits disparaissent à l’entrée du bassin, est-elle un pur produit de la pensée graphique, structurée exactement comme une page d’écolier…
Garder la ligne ou jeter l’o du bain ?
Photographie : J.-M. Privat
Un début d’observation ethnographique me permet d’avancer que les piscines traditionnelles de centre ville sont souvent des lieux d’exercice où des corps très policés et très auto-disciplinés font en silence des lignes et comptent les longueurs en parcourant un espace quadrillé jusque dans le moindre détail – là tout n’est que formes géométriques et tracés rectilignes. Les très jeunes nageurs jouent de leur côté avec des bouées en forme de O (parfois pisciformes) ou de U. et apprennent à discipliner leurs corps. Le message (à peine) subliminal est qu’ici on est à l’école de la littératie et qu’on « baigne » non pas dans de l’écrit au sens académique du terme, mais, pour reprendre la très belle expression de M. Laparra, dans de « l’écrit chosifié » (2006 : 237-249) [12]. Au risque toutefois de produire des débordements ou des passages à la ligne quand la leçon de natation se clôt et que les petits nageurs sous la douche jouent comme des sauvageons avec les flacons de shampoing ou brutalisent un souffre-douleur en le giflant au visage d’un sec coup de palme, pour rigoler…
Tiré du site http://www.metz.fr/metz2/sortir/sport/piscine/belletanche.php
Cette anthropologie des structures formelles de la culture littératienne explique peut-être pourquoi dans les piscines nouvelles des quartiers périphériques vouées à des publics plus populaires l’organisation des espacements est asymétrique et discontinue, et, comme à dessein, leur utilisation labile, irrégulière, transversale – là tout n’est que lignes brisées, plans inclinés et trajectoires plus ou moins fantaisistes de corps. A un premier espace de type disciplinaire, linéairement réglé, hiérarchisé et articulé, expressément voué à un austère studium sous le regard d’un maître-nageur (annexe 1), est donc substitué un lieu multifonctionnel et très « vivant », dé-linéarisé et comme dé-régulé, qui appelle le ludus où s’entrecroise le libre jeu des lignes et des corps (annexe 2).
De toute façon, ce corps ludique et joyeusement expressif a ses déraisons que la raison (graphique) ne saurait encadrer trop longtemps (cf. ci-dessus les règlements très hygiénistes voire puritains affichés dans le hall d’entrée – « La civilisation des corps »). Ainsi, la piscine-exercice (scolaire) tend-elle à renforcer l’incorporation de la structuration graphique et éthique du sujet pendant que la piscine-jeu le divertit des contraintes insupportables d’une littératie trop envahissante : « Sans cesse la loi s’écrit sur les corps. Elle se grave sur les parchemins faits avec la peau de ses sujets (…). Les êtres vivants sont « mis en texte », mués en signifiants des règles » (de Certeau 1980c : 243), en signifiants flottants… C’est cette « intextuation » (de Certeau 1980c : 243) que les nageurs en eaux libres refusent vigoureusement. C’est en tout cas ce qu’une micro-anthropologie des usages socio-scolaires de la piscine devrait permettre de vérifier pour autant qu’une approche contrastive présente quelque valeur heuristique quand elle permet de distinguer deux grands types de piscine, les piscines – salles de classe vouées au studium et à la skholé et la structure et les usages des piscines – cours de récréation, piscines « populaires », récréatives et ludiques.
Ce serait ainsi une autre dimension comparative à explorer pour décider en connaissance de cause si l’on veut garder la ligne ou jeter l’o du bain…
Annexe 1 - La discipline graphique du corps
A Metz - comme dans beaucoup de villes de France - il y a deux grands types de piscines urbaines :
- des piscines style années 1930, dans le centre ville et les quartiers où habitent les classes moyennes ou supérieures assez cultivées ; elles sont vouées à l’exercice physique et à l’entretien du corps (et de l’esprit aussi, en un sens). Les piscines olympiques construites souvent dans les années 1970 en bordure du centre ville et expressément destinées à des activités sportives « musclées », aux clubs de natation, aux entraînements diurnes ou nocturnes intensifs, aux performances aquatiques, etc. peuvent être considérés ici comme des variantes modernes de ce premier modèle, même si la performance aquatique est à l’évidence plus proche de l’univers industriel et compétitif.
- des piscines des années 2000 à l’architecture plus contemporaine inscrite dans un complexe sportif, en périphérie urbaine et dans les banlieues populaires excentrées, piscines multi-bassins vouées aux divertissements - installations ludiques : toboggans, escaliers en colimaçon, espaces de jeux et couleurs vives des jouets, etc. – à la satisfaction concrète ou aux jouissances symboliques du corps collectif (espace repas dans le périmètre des bassins, usages intensifs des distributeurs de boissons, conversations informelles et bon enfant, etc.). Une cathédrale médiévale « laïque » plus qu’un Temple de la Raison…
Photographie : J.-M. Privat (2010).
Archives Municipales de Metz.
Je fréquente pour ma part une piscine intra muros qui est comme la concré(tisa)tion de la pensée des Lumières : sobre, lumineuse, géométrique, hygiénique, silencieuse, studieuse, respectueuse des lignes d’eau, asexuée et aseptisée [13]. L’écriture est exclue, là comme ailleurs. À l’exception des plots où sont inscrits des chiffres. Pourtant, la charpente graphique de l’écrit est omniprésente, comme une spéculaire mise en abyme : une vraie feuille millimétrée à trois dimensions ! Dans l’infrastructure de ce type de piscine tout est géométrisé et quadrillé, jusqu’à l’obsession… (structure générale du bâti extérieur et intérieur, segmentation systématiquement quadrangulaire des espaces uniformes et fonctionnels, triomphe de l’harmonie et du redoublement binaire, cabines et vestiaires strictement alignés et formatés à l’identique, grilles rectangulaires d’écoulement des eaux, panneaux décoratifs aux carrés monotones, etc.). Tout et tout le monde est centré, monocentré, concentré. Un jour en nageant sur le dos, j’ai eu soudain la sensation d’être comme dans un cahier d’écolier : je faisais des lignes (avec plus ou moins d’application) et il n’était pas question de passer d’une ligne d’eau à l’autre. En somme, je me baignais et je baignais… dans de l’écrit, dans un espace structuré de part en part par le calcul formel de la rationalité graphique. Dans ces piscines, comme à l’école, on doit impérativement s’autocontrôler. Le corps doit être discret et assagi, réservé et actif, muet, poli et policé. Comme celui d’un jeune et bon élève qui s’applique à écrire dans les cases prévues… Ainsi, les classes moyennes cultivées vont-elles à l’école aussi pendant les vacances, le dimanche matin... Elles continuent à apprendre par corps l’exigeante auto - discipline graphique - même si (surtout parce que ?) il n’y a pas de réelle graphie ni d’activité graphique au sens habituel du terme.
Annexe 2 - L’indiscipline graphique des corps
Passons aux quartiers populaires. Tout se passe – est-ce réaliste ou populiste ? je ne sais – comme si on estimait (les concepteurs, les responsables politiques, la doxa ambiante) que les classes populaires devaient s’imposer tant d’autocontraintes pendant la semaine (à l’école, au travail) pour intégrer les rigueurs, les règles et les codes de la pensée graphique que, dans les temps de loisirs, on se devait de favoriser à la piscine le libre exercice ludique et collectif du corps. L’architecte ici a travaillé sur les lignes brisées, les dénivelés, les plans inclinés ; aucune ligne droite et stable, sauf pour les bassins. Il y a tout le jeu (et la musique) nécessaire pour instaurer du désordre par rapport à la première piscine étudiée, un désordre graphique en somme, sinon une déraison voire une dérision graphique. Une désorganisation assez systématique de l’univers graphique en tout cas, un univers largement ouvert sur l’extérieur par de larges baies vitrées et polycentrées. Là, les corps se libéreraient enfin de la contrainte de l’ordre graphique (si coextensif à la culture scolaire…) et de la solitude concentrée du sujet réflexif. Est-ce réaliste de ne pas imposer à tout le monde de continuer l’école le dimanche ou le soir après le travail de classe ? Est-ce si insupportable de continuer à baigner dans de l’écrit pour un certain public éloigné des enjeux de la gratification de la culture écrite ? Il se pose alors assez crûment un problème politique et civique : faut-il ou non implanter des modèles de piscines des Lumières dans les quartiers populaires ou doit-on encourager leurs populations à fréquenter des piscines ludiques et asymétriques, à la périphérie de la raison graphique ? Il suffit d’ailleurs de s’enquérir des représentations que les habitués (ou les employés, y compris les maîtres-nageurs) se font de l’une ou l’autre piscine pour se convaincre que l’on est bien dans deux « mondes » différents : « ici c’est familial et bon enfant, ludique si vous voulez » / « là-bas, c’est austère, discipliné, un bunker » / « ici c’est la vie, eux c’est le silence » / « ici c’est une école de zénitude » / « chez eux il faut aller droit (geste à l’appui), c’est militaire quoi » / nous on aime l’ambiance, c’est festif et familial, vous voyez », etc. Et ce dimanche 13 décembre 2009, l’entrée de la piscine est décorée d’un rituel sapin de Noël et sa jonchée de paquets-cadeaux, tout comme les maîtres-nageurs et le personnel ont décoré de guirlandes le petit plongeoir et d’un autre sapin avec d’autres boîtes enrubannées l’escalier en spirale qui conduit jusqu’à la coupole en bois qui coiffe l’ensemble des bassins ; et jusqu’au début du mois de janvier aussi, sur les grandes vitres qui donnent sur les pelouses aujourd’hui blanchies par quelques flocons de neige, des dessins d’enfants ou de grands enfants pour fêter Noël et la Nouvelle Année, pour écrire à la peinture son prénom dans un nuage blanc féerique ou l’accrocher à la pointe d’une branche de sapin dessiné sommairement. Enfin, sur la baie qui fait face à l’entrée, à la lisière ou à la frontière de la piscine, ce vœu festif et sans façon manuscrit en gros caractères gentiment irréguliers, comme sur le cahier d‘un écolier appliqué et heureux d’être amical et chaleureux (et déjà en vacances de l’école…) : « Bonnes Fêtes à Vous ! »