Introduction
Tout film procède d’un ensemble complexe de choix. A chaque grande étape de sa fabrication - repérages, choix du sujet, écriture, tournage, montage, mixage - le réalisateur doit composer avec une multitude de contraintes et d’opportunités [1] et élire, parmi les options possibles, celles qui lui semblent le plus à même de servir son propos et ses intentions. Il est vrai que dans une réalisation, tous les choix ne sont pas le produit de décisions mûrement réfléchies et certains d’entre eux sont aussi spontanés ou intuitifs. Mais qu’ils soient conscients ou non, ils produisent des effets sur lesquels je me propose de focaliser cet article en examinant les choix de réalisation de Nice, bonne au Brésil (2009), un documentaire que j’ai consacré au travail domestique et centré sur la figure d’une bonne à demeure brésilienne, Elenice Barbosa, dite « Nice » [2]. En explicitant la stratégie de réalisation adoptée, mon intention est de rendre compte de la manière dont j’ai procédé pour explorer, filmer et faire partager cette expérience et cette réalité du travail. Il s’agit notamment de décrire la façon dont a été construit et mis en place un point de vue qui assume clairement un parti pris descriptif et émique.
Des notes vidéographiques au documentaire
Dans mon parcours et ma pratique d’ethnologue, le recours aux images animées est intervenu assez tôt - dès mes premiers terrains sur le culte de possession brésilien de l’umbanda - sans qu’il s’accompagne d’emblée d’un questionnement sur les modalités de la connaissance et de la mise en scène du réel qui étaient à l’œuvre dans les documents visuels que je réalisais. Sans doute parce que pendant longtemps, j’ai utilisé les images à des fins qui ne rendaient pas cette réflexion impérative. Filmant pour l’essentiel des cérémonies et des rituels, j’utilisais la caméra comme un instrument d’enquête autrement plus avantageux, pour l’enregistrement de ces phénomènes, que les simples stylo, carnet, magnétophone et appareil photographique. Si ces images présentaient un intérêt certain en matière de recherche et même d’enseignement, dans l’intention comme dans l’utilisation, elles avaient d’abord vocation à être ce qu’André Leroi-Gourhan appelle des « notes cinématographiques » [3] dans son célèbre article de 1948 (1948 : 104). D’abord destinées à moi-même et, par dérivation, à mes interlocuteurs sur le terrain [4] et à un public restreint de chercheurs et d’étudiants, ces images sont d’ailleurs restées pour nombre d’entre elles à l’état de rushes [5]. Lorsqu’elles ont été un tant soit peu montées pour être montrées dans le cadre de séminaires de recherche, de cours ou de conférences, ce fut sous la forme de documents qui, tout en tranchant dans le temps réel, empruntaient leur fil directeur à la linéarité chronologique même de leurs sujets, rituels ou cérémonies, qui se voyaient ainsi simultanément décrits et racontés en images. Montrées pour leur forte valeur descriptive, ces images ne se suffisaient pas à elles-mêmes puisqu’elles exigeaient le secours d’un commentaire extérieur. Elles produisaient aussi des effets fâcheux : au lieu de rapprocher les spectateurs des univers exotiques dont elles étaient extraites, elles confortaient bien souvent leur sentiment d’étrangeté quand ce n’était leurs préjugés.
C’est sans doute le sentiment d’inconfort moral causé par ce malentendu qui m’a poussée à tourner et à utiliser les images avec une intention nouvelle : non plus seulement pour recueillir des matériaux ethnographiques utiles à mes recherches, non pas pour constituer des documents les accompagnant à l’occasion, mais pour faire des films qui, destinés à un public aussi diversifié que possible, existent par eux-mêmes et donnent accès à des réalités et des vécus que mon travail d’ethnologue m’amène à explorer, éprouver et appréhender de l’intérieur à partir de l’expérience, intime et prolongée, du terrain ethnographique ; des documentaires donc, non pas explicatifs ou didactiques mais compréhensifs, qui procurent un sentiment de rencontre et de proximité avec les univers, les personnes et les pratiques qu’ils donnent à voir. Mais comment parvenir à réaliser cette intention en images et en sons ? Que montrer du réel de référence ? Que mettre en images et en récits ? Et comment ? Ce sont dans les réflexions suscitées par ces questions préliminaires et dans les réponses qu’elles obligent à concevoir que s’ancrent les choix de réalisation de Nice, bonne au Brésil.
Descriptivité et émicité du documentaire
Pendant deux ans, de 2008 à 2009, j’ai patiemment dérushé [6], sélectionné et monté les images de ce documentaire. Je les avais tournées cinq ans auparavant, en décembre 2003. Quant à Nice, le personnage de ce film, notre rencontre a eu lieu cinq ans avant le tournage, en 1998, lorsqu’elle est entrée à peu près en même temps que moi dans la grande maison qui fournit son cadre spatial au film : elle, pour y travailler comme bonne à demeure, moi, pour y séjourner à l’invitation de ses employeurs, un couple de médecins rencontrés à l’occasion d’une recherche de terrain sur les services médicaux d’urgence et devenus des amis. Plus de dix ans sont donc passés entre la rencontre initiale avec Nice et le point final mis à la réalisation du film.
Souligner d’emblée que ce documentaire a été conçu dans le temps long, c’est certes dire les difficultés matérielles de tous ordres rencontrées au cours de son élaboration, mais c’est surtout dire la méthode dont procède aussi ce résultat - l’ethnographie qui a le temps comme moyen et comme allié - et la préoccupation fondamentale qui a guidé les décisions prises à toutes les étapes de la réalisation : proposer un regard qui mette nettement l’accent sur la descriptivité et l’émicité [7].
La descriptivité renvoie au souci de description des actions et interactions humaines et passe par l’observation fine et prolongée des pratiques, des comportements et des gestes. L’émicité, quant à elle, renvoie au souci de restitution émique de ces actions et interactions, c’est-à-dire à une attention particulière portée au point de vue des acteurs [8] qui exige, pour être appréhendé, le partage prolongé de leur quotidien ou encore l’expérience d’une immersion qui seule permet d’accéder intimement à « leur vision de leur monde », comme l’écrirait Bronislaw Malinowski (1963 : 82). Descriptivité et émicité sont du reste intimement liées dans la mesure où l’on ne saurait bien décrire les actions et les interactions sans accéder d’abord au sens que leur confèrent ceux qui les réalisent et les vivent, c’est-à-dire sans tenir compte de leurs significations culturelles (Sperber, 1982 : 15).
Si cette double préoccupation est propre sans doute à engendrer un regard singulier et à refléter une « sensibilité anthropologique » (Olivier de Sardan, 1994 : 63), ce regard et cette sensibilité ne se transmettent pas comme cela dans un film : il ne suffit pas d’allumer la caméra, de la pointer dans la bonne direction et de la laisser tourner pour que le simple enregistrement soit apte par lui-même à les traduire. Pour que la descriptivité et l’émicité s’insinuent dans le documentaire, il faut réussir à les exprimer en images et en sons. Ce qui suppose que le discours filmé soit organisé et articulé autour de ces deux dimensions ; ce qui suppose par conséquent une série de choix opérés à toutes les étapes de la fabrication du film en vue de les faire passer.
Si le réalisateur y parvient, alors il réussira sans doute à communiquer au spectateur sa compréhension intime de l’expérience et de la vision des personnes filmées. Du moins est-ce le but. Il lui permettra d’accéder aux manières de faire, aux représentations, aux valeurs, au vécu, aux sentiments, aux sensations des sujets grâce à sa propre expérience d’incorporation de leur monde. Réussir à communiquer cette compréhension, réussir à ouvrir cet accès à un public qui a un vécu social ou culturel différent de celui des sujets filmés, c’est l’ambition que je poursuis à travers le documentaire. Évidemment le réalisateur ne peut pas contrôler entièrement les lectures qui seront faites de son film ni les émotions et sentiments éprouvés par les spectateurs à la vue de ce qu’il leur montre à voir et à entendre. Mais son objectif est certainement de les faire pénétrer puis de les enclore dans un monde à l’intérieur duquel ils feront leurs lectures (Henley, 2009) et sentiront ce qu’ils sentiront.
Les intentions
Durant les 68 minutes que dure Nice, bonne au Brésil, je voulais que les spectateurs soient confinés comme Nice dans la grande maison où elle passe le plus clair d’une vie dominée par un travail harassant et asservissant, qu’ils ressentent sa solitude, son isolement, son sentiment de limitation et de stagnation, sa fatigue, suffisamment en tout cas, pour qu’il ne soit pas nécessaire qu’elle les en convainque par son discours mais que ses paroles viennent seulement confirmer et renforcer leur perception ou la mettre en mot.
En maintenant les spectateurs dans le cadre clôturé de la grande maison, en leur faisant emboîter les pas de Nice de façon à leur proposer une lecture de l’espace inspiré de sa pratique, en leur montrant les tâches qu’elle accomplit sans cesse, mon intention était non seulement de leur faire connaître la réalité du travail de bonne à demeure depuis la place de Nice mais aussi de les mettre en condition de participer mentalement et physiquement à son travail : d’en ressentir la dépense physique et la charge mentale, le caractère fastidieux et répétitif, l’ampleur, la lourdeur et la variété ; d’éprouver les sentiments de non-valeur, de non-reconnaissance qui y sont attachés, la souffrance et les inquiétudes engendrées par le mépris social dont elle se sent l’objet, notamment de la part de ceux qu’elle appelle « les gens importants » ou encore « les autres », parmi lesquels ses patrons.
Ce qui m’a profondément animée en faisant ce film, c’est la volonté de tirer Nice de l’invisibilité qui la frappe dans cette grande maison où - malgré toute l’énergie et le soin qu’elle déploie – l’utilité et même la réalité de son travail sont ignorées de ceux qui l’emploient, comme c’est le cas de nombre de bonnes que j’ai vues travailler dans des familles brésiliennes. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’état médiocre et la piètre fonctionnalité du matériel de travail que lui fournissent ses employeurs.
Le choix du sujet
C’est par là que tout commence. A la différence de ce qui se passe généralement dans les documentaires sans intention anthropologique, c’est la connaissance approfondie des réalités prises pour objet qui a orienté le choix du sujet. En d’autres termes, les « repérages » n’ont pas été effectués dans l’intention de faire un film, ils en ont été le préambule : quand je filme Nice dans son quotidien laborieux, nous sommes liées par une relation ancienne et j’ai, en arrière-plan, la connaissance du travail qu’elle effectue, de l’univers dans lequel celui-ci se déroule (constitué notamment des rapports qu’elle entretient avec ses employeurs et leurs quatre enfants), et enfin de l’expérience et de la vision qu’elle en a (autant du sien d’ailleurs que de ceux d’autres bonnes). En d’autres termes, je m’appuie sur un savoir et une compréhension ethnographiques préalables.
Je n’ai pas rencontré les bonnes dans le cadre d’une enquête portant sur la domesticité au Brésil [9], phénomène resté en marge des recherches que j’effectue dans ce pays et pourtant à la source d’un intérêt constant. J’ai rencontré ces femmes pauvres aussi bien sur mes divers terrains ethnographiques - parmi les fidèles de la religion umbanda et les usagers des services publics de santé – qu’au domicile des diverses familles de couches moyennes et supérieures dans lesquelles j’ai séjourné ou été reçue depuis vingt-cinq ans.
Les bonnes sont très nombreuses au Brésil où le travail domestique rémunéré représente le premier emploi féminin [10]. Je me suis liée avec quelques-unes de celles que j’ai connues. Nice est l’une d’entre elles. Outre notre affinité réciproque, mes séjours répétés et prolongés dans la demeure qui se trouvait être à la fois son lieu de travail et son lieu d’habitation ont été propices à la construction d’une solide relation. Pour peu qu’on y soit disposé, vivre sous le même toit offre en effet bien des occasions d’échanger, de se rapprocher, de se connaître. Se retrouver après des mois d’absence renforce également les liens. Néanmoins, pas plus dans cette maison que dans d’autres où j’ai noué une relation avec la bonne, celle-ci ne s’est pleinement affichée : éloignée des rapports attendus entre une employée domestique et l’invitée de ses patrons, elle s’est surtout déployée dans les espaces et les moments où nous étions seules. Le tournage a du reste épousé cette caractéristique de la relation puisqu’il a eu lieu pendant une période de cinq jours où, hormis l’une des filles adolescentes de la famille qui passait y déjeuner de temps à autre, la maison était désertée par ses autres occupants.
Ce type de repérage qui repose sur des liens privilégiés et des séjours de longue durée permet d’appréhender et, par suite, de mettre en valeur des aspects du réel de référence qui ne sont pas accessibles à un profane, réalisateur ou non. Le choix du sujet est ainsi l’expression d’un « compromis entre un intérêt narratif et un intérêt ethnologique », c’est-à-dire, pour ce dernier, « un intérêt qui se propose comme compétence incarnée dans un savoir préalable portant sur le sujet et tenant lieu de repérage » (Olivier de Sardan, 1994 : 58).
J’ai d’abord envisagé de mettre en regard les portraits de deux bonnes : l’une, Nice, 33 ans, noire, d’origine rurale, célibataire et sans enfants, qui travaille à demeure dans une ville moyenne de l’intérieur de l’Etat de São Paulo ; l’autre, Rilma, blanche, 55 ans, d’origine citadine, séparée et mère de deux enfants adultes, qui travaille à la journée dans la mégalopole de São Paulo. L’intention était qu’au moyen de la comparaison construite entre ces deux situations contrastées, le spectateur dégage par lui-même les éléments de ressemblance et les récurrences dans le travail, le vécu du travail et le point de vue sur leur condition de ces deux femmes : en d’autres termes, je voulais faire émerger un portrait sociologique du rapprochement de ces deux figures singulières qui mette l’accent sur ce qui m’était apparu largement partagé par les bonnes et pertinent pour elles. C’est ainsi qu’après le tournage avec Nice, j’ai réalisé au cours du même séjour un second tournage d’une semaine avec Rilma dans l’appartement où elle travaillait et où j’étais moi-même hébergée. Mais au moment du dérushage des images faites avec l’une et avec l’autre, il m’a semblé que ce que le documentaire pouvait gagner de la mise en évidence de cette parenté de pratiques, de vécus et de regards, il allait le perdre en intimité avec les réalités et les expériences que je me proposais de décrire et de faire éprouver au spectateur en l’immergeant dans le quotidien et l’univers de travail des deux bonnes. Préparer la rencontre avec chacune d’elles et mettre en place cette proximité essentielle exigeaient une construction lente et progressive. Or, la durée du documentaire ne devait pas non plus se retourner contre son intention, c’est-à-dire lasser le spectateur au lieu de le capturer. Il m’est finalement apparu plus efficace de centrer le film sur une seule bonne : j’ai ainsi sacrifié Rilma à Nice, tranchant pour celle dont la présence à l’image et la personnalité, plus immédiatement attachante, me semblaient davantage à même de susciter l’empathie du spectateur.
Le tournage
Ce type particulier de repérage en amont du sujet a aussi des effets sur le tournage.
Parce que le travail de Nice et l’espace dans lequel elle évolue sont bien connus, non seulement l’œil et l’oreille sont attentifs à capter, sélectionner, rapprocher ce qui m’est apparu comme caractéristique et significatif dans son travail, mais le corps également est apte à anticiper et à épouser les actions de la jeune femme - leur rythme, les diverses étapes de leur réalisation, leur enchaînement - ainsi que ses déplacements. Ce qui suppose bien évidemment le choix d’un matériel léger et peu encombrant (une caméra de poing) autorisant une souplesse de mouvement qui permet de s’adapter rapidement aux évolutions des actions.
Cette intériorisation préalable du travail donne à la personne qui tient la caméra une grande disponibilité, une grande capacité d’adaptation et d’anticipation. Cela m’a permis de filmer Nice sans diriger ou interrompre ses actions, sans entraver ses déplacements ; de filmer avec une seule caméra ; d’être son interlocutrice tout en filmant, cadrant, et pensant au montage [11]. Nice peut aussi être mon interlocutrice et s’adresser à moi tout en travaillant car nous mobilisons l’une et l’autre, au moment des prises de vues, une relation qui nous a déjà bien souvent mises en situation d’échanger pendant qu’elle accomplit les gestes du travail.
La connaissance, préalable au tournage, du travail de Nice, permet également d’identifier les effets de la profilmie, c’est-à-dire les modifications de comportement engendrées par le dispositif filmique ou plus largement, comme l’écrit Claudine de France (2006 : 118), « tout ce qui, dans le filmable […], est transformé ou créé par la présence du cinéaste et de sa caméra ». Car si la familiarité de notre relation et le choix d’un dispositif de tournage minimal (pas de trépied, d’éclairage, de preneur de son, de seconde caméra) ont pour effets de réduire considérablement les gestes et les comportements profilmiques, seule la connaissance approfondie du travail de Nice permet d’identifier le caractère profilmique de ce qui est enregistré et donc, au moment du montage, de sélectionner ce qui est de nature à respecter la promesse faite au spectateur de fidélité au réel de référence [12]. Elle évite notamment de se méprendre sur le caractère ordinaire ou exceptionnel des choses filmées, sur leur caractère représentatif ou singulier, sur leur sens. Elle permet de noter leur caractère exagéré, ajouté ou leur absence.
Pendant le tournage, je n’ai pas observé chez Nice de modifications dans l’exécution de son travail ni, plus largement, dans sa façon d’être marquée par un naturel surprenant au vu de la situation, quand même inédite, de tournage. Au tout début néanmoins, j’ai noté qu’elle prenait des précautions pour ne pas me mouiller ou éclabousser la caméra, retenant certains de ses gestes, réalisés avec moins de vigueur et d’amplitude, ou encore qu’elle ne fermait pas la lumière quand elle sortait d’une pièce alors que je la suivais. J’ai compris qu’elle veillait à ne pas gêner mon travail comme j’étais attentive à ne pas gêner le sien, et que s’exprimait là une forme de coopération basée sur une entraide et un respect mutuel pour notre activité respective, réalisée en parallèle dans le même espace de travail. Au moment du tournage, j’ai senti que s’était établie une proximité laborieuse jamais expérimentée auparavant, permise notamment par la dimension technique et matérielle, physique et corporelle de l’acte de filmer, les pieds dans la même eau, le corps penché sous les mêmes meubles, le même soleil violent sur la tête, les mêmes bruits dans les oreilles, etc. [13]. Je n’ai pas intégré au montage l’enregistrement de ces modifications subtiles des gestes et manières de faire de Nice qui ont du reste vite disparu, une fois que je l’ai assurée (et convaincue) que c’était à moi de faire attention.
Si la situation de tournage n’a pas eu d’impacts significatifs sur le travail et la manière d’être de Nice, je n’en dirais évidemment pas autant de son discours qui a trouvé dans cet espace-temps très singulier les conditions mêmes de son expression, de son élaboration et de sa libération. Les propos de Nice comme nos échanges durant le tournage sont des effets du dispositif filmique. Ils appartiennent à une relation inédite qui - même si elle puise dans nos rapports habituels une familiarité et une confiance essentielles au surgissement du discours de Nice - se construit pendant le temps et dans le cadre extraordinaire du tournage d’un film sur le travail de bonne au Brésil, dans lequel elle tient le rôle de « la bonne brésilienne ». Mais ces effets sont volontairement rendus si évidents, au tournage comme au montage, qu’ils ne posent pas de problème : il n’y a aucun risque que le spectateur puisse penser que Nice se tient à elle-même ce discours à haute voix quand elle réalise ses tâches domestiques ; il est clair aussi qu’elle a avec moi un vis-à-vis dont la présence n’est pas gommée dans le film et qui, dans le cadre de cette interaction, sollicite son discours, parfois activement.
J’ai ressenti au plus haut point l’artificialité du dispositif dans lequel s’est initiée et déployée peu à peu la relation nouvelle pendant la première heure de tournage : elle a engendré une légère gêne et une distance qui se sont notamment traduites par un silence tout à fait inhabituel entre nous. Ce silence a été entrecoupé de quelques remarques brèves dont Nice a pris l’initiative - « j’adore travailler avec la radio toute la journée », « quelle chaleur ! » - et de non moins brefs acquiescements de ma part qui m’ont semblé autant témoigner de l’adhésion à la nouvelle configuration et de la volonté mutuelle d’y établir la communication, que des balbutiements d’une relation débutante dans laquelle nous devions chacune trouver nos marques et investir un rôle inédit. C’est Nice qui a marqué la fin de cette étrange phase préparatoire en nous installant dans nos nouveaux rôles quand, au sortir du placard à provisions, elle a fait inopinément face à la caméra pour la première fois en m’adressant, avec un air enjoué, cette phrase aussi décidée que saisissante : « la bonne doit être une actrice ! ». C’est par cette formule qui pointe simultanément son rôle dans le travail (jouer plusieurs rôles) et celui dans le documentaire (jouer la bonne) que Nice a fait son entrée en scène : elle a empoigné son rôle et elle m’a permis du même coup de camper le mien, celui de l’interlocutrice/partenaire caméraman attentive à la suivre dans ses gestes aussi bien que dans ses pensées. Mise en situation de montrer son activité de bonne, Nice ne s’en est pas tenue là : elle avait aussi des choses à dire sur ce (son) travail et elle les a dites, au collectif (les bonnes) et au singulier (elle-même).
Au montage, j’ai conservé les images de ces premiers pas de la relation, et construit sa progression de façon chronologique en poursuivant deux objectifs qui me tenaient à cœur : introduire un élément de réflexivité en explicitant ainsi la situation et la relation de tournage ; et surtout, aménager une rencontre du spectateur avec Nice qui emprunte son développement au rapprochement graduel qui s’établit entre elle et moi au cours du tournage [14]. Il m’a semblé que ce choix était à même de produire chez le spectateur un sentiment de proximité.
J’ai également sélectionné dans le discours de Nice des passages qui renvoyaient aux thèmes récurrents (le manque de valeur, l’absence de reconnaissance, l’humiliation, le mépris social, le sentiment de responsabilité, l’inquiétude quant à l’avenir) qu’elle a spontanément mis en avant et abondamment explorés pendant les cinq jours de tournage [15]. Leur épuisement a du reste annoncé la fin de ce dernier.
La trame narrative
Dans Nice, bonne au Brésil, le temps joue le rôle de fil directeur. La linéarité chronologique du récit épouse celle du tournage.
Cette structure narrative permet en effet de décrire le travail - les gestes, les tâches, leur succession dans la journée mais aussi jour après jour - en lui empruntant sa propre linéarité et donc en respectant, au plan du montage, les progressions temporelles normales (décomposées en sous-séquences d’une même séquence [16]). Ainsi le sujet du film, le travail, est aussi son fil directeur et la description ethnographique se convertit aisément en description filmique. Sur le plan du discours, cette structure permet aussi d’accompagner les propos de Nice en respectant son propre cheminement [17]. Enfin, l’adoption d’une trame chronologique autorise également un montage dont le caractère répétitif, calqué sur celui des tâches incessantes accomplies par Nice, doit permettre aux spectateurs de pénétrer, voire de ressentir, la fatigue, la lassitude, l’enfermement et la solitude de cette femme. A en juger par les réactions recueillies jusqu’à présent sur le film, ce choix produit les effets escomptés. Souvent ses spectateurs français et brésiliens - principalement des spectatrices, du reste - disent se sentir fatigués à l’issue de la projection.
(Trans)porté par le temps, le récit filmique est construit par l’alternance de séquences descriptives et de séquences de discours, ces dernières visant à donner accès à des éléments du vécu et du point de vue de Nice qui ne peuvent pas être rendus visibles par l’image mais qui, intégrés aux scènes descriptives, sont aptes à faire exister Nice comme sujet et donc propres à entraîner peu à peu le spectateur dans son monde. La difficulté du montage résidait dans l’agencement de ces deux types de séquences puisqu’il devait aussi assurer l’équilibre et la dynamique du film. Il fallait également éviter l’écueil d’une lecture misérabiliste de la vie et de la situation peu enviables de Nice. Au moment du tournage puis du montage, j’ai ainsi été attentive à filmer puis à sélectionner des scènes où elle chante, sourit, montre son entrain, son intensité, où elle évoque l’au-delà du travail domestique avec ses joies, ses amis, ses sorties, ceci afin de contrarier une lecture caricaturale et unilatérale de sa personne et des réalités qui sont les siennes. C’est pourquoi, dans le choix et l’assemblage des séquences, j’ai aussi cherché à confronter des ambiances, des paroles, des actions qui produisaient (ou contenaient en elles-mêmes) des effets de contraste susceptibles de provoquer de l’étonnement ou même du trouble, comme dans cette scène où nous voyons Nice agenouillée dans la cabine de douche, au contact intime de la saleté des autres, qui chante pour elle-même tout en frottant les recoins avec force et application. Une scène dont se dégage une impression mêlée d’avilissement et de sérénité.
Autres partis pris
Le silence du commentaire
Je n’ai pas eu recours aux commentaires en voix off [18] : ils auraient eu pour effet de maintenir le spectateur à l’extérieur d’un monde qui lui est étranger alors que mon intention était précisément de l’y faire entrer et de le familiariser avec lui. Le silence du commentaire est aussi l’un des moyens par lequel le réalisateur peut manifester une posture qui assume nettement un parti pris descriptif et émique.
Je ne voulais pas non plus donner la possibilité au spectateur de nourrir un quelconque sentiment de supériorité par rapport à Nice grâce à une voix off qui serait venue incarner la légitimité scientifique et, par là-même, confirmer les préjugés du sens commun : à savoir les bonnes – et plus généralement « les pauvres » ou encore « le peuple » - n’étant pas suffisamment clairvoyants, il revient donc à une autorité extérieure d’extraire le sens de telle ou telle situation, de tel ou tel propos [19]. J’ai pu constater que ce choix était efficace quand, dès les premières projections du film au Brésil, j’ai recueilli des réactions soulignant la « chance » que j’avais eue de rencontrer une bonne aussi « articulée ». Pour le moins, le film ne vient pas conforter les préjugés sur les bonnes, la prestation de Nice n’étant pas conforme aux idées reçues.
Enfin, je ne voulais pas prendre le spectateur par la main et lui indiquer ce qu’il devait penser, retenir. Je souhaitais qu’à l’intérieur du monde dans lequel il se trouve plongé, il puisse apprécier avec une grande liberté le travail, la signification des gestes, des comportements, des paroles et des situations représentées.
Opter pour l’absence de commentaires implique néanmoins que l’on se prive d’un moyen très efficace pour transmettre un certain nombre d’informations importantes, notamment d’ordre biographique, sociologique, économique ou plus généralement contextuel. C’est au discours de Nice que j’ai choisi de faire appel pour pouvoir les délivrer en passant par sa propre narration. Cela nécessitait qu’au moment du tournage, je réussisse à recueillir de sa bouche toutes les informations qui m’apparaissaient indispensables au montage et que je doive, par conséquent, susciter celles qu’elle ne livrait pas spontanément au moyen de questions posées durant nos échanges, quand l’occasion se présentait. Si, par exemple, il ne me semblait pas utile qu’elle dise son âge – l’image fournissant cette information de façon très satisfaisante [20] – il m’importait par contre qu’elle évoque ses origines rurales (communes à de nombreuses bonnes qui s’emploient en ville) ou encore le très jeune âge auquel elle a commencé à exercer son métier (10 ans), ce qu’elle fit d’elle-même pendant le tournage sans que j’intervienne dans le fil de son discours.
De même, je tenais à ce que des indications objectives soient données qui permettent d’apprécier la médiocrité de son salaire et par suite, de son niveau de vie. Pour cela, me saisissant d’un échange dans lequel elle exprimait que « 38 reais » pour un chemisier ou encore « 59 reais » pour un parfum, « c’est beaucoup d’argent », je lui ai demandé combien elle gagnait, sachant qu’il y avait peu de chance qu’elle le dise d’elle-même. Mais comment faire comprendre à des spectateurs français et même, dans quelques années, à des spectateurs brésiliens, ce que représentent les « 450 reais » mensuels annoncés par Nice ? Indiquer entre parenthèses, dans le sous-titre en français, leur valeur en euros n’était pas une bonne idée. Il fallait que l’information puisse résister au temps comme à l’espace, c’est-à-dire que n’importe quel spectateur puisse, aujourd’hui et demain, ici comme ailleurs, se représenter ce que Nice pouvait se permettre avec une telle somme dans le Brésil de 2003. Pour bien faire, il aurait fallu pouvoir indiquer le prix moyen d’un kilo de riz et de poulet, d’un loyer modeste, d’un ticket de bus, etc. J’ai surmonté cette difficulté en demandant à Nice, dans la suite du même échange, combien coûtait la consultation médicale à laquelle devaient se rendre ses parents et qu’elle contribuerait à payer. Il m’a semblé que les « 120 reais » qu’elle a alors indiqués pour une précédente consultation – soit, un quart de son salaire – donnaient une idée assez juste de ce que représentait, pour vivre, l’argent qu’elle gagnait. Cela permet en tout cas de prendre toute la mesure de ses paroles quand dans le film elle déclare : « Tout ce que je vais faire, je pense d’abord : « dieu que c’est cher ! Je ne peux pas l’acheter » ».
Les interactions filmés/filmants
Les mêmes raisons qui m’ont poussée à renoncer aux commentaires en voix off m’ont fait adopter le principe d’une caméraman-partenaire qui dialogue avec Nice. En montrant les interactions filmant/filmée, l’intention est de donner à voir et à entendre la relation qui existe entre Nice et moi, afin d’expliciter une proximité qui puisse être partagée par le spectateur. Celle-ci est du reste constamment révélée par les regards, les expressions, les propos ponctués par mon prénom, que Nice m’adresse. Certes, je ne suis pas présente physiquement à l’image - si ce n’est quelques secondes dans le reflet renvoyé par l’écran de télévision qu’elle époussette - mais je le suis d’un point de vue sonore : en entendant ma voix, mes rires, mes questions, mes réactions, les spectateurs ont accès non pas à un narrateur supra-contextuel mais bien à une personne impliquée dans un rapport interpersonnel dans lequel ils peuvent à leur tour se glisser.
Ce choix vise également à faire accepter Nice comme interlocutrice valable et à expliciter le fait que, de mon point de vue, le documentaire est le résultat d’une entreprise de collaboration qui est délimitée, tant intellectuellement qu’éthiquement, par les visions et les expériences des sujets filmés. Et ceci, comme l’écrit Paul Henley (2009 : 124), « par respect pour le monde que le réalisateur prend la liberté de représenter ».
Les partis pris stylistiques
Un ensemble d’autres choix, relatifs au plan cette fois-ci [21], viennent soutenir la stratégie de réalisation. Concernant l’image et le son, ils sont intervenus aussi bien au moment du tournage qu’au moment du montage.
Ainsi, par exemple, ai-je privilégié les plans-séquences [22] qui servent la description du travail de Nice [23] en même temps qu’ils permettent d’accompagner le développement de ses actions et, dans l’échelle des plans [24], les plans d’ensemble et les plans moyens qui situent les actions en donnant à voir les lieux où Nice évolue et travaille (la propriété, la maison, les pièces, sa chambre). J’ai, par contre, opté pour les plans fixes et les plans rapprochés dans les séquences de discours, comme un moyen d’installer le spectateur à ma place dans les échanges et la complicité avec elle. Les plans-séquences confèrent au film un rythme lent qui m’a semblé apte à garantir sa descriptivité comme à permettre l’immersion graduelle du spectateur dans l’univers de Nice et l’accès à son point de vue.
J’ai également privilégié le montage cut [25] de l’image et du son et minimisé le recours aux effets visuels et sonores que j’ai réservés aux transitions (raccords) entre les séquences et entre certains plans quand ils me semblaient servir avantageusement la narration ou la fluidité du film : pour marquer le passage d’un jour à un autre (exprimé par un sobre fondu au noir à la fermeture [26] accompagné d’un fondu au silence et suivi d’un fondu d’ouverture de l’image et du son [27]) ; pour amenuiser l’impression de sauté du raccord entre deux plans avec un écart d’axes marqué, ou encore pour marquer le passage du temps grâce à des fondus enchaînés [28] ; pour renforcer l’impression de continuité entre des tâches qui se succèdent au cours de la même journée en assurant une liaison douce au moyen de splits audio [29].
Pour garantir la fidélité au réel de référence, je n’ai pas non plus introduit d’illustrations sonores – les musiques et les sons sont naturels – ni voulu atténuer les bruits produits par les appareils ménagers (notamment l’aspirateur) au motif, avancé par le mixeur son, d’épargner le spectateur. L’espace dans lequel évolue Nice est aussi un espace sonore : s’irriter de certains bruits qui le composent est aussi une façon d’y entrer et de l’éprouver ; comme se laisser porter par les chansons qu’elle écoute.
Conclusion
Tels sont donc les principaux choix de réalisation d’un documentaire dont l’ambition est d’offrir un accès au travail de bonne à demeure au Brésil depuis la place de Nice. Parmi ces choix, il faut inclure ceux qui visent à susciter une participation empathique du spectateur [30] ; il faut aussi inclure tous ceux qui visent à rendre palpables – et non seulement visibles par l’image – les réalités et les expériences décrites. Car, comme l’écrivent les auteurs du Manifeste de Lausanne, « l’anthropologie est une science dont le savoir s’alimente à l’expérience sensible et à la relation engagée » (2011 : 13) : en proposant au spectateur une approche compréhensive du réel (re)présenté et en l’y immergeant à la façon de l’ethnologue sur son « terrain », il s’agit bien de l’entraîner dans une expérience de perception qui lui permette de bâtir son propre point de vue à l’intérieur du cadre interprétatif proposé.
Pour ses protagonistes, l’histoire que raconte le film appartient au passé. Nice a, depuis, fondé son propre foyer, eu deux garçons et trouvé un emploi moins pesant de bonne à la journée dans un appartement d’un autre secteur de la ville, occupé par une personne seule. Chez Nice, nous avons regardé le film dans un silence religieux et ému, ponctué par les soupirs de cette dernière, bouleversée : d’abord ébahie et jubilante de se voir avec son nom sur la jaquette du DVD, puis attristée et oppressée à mesure que le film avançait, la replongeant dans une période pénible de sa vie et ravivant l’amertume d’un renvoi cruel à la naissance de son premier enfant [31]. Quant à ses anciens patrons, ils vivent aujourd’hui loin des lieux du tournage et avaient déjà vendu leur maison quand le film a été terminé. Le visionner avec eux représentait une épreuve à laquelle je me suis soustraite en le leur envoyant depuis la France, incertaine de leur réaction et cependant confiante que le moment d’échanger sur le film viendrait à son heure. Mais ils ont souhaité ne pas se manifester et Nice, bonne au Brésil a sonné le glas de notre relation.