Introduction
Utiliser l’image comme instrument intrinsèque de recherche ; se servir de la caméra pour investiguer autrement les situations et en changer la compréhension ; explorer les nouveaux champs de perception ouverts par l’outil vidéo et travailler les nouvelles potentialités qu’il donne au chercheur : telles sont les perspectives qui ont sous-tendu depuis trois décennies notre itinéraire en sociologie du travail et de l’entreprise. Le projet n’était pas évident et les soutiens quasi inexistants au début vu le peu de sensibilité du monde académique et de la recherche à ce qui n’est pas directement conceptuel, insensibilité redoublée par le fort cloisonnement institutionnel existant entre mondes de la pensée (université, recherche, etc.) et mondes de l’image (producteurs de documentaires, télévisions).
Pourtant, les champs ouverts par l’image à la recherche, grâce notamment aux nouveaux outils vidéo rendant sa production plus accessible, nous semblaient plus que prometteurs. Par l’accès direct aux situations qu’ils permettent, ces nouveaux outils semblaient donner au sociologue une largeur et une profondeur de vue renouvelées de par le nouveau rapport de proximité aux situations qu’ils permettaient et de par le support–mémoire qu’ils constituaient. C’est sur ces bases qu’avec un collègue spécialiste de l’image, Jean-Paul Pénard, nous décidâmes d’avancer et de nous lancer dans l’aventure : progressivement, mais en réfléchissant chaque pas, en fonction de nos objectifs et des moyens disponibles, afin de voir comment cet outil – que nous tenions à utiliser de façon raisonnée et professionnelle - pouvait s’intégrer à nos perspectives : et en acceptant (espérant ?) aussi qu’il nous emmène bien au-delà des modes d’enquêtes classiques que nous avions jusqu’alors pratiqués : se servir en quelque sorte de la caméra pour approfondir nos recherches et nos découvertes.
C’est un retour sur cette démarche que nous voudrions effectuer ici.
Sans prétention, car il ne s’agit là que d’une manière de faire. Mais en pensant que dans un contexte où, de façon étonnante, la prise au sérieux de l’image dans la recherche en sciences sociales semble encore avoir peu progressé (ou du moins pas comme elle le devrait au vu des nouveaux moyens et technologies mis à disposition), ces réflexions pourront contribuer à mieux en fonder les perspectives et à en ouvrir les pratiques d’utilisation.
Ce retour sur expérience, limité aux perspectives générales de notre approche et à leur application pratique au seul domaine du tournage, sera organisé en trois temps. La première partie permettra de situer l’origine et le contexte de notre démarche. La deuxième précisera les principes mêmes du projet, les ruptures et les choix qu’ils impliquent. La troisième partie exposera enfin la mise en œuvre pratique de ces principes appliqués notamment aux phases de tournage et de constitution de la base du matériau image.
Origine et contexte d’une démarche
Une rencontre, une intuition, une intention
J’ai rencontré Jean-Paul Pénard en 1981 : il venait du théâtre et se formait au cinéma à Grenoble, tout en préparant un documentaire sur l’histoire de la cité Mistral dans cette même ville.
Jeune sociologue du travail et de l’industrie, venant de mon côté de terminer ma thèse sur l’histoire et le développement d’une ville industrielle de l’Ardèche, je me trouvais fort frustré de ne livrer les résultats de tout ce travail qu’au travers de seuls écrits. Dans cette période charnière de la fin des « Trente glorieuses » et du « Vivre et travailler au pays » (cf. Ganne, 1981, Ganne, 1983a) marquée par de profonds mouvements sociaux et par un recours appuyé aux analyses sociologiques, l’outil vidéo – utilisé de plus en plus fortement dans les mobilisations sociales - m’apparut alors comme une évidence : pour investir tout d’abord autrement le social, grâce aux vertus propres de l’image permettant d’être au cœur des événements ; pour rénover ce faisant profondément les méthodes d’enquêtes en sociologie et le rapport au terrain ; pour partager et transmettre enfin ces approches et découvertes au plus grand nombre, en permettant notamment aux acteurs sociaux de mieux réfléchir sur les mutations sociales et politiques qui les agissent et où ils agissent. Dans cette période d’effervescence sociale marquée dans le monde du travail par le conflit des LIP ou celui des tanneries d’Annonay qui suivit, et que j’avais précisément étudié (Ganne, 1983b, 1984, 1985), il m’apparaissait que l’usage raisonné de la caméra constituait pour le sociologue une voie nouvelle et prometteuse pour comprendre le social et s’y engager ; mais pour s’y engager précisément comme chercheur. Développer en quelque sorte grâce à la caméra une sociologie de terrain tout autant active et exigeante que distanciée, faisant montre d’une autre efficacité, tel était l’horizon qui semblait s’ouvrir : militant certes en quelque sorte, mais militant de la recherche et en recherche.
Un homme d’image au regard engagé ; un sociologue insatisfait, désireux de s’immerger autrement dans les réalités sociales pour approfondir ses investigations avec ce nouvel outil aux potentialités inédites que constituait la vidéo, telle fut la base de notre rencontre ; avec le contrat tacite de croiser nos projets et nos savoir-faire pour progresser ensemble dans cette exploration.
Mais pour aller où ? Nous ne le pressentions encore que vaguement.
Il nous apparaissait clairement que pour atteindre son but et comprendre les mutations sociales en profondeur, le travail sociologique avec l’image ne pouvait se réduire à l’approche événementielle au premier degré marquant le plus souvent les vidéos engagées ; il se devait d’aller plus loin dans les investigations à opérer. Mais comment ? Aucun chemin clair dans l’utilisation de l’image dans la recherche en sociologie ne nous satisfaisait vraiment, même si nous pouvions déjà avoir nos préférences par rapport aux chemins tracés déjà par des documentaristes tels que Frederick Wiseman [2] ou Johan van der Keuken [3], ou par certaines approches de l’anthropologie visuelle.
Faute de cadre spécifique de référence, la seule façon de travailler avec ce nouvel outil nous semblait être de nous jeter en quelque sorte à l’eau et d’avancer, en réfléchissant à chaque pas à la cohérence entre les pratiques d’observation filmées mises en œuvre et nos perspectives de recherche : afin de constituer la vidéo comme un instrument de recherche véritablement pensé par rapport à nos questionnements et interrogations.
Du suivi de l’entreprise Canson à l’observation de la globalisation : un itinéraire de recherche intégrant structurellement l’image
Nous décidâmes donc de travailler ensemble et d’amorcer nos observations filmées en commençant par revisiter Annonay : les gens du cuir d’abord (Ganne, Pénard, 1982), puis ceux du papier. En tâchant, en fonction des multiples contraintes de matériel [4], de terrain, d’argent qui marquent tout projet de recherche, mais encore plus lorsqu’elles s’appliquent au domaine de l’image, de réfléchir à chaque pas à notre démarche filmée en congruence avec nos perspectives de sociologues en recherche.

Bernard Ganne, 2012. "La sociologie au risque du film : une autre façon de chercher, une autre façon de documenter", ethnographiques.org, n° 25.
Photo 2 : A Vidalon au début des années 50. Banquet de la fête annuelle de l’usine Canson et Montgolfier
Crédits photographiques : Extrait du film « Appartenances », de Bernard GANNE, et Jean-Paul PÉNARD, Vidéogramme Betacam, 85 minutes, Autres Regards/Glysi/CNRS 1996 / Source : Archives du Musée des papeteries Canson à Annonay.
C’est la même visée qui marquera tout notre itinéraire de travail, nous menant en trente ans de l’époque des « Trente glorieuses » jusqu’à la Mondialisation, et de l’Ardèche à l’Asie : ceci en quatre grandes périodes.
Etudié et filmé pendant 20 ans (de 1981 à 2003) comme un exemple des profondes transformations affectant le monde de l’entreprise et du travail, notamment des petites et moyennes entreprises à partir de la crise de 1975, le terrain des papeteries Canson d’Annonay donnera lieu – en plus des ouvrages et articles - à une dizaine de films de recherche et d’observation dont cinq principaux [5].


Crédits photographiques : Extrait du film « Rumeurs d’ateliers. Vous avez dit flexible ? », de Bernard GANNE, et Jean-Paul PÉNARD, Vidéogramme Betacam, 113minutes, Autres Regards/Glysi/CNRS 1992.
C’est d’ailleurs le suivi des mutations de cette entreprise qui nous mènera en 1997 jusqu’en Chine [6], ouvrant, de l’Europe à l’Asie, de nouveaux terrains à nos investigations. Au travers d’une série de nouvelles recherches, l’étude de l’internationalisation des entreprises européennes (en Italie, France et Allemagne) et de ses chemins et impacts nous mobilisera entre 2000 et 2005, donnant lieu entre autres à trois productions filmées [7].
L’intensification de la mondialisation nous amènera alors à partir de 2005 à travailler plus directement sur les entreprises établies en Asie (en Chine et au Japon), pour nous intéresser à partir de cette date aux mutations des « clusters industriels » - ou zones de concentration d’industries spécialisées - de ces pays (en Chine et au Vietnam) et à leurs entreprises entraînées dans les circuits de la mondialisation [8]. Ces nouveaux travaux donneront lieu à quatre productions filmées éditées en DVD [9].
Crédits photographiques : Extrait du film et DVD « Objectif Japon : impératif qualité », de Bernard GANNE, Jean-Paul PÉNARD, Yveline LECLER, Vidéogramme Betacam, 120 minutes, Autres Regards/Glysi/CNRS 2007.
Crédits photographiques : Photo d’un tournage réalisé au Vietnam en 2007 montrant le dispositif d’interview - avec interprète - d’un artisan de la céramique pour ce qui deviendra le film « Sous le vent de la mondialisation… Bat Trang, un village de métier vietnamien » de Bernard GANNE, et Jean-Paul PENARD, Vidéogramme 95 mn Autres Regards/CNRS/ MODYS/ISH Lyon, 2010 ; intégré au DVD « Céramistes au Vietnam » édité en 2011.
Soit un itinéraire de recherche construit à la fois autour de l’écrit et de l’image, et donnant à cette dernière une place privilégiée dans les modes d’investigation : l’ensemble constituant aujourd’hui une base de plus d’une vingtaine de films ciblés sur le monde des entreprises et du travail, visant à rendre compte, au cœur même des terrains observés, des évolutions qui se sont marquées là depuis une trentaine d’années.
L’élaboration d’une démarche spécifique de recherche mobilisant l’outil vidéo dans toutes ses étapes et dimensions
Au travers de cette rétrospective, on comprend que l’image et le film n’ont pas dans notre parcours une place accessoire ou subalterne : ils en sont l’une des bases et l’un des piliers, dont ne sont évidemment pas sans profiter les produits écrits. Nos films n’ont en effet jamais été réalisés après les enquêtes, comme illustration ou complément des conclusions de la recherche ou comme quelque adjuvant de communication vulgarisant par le film les résultats des travaux : ils ne constituent pas des produits réalisés ex-post. Ils sont, de par les moyens propres d’observation et d’expression que permet la vidéo, l’un des outils mêmes de la recherche et de la découverte [10]. Et c’est bien là à notre sens ce qui fait leur singularité en tant que « documentaires de recherche ».
Comment et à quelles conditions ? C’est ce que nous souhaiterions expliquer ici en suivant le fil d’Ariane de la démarche qu’avec Jean-Paul Pénard, nous essayons de développer ensemble depuis maintenant trente ans.
Mais avant de nous lancer dans le détail des pratiques mises en œuvre, il nous semble important de revenir sur les indispensables choix préliminaires qu’il nous semble nécessaire de faire pour garder le cap choisi et donner au film de recherche toute sa cohérence.
On pourrait dire que de même que la sociologie ne fonde la cohérence de son discours qu’en établissant une certaine rupture épistémologique avec les idées préétablies et les représentations communes, de même la mobilisation de l’image vidéo pour la recherche en sciences sociales implique d’établir une rupture raisonnée avec les pratiques de l’image habituellement admises, qu’elles soient de télévision, du monde documentaire, voire de disciplines proches telles que l’anthropologie visuelle. C’est du moins ces prises de distance qu’il nous a semblé nécessaire d’opérer, pour dégager le chemin et construire notre propre voie de recherche. Ces choix constituent à notre sens - tout autant que les ruptures épistémologiques que toute démarche scientifique se doit d’effectuer - un préliminaire essentiel pour l’utilisation de l’image dans la recherche en sciences sociales.
Préalables au projet de recherche filmée : les indispensables choix à faire et ruptures pratiques à opérer
Donner une place importante à l’image dans la recherche : produire des films d’observation et de recherche, ce noble projet nous plaçait face à plusieurs questions préliminaires importantes : quelle forme d’image produire et construire ? Quel regard adopter sur notre objet plus spécifique, le monde du travail et de l’entreprise ? Et de façon plus générale, comment concilier l’image et notre propos sociologique ?
Entre formes documentaires et contraintes disciplinaires : oser choisir et apprendre à se situer
Notre embarras était grand. Marqués par mille formes d’images qui s’enchevêtrent et peuplent notre imaginaire quotidien (films de cinéma, séries télé, reportages et magazines en tout genre et de tous formats ), les produits filmés se bousculent devant nos yeux, les genres de films et les formes de documentaires s’entremêlent dans notre tête. Les demandes et les publics ne cessent par ailleurs de se diversifier et de se démultiplier ; ceci sans même parler des dimensions économiques (gratuit ou payant) liées à ces divers produits et contribuant à en conditionner la forme.
Comment s’y retrouver et faire son chemin, dans un contexte, où, en dépit des festivals de films scientifiques ou de films de chercheurs – certes beaucoup plus rares à l’époque qu’aujourd’hui - le monde de la recherche tout dévoué à la conceptualisation n’a, en particulier en France, que peu de demandes, quand il ne s’avère pas suspicieux envers l’image. L’univers académique officiel continue même à avoir du mal à reconnaître et à légitimer ces pratiques filmiques comme réellement scientifiques, souvent soupçonnées de dévoyer la recherche. Autant le monde littéraire semble distinguer les différentes formes d’écrits (romans, reportages, essais etc. assez bien différenciés des travaux d’enquêtes et de recherche), autant le monde de la recherche semble démuni face à l’image. Oublieux d’anciennes pratiques pionnières en sociologie - songeons par exemple à celles du laboratoire de P.H. Chombard de Lauwe appliquées à l’urbain à la fin des années 50 [11] ou aux ouvertures faites en leur temps par P. Naville et E. Morin (Lomba, 2007) -, tout au plus tolère-t-il ce recours à l’image, à condition qu’elle s’inscrive dans les canons des formes admises de films, formes définies hors du champ de la recherche ou à côté de cette dernière. Films de valorisation, ajoutant le sensible de l’image à d’austères approches disciplinaires, films de vulgarisation, démultipliant les résultats de la recherche auprès de plus larges publics. Dans ce contexte, seul peut-être le film ethnologique – de par le pouvoir de l‘image paraissant réduire la distance par rapport à des mondes ou des pratiques lointaines peu accessibles de prime abord à des compréhensions contemporaines plus urbaines et plus « civilisées » – paraît avoir acquis une légitimité : il a même réussi à s’autonomiser au travers de ce que l’on a appelé « l’anthropologie visuelle » – très marquée en France comme on le sait par les travaux de Jean Rouch et de ses disciples – et des développements opérés depuis autour du Festival du film ethnologique [12].
Face à ce foisonnement de l’image et au poids de ses formatages d’un côté et à cet hermétisme disciplinaire de l’autre [13], il nous semblait important, tout au long des années 80 où nous commencions de roder nos premières pratiques filmées sur le terrain annonéen, de nous distancier de ces univers où la seule légitimité reconnue pour tenir une caméra semblait être celle d’aller filmer au loin, de vulgariser des résultats acquis, ou de « faire un film » à destination des médias, selon les modèles acquis ou en fonction d’engagements patents et reconnus. L’outil vidéo, un peu méprisé de plus à ses débuts par les tenants du film-pellicule, semblait pourtant devoir venir « ouvrir » le jeu et permettre de tracer de nouvelles voies : encore fallait-il déterminer lesquelles.
Pour avancer dans notre projet, il nous semblait donc important de bien affirmer nos priorités. En tant que chercheurs, il nous apparut très vite que notre objectif ne devait pas viser d’abord à « faire un film » en y adaptant plus ou moins les résultats d’une recherche faite de façon classique avant et autrement (ce que font légitimement nombre de documentaire illustrant des idées, ou dans les sciences dites « dures », les films de vulgarisation), mais valoriser ce que l’outil vidéo permet précisément de réaliser de façon incomparable, l’observation. Viser donc à constituer d’abord, comme dans toute recherche en sciences sociales, un corpus d’investigation rendant compte de son terrain en fonction du questionnement et des hypothèses portées par le projet : un corpus d’observations filmées qui, à partir de la trame de recherche, profite des spécificités de la caméra pour saisir en profondeur des situations, les décortiquer, les comparer, bref les travailler dans toutes leurs dimensions. Faire donc de la caméra un outil de recherche et un instrument d’analyse adapté au questionnement du sociologue en l’aidant à constituer sa base de données d’observation. Le souci du mode de rendu, la forme des divers films ne viendront qu’après, en leur temps, suite au travail d’analyse et d’interprétation que, comme dans les autres recherches, le chercheur ne manquera pas de faire sur ce corpus, adaptant ensuite les divers rendus aux différents publics concernés par ces travaux.
Cette inversion de perspective – non pas d’abord vouloir « faire un film » mais avant tout s’organiser pour observer avec l’outil-caméra – nous apparut alors comme fondatrice pour le film de recherche et profondément libératrice. Fondatrice de par la réorientation de regards et de pratiques qu’elle produit en positionnant l’usage de la caméra comme instrument central des observations du chercheur et condition même de la recherche. Libératrice dans la mesure où, face aux formes filmées de toutes sortes qui s’imposent au travers du cinéma, de la télévision ou aujourd’hui d’internet, formatant jusqu’à notre inconscient, elle permet d’opérer comme une sorte de catharsis ou de tabula rasa permettant de commencer à repenser la démarche et à la reconstruire.
Ce premier choix drastique, en rupture avec la doxa des formes d’écriture documentaire le plus souvent enseignées dans les écoles d’écriture de scénario, en impliquait un autre, plus spécifique celui-là à la discipline sociologique, concernant l’objet propre qui nous intéressait, le monde de l’entreprise et du travail.
Choix d’une approche pour documenter le monde de l’entreprise et du travail
Après toute la période de tâtonnement et d’essais des années 80 où nous nous rodions à la caméra en labourant le terrain Canson dans une perspective plus ethno-patrimoniale en fonction de nos perspectives ainsi que des financements obtenus (Ganne, Pénard, 1988) [14], la nécessité de faire un nouveau choix s’imposa lorsque nous voulûmes rendre compte de la phase de transformation en cours de l’entreprise, fin des années 80, début des années 90. Nous étions alors en pleine transformation des modes d’organisation du travail dans les entreprises, changement marqué par un souci de développer l’initiative, de mettre en œuvre une plus grande participation, via notamment les lois Auroux [15], d’introduire une plus grande flexibilité au travers de la mise en place du « juste à temps » [16] ou des « cercles de qualité », par exemple.
L’entreprise Canson avait commencé à profondément se transformer en changeant son organisation hiérarchique, en supprimant les contremaîtres et en mettant sur pied des ERE ou « Equipes à Responsabilité Elargie » constituant une nouvelle unité abritée dans des bâtiments neufs. Que se passait-il donc là et quelle était la réalité de cette flexibilité prônée certes du côté patronal, mais non désavouée – et espérée même pour partie du côté syndical - pour son mode d’organisation plus souple et participatif ? Qui croire ? Pour poursuivre valablement notre projet de filmer le travail et de comprendre la portée des changements industriels en cours, fallait-il donc pencher plutôt – en fonction des modèles alors légitimement admis – vers le film d’intention, le film d’attente, ou vers le film plus institutionnel ou plus militant ? Aller côté patron ou côté ouvrier pour reprendre le dilemme de l’époque, dilemme auquel le sociologue du travail ne saurait de toutes façons échapper, mais qui se trouve là comme démultiplié vu l’impact espéré ou redouté produit par l’image. Et selon quelle forme travailler, puisque la démarche la plus couramment suivie dans la mise sur pied de documentaires consiste à définir a priori en plus du sujet, le public, le format et le mode de rendu ? Fallait-il de plus travailler avec une visée télévision grand public, ainsi que certains de nos financeurs nous y poussaient ? Et pour quel type de chaînes : généralistes ? ARTE, pour que les instances de la recherche nous pardonnent d’utiliser l’image ? Ou avec une perspective de diffusion dans des cercles plus restreints ou plus spécialisés, dans les réseaux de documentaire engagés, des cinémas d’art et d’essai ? Et selon quelle durée et quel format ? Autant de questions préliminaires jugées essentielles et indispensables dans les démarches classiques de production (ne serait-ce que pour obtenir les financements), mais pourtant fort incongrues si on les réfère à une problématique de recherche qui, par définition, ne sait pas où son questionnement va aboutir ni ce qu’il va permettre in fine de dire, montrer ou démontrer.
Face à tous ces « modèles » de films ou de tournages qui circulaient, avec Jean-Paul Pénard, notre décision fut clairement prise. La seule façon d’échapper aux injonctions de toutes sortes que ces modèles véhiculent nous sembla alors de nous accrocher à notre interrogation et de nous « visser » en quelque sorte profondément sur notre questionnement : en laissant place constamment au doute méthodique qui l’habite et le fonde.
Maintenir un cap « recherche » : s’enraciner sur le questionnement, s’agripper au terrain
« Flexibilité », affichait l’entreprise : qu’est-ce à dire ? Nous n’en savions pas grand-chose et nous ne pouvions évidemment pas croire à la lettre ce que l’on en disait. Vu de l’extérieur et du point de vue de la recherche, le terme « flexible » n’était peut-être qu’un slogan ou une intention, qui semblait malgré tout donner lieu à d’importants changements dans les organisations et dans le travail et qu’il importait donc d’éclairer. En deçà des attitudes partisanes a priori « pour » ou « contre », la seule façon de progresser face à ce phénomène social en plein développement nous semblait alors d’aller voir « sur le tas » ce qui se passait, de prendre le temps d’observer concrètement le travail dans les ateliers et d’essayer de documenter notre interrogation ; en prenant le temps. Notre travail de terrain s’étendra ainsi là sur plus de 15 mois : nous aurons à revenir plus loin sur l’importance de cette dimension du temps. Sans vouloir déterminer a priori la forme que prendrait le rendu final et loin de toutes les catégories filmées, formats ou modèles que l’on voulait alors nous conseiller ou même nous imposer (le « on » renvoyant bien sûr ici aux financeurs), notre propos sera donc de constituer à partir même des ateliers d’usine de l’entreprise Canson à Annonay une base de données d’observations filmées bâtie en fonction de notre questionnement et de nos interrogations. Le carton d’avertissement que nous mîmes d’ailleurs en exergue du film Rumeurs d’Ateliers indiquait bien le choix et le sens de notre démarche : il ne s’agissait là que de « Notes de terrain » [17]
(c’est nous qui soulignons) recueillies sur le tas par des sociologues dans les ateliers Canson [18].
Ce propos s’avérait pour nous intégralement épistémologique. Il consistait en fait pour nous à refuser d’une certaine manière « l’héroïcisation » à laquelle poussent aussi bien l’utilisation de l’image, la mise en récit que le souci de répondre aux diverses doxas ou représentations ambiantes, contribuant à magnifier les actes les plus ordinaires, à transformer les personnages en héros ou les événements en histoires ou en gestes plus ou moins épiques : avec donc le risque de masquer davantage, par l’observation filmée, le caractère très « commun » de que l’on entend même dévoiler. Travailler sur le quotidien, et sur l’ordinaire du travail, tel était le projet qui nous portait et qui devait guider notre caméra. Il visait à saisir non l’exceptionnel du travail chez Canson, mais les gens du papier considérés dans leur quotidien, dans le concret de leur situation. Travailler donc sur ce qui tisse et constitue si l’on peut dire la banalité, sur ce que Georges Perec appelait « l’infra-ordinaire » : sur ces « choses communes » à « traquer » et à « débusquer » pour les « arracher » à « la gangue dans laquelle elles restent engluées », afin de « leur donner un sens, une langue ; qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes » : se focaliser donc sur « ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner » (Perec, 1973, pp.9-10). Soit pour nous, avec la caméra, une belle charte de travail.
S’enraciner donc sur le questionnement, s’agripper au terrain dans sa banalité pour mieux s’ouvrir à la compréhension de ce qui fait que le social se tisse.
Ceci dit, ces fortes options nous laissaient concrètement quelque peu démunis face à la mise en œuvre concrète notre projet.
La trame de notre démarche fut alors assez simple : reprendre les étapes de travail qui marquent toute enquête sociologique en repensant à chaque stade les modes d’utilisation pratiques de l’outil d’investigation que nous privilégions via l’image et la caméra. Ce qui ne fut pas sans créer une nouvelle série de questions. Quel impact l’usage de l’image vidéo a-t-il en fait sur les contenus mêmes de nos questionnements ? En quoi la caméra transformait-elle les modes d’observation et le rapport au terrain ? Comment traiter et interpréter les corpus d’observation ainsi obtenus ? Et enfin, quels types de rendus effectuer ?
La nature de notre questionnement central sur les mutations du monde de l’entreprise et du travail ne changeait pas beaucoup : simplement, ses contours – i.e. l’observation et ce que l’on peut appeler l’administration de la preuve – s’ouvraient à d’autres dimensions que celles des enquêtes descriptives classiques – ne serait-ce qu’en intégrant là la dimension sensible de l’image et le rapport particulier au terrain que la caméra implique. C’est bien une autre posture que la caméra imposait et qu’il fallait mettre en œuvre à chaque étape du travail en congruence avec nos perspectives. Et en particulier durant la phase de recueil des données, pour nous celle de tournage et d’observation à laquelle nous nous cantonnerons dans cet article.
Au cœur de la démarche : la constitution d’un corpus de données d’observations filmées basé sur cinq exigences
Réussir cette étape fondamentale que constitue, comme dans toute enquête, la construction d’un corpus de données impliquait la mise en œuvre – lors du recueil d’images - d’un certain nombre de principes étroitement liés à nos perspectives.
Dans notre cas, ceux-ci tournèrent autour de cinq exigences :
1. Le primat donné à l’observation même des situations où évoluent les acteurs sociaux ; ici, l’observation concrète des situations de travail dans les ateliers ;
2. Le recueil, indissolublement lié au premier aspect, du sens ou des significations que les divers acteurs sociaux observés donnent à leur action ;
3. La perspective, puisque nous sommes en sociologie, de filmer prioritairement des relations ;
4. La volonté, pour comprendre le changement social, de filmer dans le temps ;
5. La perspective, pour garder à la caméra sa dimension d’outil de découverte, de filmer la recherche se faisant, le rendu du travail étant le film de la découverte même.
Soit deux principes concernant les grands domaines d’observation à documenter et trois autres portant sur les façons de le faire. Reprenons successivement ces divers points.
Le primat donné à l’observation concrète des situations dans leur imprévisibilité
« casse » sur la machine à papier (extrait vidéo)
Réalisation : Bernard Ganne / Jean-Paul Pénard
Image : Henri-Jacques Bourgeat
Son : Tolstoïl
Filmer des situations. L’extrait proposé est tiré du film « Appartenances, ou 40 ans d’une vie d’entreprise ». Le rush date d’octobre 1989. Il illustre bien notre façon de travailler.
La machine à papier était au cœur de l’ancienne usine Canson : En début du processus de production, c’est elle qui déterminait la « qualité Canson », et c’est à partir d’elle et autour d’elle qu’était organisée la hiérarchie ouvrière à la production (Contremaître, premier de machine, 2° de machine, 3° de machine).
Ayant beaucoup rôdé entre à la fin des années 80 dans les vieux ateliers de l’entreprise Canson, cet espace nous était assez familier. Fiers de leur travail (la machine à papier représentait alors le cœur même du métier) les ouvriers souhaitaient nous montrer ce qu’était une panne sur la machine papier, moment fort et emblématique de leur savoir-faire et de leur qualification : ils offraient de provoquer eux-mêmes cette panne (ie. une rupture dans le train de production continu) pour que nous puissions la filmer. Nous avons pour notre part toujours refusé, disant que ce qui nous intéressait, c’était de capter le vif même des situations ; en étant par contre toujours aux aguets pour saisir ce qui se passait.
Nous avions ainsi rendez-vous un jour pour filmer une relève des équipes à la machine à papier et observer comment cela se passait : passage des consignes, recommandations etc. Ce que nous commençâmes à faire, jusqu’à ce que, brusquement, l’alarme retentisse, provoquant l’envol immédiat des représentants des deux équipes pour immédiatement faire face à la situation. ; et nous donc, l’équipe de tournage derrière eux.
Cette panne constitue du point de vue tournage un bon exemple de comment s’organiser pour filmer l’impondérable : s’organiser certes techniquement pour être prêt à capter ce qui arrive ; mais s’organiser surtout mentalement et en équipe pour être prêt à le faire et à intervenir : pour montrer en acte comment fonctionne ici la relation de travail. Ce qui nous intéressera, c’est moins la rupture technique que constitue la panne – par ailleurs fort spectaculaire – que la relation entre les divers contremaîtres et ouvriers (on ne disait pas alors « opérateurs ») la façon dont ils se synchronisent entre eux pour partir, intervenir, synchroniser leurs gestes, bref, relancer ensemble et au plus vite le train de papier.
Filmée de la sorte, cette scène donne une idée de la réalité et de l’athmosphère de ce type d’atelier, tout organisé autour de la machine à papier et dédié à elle. Elle montre le contenu même du travail de papetier à cette époque. Contrepoint du travail habituel de surveillance, la panne montre l’impérieuse nécessité du travail en équipe et entre équipes, la nécessité de s’entendre et de s’accorder au-delà du prescrit, de savoir faire face ensemble etc. Elle montre toute la particularité et l’importance des savoir-faire : il faut savoir agir rapidement et au bon endroit, ce qui implique de connaître parfaitement la machine et ses recoins. Elle rend particulièrement sensible et présente la dangerosité du travail de ce métier, peut-être trop méconnu parce que constitué majoritairement le reste du temps par de la surveillance, etc.
Vus avec le recul du temps, ces extraits montrent aussi ce qui a changé dans le travail.
On ne travaille plus ainsi aujourd’hui directement sur la machine ; les machines sont carénées. Par ailleurs, les automatismes se sont évidemment accrus : on ne relance plus à la main la feuille de papier sur la machine. Enfin, les systèmes de contrôle automatiques sont partout…. Ca n’est donc plus le même type de travail en équipe qui prévaut dans le travail, et la qualification de « papetier » a profondément changée…
Bernard Ganne, 2012. "La sociologie au risque du film : une autre façon de chercher, une autre façon de documenter", ethnographiques.org, n° 25.
Observer le travail, c’est avant tout observer des situations
Par rapport aux enquêtes classiques sur le travail, réalisées le plus souvent de l’extérieur à l’aide de statistiques, de descriptions bureaucratiques ou administratives, de cadrages, entretiens ou récits de toute sortes, la caméra n’a de sens que si elle s’introduit sur le terrain : pour se positionner au cœur même des actions et de leur contexte. C’est là sa force et son pouvoir, et c’est là qu’elle trouve sa pertinence. Et c’est ici d’ailleurs le point commun entre les sociologues et les anthropologues : partir directement des terrains pour les inventorier, fonder les analyses sur de l’observation directe.
Mais travailler dans cette perspective socio-anthropologique implique là encore un certain nombre de conditions, d’options et de ruptures, assez proches à ce stade de celles étudiées et pratiquées par les approches d’anthropologie visuelle [19].
Faute de place on n’en esquissera ici que ce qui nous semble en constituer les axes et moments principaux.
Tels sont quelques-uns des principes qui ont guidé et guident nos pratiques de captation des situations. Evoquons rapidement ici leurs modes d’application.
La nécessité – comme pour toute approche ethnographique d’observation – de construire son rapport au terrain, ne serait-ce que pour se faire admettre comme acteur observant et filmant, mais aussi pour créer et construire la relation de compréhension que l’approche filmée ne fera que démultiplier ;
- Le fait de réfléchir continuellement aux choix que l’on opère pour déterminer et saisir les événements que l’on observera, analysera, filmera : en ce sens travailler en profondeur la cohérence des actions plus que l’extension ou la multiplicité des situations ;
- Le fait d’observer et de filmer les événements dans leur continuité, les acteurs dans leurs liens et réseaux ;
- Donner le primat à l’observation sur la technique, ou plutôt, organiser le dispositif filmique pour en faire d’abord et prioritairement un outil d’observation ;
- Suivre les événements mais savoir aussi préparer et anticiper leur saisie, pour faire droit précisément à l’inédit et à l’imprévisible.
Disons un mot rapide de la mise en œuvre de ces divers principes de captation.
Construire le rapport au terrain
Pour reprendre l’exemple du film Rumeurs d’ateliers déjà évoqué, la moitié environ de notre base filmée est composée de scènes d’ateliers. Celles-ci résultent de tout un travail de terrain étalé sur plus de quinze mois, soit trois mois pleins de terrain dont un mois avec caméra. Pour reprendre les options de tournage évoquées précédemment, il s’est agi, dans un premier temps, de pouvoir circuler dans les ateliers, d’abord sans caméra puis, au fur et à mesure du temps et de l’avancement des problématiques, avec caméra ; de prendre contact avec les différents acteurs sociaux ; de faire admettre le projet et les perspectives de recherche de notre mode d’intervention et même de le faire comprendre : en manifestant par tout notre comportement de terrain (effectué dans notre cas toujours en binôme, chercheur et homme d’image, et quelquefois à trois lorsque nous tournions) : que nous n’étions pas la « télé » : que nous n’étions pas envoyés par la direction ou par les syndicats même si nous les connaissions et avions bien sûr été en rapport avec eux, que nous ne cherchions qu’à comprendre, qu’à les comprendre et comprendre avec eux. Bref, tout un travail d’approche pour se faire accepter que les anthropologues et sociologues connaissent bien, passant par des rites, des contacts, des repérages, au travers de nos modes d’arrivée sur les terrains et dans les ateliers, dans nos cheminements, nos modes d’observation, nos discussions, nos attentions aux uns et aux autres. Construire le rapport au terrain, construire le rapport aux acteurs [20].
Restreindre le champ et cibler les situations
Mais le champ à investiguer étant trop large, il nous fallait à partir de cette posture, choisir et trier en fonction de notre interrogation ce qu’il convenait d’observer et ce qu’il fallait filmer. La nouvelle usine étudiée était vaste, la réforme importante puisqu’elle avait consisté à répartir les 200 personnes de l’atelier « transformations » en sept ERE (Equipes à Responsabilité Elargie) travaillant sur sept lignes de production. Compte tenu de nos premières observations, nous choisîmes de nous polariser sur l’observation de seulement trois de ces équipes aux formes contrastées : une première rassemblant « les coupeurs », à savoir les hommes travaillant sur l’important train de coupe, en début du processus de production ; la seconde composée de « trieuses », c’est-à-dire de femmes intervenant au tri, au comptage et au contrôle qualité du papier situé donc en fin de chaîne ; la troisième sur une nouvelle chaîne-transfert de production de blocs intégralement automatique, prototype du nouveau mode d’organisation délimitant un cycle et un espace complet de tâches auparavant séparées effectuées maintenant en continu (depuis l’approvisionnement en papier jusqu’à l’expédition) : ce qui permettait donc de donner une « responsabilité élargie » aux équipes. Choix donc d’observer seulement trois lignes sur sept, mais choix important permettant de mieux nous polariser sur l’observation en profondeur du fonctionnement de ces trois groupes ; avec un suivi dans le temps et dans l’espace des divers membres de ces équipes dans le cadre bien sûr de leur travail en atelier, sur les machines, dans leurs déplacements, mais aussi en réunions, dans leurs rapports avec la hiérarchie. Resserrement des choix – redoublé d’ailleurs par celui des opérateurs filmés sur ces lignes, tous ne pouvant pas être également suivis – pour observer plus en continuité et plus en profondeur les modalités concrètes de leur travail.
Filmer les situations dans leur continuité
Car ce ne sont pas uniquement des événements ou des situations éparses en atelier qui firent l’objet de nos observations et investigations filmées – lesquelles auraient pu suffire si nous ne cherchions en filmant que quelques images d’illustration ou de reportage par rapport à quelques projets préconçus – ce sont les processus, la continuité des opérations de travail, les liens et les ruptures que cela entraîne, y compris entre les opérateurs, qui polarisèrent notre attention et, bien sûr, la transformation de ces relations de travail du fait des modifications du système d’autorité et de responsabilité.
D’où notre présence des journées entières avec les opérateurs des trois équipes, de jour et parfois même de nuit ; d’où la façon de suivre et filmer tel ou tel – opérateur ou « animateur de production » [21] – dans l’exercice de ses fonctions ou tout au long de sa tournée, parfois durant une demi-journée, voire une journée ; d’où l’utilisation de longs plans séquences à l’épaule, en cadrages plutôt moyens ou parfois rapprochés. En filmant de cette façon ces trois ERE, nous nous positionnions ainsi au carrefour même des tâches et du travail, et des mille relations et ramifications qui le tissent et le constituent et dont nous ne pouvions soupçonner le détail…
Primat donc donné au tournage à l’observation des situations, à la continuité des actions, à la saisie des relations : cela supposait en fait la mise en place d’un dispositif de captation en congruence avec ces objectifs – dispositif impliquant notamment de repositionner la place accordée aux contraintes techniques.
Subordonner la technique au projet
Notre expérience antérieure de travail chez Canson lors de nos premiers tournages de Filigranes (Ganne, Pénard 1990) nous avait montré combien, dans tout ce travail de construction de la relation, d’observation empathique et de compréhension des comportements des acteurs, l’irruption intempestive des contraintes techniques liées au tournage, touchant d’ailleurs aussi bien au son qu’à l’image, pouvaient venir perturber la relation établie, voire la casser. Ces problèmes survinrent notamment avec les professionnels extérieurs, formés au reportage télé ou au film institutionnel, et se percevant avant tout comme garants du rendu technique et de la « qualité broadcast ». Pour assurer aux prises de vue ou de son ces qualités, ils n’hésitaient donc pas à s’imposer de façon intempestive en plein milieu d’un événement ou d’une situation, quitte à couper une action. Comme sociologues du travail nous savions que c’est même au travers de ces irruptions qu’ils affirmaient leur identité professionnelle !...
C’est bien pour éviter ce type de problème, permettant en fait à l’intrusion technique de détruire ou modeler autrement ce que nous voulions observer et filmer, que nous avions décidé avec Jean-Paul Pénard de travailler ensemble : pour mieux comprendre les raisons et les règles qui régissaient ces comportements professionnels construits implicitement et acquis dans d’autres perspectives et pour d’autres objets ; avec le but pour nous de les adapter à notre propre projet (Ganne, 1994) [22].
Il convenait donc en quelque sorte de domestiquer le dispositif technique.
Nous le fîmes en inversant les priorités. Voulant filmer sur le tas des situations et des relations de travail, ce sont ces champs – en tant que nos objets – qu’il nous fallait entourer, préserver, mettre au centre : la technique ne devant passer qu’après, ou plutôt, le dispositif filmique devant être subordonné à cet objectif et organisé dans cette perspective. En caricaturant, viser plutôt la force de la situation, au travers d’une image peut-être plus incertaine – mais dont l’incertitude même peut s’avérer tellement plus parlante – qu’une « belle image », professionnellement considérée comme telle, mais « flottante » par rapport à la situation car obtenue comme au forceps (en interrompant, en demandant que l’on attende, en imposant la temporalité de la technique, en faisant refaire, etc.) selon des pratiques à l’exact l’opposé de la démarche socio-anthropologique d’observation.
A partir de « Rumeurs d’ateliers », nous bâtîmes ainsi un dispositif filmique obéissant à un impératif simple : donner toujours le primat aux acteurs et à notre relation avec eux sur la technique. Notre solution fut de minimiser le recours aux techniciens extérieurs et/ou de les former plus avant à nos vues. Nous tournâmes alors à trois, moi-même en tant que chercheur/observateur, guidant le groupe, observant et introduisant sur le terrain, J.-P. Pénard assurant lui-même la prise de son, tout en guidant le cadreur.
C’est ce dispositif que nous avons affiné au cours de la quinzaine de films réalisés depuis.
Suivre, mais savoir anticiper
Un dernier point, qui nous semble aujourd’hui fondamental, mérite d’être souligné en ce qui concerne le tournage, à savoir la capacité d’anticipation qu’une telle perspective de suivi implique.
Mettre le dispositif filmique d’observation au service de la captation n’est pas s’organiser simplement pour suivre les événements et les acteurs impliqués : c’est aussi prévoir et anticiper et travailler avec un dispositif qui permette de faire face à l’imprévu et à l’imprévisible. Si tel ou tel autre événement se passe, comment les saisir par exemple sans les bousculer ou les interrompre et sommes-nous organisés pour le faire ? Ou, face à des situations que nous ne prévoyions pas – comme cela nous est arrivé souvent et notamment sur un terrain nous étant encore plus étranger comme la Chine –, sommes-nous prêts à faire face et à nous glisser sans heurts sur le terrain et dans les événements ?
Repenser continuellement la technique et les dispositifs mis en œuvre, travailler à leur adaptation pour qu’ils s’insèrent comme outils dans les situations observées et captées, anticiper le possible des situations pour se donner la capacité de les saisir, telle est sans doute l’une des clés de la qualité socio-anthropologique des matériaux filmés obtenus à partir des situations observées et qui constituent le premier noyau dur de la base de données à construire.
Rechercher les significations que les acteurs donnent à leur action
Le second principe, indissolublement lié au premier aspect et qui préside à la constitution de notre corpus d’observations filmées, consiste à recueillir les données portant sur le sens ou les significations que les divers acteurs sociaux impliqués dans les situations filmées et observés donnent à leur action.
Les représentations et « bonnes raisons d’agir » des acteurs sociaux ne sont pas hors du social : elles en sont partie intégrante : il importe donc de les travailler comme telles et en profondeur La trame même du social est constituée de l’entrelacement et du heurt de ces représentations. Ne pas prendre en compte ces significations, les considérer comme marginales ou superfétatoires, voire erronées parce « partisanes », et les mettre hors champ, c’est en fait s’interdire de comprendre ce qui est au cœur même du jeu social, de ses accords et de ses affrontements, en un mot des dynamiques qui le traversent.
Documenter donc les « bonnes raisons d’agir » que les divers acteurs sociaux observés développent et qui constituent l’épaisseur même du social, s’avère pour nous une tâche aussi importante que de documenter les situations où leurs actions se déroulent.
A condition là aussi de savoir en prendre les moyens, qui dépassent le simple interview descriptif classique à visée de seuls renseignements.
Il s’agit d’effectuer là un travail d’investigation en profondeur. Ce sera pour nous l’adoption d’une posture d’écoute active menée par le sociologue au cours de longs entretiens pour, à partir de ce qui est énoncé, rebondir sans cesse sur le contenu même de ce qui est dit, sur la façon dont cela est dit ainsi que sur les modes propres de raisonnement qui transparaissent : non pour imposer sa propre vision ou ses catégories d’investigation, mais pour laisser au contraire – au travers même du dispositif de questionnement adopté – s’épanouir l’énonciation propre aux acteurs enquêtés et leur parole comme indissoluble élément du social. Une posture de non-directivité très active pour recueillir les paroles en jouant continuellement du rôle de fonction-miroir et en prenant patiemment le temps d’approfondir. En montrant aux personnes entendues que ce sont bien leurs points de vues, leurs catégories, leurs représentations qui nous intéressent et que nous nous sommes organisés pour recueillir, entendre et filmer, hors de tout jugement de valeur et/ou d’interférence de ce type : un peu, pour prendre un modèle de référence, à la façon des entretiens du Chagrin et la Pitié [23]. On est loin ici du simple interview ou du système d’enquête court, direct et directif imposant ses cadres et ses questions aux acteurs et se tenant comme à distance d’eux.
Ces entretiens sont la plupart du temps des entretiens individuels ; mais quand cela s’y prêtait et le nécessitait (pour comprendre le fonctionnement de groupes par exemple), ils ont pu concerner plusieurs personnes, de petits groupes, voire être collectifs, lorsque l’acteur social – telles les ERE évoquées – l’était.
Equipe à Responsabilité Elargie
(extrait vidéo)
Durée : 7 mn 38 s.
Réalisation : Bernard Ganne / Jean-Paul Pénard
Image : Jean-Bernard Ganne
Son : Jean-Paul Pénard
Extrait du film « Rumeurs d’ateliers, vous avez dit flexible ». Rush tourné en septembre 1991.
L’une des particularités du système d’ERE mis en place était de procéder à des réunions de bilan concernant les travaux.
L’équipe des trieuses était une des 3 équipes avec laquelle nous avions décidé de travailler et que nous avons suivi pour la filmer : elle était constituée essentiellement de femmes chargées de compter et de trier le papier produit, et de vérifier la qualité. Nous avons suivi ces équipes de trieuse au travail : il nous paraissait important d’enregistrer également ces réunions de régulations, une nouveauté dans la nouvelle organisation et dans le mode de management participatif qui cherchait ainsi à se mettre en place.
Nous avons pu filmer plusieurs de ces réunions et enregistrer les transformations qui ont pu se produire de l’une à l’autre. Il s’agit ici d’une des toutes premières réunions de l’unité des trieuses d’une heure de durée environ.
Nous ne disposions que d’une caméra, et avons pris le parti de tourner autour des participantes pour recueillir le ping pong des discussions.
Face à des ouvrières habituées à obéir aux ordres et consignes des contremaîtres dans l’ancienne organisation, la parole eut au début quelque mal à se libérer : il est intéressant de voir ensuite comment se sont mêlés les divers intérêts croisés de la direction – cherchant à mettre en place une production flexible – et des ouvrières sur le terrain.
Bernard Ganne, 2012. "La sociologie au risque du film : une autre façon de chercher, une autre façon de documenter", ethnographiques.org, n° 25.
Dans tous les cas, on notera qu’il s’agit toujours d’entretiens relativement longs (allant pour ce qui nous concerne dans le cas de Canson de une heure à …trois heures et demie… la moyenne de notre pratique se situant aujourd’hui entre une heure et demie et deux heures). Ce qui implique effectivement la mise en place d’un réel dispositif d’écoute de la part de toute l’équipe de tournage (cf. notre point précédent concernant le contrôle à garder de la technique), et le choix d’un cadre et de moments où il soit possible de prendre son temps.
exemple d’entretien (extrait vidéo)
Durée : 3 mn 50 s.
Réalisation : Bernard Ganne / Jean-Paul Pénard
Image : Henri-Jacques Bourgeat
Son : Tolstoïl
L’extrait proposé est tiré du film « Appartenances, ou 40 ans d’une vie d’entreprise ». Le rush date d’octobre 1989 :c’est la toute fin de l’entretien d’une durée d’environ 3 h.
Il s’agit là d’un entretien fait avec l’ancien directeur de l’entreprise Canson et Montgolfier, Camille Tardy, connu dans l’entreprise comme « Monsieur Camille ». Cet entretien est assez emblématique de notre façon de travailler.
C’est tout d’abord un entretien qu’il ne fut pas facile d’obtenir. M. Tardy ne voulait d’abord pas : il avait quitté l’entreprise, était juste parti à la retraite, avec sans aucun doute des regrets certains, et un certain désaccord sur les orientations qui étaient en train de se prendre. Nous avions déjà filmé un certain nombre de choses dans l’entreprise, et Camille Tardy savait à la fois que nous connaissions pas mal de choses, mais redoutait sans doute d’avoir à les commenter et à trop se livrer. Quoi qu’il en soit, après négociations et explications de notre intérêt pour comprendre les choses, et en soulignant le fait que son témoignage d’ancien directeur était irremplaçable, il accepta finalement de nous recevoir et rendez-vous fut pris pour un après-midi de novembre.
Nous arrivâmes donc le jour dit au domicile de Camille Tardy près d’Annonay à 14 heures avec l’équipe de tournage (nous venions spécialement de Lyon à 4 personnes), pour nous entendre dire par l’intéressé que, finalement, il ne souhaitait pas faire cet entretien : mais comme nous avions fait la route, il voulait bien nous offrir le café. Pendant qu’il nous préparait le café, nous commençâmes alors à discuter de Canson, et nous en profitâmes pour installer le matériel, caméra sur pied et enregistrement son, mais sans éclairage. Tout en prenant le café, nous continuâmes à discuter et tout naturellement mais sans nous cacher, nous commençâmes à tourner. Camille Tardy se posa à la table et continua à discuter et à répondre à BG, avec de plus en plus de passion : il souhaitait nous transmettre son témoignage, il souhaitait nous convaincre. Trois heures et demie après, nous y étions encore, non sans que la lumière de novembre n’ait considérablement baissé et confine à la grave sous-exposition : qu’importe, nous en étions aux confidences partagées et il était hors de question de casser le fil et l’ambiance pour mettre de l’éclairage : par signes nous décidâmes de poursuivre et ce trouble de l’image, lié à ce témoignage venu des profondeurs du personnage sur les valeurs et aléas qui l’avaient guidé dans la conduite de cette entreprise familiale, n’en prenait que plus de relief.
Bernard Ganne, 2012. "La sociologie au risque du film : une autre façon de chercher, une autre façon de documenter", ethnographiques.org, n° 25.
Documenter les situations ; documenter, en lien avec ces dernières, les significations. Un troisième principe de travail a guidé la constitution de notre corpus d’observation notre corpus : le fait de filmer d’abord de la relation, de nous intéresser de façon prioritaire aux liens que développent entre eux les acteurs sociaux.
Filmer prioritairement de la relation
Nous serons plus rapides sur ce point, encore que ce soit ce principe qui, à notre avis, permet de maintenir au travail filmé ses perspectives spécifiquement sociologiques, en évitant du même coup de nous noyer dans la multiplicité des considérations qui marquent les approches du travail.
Qu’est-ce qui intéresse prioritairement la sociologie ? Les rapports entre individus et groupes sociaux. Qu’est-ce que le travail pour le sociologue ? Un faisceau de rapports sociaux et de relations plus ou moins institutionnalisés, même si ce point a donné lieu à de multiples débats et à de nombreux traités (Coster et Pichault 1994, Bidet, Borzeix, Pillon, Rot, Vatin 2006) : relations à l’autorité, aux chefs, aux collègues ; relations aux normes et aux institutions ; relations aux savoirs, à la technique, aux machines, etc. Le travail peut certes être abordé de mille autres façons : pour notre part, c’est cet aspect « relation », « relation de travail », que nous retenons et privilégions dans nos observations.
Notre objectif pour constituer notre corpus sera donc de filmer d’abord de la relation : de la relation au quotidien et dans sa banalité, pour rendre compte des configurations variables que les acteurs adoptent et mettent en œuvre dans leurs pratiques de travail. Ce sont en effet ces configurations de relations et de pouvoir qui permettent aux divers acteurs sociaux de se différencier les uns des autres ou au contraire de s’agréger, déterminant de par les liens ou hiérarchies mis en place une ou des configurations particulières du champ social toujours en mouvement. De la même façon, les entretiens viseront à éclairer la forme des représentations de ces relations et la plus ou moins grande intensité donnée à ces configurations de relations qui structurent le jeu social des acteurs et que ces derniers peuvent sans cesse remodeler.
Dans notre cas, privilégier la relation amènera, en amont, à choisir les lieux, espaces institutionnels ou moments où ces relations s’instaurent et se développent, puis de suivre et remonter le fil des réseaux qui se constituent, tant au plan individuel que collectivement.
Pour reprendre le cas de Rumeurs d’ateliers, ce sera par exemple suivre la journée d’un opérateur ou la tournée d’un animateur de production, non pas d’un point de vue technique, mais en observant et en filmant en priorité les divers moments ou les connexions sont opérées avec d’autres, et sans se laisser distraire par d’autres aspects externes à ce point de vue. Saisir ainsi le maximum d’événements qui se produisent et marquent cette relation : avec les collègues l’arrivée à l’usine, avec un autre service la réception d’un ordre de fabrication, avec les membres de l’ERE la concertation sur la chaîne de production, avec la hiérarchie la demande de congé ou d’absence et mille autres situations, etc. Poursuivre et fouiller ainsi les noeuds de relations qui se sont avérés importants et suivre à leur tour et de la même manière les acteurs rencontrés et impliqués ; remonter de la sorte le réseau esquissé, perçu et filmé au travers d’une série de situations observées et commentées, qui deviendront lors de la phase d’analyse des supports-clés de notre compréhension. C’est la même démarche et la même perspective de mise en relief du relationnel que nous appliquons à l’observation et au filmage des groupes constitués (relations d’équipe sur les machines ou sur les postes de travail, réunions de concertation des ERE ou Equipes à Responsabilité Elargie), même si le dispositif de filmage s’avère là plus complexe à mettre en œuvre.
Mettre donc d’abord au centre la relation de travail et la filmer pour mieux en saisir l’organisation et la construction et l’inventorier.
Documenter le changement
Autre principe important permettant d’articuler nos travaux et nos observations avec nos perspectives de recherche : travailler dans et avec le temps.
Outil de compréhension du changement social, la sociologie peut certes travailler en synchronie, en fondant ses analyses sur la comparaison de situations diverses prises à une même date ou lors d’une même période de temps ; l’image peut certes alors s’avérer importante pour effectuer ces mises en regard. Elle peut aussi jouer de la diachronie, pour observer dans la durée et à leur rythme les transformations d’un même type de monde ou de situation.
Les deux options sont pertinentes : elles impliquent seulement pour exister une certaine continuité dans les modes de tournage – de nature différente dans les deux cas –pour assurer la possibilité formelle de ces mises en perspective temporelles.
Le travail dans la durée ou en champ diachronique
C’est pour notre part la perspective que nous avons dans un premier temps pu choisir et privilégier sur le terrain Canson, en lien avec l’approche socio-anthropologique que nous avions choisie : rester plusieurs années sur un même terrain et y revenir pour observer de l’intérieur et au plus près ses transformations, en le faisant à son rythme, qui relève de la moyenne et longue durée. Le fonds d’observations filmées que nous avons ainsi constitué sur l’entreprise Canson et Montgolfier s’est en fait étalé sur plus de 20 ans, avec certes des moments d’absence et de latence et des moments plus intenses lors des périodes d’observation directe et de tournage. Appartenances, qui décrit les modes de fonctionnement et de travail de l’entreprise familiale, utilise des rushes du fond documentaire étalés sur une période de sept-huit ans ; Rumeurs d’ateliers, qui décrit les changements du travail dans la même entreprise s’étant entretemps dotée d’une organisation dite ‘flexible’, utilise des rushes portant sur une période de quatre ou cinq ans, avec cependant un noyau de tournage plus intensif de 15 mois, etc. La cohérence de l’ensemble est en fait assurée par la continuité adoptée dans le mode de collecte du matériau filmé effectué selon le même esprit, les mêmes principes – i.e. le même regard – et le même type de dispositif de tournage. Il faut certes avoir du temps, mais surtout vouloir le prendre et savoir maintenir le cap des analyses.
Le travail en champ synchronique
Ne pouvant jouer de la même façon sur la durée, des analyses plus synchroniques se sont imposées à nous dans d’autres contextes. La série de films sur l’Asie s’étale sur une période plus courte de trois à cinq ans. La compréhension de ce qui advient réside là plus dans la comparaison entre les cas observés. La cohérence de l’ensemble, qui permet alors la réflexion sur le changement, est assurée par la multiplication des approches sur les entreprises établies toutes sur de mêmes terrains, en Chine et au Japon [24] mais filmées selon le même type d’approche et les mêmes modalités d’observation : ce qui permet précisément, dans le fond comme dans la forme, d’opérer les mises en miroir, sans nous interdire d’ailleurs d’amorcer des approches de type plus longitudinal en gardant le contact avec les terrains. On peut mentionner par exemple, sur ce point, notre récent travail sur un village de métier au Vietnam, où nous avons filmé le fonctionnement d’un four à charbon de la céramique – le dernier four à charbon, mais nous ne le savions pas alors – disparu et remplacé deux ans après par un four à gaz [25].
Double mode d’approche et double intérêt de travailler ainsi dans le temps, avec en ce domaine et vu ce qu’elle conserve, un apport incomparable de l’image : sans oublier ici de prendre en compte le fait que travailler dans la durée, notamment en termes de diachronie, peut libérer de la contrainte de travailler les terrains dans l’urgence, ainsi que, pour de multiples raisons, nombre de tournages sont amenés à le faire ou pensent qu’ils y sont obligés. Travailler dans et avec la durée pousse en effet à se centrer et à se concentrer sur le présent pour en tirer le meilleur : saisir l’instant, en sachant qu’il est unique et que, parce que cet événement est unique, il pourra être mis en perspective avec d’autres instants saisis plus tard ou ailleurs, en tout cas pour eux-mêmes, selon le même type de regard et de dispositif.
Importance donc du temps et de la durée comme partie intrinsèque du projet et dans les mises en œuvre qu’il exige.
Filmer la recherche en train de se faire
Dernier principe guidant la constitution de notre corpus d’observations filmées : n’intégrer comme matériau que celui issu de la recherche même en train de se faire.
Réaliser un film de recherche tel que nous l’entendons implique de ne rentrer dans la base de données que les rushes résultant de cette « recherche/découverte » construite progressivement avec la caméra et inventoriant son terrain. Les matériaux inclus ne sont donc rien d’autres que ceux résultant des observations faites au fur et à mesure du travail d’investigation et de son approfondissement. Ils ne comprennent pas d’éléments rajoutés ou construits ex-post, de situations rejouées, d’interviews repris après ou répétés, de reconstitutions cédant à de tardifs regrets ou remords. Les rushes sont les rushes mêmes du « pendant » de l’observation, les instants mêmes de la recherche, dans ses découvertes, mais aussi dans ses hésitations, ses tâtonnements, ses interrogations. C’est cette règle qui assurera au corpus sa cohérence et contribuera à donner au montage son homogénéité et son « esprit » : au travers de rushes portant tous comme intrinsèquement la marque de la temporalité de la découverte, celle des résultats recherchés et trouvés, mais aussi celle du regard et de la démarche qui les a produits.
Filmer donc la recherche se faisant, dans la dynamique de ses divers instants.
Cinq principes d’action donc et axes de travail, construits pour permettre de donner consistance à nos perspectives de recherches et fournissant le cadre concret de la production de notre matériau d’observation. En fonction d’autres finalités, d’autres pourraient certes être adoptés : ce sont en tout cas ceux qui, dans notre travail filmé, nous ont guidés.
Une fois ce corpus constitué, reste bien sûr ensuite à le traiter, à le travailler et à finir de l’interpréter, puis à mettre en forme ces compréhensions pour les communiquer et les diffuser. Faute de place dans le présent article ces points, touchant aux phases suivantes de pré-montage et de montage, et aux problèmes d’écriture filmique, feront l’objet de développements ultérieurs. Au stade où nous en sommes, essayons cependant en terminant de faire le point sur ce que cette instrumentalisation de l’image animée dans la recherche nous a apporté et appris.
Conclusion
Il y a presque 50 ans, le sociologue Pierre Naville, pionnier dans l’utilisation de l’image en sociologie [26], élaborait un programme méthodologique d’envergure devant permettre de transformer la recherche beaucoup trop tributaire à son sens « du langage écrit et parlé au point d’y être exagérément soumise et même de s’y réduire tout à fait » (Gehin, Stevens, 2012 : 18). En dépit de quelques frémissements récents [27], les choses ne semblent pas avoir tellement progressé : au vu de l’extraordinaire expansion des images qui marque aujourd’hui la planète entière, on peut même s’étonner du fait qu’elles paraissent plutôt continuer à stagner : peur de l’image, frilosité académique, étroitesses corporatistes doublées d’une hypersegmentation de nos sociétés et d’un système médiatique donnant un autre statut à l’image ? Il est hors de propos d’en décider ici, même si l’on peut penser et espérer que la prolifération de productions d’images permettant à de multiples acteurs sociaux de décrire le social via de multiples canaux [28] réussira à faire émerger, jusqu’à l’intérieur de la recherche, de nouvelles voies d’exploration et de travail dans ce domaine.
Quoi qu’il en soit pour l’instant, il apparaît que l’introduction du travail de l’image et du film dans la recherche ne constitue pas quelque méthodologie seulement annexe ou complémentaire : elle permet de mettre en œuvre une autre façon de chercher et pousse à instaurer une autre manière de documenter, porteuse de ses apports et de ses contraintes propres.
Pour ce qui nous concerne, retenons que du fait de sa nature et au travers même de ses exigences spécifiques, l’utilisation de l’image animée ouvre au chercheur des horizons de travail et de perception notablement élargis ainsi que des champs et modes d’investigation profondément renouvelés. Elle contribue à positionner une autre forme de rapport au terrain qui permet de pousser plus avant la présence aux événements et d’approfondir les modes d’investigation. Elle oblige, de par ses contraintes de mise en oeuvre et vu ce que rend manifeste la caméra, à une vigilance méthodologique constante et renouvelée. Elle amène donc ce faisant à revisiter la pertinence des plis [29] selon lesquels s’effectuent le plus habituellement les enquêtes de la profession, et à réviser certaines de ses évidences méthodologiques. Elle fournit enfin un matériau d’observation et de captation incomparables : loin de devoir être considérée, ainsi qu’on la présente parfois, comme un instrument essentiellement perturbateur, elle peut au contraire constituer sur le terrain un extraordinaire instrument de lien, et donc pour le travail de recherche un inégalable outil d’investigation (Ganne, 1997).
Pour ce qui nous concerne, c’est en tout cas grâce à l’image et à l’outil vidéo que nous avons pu pousser aussi loin, tout au long de notre itinéraire, nos diverses investigations de recherche.

Crédits photographiques : Extrait du film et DVD « Clics et déclics ; s’implanter en Chine et au Japon », de Bernard GANNE, Jean-Paul PÉNARD, Vidéogramme Betacam, 120 minutes, Autres Regards/Glysi/CNRS 2007.

Crédits photographiques : Extrait d’un audit fait par une équipe du constructeur automobile Ford visitant son sous-traitant chinois et interrogeant sur le détail des processus : ce type de visite a lieu tous les 6 mois et s’avère très pointilleux. Ibidem, film et DVD « Clics et déclics ; s’implanter en Chine et au Japon ».
C’est avec cet outil que nous avons pu comprendre – au travers du suivi filmé de l’entreprise Canson - les mutations en profondeur des entreprises françaises à la fin des « Trente Glorieuses » ainsi que les chemins qui les menaient à se flexibiliser, puis à s’internationaliser. C’est également avec lui que nous avons pu explorer concrètement les logiques et chemins de la mondialisation en suivant au plus près des chemins d’entreprises en Asie. C’est avec lui enfin qu’aujourd’hui, et en retravaillant nos rushes, nous travaillons concrètement sur les écarts de pratiques et de perspectives qui marquent les mondes occidentaux et asiatiques dans le « face à face » actuel de leurs représentations et de leurs organisations. Il est clair que sans l’image et la qualité d’investigation très particulière que nous donne cet outil pour saisir, conserver et traiter les événements observés, nous serions restés sans doute beaucoup plus à l’extérieur des choses.
Crédits photographiques : Extrait du film « Sous le vent de la mondialisation… Bat Trang, un village de métier vietnamien » de Bernard GANNE, et Jean-Paul PENARD, 2010, Vidéogramme 95 mn Autres Regards/CNRS/ MODYS/ISH Lyon, 2010
Grâce à la caméra, et en l’adaptant à notre pratique de chercheur, nous avons pu nous introduire dans les entreprises, évoluer longuement dans les ateliers, filmer le travail et ses relations, nouer des liens inédits avec les divers acteurs rencontrés. Nous avons pu saisir sur le vif des situations non imaginées et à bien des égards indescriptibles, nous river sur les événements pour voir, écouter, enregistrer, sans toujours comprendre et en faisant droit à l’imprévisible, documentant ainsi en profondeur cette connaissance « hors texte » des mondes qu’évoque M.H. Piault [30].
Il est clair que ce travail effectué en quelque sorte sur le vif, dans le temps, et au cœur même des événements marquant nos terrains d’étude, n’a pas été sans transformer profondément la compréhension que nous avions de ces derniers et la perception des changements qui, au travers mêmes de ces champs, marquent aujourd’hui notre univers social et politique : la mutation des mondes de l’entreprise et de l’économique avec Canson, l’énorme impact et la mise à plat opérée aujourd’hui par la globalisation au travers des réseaux mondiaux tissés en moins de vingt ans, le « face à face » actuel avec l’Asie. Par une introduction en profondeur sur les terrains qu’elle nous a permis de fouiller, l’image a sans aucun doute affecté profondément le contenu même de nos travaux écrits et la compréhension qu’ils expriment : elle a évidemment changé notre sociologie, et remis en tout cas profondément en cause, en les rendant poreuses, l’évidence des frontières des champs disciplinaires.
A noter pour terminer que si notre démarche entend mieux ici fonder la singularité propre au film de recherche, elle n’entend cependant aucunement isoler ce dernier d’autres pratiques parentes. En dévoilant ses exigences spécifiques, elle entend au contraire mieux manifester les liens qui peuvent le raccorder à ces autres courants de la grande famille documentaire qui se donnent également pour objet de « découvrir » : pratiquants de l’anthropologie visuelle, mais surtout documentaristes dont le dispositif filmique s’ordonnance autour de la perspective de ne pas précéder les événements mais de les suivre, pour les découvrir et les saisir dans leur imprévisibilité : Wiseman bien sûr, et aussi Depardon et, sous certains aspects, Van der Keuken et Agnès Varda, ou, pour n’en citer que quelques-uns, sans oublier aujourd’hui, certains des étonnants documentaristes chinois que l’on commence à découvrir comme Wang Bing, Zhao Liang, Wu Wengguang ou AI Xiaoming (Pernin, 2010 ; Veg, Pernin 2010. Il y aurait ici beaucoup à dire.
Retenons en tout cas combien, prise au sérieux comme outil d’investigation plein et entier, la caméra interpelle profondément la sociologie et les sciences sociales : sur l’évidence de leurs habituels modes de travail, mais par rapport surtout aux nouveaux champs et espaces d’analyse que cette façon de documenter ouvre à la recherche, aux perceptions du social, et par ce biais au politique et aux modes d’agir des sociétés : ceci sans même parler du mode de communication tout à fait privilégié que peut permettre aujourd’hui l’image faite par la science dans un monde globalisé. Tel est en tout cas à notre sens le défi à relever, défi dont les sciences sociales ne semblent pour l’instant que peu se préoccuper : avec le double risque non seulement d’ignorer un outil de travail majeur mais plus encore, dans monde intellectuel institutionnellement très cloisonné, d’abandonner l’image aux maelströms et pulsions du seul monde des médias.