Introduction : le travail auprès des mourants en question
A la suite des travaux de Thomas (1975), d’Ariès (1975) ou même d’Elias (1987), l’idée a longtemps prévalu que la société occidentale n’offrirait qu’une place exigüe à la mort et aux mourants. L’émergence des soins palliatifs a toutefois incité certains chercheurs à réévaluer la portée d’un tel constat. Tony Walter (1994) a ainsi tenté de démontrer comment la mort s’est retrouvée au centre d’une résurrection sociale – littéralement ce qu’il nomme « the revival of death » [1]. Dans le prolongement, Clive Seale (1998) a proposé une analyse du processus de subjectivation, porté notamment par les soins palliatifs, qui associe la mort à un projet par lequel et pour lequel les individus affirment leur qualité de sujet. Face à l’épreuve d’un départ que l’on sait imminent ou d’un décès à peine survenu, Walter et Seale montrent ainsi comment l’émergence des soins palliatifs a participé à la constitution d’un creuset où, d’une part, la mort fait l’objet d’une attention spécifique et où, d’autre part, les individus se bricolent le sens qu’ils veulent bien lui donner pour mieux l’apprivoiser.
Jean-Hughes Déchaux emploie le terme d’« intimisation » (2000) pour qualifier ce processus qui voit la mort, et sa ritualité, quitter la sphère publique pour s’ancrer dans la sphère privée. Plus critique, il y voit la trace politique et morale d’une rationalisation croissante des affects. Pour cet auteur, le projet palliatif, et plus généralement la subjectivation de la question mortuaire, consistent moins en une forme d’expression des émotions qu’à leur canalisation avec un degré sans précédent d’autocontrainte.
Dans son analyse fondatrice des soins palliatifs, Michel Castra (2003 ; 2005) reprend cette approche à son compte. Son ethnographie donne à voir des professionnels passant, en définitive, autant de temps à se protéger qu’à prendre soin des patients en fin de vie. C’est là un point commun à l’ensemble des travaux précités, qu’ils soient ou non critiques à l’égard des soins palliatifs. L’objet "mort", ainsi que toutes les activités qui se déploient à son entour, ne semblent compréhensibles qu’au prisme d’un schéma "réactif", impliquant une neutralisation : la mort fait peur et la vocation de toute symbolique (rituelle ou non) serait de répondre à ce trouble et d’en diminuer la portée. Il serait le vecteur premier et presque exclusif du rapport que les humains entretiennent avec la mort.
De telles analyses, si elles ont l’avantage de montrer l’ambivalence de l’approche palliative, souvent bien angélique ou euphorique relativement à la mort, laissent toutefois de côté un élément essentiel : l’intérêt que des personnes en bonne santé – professionnels des soins ou ici bénévoles – peuvent trouver à côtoyer des individus souffrants ou en fin de vie. C’est sur cet intérêt que nous allons nous pencher, et sur la façon dont il est lié, pour une part au moins, à la relation qui peut se tisser entre une personne malade et les intervenants gravitant autour d’elle. [2]
Pourquoi des bénévoles ?
Les bénévoles présents dans les unités de soins palliatifs étudiées, ou du moins auprès de personnes en fin de vie [3], se sont portés volontaires et disponibles pour se rendre auprès de personnes mourantes, qu’ils ne connaissaient préalablement pas, et au motif qu’elles sont sur le point de mourir. Précisons la nature de cette intervention.
A la demande de parents ou de soignants, la tâche des bénévoles consiste à passer du temps auprès de personnes en fin de vie (ou gravement malades) et à leur offrir un temps de compagnie, de partage, ou de silence pendant que leurs proches se reposent ou que les équipes de soins vaquent à leurs occupations auprès d’autres patients. A Kavala et à Palio, où nous avons mené une enquête ethnographique durant trois ans [4], les bénévoles n’interviennent jamais plus de quatre heures par semaine (la durée des visites varie de quelques minutes, en cas de refus du patient, à plusieurs heures). La durée limite de quatre heures n’est pas toujours respectée : il arrive que les bénévoles soient appelés pour des veilles et que, dès lors, ils passent une nuit entière aux côtés d’un patient endormi, inconscient ou agonisant. L’inverse peut aussi se produire : il arrive qu’ils ne soient pas appelés du tout, et donc qu’ils n’interviennent pas durant des laps de temps plus ou moins prolongés.
L’appellation « bénévole » renvoie à une activité volontaire, au sens où rien ni personne ne contraint ces individus à s’engager : point de stage obligatoire ni d’activité civique. N’ayant aucune rémunération à espérer, les bénévoles interviennent parce qu’ils semblent en ressentir la nécessité – nous y reviendrons. Leur cahier des charges est réduit à une définition minimale — leur tâche consistant simplement à « être là », « à se tenir à disposition ». Cela induit un investissement direct de leur personne lorsqu’ils se retrouvent au chevet d’un malade, mais aussi un certain flou : que font-ils exactement à proximité des patients ? Comment ces personnes cultivent-elles un espace où elles accumulent des motifs qui les amènent, non pas seulement à supporter cette proximité, mais à la poursuivre et à y trouver leur compte ? Comment ces motifs se présentent-ils et sont-ils rendus présents ? Comment dire à un mourant que sa mort nous intéresse ? D’ailleurs le disent-ils ? Et si non, comment l’assument-ils sans remettre en cause la sollicitude qu’ils revendiquent ?
Au regard des ces interrogations, les bénévoles ont pour nous un avantage heuristique sur d’autres types d’intervenants (professionnels), avec leur statut de profane et la nature délibérée de leur intervention. Si médecins ou infirmières peuvent avoir choisi de travailler auprès de mourants, leur statut professionnel comprend un certain nombre de prérogatives pouvant freiner leurs aspirations. Imaginons un médecin qui souhaite vivre auprès des mourants une expérience spirituelle, telle que la préconise le projet palliatif (Higgins 2003 ; Bataille 2004) [5]. Il n’est pas dit qu’une telle velléité, sans être impossible, soit pleinement compatible avec ses obligations professionnelles ou institutionnelles. Inévitablement, la "plus-value" spirituelle est alors soumise à un devoir de réserve qui en limite l’accès à une personne tierce, et a fortiori à un chercheur qui entend mettre au jour cette "plus-value" en laissant partiellement de côté les actes professionnels. Les bénévoles offrent au contraire un accès plus aisé. Dans la mesure où une partie de leur intervention tient à cet « être là », ils sont plus enclins à aborder ouvertement des dimensions de leur activité échappant au seul savoir-faire. Ne pouvant accomplir que de menues tâches (voire aucune), ils n’en sont que plus disponibles pour penser et, littéralement, associer leur expérience aux motifs de leur engagement bénévole.
La gratuité de leur intervention fait pourtant planer autour de leur engagement une suspicion qui, du fait de la proximité de la mort, peut être très forte. Ces bénévoles ne sont-ils pas coupables d’une certaine morbidité ? N’instrumentaliseraient-ils pas leur bienveillance pour profiter de la souffrance d’autrui ? Telle est l’impression que peuvent éprouver ceux qui envisagent leur activité de l’extérieur. Les travaux les plus récents sur les métiers impliquant un rapport régulier avec la mort (avant, "pendant", ou après le décès), en se focalisant sur les stratégies de mise à distance (Lafontaine 2008 ; Bernard 2009), entretiennent cette suspicion, faute d’outils théoriques adéquats pour intégrer le jeu de modalisation (au sens goffmanien du terme) dont la mort peut être parfois l’objet. Il s’agira ici de cerner ce jeu particulier. En nous référant notamment à l’approche du care, nous proposons de dépasser la seule question des précautions que se doit de prendre toute personne côtoyant la souffrance des autres pour en éviter la contagion (Fassin et Aiach 2004). Nous nous demanderons plutôt quels sont les motifs qui incitent les bénévoles à s’engager auprès des mourants. Qu’y trouvent-ils et, surtout, où identifier ces motifs dans leur pratique ?
L’approche dite du care a montré que « l’activité tournée vers autrui » peut prendre une tournure différente selon le statut : certains intervenants se limitent, par exemple, à une sollicitude discursive (énonçant ce qui doit être fait pour le bien-être d’autrui), alors que d’autres privilégient, ou sont contraints à, une sollicitude en acte (Tronto 1993 ; Avril 2006, 2008). Les bénévoles, nous allons le voir, franchissent allègrement cette frontière. En cela, ils s’inscrivent dans au moins deux des strates du care mentionnées par Tronto : le caring about (le fait de se soucier de quelqu’un ou quelque chose, qui peut en rester à un niveau discursif) et le taking care (le fait de fournir une prestation pratique sans que la sollicitude n’en soit le motif exclusif).
La suite de cet article rendra ainsi compte d’une scission dans l’activité des bénévoles. Nous distinguerons, en effet, ce qui est explicitement dit et fait auprès d’un patient (la marque d’une bienveillance) et ce qui reste confiné dans un quant-à-soi que les bénévoles ne révèlent que dans des conditions bien spécifiques : le "bénéfice" personnel de cette bienveillance, où se loge ce qu’ils éprouvent au contact d’un patient, sans qu’ils puissent toujours le lui communiquer. En cela, le bénévolat dans l’accompagnement en fin de vie offre l’occasion d’illustrer la superposition de deux registres : celui de l’action à proprement parler, la façon dont ils endossent leur rôle ; et celui d’une mise en présence, par delà les actions accomplies, d’un sentiment particulier, de béatitude ou de plénitude, qu’ils désignent souvent par le terme de « vécu » ou de « ressenti » et placent alors au centre de leur engagement. En conclusion, nous verrons que l’analyse d’une réalité aussi flottante interroge certaines routines de la méthode ethnographique.
La règle du jeu : un surcroît de sens
Les bénévoles évoluent dans un univers où les points de vue sont multiples et les contradictions nombreuses : leur bienveillance ou compassion affichée, et souvent effective, s’articule avec un souci de soi et un attrait pour la mort d’autrui. Cette tension, inscrite au cœur de leur activité, exige selon nous de recourir à une analyse située et à la notion de présence.
Ces accompagnants courent en effet après une "chose" particulièrement difficile à saisir. Leur rencontre avec des patients repose, tout d’abord, sur des bases floues ; ils se tiennent face à eux sans qu’ils ne les aient forcément invités [6]. On comprend ainsi que l’amorce de cette rencontre se traduisent chez les bénévoles par une certaine déférence [7]. Leur arrivée dans une chambre est "négociée" et les termes de cette négociation sont fixés par les dispositions des patients. Les exemples sont nombreux où l’espoir de vivre une expérience « enrichissante » ou « authentique » se heurte à l’acrimonie d’un patient ne sachant que faire de cet inconnu à son chevet. En cela, la sollicitude proclamée des bénévoles fait écho à l’exigence à laquelle ils sont régulièrement soumis : s’adapter (et parfois s’effacer) face à l’hostilité, la surprise ou l’indifférence. « Être là », « se tenir à disposition », expose assurément à des tensions. Se rendre auprès d’une personne mourante, c’est prendre et devoir gérer le risque d’exercer sur elle une forme de contrainte, voire même une domination, en la réduisant à sa condition de malade et en cherchant à en tirer un profit (symbolique, existentiel ou spirituel). Aller à sa rencontre, c’est aussi s’exposer à un possible rejet et à l’impossibilité d’exprimer ou d’expérimenter ce à quoi l’on aspire.
Si la mort est, selon l’acception commune issue du freudisme, le néant absolu ou, du moins, l’un des phénomènes les plus difficiles à se représenter, force est de constater que les bénévoles font tout pour la rattacher à quelque chose et lui trouver un sens, même infime, ou aussi silencieux qu’un sentiment de béatitude. En passant d’une personne mourante à une autre, ils accumulent des indices et construisent au fil de leurs expériences un discours, qui balance entre découverte enchantée et scepticisme. Les personnes mourantes personnifient (Piette 2009 : 147) ainsi la chose mortuaire et la ramènent à plus de quotidienneté. Simultanément, ces expériences font l’objet de montées en généralité : les bénévoles tendent à donner à chaque situation particulière une signification qui dépasse son déploiement concret [8]. La retenue dont font preuve en pratique les bénévoles ne les empêche donc pas, bien au contraire, de scruter les moindres détails et d’y chercher du sens. Dans les chambres ou au domicile, ils puisent dans les photos, les objets ou le mobilier, des informations allégoriques qui vont orienter l’entrée en matière, voire même toute relation, surtout si elle se déroule en silence :
Mais c’est sûr, quand vous arrivez dans la chambre, vous ouvrez la porte, c’est vraiment… pour moi, c’est le cliché de la photo, qu’est-ce qu’il me reflète, qu’est-ce que je vais trouver derrière ce regard et puis l’environnement, une photo, un livre, une petite croix, ou… y a tellement de petites choses ou d’éléments, même une fleur, ou bien, rien…combien de fois y a rien…un verre de thé, à moitié vide, mais y a rien, rien d’autre. C’est vrai que c’est une image très forte, donc ça, ça me renvoie tout de suite un petit peu, ça me met déjà dans un cadre comme ça de…oui de pouvoir entrer en relation un peu différemment avec la personne. (Tina, groupe de Palio)
C’était tranquille, c’était calme, c’était serein, c’est très serein, c’est très beau, c’est très tranquille, c’est calme, et puis, y avait aussi des livres et dont un, je sais plus le titre, mais que j’avais eu pis que j’ai relu, que je me suis permis de refeuilleter alors, ça m’a fait plaisir de refeuilleter un livre que j’avais pas lu, ah oui, c’était « Khalil Gibran » et ça m’a fait plaisir de le refeuilleter et au fond j’ai un peu pénétré dans son monde, y avait des photos à lui, sa famille, ses enfants, y avait justement quelques livres intéressants que j’aimais bien, y avait cette musique que j’aimais beaucoup, alors il avait vraiment des choses qu’il aimait lui et que sa famille aimait probablement, que j’aimais aussi et qui étaient, on avait pas de communication directe, mais c’était beau quand même parce que…oui, ça m’a pas dérangé du tout, même qu’il a pas eu besoin tellement de moi, mais c’est chaque fois un enrichissement extraordinaire moi, je pense, c’est chaque fois, parce que c’est…c’est vraiment…c’est vraiment très très beau. Y a des fois on est plus actif que d’autres, y a des fois où c’est un peu épuisant physiquement, mais bon (Jeanne, groupe de Kavala)
Ainsi, les bénévoles scrutent, regardent, éprouvent et donnent un sens à un environnement et à ses habitants, jusqu’alors inconnus. La mort ne se présente pas seulement ici sous les traits de la maladie ou à travers les gestes et les paroles des malades : elle s’accroche également à ce qui entoure le patients. Elle ne se présente pas seulement comme telle, mais à travers ce à quoi elle va mettre fin. Des lieux, des objets, des "choses" prennent alors un sens particulier parce que les bénévoles leur associent l’idée de mort, et la dramaturgie mystique dans laquelle ils nappent leurs visites. Ils procèdent par association et par contemplation : ce qu’ils voient leur apporte des indications tangibles, parfois dissonantes, sur ce qu’ils espèrent vivre. Ce « vécu », comme l’appellent couramment les bénévoles, constitue la règle du jeu [9]. Il est à la fois l’hypothèse de départ (« auprès des mourants, je peux vivre quelque chose ») et le point d’arrivée (« auprès des mourants, j’ai vécu quelque chose ») de leur démarche. Cette première règle pratique en connaît toutefois une seconde, celle de la mesure (« ne pas trop en faire »), pour se préserver d’éventuelles controverses. Nous allons développer ces aspects à partir d’une rencontre faite durant notre enquête. Elle va nous permettre d’identifier une scission entre une logique d’action et une logique de mise en présence.
La mise en présence : de l’importance du « mais »
Lors de notre enquête, nous avons rencontré une bénévole (Jeanne) avec qui nous avons mené une série d’entretiens autour de textes qu’elle avait rédigés à la suite de ses visites [10]. Ils nous ont permis d’accéder à des aspects peu accessibles de façon immédiate. Comme l’écrivent Damame et Paperman au sujet des activités du care, « la seule description des ‘charges’ et de leur inégale distribution ne peut suffire car elle neutralise l’importance des activités pour les agents qui les effectuent et pour les destinataires de soin d’abord. L’importance sociale/morale de ce qui est fait risque alors d’être rejetée, engloutie par le sens de ces injustices (…). Pourtant, c’est [l’éthique du care] qui permet aussi de rendre compte d’un sens du commun qui ne se trouve pas représenté dans les conceptions majoritaires » (2009 : 155). Autrement dit, en suivant cette proposition, le but n’est pas tant de décrire ce que fait cette bénévole auprès des patients qu’elle rencontre, que de saisir le sens, moral ou non, qu’elle attribue à ces rencontres. Dans cette optique, les textes recueillis peuvent être plus précieux qu’un entretien ethnographique. En effet, rédigés par elle et pour elle, ils nous livrent des informations sur ses convictions les plus intimes et ses interprétations de sa propre expérience auprès des patients. Grâce à eux, nous pouvons saisir au plus près la façon dont elle spécule autour de la souffrance d’autrui tout en se prémunissant de diverses accusations (morbidité, intérêt déplacé, spéculations abusives). Voici par exemple ce qu’elle écrit au sujet d’une série de rencontres avec un patient atteint d’une tumeur cérébrale, alors qu’elle s’est rendue à trois reprises à son domicile et a partagé quelques moments avec lui et sa famille :
« J’aime cette famille, il me semble que tout le monde est intègre les uns envers les autres. Madame me dit que c’est très injuste ce qui leur arrive depuis 18 mois. J’ai dit à ce monsieur qu’il avait probablement cette maladie pour lui permettre de faire un chemin intérieur et grandir… C’est bien joli, mais ça ne l’aide pas (…) Aujourd’hui, j’ai pensé de cette manière, il a été tellement déconnecté de son centre, de son lui-même que sa tête a entre guillemets ״pété les plombs״. Il a fait trop de courts circuits, ou je ne sais. Il a une tumeur au cerveau de la pire espèce, petite mais qui se déplace dans la tête. Tumeur = tu meurs. Nous avons bien parlé, Madame et le jeune enfant ont bien dormi dans leur chambre ».
Et quinze jours plus tard :
« Madame et le jeune homme regardent la télévision et Monsieur s’endort. Je dors aussi… faut en profiter. A trois heures, je me lève pour l’aider à aller aux toilettes. Puis il redort et moi aussi. Le lendemain, il avait de la peine à marcher. Nous lisons à sa demande un texte « tu meurs, et tumeur au cerveau ». C’est un texte que j’avais trouvé. Nous avons parlé des différents maux que l’on a en soi et il y a différentes clés de lectures (…) On a pu parler des émotions, il a vécu des choses, c’est peut-être cela qui a déclenché la maladie (…) Il les a vécus à l’intérieur. (…) C’était un homme intelligent. Je suis arrivée après 18 mois, il avait eu le temps de cogiter ».
Il meurt quelques jours après, et elle nous confie alors :
« Je suis allée à l’enterrement. C’était plein. Il avait tout préparé avec sa femme et ses enfants (…) Je savais qu’il allait s’en aller. C’était un homme attachant, mais je peux pas dire que j’ai eu du chagrin. J’ai eu de la compassion pour la famille, mais de toute façon comme il était, il ne pouvait pas survivre. La fin était inéluctable. C’était enrichissant pour moi, parce que de voir comment il était ouvert et capable de partager. Bon, à la fin il parlait moins. Il était sensible, magnifique avec ses fils et sa femme, aussi. On sait que c’est triste, c’est jamais très gai (…) Je suis contente de les avoir connus, même si c’était triste ».
Ce que Jeanne tisse autour de cette agonie repose sur des figures de style : le patient personnifie la mort imminente et, au détour de leur réflexion commune, atteste de sa présence ; les symptômes incarnent par métonymie la "mort qui vient" et les réactions qu’elle suscite (la peur, les émotions, la cogitation, ou la vanité de certaines images, telle celle du chemin) [11]. Jeanne s’arrête sur la maladie, en décrit distraitement certains symptômes, fait état rapidement du diagnostic, en déplore la perversité et le malheur. Tout son récit se développe ainsi autour d’une ambivalence : la maladie est de la pire espèce pour le patient, mais elle est une occasion de remettre de l’ordre dans son passé. Elle est l’occasion d’un chemin mais Jeanne note la futilité de cette image. Elle est contente, mais la situation est triste. C’est enrichissant, mais inéluctable. La famille est intègre, pleine d’amour mais aussi de désarroi. L’homme est attachant, mais Jeanne n’a pas eu de chagrin. Autrement dit, la mort occupe une position centrale, mais elle n’est jamais exclusivement abordée du point de vue du patient (la fin de sa vie) ou de ses proches (la perte d’un être cher). Ainsi, elle est saisie à travers une suite de termes positifs : le chemin, l’enrichissement et, encore une fois, la beauté.
Remarquons que la compassion et l’aide de cette bénévole ne se réduisent pas à une « gestion maîtrisée d’émotion » (Castra 2003 ; Bernard 2009). En se livrant à cette activité, elle recherche au contraire des émotions, ou plus précisément un "état". Sa façon d’appréhender les choses renvoie moins à une « grammaire » de l’autocontrôle qu’à une forme particulière d’investissement, où sa position de spectatrice active et transitoire lui confère d’emblée une marge de manœuvre. La mise à distance est comprise dans le fait que les patients ne sont jamais des proches. Elle ne les rencontre qu’à deux ou trois reprises, suffisamment pour les connaître, mais trop peu pour perdre cette distance. Ils incarnent une altérité dont elle s’approche, mais à laquelle elle ne s’identifie que partiellement : juste assez pour vivre une expérience intense, trop peu pour sombrer dans le chagrin. La mise à distance que Bernard (2009) place au centre de l’organisation des pompes funèbres, et Castra au cœur de l’organisation des soins palliatifs, n’épuise pas l’analyse. Cette mise à distance n’est ici qu’un moyen, qui permet à la bénévole d’user de la mort comme d’un référent "positif". Les perspectives avancées par Bernard ou Castra n’offrent pas de pistes pour comprendre ce phénomène [12].
Loin des analyses qui privilégient de façon exclusive la peur, l’autocontrôle, ou la mort comme le Rien, ce qui s’observe ici est une dynamique ambivalente où les personnes – des bénévoles – oscillent constamment entre soutien, transportation et retenue. Les décrochages interprétatifs qu’elles opèrent sont à la mesure de leur centration sur les patients. Dans cette rencontre, à l’abri des institutions, elles s’aménagent ainsi un espace de sens où des projections toutes symboliques prennent corps. Des éléments apparemment anodins – une photo dans une chambre, un sourire, un soupir, des liens familiaux, un personnage, etc. – viennent éclairer ce qui est en train de se passer en changeant de statut, de la même façon que la fleur de Dewey endosse un statut qu’elle n’a pas initialement : « [la fleur] cesse d’être juste la chose brute qu’elle était jusque-là et est appréhendée dans sa potentialité, comme un moyen en vue de conséquences plus lointaines » (Dewey cité par Quéré 1999 : 326). Toutefois, les bénévoles ne semblent pas chercher à éprouver ces conséquences, qui restent comme suspendues, telles une interprétation invérifiable, et ce, d’autant plus que le sens élaboré n’est que succinctement communiqué et partagé. Un second détour par un texte de Jeanne va nous permettre de préciser la portée de ce constat.
Engagement et dégagement
Le 30 novembre 2005, après s’être rendue au centre hospitalier universitaire de Kavala (l’un des lieux de notre enquête) auprès d’un monsieur de 83 ans, Jeanne écrit un texte qu’elle me lit et commente :
« Monsieur dit à tout moment, ‘mon Dieu, mon Dieu’. Il s’agrippe à la potence, il s’agrippe à mes mains. Il essaie de défaire son bandage. Je l’en empêche gentiment. Je lui masse les pieds, les jambes. Je lui caresse les mains, les bras. Il quitte mes mains à tout moment pour prendre la potence et revenir à ma main disponible. Il demande son fils. Je lui dis qu’il dort qu’il reviendra demain. Son petit-fils passe saluer son papy. Il est agent de sécurité au grand hôpital, il a une pause. Il tient beaucoup à son grand-père et il n’a pas envie de le laisser partir ».
Elle arrête sa lecture et commente :
« quand le petit-fils est venu, je suis allée me reposer pour le laisser seul avec son grand-père. On sentait qu’il y avait une attache très forte, qu’il fallait qu’il reste. Mais son grand-père le sent, comment il fait alors pour s’en aller lui ? ». Elle reprend la lecture : « quelques tisanes, la fin du film américain sur la chaine de télé tessinoise. La nuit passe lentement. Une heure de plus à cause des changements d’horaire. Monsieur se plaint et dit ‘Mamy !’ à plusieurs reprises. Je lui masse le dos avec une lotion rafraîchissante, il apprécie (…). Il ne mange ni ne boit, pour moi ceci est un signe de fin de vie. Il a aussi une sonde. Monsieur a une moustache, il a une belle tête, il était ingénieur, sa femme est en bonne santé ». Marquant un silence, Jeanne conclut sa lecture par : « il était beau, il était grand ».
Comment Jeanne en vient-elle à faire du spectacle d’une agonie un moment de contemplation dont elle retire une forme de satisfaction ? L’accès à la chambre est conditionné par le fait qu’elle ait pu attester d’une formation auprès des responsables de l’association dont elle est membre. Il est par ailleurs soumis au fait qu’un employé de l’hôpital ait jugé bon d’appeler des bénévoles (« pour le fils et l’épouse du patient, ceux-ci devaient se reposer et ne voulaient pas laisser leur parent seul », précise Jeanne). Et si Jeanne répond positivement, quand elle est sollicitée par sa responsable, c’est qu’elle trouve là quelque chose que son activité professionnelle ne lui procure pas [13]. On peut supposer que ces éléments conditionnent l’entrée dans la chambre. Mais ils ne déterminent évidemment pas ce qui s’y passe. La main tendue au patient est une figure classique de ce genre d’accompagnement, que Jeanne a probablement apprise durant sa formation et testée lors de visites précédentes. Mais son sens n’est en rien acquis. Le patient aurait pu refuser la main offerte et elle serait apparue comme une maladresse, ou une ingérence malvenue, pouvant appeler une série d’actes de réparation, de justification ou d’excuses. Le même raisonnement peut être fait avec le massage. Aucun incident n’émaille pourtant la rencontre, où le patient et la bénévole semblent coopérer sans avoir à négocier les termes de leurs échanges ni à les justifier. Le récit de Jeanne est à la fois celui d’un engagement et d’un dégagement : un engagement via ses gestes (la main, le massage, ou la remise en ordre du bandage) ; et un dégagement par la distance qu’elle prend avec ce qu’elle accomplit pour lui attribuer un sens qu’elle ne partage pas avec le patient (à n’en pas douter, celui-ci ne se trouve ni beau, ni magnifique).
Que cette forme de dégagement prenne pourtant appui sur son engagement initial évoque la conceptualisation par Goffman de l’imbrication, dans une situation d’interaction, entre : un canal directionnel, qui constitue le cadre primaire dans lequel s’inscrit l’interaction et auquel se réfèrent tous les interactants ; un canal de distraction, qui ouvre la possibilité chez un interactant d’une absence ou d’un retrait passager de l’interaction qui ne se remarque pas (ou ne remet pas en cause le canal directionnel) ; un canal de dissimulation, qui maintient dans les coulisses des pensées ou des émotions « que l’on sait par ailleurs réelles » (Goffman 1991 : 217) mais qui ne sont pas communiquées aux autres interlocuteurs. En ce sens, ce qu’accomplit Jeanne auprès du patient donne une direction formelle à la rencontre (elle lui accorde des soins et reste à ses côtés à le veiller) ; ses échappées momentanées (l’attention à la télévision et au temps) sont des marques de distraction relativement à ce cadre ; enfin, son sentiment de plénitude n’est pas communiqué, ni même forcément perceptible, mais il est bien réel (au moins pour Jeanne qui le restituera dans son texte). Si nous pouvons voir là une forme de dissimulation, n’est-ce toutefois que cela ?
Le « il était beau, il était grand », peut aussi renvoyer à un sentiment diffus de bien-être et de confort, à « un fond de stabilité qui parfois constitue seulement une toile de fond et permet ainsi de désamorcer les enjeux d’expression, de stratégie ou de justification présents à dose variable dans une situation… » (Piette 2009 : 121). Piette distingue, dans ce « fond de stabilité », quatre strates :
« D’abord, les règles, normes, valeurs ou lois composant le cadre à partir duquel une situation est organisée. Extérieurs à la situation, ils se manifestent sous forme d’indices et permettent de ne pas inventer à chaque fois les règles de la partie. Sans ces appuis, la situation est en désordre. Il y a aussi des repères immanents à la situation. Ils constituent des ressources directes pour l’accomplissement de l’action, servant à organiser l’espace, à informer sur l’action immédiate à accomplir, à susciter les gestes précis… Ils facilitent ainsi l’automaticité des actions. Sans repères et indices, c’est l’étrangeté de la situation qui s’impose. Il y a encore l’enchaînement des situations dans le temps quotidien, jalonné par des conventions et des repères horaires facilitant le déroulement des actions sans besoin de décisions sur l’action suivante. Sans eux, l’ennui ou l’angoisse s’installe. Enfin, il y a le maillage des situations, insérant chacune de celles-ci dans un réseau et l’associant ainsi à d’autres situations selon des liens divers qui laissent dans chacune des traces ou des indices de cette configuration. En dehors de ce maillage, la situation crée une épreuve de rupture » (2009 : 119 et suiv.).
Ces strates correspondent bien aux appuis à partir desquels Jeanne énonce son expérience :
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D’abord, le cadre renvoie ici à l’horaire de l’intervention, qui définit un moment au delà duquel sa présence dans la chambre ne sera plus légitime, au lieu de la rencontre entre la bénévole et le patient, aux règles de l’hôpital ainsi qu’au code de conduite en vigueur dans cet espace. Jeanne se réfère par ailleurs au principe palliatif qui veut que la mort ouvre la possibilité d’une découverte ou d’une expérience intense.
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On peut associer aux repères immanents la déférence de la bénévole et la prudence de ses gestes à l’égard du patient, ainsi que son retrait lors de la venue du petit-fils, qui soulignent à la fois le registre de son intervention (l’empathie d’un intervenant inconnu ne prenant la place de personne) et le fait qu’elle intervient dans un milieu ne lui reconnaissant que peu de prérogatives.
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Concernant l’enchaînement des actions, l’intervention poursuit une certaine logique séquentielle : être appelée ; être disponible ; se préparer ; entrer ; trouver sa place ; interagir avec le patient ; ne pas le brusquer ; sortir lorsqu’un proche entre ; rentrer après son départ ; attendre ; quitter la chambre et s’en aller.
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Enfin, le maillage de situations est patent : la venue de la bénévole est avalisée par le personnel soignant et régie par une convention de collaboration passée entre l’hôpital et son groupe. Son association la décomptera dans les heures de bénévolat accomplies dans son rapport d’activité, puis en tirera d’éventuels subsides afin de poursuivre l’activité des bénévoles.
Tous ces éléments offrent à Jeanne la possibilité d’un retrait, voire d’un repos ou d’un sentiment de bien-être, sinon de bonheur. Mais que certains viennent à manquer et la bénévole ne pourrait plus aussi aisément se dégager de son engagement. Si Jeanne avait fait face à un accueil hostile, sa visite se serait poursuivie de façon plus instable. Elle aurait dû trouver un autre tracé pour s’assurer une forme de dégagement (l’ennui, une prudence accrue, ou la déception).
Analyser la présence, questionner les silences
Une des ficelles du travail ethnographique consiste à miser sur une récolte de données en deux temps (plus ou moins simultanés selon les contextes de recherche). L’observation des activités quotidiennes des acteurs constitue le premier temps : l’enquêteur tente alors de se trouver une place qui lui permette tant bien que mal de réduire les effets paradoxaux de sa présence (Schwartz 1993). Ce temps de la recherche a été bien documenté. Il n’est donc pas nécessaire de revenir ici sur les tensions schizophréniques auxquelles il peut aboutir. Le second temps est celui des entretiens, qui correspond au moment durant lequel le chercheur, d’une façon plus ou moins formalisée, interroge les acteurs, les fait revenir sur certaines de ses observations et tente de saisir le sens qu’ils donnent à leur pratique. En cela, l’entretien, si on le définit tel que le suggère Bazin comme un « moment d’explicitation », « suscite des réponses de deux types, [les] interlocuteurs pouvant selon les cas (…) tantôt ‘traduire’ le sens de ce qu’ils font, tantôt (…) indiquer les raisons conjoncturelles de leur action » (Bazin 2008 : 412). Il semble ainsi que la condition pour que s’ouvre un terrain soit, outre l’ignorance préalable à toute velléité d’enquête (toujours selon Bazin), l’existence d’un lieu où cette ignorance puisse être comblée. Ce lieu doit être repérable par des gestes, des paroles et plus généralement des actions ouvertes à l’observation. Une fois ce lieu repéré, l’anthropologue peut débuter son travail en investiguant l’usage qu’en font les acteurs et les transformations éventuelles qui s’ensuivent.
En nous attelant à cette tâche, il nous avait semblé dès le début avoir repéré un lieu clé : les groupes d’échange entre bénévoles. Ceux-ci sont en effet dans l’obligation de se rencontrer à intervalles réguliers et de revenir sur les visites qu’ils ont accomplies. Par les récits qu’y livrent tour à tour les bénévoles, nous avions la possibilité de saisir en actes et en mots ce qu’ils retirent de cette expérience. Or, nous nous sommes rendus compte rapidement que ces groupes de partage n’avaient de partage que le nom. Il y régnait plutôt un climat de retenue : les bénévoles se montraient plutôt laconiques ou se bornaient à une restitution strictement chronologique ; ceux qui se risquaient à des énoncés plus fournis se voyaient opposer des silences ambigus.
Mener des entretiens individuels avec des bénévoles d’un même groupe, nous a permis de mieux comprendre ce phénomène. Autour d’un même patient mourant gravitent des interprétations dont la teneur varie fortement d’un bénévole à un autre : un accompagnant peut se sentir "transporté" lors de ses visites auprès d’un patient, alors que son collègue s’y ennuie ferme. Si les bénévoles se retrouvent autour de l’idéal palliatif (faire de la mort un projet, accéder à des réalités immatérielles au contact de la mort d’autrui), ils peinent à se mettre d’accord sur la concrétisation de cet idéal. Dès lors, l’enchantement de l’un peut susciter des doutes et des désaccords. Or l’empathie revendiquée des bénévoles, érigée en une posture presque sacerdotale, fait que conflit et scepticisme ne sont jamais exprimés publiquement. La plupart du temps, ils sont euphémisés ou cachés derrière une sorte de relativisme personnaliste : « chacun son caractère, chacun son point de vue » [14]. C’est uniquement en entretien individuel que des accusations, parfois violentes, ont fusé à l’encontre d’un tel qui se perd dans ses « envolées » ou de tel autre qui a tendance à en faire un peu trop. Autrement dit, les silences collectifs, relativement discrets mais omniprésents, renvoient à une logique banale de sauvegarde réciproque de la face par la dissimulation : dans un contexte où la bienveillance fait figure de mot d’ordre, chacun évite ainsi de mettre en doute la sincérité de l’autre.
Garder pour soi un récit exalté et l’écrire sur un bout de papier, comme l’a fait Jeanne, (« il est beau et il est grand »), ou l’adresser à une assemblée, ne procède pas de la même logique. Nous avons été la première personne à qui Jeanne a lu ses textes : « Je ne sais pas très bien quoi faire de toute cette paperasse », nous dit-elle en nous tendant le classeur contenant ses écrits. Au fur et à mesure de sa lecture, elle semble redécouvrir des moments oubliés : des larmes lui viennent à la relecture de certains textes, elle rit en se souvenant de situations cocasses, ou encore elle redécouvre avec surprise des événements oubliés. Ses lectures sont ainsi ponctuées d’innombrables « c’est magnifique » qui ne nous sont pas directement adressés, comme si elle profitait de notre présence comme d’un appui supplémentaire, sans chercher à nous convaincre. Tête baissée et replongée dans ses écrits, les expressions qui lui viennent témoignent du rapport d’enchantement qu’elle entretient avec son activité tout en la redécouvrant. A travers ces exclamations répétées, la réalité sociale (les conventions, les relations aux autres) semble reléguée en toile de fond : face à ses textes, Jeanne est avant tout en interaction avec elle-même et n’a au demeurant de compte à rendre à personne, qu’il s’agisse de se justifier ou de tenter de convaincre son interlocuteur. Cette satisfaction se vit le plus souvent en silence, au risque sinon d’être perçue, au contact d’autrui, comme ce qu’elle n’est pas à l’origine : une forme de complaisance, de quête de reconnaissance, de vantardise ou, à l’inverse, un attrait morbide pour la mort d’autrui. Et si ce silence est rarement rompu, y compris chez les anthropologues ou les sociologues, c’est peut-être que plane sur les bénévoles une suspicion morale et que, plus généralement, on peine à accepter que, sous certaines conditions, les êtres humains puissent être intéressés par la mort d’autrui (sans que cet intérêt ne prenne forcément une tournure mystique ou contemplative).
Un autre silence
L’ethnographie ne dispose d’aucun outil spécifique pour saisir ce qui ne peut se manifester qu’en silence ou au détour oblique d’expressions fugaces [15]. Questionner ce silence aurait surtout pour effet d’en altérer le statut, en le faisant passer au premier plan. De même : « pourquoi le trouvez-vous beau et grand ? » implique d’accorder une place majeure à ce qui ne peut, pour la bénévole, qu’occuper une place mineure (car difficilement admissible). "Ce sens en plus" constitue ainsi une denrée fragile, suspecte et hautement périssable au contact de quiconque n’en saisirait pas immédiatement la portée ou l’aborderait avec scepticisme. Seul le "ça va sans dire" partagé avec un complice lui permet d’être communiquée sans s’altérer. Ce supplément de sens n’est donc partageable qu’avec parcimonie. Ce qui l’exprime le mieux, est encore un "autre silence", comme la marque d’une conviction intime « prisonnière de sa propre singularité » (Arendt 1983 : 99).
Finalement, Jeanne apparaît tantôt comme une bénévole qui sait se mettre à la disposition des patients et s’oublier d’une façon parfois déconcertante, tantôt comme celle qui cultive pour elle-même un espace où elle tourne en sa faveur l’asymétrie entre sa bienportance et la souffrance des patients. Ce faisant, elle fait apparaître le lieu de l’enquête, selon Bazin, comme un lieu fractionné, où ce qui n’est pas explicitement repérable, audible ou visible à travers les actions ou les paroles des participants n’a pas non plus forcément valeur de non-dit ou de dissimulation. En particulier, le silence ne vise pas exclusivement à cacher des aspects de sa vie peu reluisants, ni n’a pour unique fonction de s’épargner des conflits ou de s’économiser. Il permet aussi aux individus de garder intact ce à quoi ils sont attachés : ils ne veulent pas avoir à le négocier ni à s’en justifier, car ils en perdraient la présence et la substance même.
Finalement, comment l’ethnographe peut-il à son tour ne pas manquer ce matériau fortement variable et oxydable ? Nous avons voulu suggérer que le rôle de l’ethnographe est moins de mettre de l’ordre dans ce brouhaha silencieux, ou de le canaliser, que d’en élucider les appuis. Sociologie et anthropologie ont souvent en effet accordé une trop grande priorité à l’institutionnalisation des subjectivités, en laissant de côté la possibilité qu’a tout un chacun de se constituer, dans son coin, des récits personnels. Or le monde est hanté par des figures enchanteresses et des enthousiasmes, plus ou moins partagés, plus ou moins personnels, et plus ou moins légitimes ou conformes à la morale commune. En soulignant l’importance du "plus ou moins", il s’agit de savoir comment les êtres humains leur donnent corps, sur quoi ils les font reposer, quels appuis ils mobilisent pour postuler leur existence. D’où l’importance d’interroger les silences qui nous signalent, derrière les actions, la présence d’un monde tout aussi social qu’elles.