Réalisé à Paris le 17 février 2012, cet entretien a été mené par Ellen Hertz et édité par Suzanne Chappaz. Images de Julie Mayoraz, assistée de Grégoire Mayor.
Ellen Hertz : Nathalie Heinich, merci beaucoup de prendre le temps de faire cet entretien avec nous. Nous allons parler de votre parcours, mais peut-être en entrant par un biais qui nous intéresse particulièrement à la revue ethnographiques.org, c’est-à-dire l’écriture. Et puis je commencerai directement sur vos pratiques d’écriture : vous écrivez énormément, comment vous vous y prenez et qu’est-ce qui vous fait plaisir ou qu’est-ce qui vous fait souffrir là-dedans ?
L’économie de l’écriture : « comprendre en écrivant »
Instruments et documents : deux niveaux à distinguer
Nathalie Heinich : Pour moi, l’écriture, c’est évidemment du plaisir, parce que sinon je n’écrirais pas autant, où alors je serais une grande masochiste. Je crois que c’est aussi du temps. Je m’aperçois en fait que la plupart de mes livres sont issus de recherches qui ont pris de très longues années, même s’il n’y a pas eu de travail de terrain. Par exemple, le livre que je prépare sur la célébrité : je n’ai pas fait de terrain du tout, mais pendant 25 ans, j’ai accumulé du matériau. Alors ça peut être des coupures de presse, ça peut être des remarques, des anecdotes, des notations de choses vues, évidemment des livres ou des articles que j’ai lus et que je prends en notes et donc, peu à peu, j’accumule, soit dans des boîtes quand ce sont des documents matériels, soit dans mon ordinateur lorsque ce sont des textes ou des images numérisés.
J’accumule tous ces éléments de matériau d’enquête, et puis il y a un moment où la chose est mûre. C’est un peu mystérieux de dire à quel moment ça se décide, mais il y a un moment où il est clair que le moment est venu de se mettre au travail, et là il s’agit de compléter la documentation, notamment de lire ce que les collègues ont pu écrire sur le sujet, de lire systématiquement, et non plus simplement un petit peu au hasard des trouvailles. Et une fois que tout ce matériau est dans l’ordinateur, il faut le mettre en ordre. C’est le premier problème. Il faut donc avoir dans l’idée un vague plan, et puis faire des paquets, comme au puzzle. J’ai toujours pensé que faire un livre c’est comme faire un puzzle. J’adore faire des puzzles, mais je n’ai pas le temps, donc plutôt que de faire des puzzles, je fais des livres (extrait vidéo 1).
Donc, il faut faire des paquets cohérents à partir de deux types de matériaux : d’une part les instruments, c’est-à-dire tout ce qu’ont écrit les collègues sur le sujet, que ce soient des sociologues, des historiens, des anthropologues, etc., et d’autre part le paquet des documents, c’est-à-dire tout ce qui vient du monde ordinaire, les propos des acteurs... enfin, tout ce qui est le monde vécu et non pas le monde travaillé réflexivement par le chercheur. Pour moi, il est très important de distinguer ces deux niveaux, parce qu’autant je m’autorise la critique pour les instruments, c’est-à-dire les travaux de mes collègues – que je ne me fais pas faute de critiquer si je les trouve insuffisants – autant, pour moi, toute critique de ce que disent les acteurs est absolument exclue. Je suis une fervente partisane de la neutralité axiologique selon Max Weber, donc j’estime que le grand apport des sciences sociales, ou en tout cas la condition à laquelle elles peuvent devenir des sciences sociales, c’est de se garder de toute normativité, de tout jugement de valeur du chercheur sur le monde qu’il étudie. Il est hors de question d’avoir la moindre critique, ou la moindre approbation d’ailleurs, à l’égard des propos que je décris et que j’analyse (extrait vidéo 2).
Donc pour moi, c’est très important d’avoir deux fichiers séparés, instruments/documents. Ensuite je les organise, par ordre alphabétique pour les travaux des chercheurs, évidemment, et puis par thèmes, sous-thèmes, sous-sous-thèmes, jusqu’à arriver à une architecture qui épouse à peu près l’organisation prévue, et qui quelquefois la déforme, la fait bouger bien sûr. Car heureusement, la table initiale se modifie.
Une fois que tous ces petits bouts – ça peut être une phrase, une image, une citation, etc. – sont dans l’ordre, il est temps de rédiger. Là, c’est un moment formidable, parce que c’est le moment où les choses se révèlent. Moi je dis que je fais partie des gens qui ne comprennent vraiment leurs objets qu’en les écrivant, contrairement à des collègues qui les comprennent en parlant - d’où l’intérêt pour eux d’avoir des séminaires - ou qui ont la capacité, en réfléchissant, de comprendre les choses. Moi je ne peux pas comprendre dans l’abstrait. Pour comprendre, il faut que je fasse des liens, et pour faire des liens il faut des phrases, avec des sujets, des verbes, des compléments. C’est la capacité des phrases à s’organiser d’une façon cohérente et aisée, limpide, fluide, qui teste le fait que la chose a été vraiment comprise.
J’ai toujours remarqué que quand j’ai des problèmes d’écriture, quand ça accroche, quand ça ne va pas, c’est qu’en fait j’ai des problèmes de compréhension de mon objet ou des problèmes d’insuffisance de documentation. Donc là, il faut retravailler pour arriver enfin à trouver la cheville qui manquait pour que la chose coule de source. D’où le caractère extrêmement jouissif de l’écriture, parce que, d’abord, quand ça coule de source, c’est merveilleux, on a l’impression que ça se fait tout seul, et puis en plus on voit, sous ses yeux littéralement, s’éclairer les choses, c’est-à-dire qu’on comprend en écrivant. C’est en tout cas le sentiment que j’ai. D’où mon rapport assez passionné et heureux à l’écriture. Voilà (extrait vidéo 3).
E.H. : Magnifique. Et par curiosité, la partie avant la rédaction prend quelle forme matériellement ? Vous avez des cartes, des fiches, vous mettez tout...
N.H. : Tout, tout dans l’ordinateur. C’est-à-dire, en fait, une partie de ma documentation est matérielle, quand ce sont des coupures de journaux. Je découpe beaucoup les journaux, et je les scanne ou je les recopie si c’est rapide, pour pouvoir avoir tout dans mon petit ordinateur portable et pouvoir travailler n’importe où. Ce qui est très important pour moi c’est de pouvoir me déplacer et ne pas être assignée à un lieu pour écrire.
Livre ou article, une économie différente
E.H. : Cela m’amène à une question sur la forme finale : est-ce que ça change pour vous d’écrire un article ou d’écrire un livre ? Et ça m’intéresse aussi de vous entendre sur l’intérêt d’écrire des livres, puisqu’à notre faculté nous réfléchissons à l’idée, en anthropologie par exemple, de faire des thèses sur articles.
N.H. : Je crois que ce sont deux économies très différentes ; aussi nécessaires l’une que l’autre, mais très différentes. Pour moi, le format de l’article est un format de gros plan, d’approfondissement d’un thème, d’une méthode... enfin bon, c’est un gros plan. Un livre se doit d’être beaucoup plus synthétique, avec un plan beaucoup plus général et du même coup, d’une certaine façon, plus allusif, parce que si on veut entrer dans les détails dans un livre comme on le fait dans un article, le livre devient monstrueux. Non seulement il devient monstrueux parce qu’aucun éditeur ne voudra publier un livre de 2000 pages, mais il devient incompréhensible. Pour qu’un objet trouve ses conditions d’intelligibilité, il faut respecter les bons formats.
Alors il y a des objets qui exigent le format livre, parce qu’ils sont suffisamment amples pour avoir besoin de cette capacité de synthèse, de généralisation, et puis il y a des objets qui simplement sont très bien dans le format article. Et il y a des chercheurs qui se sentent très bien dans le format article et d’autres qui se sentent très bien dans le format livre. Je pense qu’il ne faut pas exclure l’un ou l’autre, simplement il ne faut pas obliger quelqu’un qui est très à l’aise avec les articles à écrire des livres, de même qu’il ne faut pas obliger quelqu’un qui a besoin du format livre à écrire des articles.
Cela étant dit, moi je fais toujours les deux, parce que j’ai besoin, pour ne pas avoir le sentiment de gâcher mon matériau, de l’exploiter sous forme d’articles. Comme ça, je sais qu’il est quelque part, il est disponible, il existe, il est lisible par d’autres, et je peux le jeter au moment du livre, c’est-à-dire que je peux réduire un article à un paragraphe dans le livre. Ça suffit, avec la note de bas de page qui permet de s’y reporter si nécessaire et du même coup ça permet de garder au livre une légèreté et une cohérence interne qu’il n’aurait pas si on se sentait obligé d’intégrer tout ce qu’on sait sur le sujet. Un livre, ce n’est pas tout ce qu’on sait sur le sujet. Un livre c’est tout ce qui est nécessaire pour que le lecteur puisse complètement s’emparer du sujet. Du coup, ça exige de sacrifier l’exhaustivité. D’où l’intérêt pour moi d’avoir cette publication à deux phases, à deux moments : la phase article et la phase livre. En général, un livre pour moi c’est au moins une demi-douzaine d’articles, mais le livre n’est évidemment pas la série des articles. C’est une réécriture complète, avec des chapitres, dont certains d’ailleurs n’ont pas donné lieu à article.C’est vraiment une économie tout à fait particulière.
Moi je conseille quand même d’essayer le format livre, parce que ça a la capacité de vous obliger à penser globalement votre sujet, ce qui est quand même formidable. Ça oblige à être plus exigeant, en fait. Ça oblige à voir les choses de plus loin, ça oblige à voir l’ensemble des éléments, à voir les connections entre elles. Par exemple, l’ordre des chapitres n’est pas seulement l’ordre des chapitres, c’est l’ordonnancement interne de votre objet. Je crois que c’est très important d’en arriver à ce niveau-là pour se donner des formats de pensée un peu plus ambitieux.
J’ai eu par exemple, l’an dernier, en étant jurée d’une thèse, l’idée d’un article. C’était sur l’art contemporain, et je me suis dit : « Tiens, il y a une chose que je n’avais pas dite dans mes travaux sur l’art contemporain, il faut que je la dise, donc je vais faire un article là-dessus ». J’avais même prévu la revue à laquelle j’allais soumettre cet article. Et puis en y réfléchissant, en y travaillant, c’était évident que c’était un livre. Ça ne pouvait pas tenir dans un article. Et depuis que j’ai en tête le format livre, je ne cesse d’accumuler des éléments, et je sais que ça va faire un livre. Voilà, je vois déjà sa structure, et je sais que ce que j’ai à dire là-dessus, je n’aurais pas pu le dire dans un article. Donc c’est un peu l’objet qui détermine le format.
E.H. : Mais c’est assez paradoxal, le livre doit être moins détaillé, plus global mais moins détaillé qu’un article. Alors qu’on pense que la longueur permet le détail...
N.H. : Non, pas du tout. La longueur permet, comme au cinéma, d’avoir un plan général, au lieu d’un gros plan. Voilà. Et le gros plan permet le détail, alors que le plan général permet la synthèse.
Auteur, et non écrivain
E.H. : Est-ce que ça vous a traversé l’esprit de faire une enquête sur l’écriture en sciences sociales ? Comment on s’imagine écrivain en tant que sociologue ou anthropologue ? Je pose la question parce que nous avons beaucoup de difficultés à expliquer à nos étudiants comment se mettre à écrire et je me rends compte que je suis souvent en train de leur dire « découvrez votre manière d’écrire, découvrez votre style, exprimez-vous à travers votre objet » et que je baigne dans une personnalisation de l’écriture disciplinaire que je n’avais pas appris, mais qui va avec le terrain pour moi. C’est peut-être plus anthropologique que sociologique, mais il me semblait qu’il y avait une chose d’assez fascinante dans cette position intermédiaire qu’ont les scientifiques de l’interprétatif.
N.H. : C’est une question très mystérieuse, en fait, parce que ce qui fait, me semble-t-il, le propre de l’écriture en sciences humaines et sociales, c’est son impersonnalité. C’est-à-dire qu’un article ou un livre n’a de valeur qu’à condition qu’il ne soit pas uniquement la vision personnelle de tel ou tel, mais que d’une certaine façon il reflète la réalité de l’objet lui-même. C’est une écriture objective au sens où elle nous amène à l’objet et non pas au sujet de l’énonciation. Et en même temps, il se trouve que ce que nous écrivons, il y a très peu de chances que quelqu’un d’autre puisse l’écrire de la même façon. D’ailleurs, ce serait un test absolument magnifique à faire que de donner le même matériau à un panel de 10, 20 ou 30 chercheurs différents, les mêmes éléments, de les faire écrire à partir de ça et de voir ce qu’il en sort, de voir quelles sont les différences de l’un à l’autre. Ce serait, je crois, une expérimentation très intéressante.
Donc, on est vraiment dans quelque chose d’intermédiaire entre le compte-rendu quasi objectif, auquel, d’une certaine façon, nous aspirons, puisque nous espérons que ce que nous faisons est scientifique au sens où, encore une fois, ça exprime la réalité de l’objet et non pas de notre propre subjectivité, et en même temps nous tenons très fort au caractère personnel de ce que nous écrivons, nous le signons de notre nom, quelque fois nous prétendons avoir un style, ce qui est quand même assez antinomique de l’idée d’objectivité. On est vraiment dans quelque chose de très composite. Certains auteurs sont beaucoup plus des auteurs, donc beaucoup plus dans la subjectivité, dans le style, dans l’expression, d’autres sont au contraire plus des chercheurs au sens où ils vont être plus dans la neutralité, la transparence du discours ; mais en gros on oscille entre les deux, et je crains que cette oscillation soit un peu constitutive de nos disciplines, qu’on ne puisse guère en sortir.
La seule chose, c’est que je suis très attentive au vocabulaire : je refuse d’être considérée comme « écrivain ». Je suis auteur, puisque n’importe quelle personne qui publie un livre est un auteur, y compris les auteurs de recettes de cuisine ou de traités de gymnastique. En revanche, nous ne sommes pas des écrivains, puisqu’un écrivain est quelqu’un qui publie de la fiction ou de la littérature. Et je tiens très fort à cette idée que je ne publie pas de la littérature. Je ne fais pas de la littérature, je fais de la recherche en sciences sociales, certes signée de mon nom et écrite de ma plume, mais j’ai quand même la prétention que ce que j’écris serve à une intelligibilité de l’objet et non pas seulement à une incursion dans mon propre cerveau.
E.H. : Et quand vous avez des doctorants bloqués pour l’écriture, vous leur donnez quels conseils ?
N.H. : Bourdieu m’avait donné un excellent conseil, apparemment trivial, mais que je trouve très bien : commencer par les annexes ; déjà, mettre les annexes au propre, qu’elles soient là, et c’est souvent à partir des annexes que la chose devient plus claire, parce que d’abord il faut les commenter. Ça c’est une première chose. Une deuxième chose c’est cette idée du puzzle dont je vous parlais tout à l’heure. Je pense qu’il faut d’abord avoir accumulé toutes ses pièces, les mettre dans l’ordre, et ensuite, normalement, c’est comme quand vous vous mettez à l’eau et que vous êtes mouillés un peu de partout, eh bien vous y allez tout seul. Dès que vous commencez à mettre ensemble deux pièces et à les raccorder, eh bien vous écrivez. Voilà. Il ne faut pas se dire « je me mets à l’écriture », il faut juste se dire « tiens, je vais avancer un petit peu plus loin dans la mise en ordre de mon matériau ».
Le bêtisier du sociologue
E.H. : J’ai une question sur le livre que vous venez de publier, l’année dernière je crois, Le Bêtisier du sociologue. Est-ce qu’il y a des bonnes bêtises, des bêtises qu’il vaut la peine de faire pour ensuite progresser ? Vous avez vous-même parlé de votre parcours, qui est très mouvementé, je pense que c’est très utile de le souligner. Est-ce que vous avez rencontré, oui, des bonnes bêtises ?
N.H. : Toutes les bêtises sont bonnes, à condition qu’on en sorte. On ne peut pas ne pas faire de bêtises, bien sûr. Ce qui est intéressant quand même, c’est de pouvoir mettre en garde contre certaines bêtises qui font perdre du temps. Le seul problème du chercheur, c’est le temps. Car notre matière première, c’est le temps. Nous avons un temps très limité, parce que nous travaillons essentiellement seuls. Même si certains travaux se font à plusieurs, il y a quand même beaucoup de notre travail qui se fait en solitaire, et qui donc se fait avec notre instrument premier qui est le temps dont nous disposons. Plus nous faisons de bêtises, et plus nous perdons du temps, voilà. Donc, c’est juste histoire d’éviter de perdre du temps, par exemple à répéter des formules qui tournent à vide et qui ne nous permettent pas de comprendre nos objets.
Je vais juste donner un exemple de bêtise, qui consiste à conjuguer un terme abstrait avec un verbe d’action. Par exemple dire : « la société veut que » ou « la société fait en sorte que ». La société, c’est un terme abstrait. Bien sûr, il existe une société, par exemple la société française actuelle à un moment donné du temps, ça oui, mais « la société » en général, c’est ce qu’on appelait un « universel » au moyen-âge, c’est un terme abstrait qui n’a pas d’existence réelle ; c’est une construction mentale qui nous permet de mettre ensemble des choses. Donc, donner à ce concept la capacité d’action d’une personne en lui imputant des actions, par exemple des intentions, c’est commettre un sophisme, une faute de raisonnement qui non seulement ne nous permet pas de comprendre quoi que ce soit, mais nous empêche de comprendre, parce qu’en disant « la société fait en sorte que », c’est un raccourci qui nous évite de nous demander ce qui exactement, dans la société, « fait en sorte que ». Est-ce que c’est le gouvernement ? Est-ce que ce sont les acteurs ? Est-ce que ce sont des groupes de pression ? Et qui ? Etc. Et que veut dire « fait en sorte que » ? Est-ce que c’est une simple intentionnalité ? Est-ce que c’est une action cynique, intéressée ? Etc. C’est-à-dire que ça nous empêche de faire le travail.
E.H. : Mais, je ne sais pas dans votre expérience, mais mon expérience c’est que les gens attendent exactement ça de moi comme anthropologue, que je prononce des phrases exactement de ce type. Et mes étudiants, je pense, se donnent de la peine à apprendre à faire ce genre de phrases.
N.H. : C’est bien dommage, parce que c’est exactement ce que j’appelle des empêcheurs de penser. Les gens croient que plus c’est abstrait et plus c’est fort et juste, et que plus ça dévoile des intentions cachées, plus c’est juste. Alors évidemment « l’Etat nous oblige à », ça marche très très bien : c’est extrêmement abstrait et ça sous-entend qu’il y a un méchant quelque part, qui veut nous faire faire quelque chose qu’on ne veut pas.
E.H. : Et dans la réception de ce livre, vous avez eu des réactions amusées, scandalisées... ?
N.H. : Alors, j’ai pas mal de collègues qui m’ont dit « Oh là là, je l’ai lu en ayant peur que tu me cites », mais j’avais pris bien soin de ne citer aucun collègue vivant. Je n’ai cité que des morts, quand même. Et puis, j’ai eu beaucoup de retours très intéressés et très amusés, dont certains me disant « je me suis reconnu dans certaines choses, tu as raison » et beaucoup me disant qu’ils l’utilisaient comme manuel auprès de leurs étudiants, ce qui me fait plaisir, évidemment. Donc je crois que le livre est quand même assez bien passé auprès de ceux qui l’ont lu.
Une écriture descriptive : modéliser plutôt que théoriser
E.H. : Dans la revue, nous mettons un accent sur l’écriture descriptive, sur l’intérêt de la description avant même l’analyse et la conceptualisation. Est-ce que vous vous retrouvez dans cette forme d’écriture ? Comment vous vous positionnez par rapport à...
« Dégager la structuration interne d’un objet »
N.H. : Sur le fond, je suis absolument d’accord avec l’idée que la description doit primer. Je suis souvent catastrophée de voir, plus souvent des livres que des articles, mais en tout cas des travaux de chercheurs, qui commencent par l’explication sans même avoir fait la description. Je trouve ça absolument fou, et pourtant ça arrive très souvent. Donc je pense qu’une bonne description, c’est déjà l’essentiel du travail. Ensuite bien sûr, il faut un peu de montée en généralité, mais je commence à penser aussi que la folie de la théorisation nous empêche de travailler correctement. C’est-à-dire qu’il y a une telle focalisation sur l’idée d’avoir une théorie, d’illustrer sa théorie, de la défendre, d’avoir des disciples pour faire bloc autour de la théorie, que la théorie devient l’objectif du travail, au lieu d’être ce qu’elle devrait être : un outil. Pour moi ça doit être un instrument, un outil, et pas l’objectif du travail. Or souvent j’ai le sentiment que le travail de terrain devient une sorte de prétexte pour faire tourner les théories, alors que les théories devraient être simplement des outils pour bien comprendre son objet. Donc je commence à me dire qu’un travail où il y a trop de théorie, ce n’est pas un bon travail. Un bon travail, c’est un travail où il y a de la modélisation. Et la modélisation, ce n’est pas du tout la même chose que la théorie. La modélisation, c’est quelque chose qui permet de dégager la structuration interne d’un objet, éventuellement dans ses points communs avec la structuration interne d’autres objets. C’est ce qui permet la montée en généralité, mais une modélisation n’est pas forcément une théorie. Autant les modélisations sont fondamentales pour passer de la description à l’analyse, autant les théories, franchement, je trouve qu’on s’en passerait facilement (extrait vidéo 4).
« Elaborer des formes de modélisation adaptées à mes objets »
E.H. : Justement, ça permet peut-être d’en arriver à vos cadres théoriques, parce qu’on sent très bien cette prise de position pour les objets avant les théories dans votre travail. Comment vous avez procédé, est-ce qu’à un moment donné vous avez senti le besoin de vous inscrire dans un cadre théorique, de tel ou tel, ou est-ce que vous avez toujours eu cette réticence ?
N.H. : Ce que je vous dis là sur la théorie, c’est une pensée très récente. Je commence à avoir plus de trente ans d’expérience de la recherche, donc il m’a fallu une trentaine d’années pour réaliser que les théories n’étaient peut-être pas forcément ce qu’il y a de plus intéressant. J’ai commencé en fait par m’inscrire avec volupté dans un cadre théorique qui était celui de Pierre Bourdieu, puisque j’ai découvert la sociologie, venant de la philosophie, par sa revue Actes de la recherche en sciences sociales. C’est comme ça que j’ai fait ma thèse avec lui et que j’ai été, pendant une dizaine d’années, une bourdieusienne convaincue. Donc là, j’ai vraiment su ce que c’était que d’avoir à disposition une théorie et d’utiliser ses propres compétences pour faire tourner cette théorie, l’illustrer, montrer à quel point c’est la meilleure théorie, qu’on a raison d’y adhérer, etc. C’est un petit peu la logique, disons, militante de la recherche.
Et puis, pour diverses raisons - que je raconte à la fois dans Pourquoi Bourdieu ? et dans les deux petits recueils d’entretiens qui s’intitulent La sociologie à l’épreuve de l’art - donc pour diverses raisons biographiques que je ne raconterai pas aujourd’hui, je me suis retrouvée un peu orpheline de mon affiliation à la sociologie de Bourdieu. Et il se trouve que ça a été le moment où Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont élaboré leur travail sur la justification. J’étais dans le laboratoire de Boltanski, le Groupe de sociologie politique et morale. C’est également le moment où Bruno Latour élaborait son propre travail dans le cadre de son séminaire au Centre de Sociologie de l’Innovation, que je suivais également. C’était, disons, la seconde moitié des années 80 et la première moitié des années 90. Et donc, j’ai eu la chance de me retrouver au bon moment au bon endroit, dans des lieux qui m’ont permis intellectuellement d’avoir une ouverture hors de cette théorie bourdieusienne dans laquelle je ne me retrouvais plus très bien, mais sans trop comprendre encore pourquoi.
Cela dit, je ne pense pas que ce soient tellement les théories concurrentes qui m’aient portée. Je pense que c’est plutôt la logique de mes objets, tout simplement. C’est en me coltinant avec l’enquête que j’ai vraiment appris la sociologie, et que j’ai élaboré des formes de modélisation adaptées à mes objets, qui ont pu se retrouver d’objet en objet, et qui permettent de faire quelque chose qui est une forme de généralisation, mais qui n’est pas pour autant une théorie. Je ne pense pas avoir une théorie. Je pense avoir des principes de méthode et un certain nombre de concepts ou de notions que je retrouve d’objet en objet, et qui me paraissent susceptibles d’éclairer ce que j’étudie.
Pour vous donner un exemple, le travail que j’avais fait dans les années 89-90 sur les écrivains, et qui s’est retrouvé dans le livre Etre écrivain que j’ai publié dix ans plus tard, en 2000, ce travail a été pour moi une formidable confrontation avec un objet qui m’a littéralement obligée à sortir de la sociologie critique. Alors, sans doute, j’y étais prête, mais l’objet était impossible à traiter dans un cadre critique, ou alors ça n’avait plus rien à voir avec ce que j’essayais de faire. Et à peu près à la même époque, en 1990, je me suis trouvée confrontée à l’objet Van Gogh, au moment du centenaire de sa mort. J’avais déjà le projet de travailler sur lui, mais je me suis retrouvée prise de plein fouet dans cet objet extrêmement riche qui, là encore, m’a littéralement poussée hors de mes habitudes intellectuelles, et qui m’a obligée à construire un mode d’approche de l’objet adapté à cet objet-là.
Donc je ne pense pas pouvoir dire que j’ai été vraiment influencée par des théories. C’est vrai que le passage « de la sociologie critique à la sociologie de la critique », ouvert par Boltanski, a été fondamental, et que le travail de Boltanski et Thévenot sur la justification m’a beaucoup aidée à élaborer ce que j’essaie de développer maintenant, à savoir une sociologie des valeurs, une sociologie des principes d’évaluation. C’était en germe dans leur travail, qui m’a beaucoup servi de ce point de vue, notamment dans mon travail sur l’art contemporain, puisque j’ai commencé à travailler dans les années 90 sur les rejets de l’art contemporain à partir de ce travail de typologisation des arguments que les détracteurs de l’art contemporain opposent à celui-ci. Donc, là, le modèle de Boltanski et Thévenot m’a beaucoup aidée.
Je l’ai été aussi beaucoup par l’ethnographie de Bruno Latour, mais moins je crois par sa théorie, qui m’intéresse modérément, alors qu’il est, je pense, un grand ethnologue. L’ayant entendu raconter ses terrains de recherche, j’ai été fascinée, et j’ai eu envie de faire comme lui. C’est à cela que je dois notamment La fabrique du patrimoine, où je me suis beaucoup inspirée de son travail sur le Conseil d’Etat, ainsi que de son enquête sur les pédologues. Donc je pense que ce sont plutôt des types de problématiques ou des types de méthodes qui m’ont influencée, plus que des modèles théoriques à proprement parler.
E.H. : J’aimerais bien revenir sur l’exemple des écrivains, parce qu’il est vraiment très riche, et parce que vous avez dit que c’était ça qui vous avait obligée à changer de cadre ou d’approche. Est-ce que vous pourriez expliquer un peu plus comment ?
Comprendre plutôt qu’expliquer
N.H. : Je crois qu’en fait j’ai découvert, avec ce travail sur les écrivains, ce que c’est que la sociologie compréhensive, mais sans savoir du tout, à l’époque, que je faisais de la sociologie compréhensive ! Ma formation sociologique est extrêmement pauvre, puisque je n’ai jamais fait d’études de sociologie. Je me suis retrouvée directement au séminaire de Bourdieu après avoir fait une maîtrise de philosophie. Le séminaire de Bourdieu était absolument passionnant, mais c’était une formation sociologique très particulière et très limitée, d’une certaine façon. Donc, j’ai toujours bricolé. Je suis un peu une autodidacte de la sociologie.
Quand je vous dis que j’ai pratiqué la sociologie compréhensive sans le savoir, c’est vrai, c’est-à-dire que je ne savais pas à l’époque qu’on opposait sociologie explicative et compréhensive. En fait, je me suis retrouvée avec un budget pour faire une enquête sur les écrivains, que m’avait proposée le Centre National du Livre sur la foi de précédentes enquêtes que j’avais réalisées pour différents organismes. J’ai proposé de travailler sur l’identité d’écrivain, parce que la question de l’identité m’intéressait, pour différentes raisons. J’ai décidé de construire un échantillon contrasté d’écrivains, et d’aller les interroger en leur posant une première question qui était : « Quand on vous demande ce que vous faites dans la vie, qu’est-ce que vous répondez ? ». J’avais en tête l’idée des tensions impliquées par la façon de se présenter à autrui lorsqu’on est dans une position sociale un peu atypique. En gros, c’était ça. Puis ensuite il y avait toute une batterie de questions sur la façon de vivre le rapport au statut d’écrivain, et la richesse des réponses était absolument magnifique.
Donc il fallait comprendre cette variété et cette richesse des réponses. Si j’avais suivi le moule bourdieusien, j’aurais été d’emblée dans une posture critique, qui m’aurait amenée à mettre en doute la véracité des propos des écrivains, à utiliser des petits bouts d’interview pour illustrer l’idée que la notion d’écrivain est socialement construite, que c’est complètement artificiel, que l’idée du génie est une idéologie, que l’inspiration aussi, etc. : tout l’arsenal de la sociologie critique, en fonction duquel j’avais déjà fait ma thèse, puisque ma thèse avec Bourdieu portait sur l’histoire du statut d’artiste. C’était une très mauvaise thèse, puisqu’elle était entièrement rigidifiée par la volonté de démontrer que la notion d’artiste est historiquement construite et n’a pas toujours existé. Il m’a fallu dix à quinze ans, et la relecture approfondie de Norbert Elias, pour changer complètement de posture par rapport à cet objet, et pour reprendre tout mon matériau de façon à en faire un livre, qui sera mon deuxième livre, Du peintre à l’artiste : un livre qui est enfin un peu apaisé, et qui essaie simplement de modéliser l’histoire des figures d’artistes, plutôt que de vouloir démontrer quelque chose.
Voilà. J’ai fait une petite parenthèse, mais c’était exactement la même démarche qui m’a amenée à travailler sur les écrivains non plus dans cette posture critique de dénonciation de la croyance ou de l’illusion dans le caractère naturel de l’écriture, de l’inspiration, du talent, etc., mais à essayer de comprendre ce que les gens entendent par là lorsqu’ils utilisent ce type de notions, le sens que ça a pour eux. C’est totalement différent. C’est là que je suis vraiment sortie de la sociologie critique.
Ce qui m’a également aidée à en sortir, c’est bien évidemment l’objet Van Gogh, puisque là encore, après avoir découvert que, contrairement à ce que l’on croit, Van Gogh n’a jamais été méconnu ; puisque si l’on prend toutes les critiques parues dans les dix ans après sa mort, on s’aperçoit qu’il n’y en a qu’une seule de négative, une est dithyrambique, et la plupart sont plutôt positives, le seul problème étant qu’il s’est donné la mort trop tôt pour voir l’extraordinaire succès que sa peinture a eu très vite. Là, j’aurais pu dénoncer la croyance dans l’illusion du génie méconnu, à la Bourdieu, mais j’ai évidemment vite vu que ce qui était intéressant dans cet objet, c’était de comprendre pourquoi les gens ont tellement besoin de croire à cette légende du génie méconnu. Et ça a été l’objet de mon livre. Et donc, à ce moment-là, au début des années 90, le carcan de la sociologie critique a éclaté : j’ai vraiment compris pourquoi je m’étais éloignée de Bourdieu, et j’ai enfin commencé à suivre une voie un peu plus personnelle.
A tel terrain, telles méthodes
E.H. Vous avez dit tout à l’heure que vous n’aviez pas de théorie en tant que telle, mais des outils théoriques et méthodologiques. Comment vous donnez des conseils méthodologiques à vos doctorants, ou à vous-même ?
N.H. : Surtout à moi-même, parce que j’ai quand même fait du terrain à peu près tous les trois ans depuis le début de ma carrière. En tout cas depuis mon entrée au CNRS. Avant j’ai fait beaucoup plus de terrain, parce que je vivais d’enquêtes. Je ne fais pas exprès, mais c’est vrai que trois ans, c’est une bonne temporalité, parce qu’en gros il y a un an de terrain et d’accumulation de données, un an de traitement, un an d’écriture, et puis ensuite on est prêt pour passer à un autre terrain. C’est à peu près ça, grosso modo.
Les conseils, donc, de méthodologie, j’en donne quand même – ce ne sont pas des conseils, mais des récits de mes méthodes – dans la plupart de mes livres. J’ai toujours un petit chapitre ou sous-chapitre sur la méthode. Ça dépend des terrains. Ça dépend si on décide d’aller solliciter du matériau, par exemple en faisant des entretiens - ce que j’ai fait dans Etre écrivain ou dans le livre sur les prix littéraires, L’épreuve de la grandeur. Si on veut simplement recueillir du matériau spontané, c’est encore une toute autre démarche, comme je l’ai fait dans Le triple jeu de l’art contemporain, où j’ai décidé de ne pas faire parler les gens, mais de travailler sur ce que spontanément ils expriment, en faisant l’hypothèse que le fait même d’exprimer spontanément quelque chose est un indicateur de la pertinence de cette chose-là pour la personne, de l’importance que ça a. Donc là, ça consistait à analyser des photocopies de livres d’or d’expositions, de lettres à des journaux, à des musées, etc. Donc c’est encore une tout autre démarche méthodologique. Et puis, il y a aussi le fait d’aller sur le terrain accompagner les acteurs, comme je l’ai fait avec La fabrique du patrimoine, quand je suis allée accompagner les chercheurs de l’inventaire lorsqu’ils vont sur le terrain pour décider s’ils repèrent ou s’ils sélectionnent telle ou telle ferme ou maison comme étant digne d’entrer dans le corpus patrimonial. C’ est encore une autre démarche.
E.H. : Comme anthropologue, quand j’entends « terrain », j’ai évidemment une série de représentations, dont un trop long temps passé avec les mêmes gens dans des conditions de vie pas toujours agréables, où ils commencent sérieusement à nous embêter. Est-ce que vous avez aussi eu ces expériences-là de terrain ?
N.H. : Non, en fait quand je dis terrain, c’est un peu plus sociologique qu’anthropologique, c’est-à-dire que quand j’ai fait ce terrain sur l’inventaire, j’ai changé de personnes. J’ai accompagné à peu près une douzaine de personnes sur le terrain et puis j’en ai interviewé d’autres devant leur ordinateur pour qu’elles me parlent des problèmes qu’elles ont avec tel ou tel dossier, et donc j’ai fait quelque chose que probablement aucun ethnologue ne ferait, c’est-à-dire que je n’ai pas cessé de poser des questions au lieu de simplement les observer au travail. Je les ai observés au travail, je les ai photographiés au travail, etc., mais je ne cessais de leur poser des questions pour leur demander pourquoi ils faisaient ça. Je les ai embêtés tout le temps. Ça, ce n’est pas très ethnologique, encore que dans certaines circonstances on le fait en ethnologie. Et donc, comme je changeais, que je ne passais qu’une journée avec un chercheur, forcément je n’avais pas le temps de m’ennuyer.
Une sociologie pragmatique
E.H. : Cela nous amène à parler de votre sociologie pragmatique, ou la manière dont vous vous positionnez dans ce champ qui est assez vaste, maintenant, et qui tire dans beaucoup de sens différents. Est-ce que vous pouvez vous situer un peu plus précisément ?
« Observer les actions en situation réelle »
N.H. : Oui. C’est très difficile cette question, parce qu’en fait on a vu émerger ce terme de « pragmatique » à partir de la fin des années 90 et des années 2000 dans la sociologie française, pour qualifier à la fois les travaux issus des recherches de Boltanski et Thévenot et les travaux issus de l’école de Bruno Latour, qui déjà n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est qu’ils se connaissent très bien et qu’ils se fréquentent. Mais ce sont quand même deux sociologies assez différentes. Et en plus, ce qui est très troublant, c’est que quand on regarde le travail fait par Boltanski et Thévenot dans La justification, ils sont tout sauf pragmatiques, au sens où ils ne font pas de terrain, ce qui est quand même assez troublant du point de vue pragmatique.
En fait, je crois que ce terme a été utilisé avant tout pour trouver un adjectif qui permette de sortir de la sociologie critique. Il fallait bien trouver un terme qui unifie des sociologies non critiques et, par ailleurs, des sociologies basées sur de l’observation de situations réelles, c’est-à-dire l’observation des actions, notamment des actions en situation de controverse, et c’est là où la sociologie latourienne a été beaucoup plus avancée du point de vue pragmatique, disons, que la sociologie de Boltanski et Thévenot. Disons que beaucoup de leurs étudiants travaillent sur des situations d’action, mais eux-mêmes ont davantage travaillé sur des textes que sur des actions à proprement parler. Mais il y a quand même cette idée qu’on doit prendre au sérieux les comportements des acteurs, ce qui est déjà une grosse rupture avec la sociologie de Bourdieu et sa sociologie critique.
Alors, comment je me situe là-dedans ? En fait, tout simplement, j’ai vu apparaître ce mot « pragmatique », et je me suis dit « en effet, c’est très commode. Ça me plaît bien ». Mais ça m’a plu pour une raison assez particulière, qui n’est pas prioritairement en rapport avec la philosophie pragmatique de James, de Dewey, etc., que j’ai un peu lus, mais avec l’impression que finalement la sociologie était allée beaucoup plus loin qu’eux-mêmes. A l’époque où ils ont écrit, c’était évidemment très novateur et très intéressant, mais finalement, ce qu’ils nous disent paraît un peu évident pour un sociologue aujourd’hui. Donc, ça ne m’a pas tellement influencée. En revanche, je me suis souvenue que dans les années 70, dans mes études de philosophie - qui ne m’avaient pas vraiment intéressée -, la seule chose qui m’avait vraiment accrochée avait été la linguistique et la sémiologie. Or j’avais rué dans les brancards de mes cours de linguistique, parce que je trouvais que les exemples qu’on nous donnait étaient des exemples complètement abstraits, qui ne portaient pas sur l’utilisation réelle du langage. Je ne cessais de réclamer quelque chose de plus concret, de plus en prise avec l’usage réel de la langue. Or c’était ce qu’on appelait à la même époque la linguistique pragmatique, à laquelle je me suis donc intéressée. J’ai même fait ma maîtrise là-dessus. Donc, d’une certaine façon, j’ai renoué, trente ans après, avec mon intérêt antérieur pour le pragmatisme en linguistique, en m’inscrivant dans ce courant de sociologie pragmatique, qui utilise le terme « pragmatique » de manière finalement assez éclatée.
La seule chose qui reste quand même le socle commun de ces différentes acceptions, c’est l’idée d’observer les actions en situation réelle (extrait vidéo 5). Et c’est ce que je fais dans la plupart de mes enquêtes, même si certaines d’entre elles ne sont pas alimentées par un véritable terrain de recherche que j’aurais fait moi-même. Par exemple, le livre que je publie sur la célébrité – De la visibilité - est alimenté, d’une part, par toutes sortes de matériaux que j’ai découpés dans des journaux ou que j’ai observés, et par les travaux de certains de mes collègues, notamment américains, qui ont fait des enquêtes extrêmement intéressantes, que j’ai utilisées, en les citant bien entendu. Donc, il y a différents niveaux auxquels on peut pratiquer une sociologie basée sur l’enquête de terrain, mais en tout cas je crois que le socle commun du pragmatisme c’est quand même cet intérêt quasi micro-analytique pour les actions en situation réelle.
Une position de surplomb intellectuel
E.H. : Et l’élément de symétrisation ? Vous avez symétrisé un certain nombre de choses, notamment l’élite versus le populaire, la question de la distinction. La symétrisation du chercheur et de son objet, comment vous voyez ce geste-là, qui fait aussi partie d’une certaine sociologie pragmatique, c’est-à-dire justement l’absence de rupture forte entre le chercheur et son objet ?
N.H. : Eh bien non, là j’ai vraiment une position beaucoup plus « non politiquement correcte », qui est qu’en effet il faut une rupture, et qu’il y a une rupture entre le chercheur et son objet. Parce que si nous, en tant que chercheurs, nous situions sur le même plan que nos objets de recherches, c’est-à-dire les acteurs, je ne vois pas du tout pourquoi nous serions payés tous les mois par l’Etat pour faire de la recherche ! Donc je suis absolument partisane de ce qu’on appelle une « rupture épistémologique », ou on l’appellera comme on voudra. Je ne crois pas du tout à l’idée, que je trouve un peu démagogique, selon laquelle les chercheurs et les acteurs seraient sur le même plan. Ce n’est pas vrai du tout. Le chercheur est sur un plan de description, d’analyse, d’interprétation, d’explication et de compréhension, qui n’est pas du tout le plan de l’action dans lequel sont les acteurs. C’est la raison pour laquelle, une fois de plus, je préconise vraiment cette contrainte de neutralité axiologique, parce que si le chercheur se met à émettre des jugements de valeur en même temps que les acteurs sur les mêmes objets, je ne vois pas du tout ce qu’il peut apporter à la science, à la compréhension des choses. Et le premier travail de positionnement qui lui permet d’être dans cette posture - non pas de surplomb au sens de pouvoir, ce n’est pas du tout ça - mais de surplomb intellectuel au sens de pensée, c’est notre seule avance sur les acteurs : le fait que nous sommes payés pour penser.
E.H. : Becker dit que c’est juste, disons, que le chercheur a un autre travail à faire.
N.H. : Voilà. Eux font leur travail, nous on fait le nôtre, c’est tout. Ce n’est pas parce qu’on les utilise comme des objets de recherche et qu’on en sait plus qu’eux qu’on est forcément supérieurs à eux, dans l’absolu : on n’est supérieurs à eux que dans l’espace de notre travail de chercheur. Par ailleurs, dans le monde ordinaire, on n’est absolument pas supérieurs à eux. Donc je ne vois pas du tout pourquoi on se sentirait complexés d’en savoir plus que les acteurs, y compris sur eux. C’est notre métier, on est payés pour ça.
La saturation du modèle : le signe qu’un travail arrive à son terme
E.H. : Et le volet de théorie des acteurs réseaux, c’est-à-dire la question de l’unité d’analyse qui, je trouve, fait aussi partie de la manière dont on a repensé la sociologie avec la sociologie pragmatique. Qu’une analyse ne se donne pas comme ça, mais doit être suivie, et parfois par des chemins qui sont peu attendus – vous avez pu expérimenter ça ?
N.H. : Ecoutez, je la trouve très intéressante, jusqu’à un certain point. Le point jusqu’où je la trouve intéressante, c’est le point où il faut s’arrêter. Or le problème de cette théorie, c’est qu’on peut ne jamais s’arrêter. A force de suivre les acteurs, de suivre les objets, de passer dans tous les réseaux, etc., à quel moment est-ce qu’on a fini le travail ? Grand point d’interrogation. C’est d’ailleurs ce que Bruno Latour explique dans un de ses livres, dans un dialogue fictif avec un étudiant. Moi je pense qu’on est payés pour publier, et on est payés pour publier des choses terminées. Et une chose terminée est une chose qui a permis de comprendre l’essentiel d’un objet. Donc, une théorie qui ne permet pas d’aller jusqu’au bout du travail de compréhension est une théorie à laquelle il manque, à mon avis, quelque chose. Je pense qu’il lui manque notamment la capacité à accepter l’idée que justement, on puisse en savoir plus sur les acteurs que les acteurs eux-mêmes, et qu’on ait le droit d’avoir une position de surplomb par rapport aux acteurs, en tant que chercheurs. Mais pour accepter cela, il faut faire confiance à la démarche scientifique, à l’idée qu’il puisse y avoir, légitimement, de la science.
E.H. : Donc, vous liez les deux éléments ?
N.H. : Oui. Oui, voilà. Je dis ça de façon un peu rapide et radicale, mais voilà.
E.H. : Non, mais c’est intéressant, je n’avais pas fait le lien. Alors peut-être que je reviendrai à cette question de la fin de l’enquête, parce que c’est exactement la question qui se pose et comme vous le dites, Latour dit : « on finit une enquête quand la maison d’édition dit que maintenant il faut... »
N.H. : Voilà !
E.H. : ...ce qui n’est pas vraiment une réponse qu’on peut donner à des étudiants débutants.
N.H. : Non.
E.H. : Il n’y a pas de maison d’édition qui les attend. Comment vous savez que vous aviez fini une enquête ? Je prends l’exemple des traducteurs, vous avez fait une enquête sur ceux qui s’appellent traducteurs ou traductrices, comment vous avez su quand vous aviez fini l’enquête ?
N.H. : Alors, peut-être que sur cette question de la fin, je vais prendre un autre exemple, qui sera plus parlant. C’est l’exemple de mon livre qui s’appelle Etats de femmes, sur l’identité féminine dans la fiction occidentale, où j’ai eu l’idée d’une modélisation. Je ne la raconte pas ici, les spectateurs iront voir s’ils veulent. A partir de cette idée de modélisation, que j’ai eue à partir de la lecture d’un seul roman, j’ai lu deux cent cinquante ou trois cents - je ne sais plus - romans, pièces de théâtre, nouvelles, etc., des fictions en tout cas, et ce matériau m’a permis d’affiner mon modèle, de le mettre à l’épreuve, de voir qu’il fonctionnait, de le perfectionner. Et il y a eu un moment où tout ce que je lisais ne faisait que confirmer ce que j’avais déjà dans mon modèle : je n’apprenais plus rien. Là, j’ai compris que l’enquête était terminée. J’aurais pu continuer à lire pendant toute ma vie : des romans il y en a des milliers, des centaines de milliers. Mais il y a un moment où le modèle est saturé, c’est-à-dire que les exemples ne font plus bouger le modèle ; là on peut dire qu’on a terminé. Mais bon, ça marche pour des corpus qui sont des corpus non constitués au départ, et où simplement on accumule des données. Et je dois dire que c’est un moment absolument fascinant quand on sent que le modèle est juste parce que plus rien ne peut le faire bouger. C’est comme quand on écrit une phrase et qu’on ne peut pas mettre ou enlever une virgule : elle ne bouge plus, alors on sent qu’on est au bout (extrait vidéo 6). Et ça, c’est un moment merveilleux.
La question de la professionnalisation ou comment « monter une problématique »
Sur la question des traducteurs, la question de la fin était beaucoup plus simple puisque j’avais dû faire un questionnaire écrit auprès des membres de l’Association des Traducteurs Littéraires de France. Donc, une fois que tout le monde m’avait répondu, ou que j’avais, à force de relances, épuisé ma capacité à obtenir des questionnaires remplis, le recueil du matériau était terminé. Il n’y avait plus qu’à analyser. En revanche, cette enquête est très intéressante pour une autre question, qui est, disons, comment se monte une problématique, par la convergence d’éléments différents. Cette enquête m’avait été commandée à un moment où je n’étais pas encore au CNRS. Je n’avais pas de poste de recherche et je devais vivre de travaux d’enquête. J’avais eu cette commande de la part de celle qui était à l’époque la responsable, de L’association des Traducteurs Littéraires de France, et qui était la meilleure amie de ma mère. A l’époque je devais faire feu de tout bois, et quand on me proposait quelque chose, y compris par des relations, évidemment je le prenais. Donc là, il y avait un élément d’héritage familial qui s’est cumulé avec un moment de crise objective de la profession, puisqu’on était au début des années 80. Beaucoup de choses étaient en train d’être réformées grâce à l’arrivée de la gauche au pouvoir. Or les traducteurs littéraires étaient dans un conflit perpétuel avec les traducteurs universitaires qui, eux, acceptaient de traduire pour très peu d’argent, voire gratuitement, parce qu’ils étaient payés par ailleurs par leur université, alors que les traducteurs littéraires étaient des professionnels qui vivaient de cela. D’où gros problème, et nécessité d’enquête. En général, quand une profession a un problème, elle demande une enquête et donc, cette association avait obtenu un petit financement du Ministère de la culture pour faire mener une enquête auprès des traducteurs. En gros, il s’agissait de savoir comment ils vivaient, quelles étaient leurs conditions de travail, leurs problèmes de sécurité sociale : bref, le portrait d’une profession.
C’est en travaillant sur ce matériau que je me suis trouvée confrontée à un problème que je ne connaissais pas, parce que, encore une fois, étant autodidacte en sociologie, je n’avais jamais abordé la question de la professionnalisation, et de la définition même de ce que c’est qu’une profession par opposition à un métier ou à un art - une problématique toute nouvelle pour moi. Donc, je me suis mise à lire des travaux classiques sur les professions, sur la question de la professionnalisation. Il s’est trouvé qu’au même moment, je devais faire ma candidature au CNRS et que j’avais décidé de travailler sur le cinéma, parce que c’était moins risqué que de travailler sur la peinture qui était mon sujet de thèse, et je me suis dit que j’allais pouvoir réutiliser la problématique que j’avais découverte en travaillant sur les traducteurs, à savoir l’opposition entre métier, art et profession, à propos des auteurs de films, des auteurs de cinéma. Donc, j’ai fait un projet de recherche sur les problèmes de professionnalisation des réalisateurs de cinéma, qui m’a permis d’entrer au CNRS ; et c’est comme ça que j’ai découvert cette problématique de la professionnalisation, que je réutiliserai ensuite à propos des écrivains, dans l’enquête pour le CNL, quelques années plus tard.
C’est en travaillant sur cette question de la professionnalisation que j’ai compris, d’abord de façon un peu floue – après ça s’est affiné – cette question des régimes d’activité, qui va m’aider à complètement remodéliser le travail que j’avais fait en thèse sur l’histoire du statut d’artiste, de façon à mettre en évidence – ce que je vais faire dans Du peintre à l’artiste – le fait que le statut d’artiste se distribue historiquement entre trois grands types de modèles : le modèle artisanal du métier, le modèle académique de la profession, et le modèle artistique, vocationnel disons, de l’art. C’est cette modélisation en trois parties qui va me permettre de repenser complètement mon matériau et de retravailler à la fois Du peintre à l’artiste, sur le passage de l’artisan au professionnel, à l’âge classique, et ensuite le passage du professionnel à l’artiste, à l’âge romantique : ce sera l’objet de L’élite artiste, que je publierai assez tardivement, en 2005... eh bien, parce qu’il faut du temps, quoi ! (rires)
Et toujours grâce à cette enquête sur les traducteurs – qui date de 1983 ou 1984, je ne sais plus, donc très ancienne, c’étaient mes tout débuts de sociologue – une problématique a commencé à émerger, qui va se retrouver et permettre de nourrir d’autres terrains de recherche, et finalement d’aboutir à cette modélisation des régimes d’activité, avec le métier, l’art, la profession, mais aussi des régimes de qualification que sont le régime de singularité et le régime de communauté, que je vais mettre en place à propos de Van Gogh. Là, la question n’est plus la façon de construire l’activité, mais la façon de construire l’évaluation des choses, avec un régime de singularité qui valorise systématiquement tout ce qui est original et hors du commun, et un régime de communauté qui valorise au contraire tout ce qui est partagé, standard, conventionnel.
E.H. : Et là-dedans, on est tenté de penser que peut-être Elias vous a inspirée de près ou de loin. Et puis, il y a un auteur que vous mentionnez très peu, c’est Foucault. Je voulais savoir s’il y a des auteurs qui vous ont inspirée, mais indirectement d’abord, et je pense à ces deux-là.
N.H. : Alors, oui. Elias oui, très nettement, parce que je l’avais lu une première fois en préparant ma thèse, que je l’ai relu ensuite dans les années 80 et que j’ai découvert avec lui un usage de l’histoire qui était un usage non critique, c’est-à-dire pas destiné à démontrer que telle notion était historiquement construite, qu’elle n’avait pas existé tout le temps, n’était pas naturelle et que donc on pouvait s’en passer, mais tout simplement à décrire une évolution historique. C’est comme ça que j’ai pu repenser complètement mon travail de thèse sur le statut d’artiste, et que je me suis plongée dans Elias avec passion, parce que j’y ai trouvé une forme d’esprit et un rapport à ses objets qui m’est proche, disons. C’est comme ça que j’ai publié en 1997 mon petit livre sur la sociologie de Norbert Elias, qui est une commande de la collection Repères, et qui était le premier livre de vulgarisation sur Elias en langue française (extrait vidéo 7).
Alors Foucault, non. Je dois dire que je l’ai lu quand j’étais étudiante en philosophie, parce qu’à l’époque il fallait lire ces choses-là. Je n’ai jamais, je crois, été très influencée par Foucault ou alors souterrainement. Je suis même assez énervée disons par certains usages un peu caricaturaux de sa pensée, notamment de sa pensée dans Surveiller et punir, avec cette focalisation sur le méchant pouvoir qui veut être très très contraignant avec les gentils individus. Je dois dire que là, je trouve que c’est vraiment... bon je caricature un peu, mais...
E.H. : C’est la réception plus que le...
N.H. : Disons que c’est l’usage postmoderne, années 80-90, de Foucault que je trouve extrêmement infantile et peu intéressant. Donc, c’est très loin de mon esprit. En revanche, un auteur qui m’a énormément influencée et qui m’est extrêmement cher – je ne suis pas la seule – c’est Erving Goffman, à la fois dans sa dimension interactionniste d’observation de la vie quotidienne, avec les règles sous-jacentes que les acteurs pratiquent mais qu’ils ne savent pas qu’ils pratiquent (ce que je vous disais tout à l’heure sur la sociologie compréhensive), donc ce travail d’ethnologue de notre monde familier, et aussi avec un livre qui m’a énormément aidée, et qui continue à être pour moi un instrument de première qualité : Frame analysis – la « cadre-analyse » – qui est un livre absolument génial, une grammaire de l’expérience quotidienne qui ouvre des fenêtres de compréhension magnifiques, ce genre d’outils sans lesquels je ne pourrais pas travailler. Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a quelques-uns.
Vers une sociologie des valeurs
E.H. : Je voulais revenir sur l’article que vous avez fait pour Politix sur les critiques d’art et la sélection dans une commission municipale. Pour revenir sur l’apport de Bourdieu, ce qui m’a frappée là-dedans, c’est que vous n’avez pas vraiment traité – et j’ai pris ça comme une prise de position volontaire – des rapports de pouvoir entre les différents membres. On les sent...
N.H. : On les sent, tout à fait.
E.H. : Vous avez fait exprès, je suppose.
N.H. : Oui, oui.
E.H. : Expliquez-nous un peu.
Comment observer une commission
N.H. : Oui, ça aurait été extrêmement facile de montrer comment le critique homme, plus âgé, venant de Paris, prenait systématiquement la parole et écrasait de son savoir les critiques femmes de province plus jeunes. Bon, une fois que vous avez dit ça, vous avez fait l’article, ce n’est pas la peine. C’est clair. On a des paramètres du type : différence de sexe, âge, origine géographique et type de formation. Ça va. Pas besoin de faire des heures de terrain, on l’avait déjà avant de commencer le terrain. Ce n’est pas la peine. Donc je n’ai pas envie de perdre mon temps à ressasser des choses qu’on sait déjà à l’avance.
En revanche, ce qui était beaucoup plus important pour moi, c’était, en observant cette commission – donc j’étais avec les gens, dans un petit coin, je notais tout ce qui se disait – de dégager les critères qu’ils utilisaient pour accepter ou non tel dossier de bourse pour un jeune artiste contemporain. Or ces critères, évidemment, varient un peu selon qu’on a affaire au vieux critique parisien ou aux jeunes femmes de la région, mais ces variations sont relativement minimes lorsqu’on les compare avec la grammaire extrêmement solide et cohérente qu’ils partagent pour décider de ce qui appartient ou non à l’art contemporain. C’est cette grammaire-là qui était intéressante à dégager, et ça je ne le savais pas à l’avance.
Du coup, le terrain m’a permis de découvrir tout cela, ce que je n’aurais évidemment jamais fait si je m’étais contentée de travailler sur les rapports de pouvoir. Moi, ce qui m’intéresse dans le terrain, c’est de découvrir des choses. C’est de les comprendre. Si c’est pour retrouver ce que je sais déjà avant d’y aller, ça ne m’intéresse pas. Et quand je dis que j’ai découvert dans le terrain, ce n’est pas tout à fait vrai : c’est plutôt après, en travaillant mes notes. J’ai beaucoup pratiqué les observations de commissions, et j’en parle d’ailleurs dans la postface d’un recueil d’articles qui s’appelle Faire voir, l’art à l’épreuve de ses médiations, que j’ai publié en 2009 aux Impressions Nouvelles, avec une postface qui s’intitule Comment observer une commission. Parce que j’ai réalisé que dans aucun manuel de sociologie, d’anthropologie ou d’ethnologie, on n’a de consignes claires sur cette situation très particulière qu’est l’observation d’une commission où se prennent les décisions. Or, à mon avis, ce sont des lieux d’une richesse extraordinaire pour comprendre comment les gens s’y prennent pour décider - à condition qu’on ne s’en tienne pas à la question des rapports de pouvoir, justement. Donc, je l’ai fait à l’occasion d’une commission de classement au titre des monuments historiques, je l’ai fait dans cette commission municipale qui distribue des bourses à des artistes contemporains, je l’ai fait dans un FRAC, un Fonds Régional d’Art Contemporain qui achète des œuvres d’art, je l’ai fait au sein du Centre National du Livre dans une commission qui distribue des bourses aux écrivains. Je crois que j’en oublie, mais enfin je l’ai fait suffisamment souvent pour savoir à quel point c’est productif et à quel point, sur le moment, on ne comprend rien, on ne voit rien, parce que le travail de notation de tout ce qui se dit est tellement prenant, tellement épuisant qu’on n’a pas le temps de réfléchir. Donc, il faut vraiment des méthodes très fines de captation maximum de ce qui apparaît pour pouvoir ensuite, à tête reposée, retravailler le matériau et enfin comprendre ce qui s’est dit. Voilà, donc c’est en deux temps. La compréhension ne se fait pas sur le moment, elle se fait après coup.
Expliciter des systèmes de valeurs
E.H. : Je reviens sur la question des catégories sociales et des rapports de pouvoir : est-ce qu’il y a des moments où on découvre des choses, c’est-à-dire est-ce qu’une analyse en termes de pouvoir et de classement social peut être pertinente ? Quand ? Ou est-ce qu’on sait déjà tellement comment ça va se dérouler que c’est un peu...
N.H. : Disons que pour un sociologue qui travaille sur le monde qu’il connaît, en général on sait ça à l’avance. En revanche, dans une situation plus ethnologique où on travaille sur un monde inconnu, probablement qu’on peut découvrir des choses. Ou peut-être que si j’allais travailler en usine dans une chaîne de montage, dans un univers que je ne connais pas du tout, probablement que je découvrirais des paramètres non-évidents qui ne soient pas seulement d’âge, de différence de sexes, etc. Voilà, je pense que c’est la familiarité qui fait que, là-dessus, on découvre très peu de choses lorsqu’on est familiers du domaine en question.
E.H. : Et l’évolution de l’utilisation des catégories, tout ce qu’on appelle dans les études genre « undoing gender » ? Il y a « doing gender », où on reproduit essentiellement, mais il y a aussi tout cette tentative d’étudier les moments où les codes sont distordus, un peu transgressés, - je prends le genre parce que c’est le plus simple – que les rapports évoluent quand même dans un sens ou dans un autre... Est-ce qu’on peut observer ça dans le cadre d’une sociologie qui essaie justement, et je le comprends bien, de ne pas reproduire les catégories en se focalisant...
N.H. : Oui, simplement là on s’éloigne un petit peu de la sociologie compréhensive. On est plus dans une sociologie explicative, puisqu’il va s’agir de dégager les paramètres qui expliquent les rapports de pouvoir, et pour des raisons qui me sont personnelles et que je ne saurais pas très bien expliquer, je m’intéresse de moins en moins à l’explication et de plus en plus à la compréhension. C’est-à-dire que ce qui m’intéresse, c’est de dégager les logiques sous-jacentes aux comportements des acteurs, y compris les logiques qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes, et de les dégager en en dégageant le sens pour les gens.
C’est ça qui m’intéresse, et c’est pour ça que je m’oriente de plus en plus vers une sociologie des valeurs, parce que nous ne cessons d’émettre des jugements de valeur selon des grammaires qui sont extrêmement cohérentes et contraintes, mais que nous ne connaissons pas, au sens où nous savons les pratiquer mais nous ne savons pas les expliciter. C’est ce travail d’explicitation des systèmes de valeur que j’essaie de faire, et qui m’intéresse justement parce que, premièrement, je ne les connais pas à l’avance et que, deuxièmement, les acteurs eux-mêmes les pratiquent sans le savoir, sans les connaître. C’est là où ça devient, à mon avis, extrêmement intéressant (extrait vidéo 8).
L’autre raison pour laquelle je ne suis pas très intéressée par les rapports de pouvoir, c’est que de plus en plus, ce qui m’intéresse, c’est ce que les gens ont en commun plutôt que ce qui les sépare. Je m’intéresse à ce que partagent les gens, même lorsqu’ils ne savent pas qu’ils le partagent, plus qu’à ce qui les différencie, et c’est là que je m’éloigne aussi beaucoup de la sociologie de Bourdieu, qui est une sociologie de la distinction, de la différenciation, du conflit, de l’opposition, de la divergence des intérêts. Je ne nie pas, bien sûr, que ces choses-là existent, mais il existe aussi des convergences d’intérêts, des liens, des choses partagées, du commun, et c’est ça qui m’intéresse beaucoup plus.
Une anthropologie de l’admiration
E.H. : Vous avez parlé un peu de la suite de vos projets, donc sur une sociologie des valeurs. Vous avez utilisé un terme qui est très intéressant dans le travail sur Van Gogh, le sous-titre : « l’anthropologie de l’admiration ». Qu’est-ce que c’est que l’anthropologie de l’admiration, et qu’est-ce que c’est que l’anthropologie dans l’anthropologie de l’admiration, pour vous ?
N.H. : Oui, je me suis un peu battue avec mon éditeur pour maintenir ce sous-titre. D’abord sur « anthropologie ». Alors, pour moi, c’était clairement la rupture avec la sociologie de Bourdieu, parce que sur un sujet comme Van Gogh, tout le monde attendait de la sociologie critique, critique des acteurs, de la croyance naïve, etc. Donc « anthropologie » voulait dire simplement : « j’observe mon objet exactement comme les anthropologues observent les tribus qu’ils étudient. Je ne suis pas là pour dire s’ils ont raison ou pas. Je suis là pour comprendre leurs raisons ». Pour moi, c’était mon premier livre, c’était important d’affirmer que je n’étais plus dans ce paradigme critique. Et « de l’admiration », ça m’est venu un peu comme ça, je n’ai pas vraiment réfléchi. Le point commun à tout ce que j’ai étudié à propos de Van Gogh c’était une extraordinaire admiration, et pour la peinture et pour l’homme, et les deux étaient totalement mêlés. Je n’ai pas trouvé de meilleur mot. Dans « admiration », il y a l’idée de mirer à quelque chose, de regarder quelque chose, de focaliser son regard collectivement sur quelque chose avec bonheur, avec reconnaissance. On était exactement là-dedans. Et je me suis dit : « mais finalement, on ne s’est jamais interrogé sur ce que c’est que l’admiration. Là, j’ai un objet qui illustre exemplairement ce processus d’admiration, donc pourquoi ne pas utiliser ce mot d’ « admiration » ? Ça n’existe pas, l’anthropologie de l’admiration, inventons-la ». Et puis après coup je me suis dit : « mais après tout, peut-être que sans l’avoir pensé vraiment, inconsciemment ou semi-consciemment, c’était aussi une autre façon de m’opposer à la critique ». Parce que c’est bien beau la critique, c’est important, c’est les Lumières, c’est toutes sortes de choses, mais l’admiration c’est important aussi. Là encore, c’est ce qui fait le lien, ce qui fait qu’on peut partager des choses en commun, et je crois que c’est tout aussi important de comprendre pourquoi les gens admirent que de critiquer ou même de comprendre pourquoi les gens critiquent. Et j’ai retrouvé bien sûr cette question de l’admiration dans De la visibilité, mon livre sur la célébrité.
E.H. : Est-ce que par ailleurs votre intérêt pour l’art partait aussi d’une admiration ? Vous aimez l’art ?
N.H. : Ça partait, disons, d’une propension familiale à aimer l’art. C’était un héritage familial pas très interrogé, mais que j’ai interrogé dans le cadre de ma thèse, donc avec cette posture de désidéalisation propre à la sociologie de Bourdieu. Il m’en reste, à titre personnel, un plaisir à aller dans des expos, à voir des spectacles de danse ou à aller au cinéma. Enfin, disons que je consomme de l’art, comme la plupart des gens dans notre milieu.
L’architecture axiologique
E.H. : La question des régimes de valeur... si vous pouviez nous en dire un tout petit peu plus sur ce que vous avez découvert dans le patrimoine qui vous permet de voir un régime de valeur, ou la question de l’authenticité en action. Ça nous intéresse particulièrement pour le numéro qu’on édite.
N.H. : Oui. .J’ai fait cette enquête sur l’Inventaire du patrimoine parce qu’elle m’a été proposée par Michel Melot, qui à l’époque était le directeur du service de l’Inventaire, qui est un homme extrêmement curieux, et qui m’a dit : « Mais il faudrait quand même aller sur le terrain pour comprendre comment les chercheurs s’y prennent, ils ont des tas de problèmes, il y a des choses passionnantes ». Donc, j’avais évidemment sauté sur l’occasion, avec l’idée que ça allait me permettre d’entrer finement dans les processus mentaux par lesquels on qualifie un objet comme œuvre d’art. Et je me suis retrouvée avec tout autre chose, parce que je me suis aperçue qu’en fait l’œuvre d’art est très peu présente dans la question de l’Inventaire – elle est même à peu près absente – que même le monument est très peu présent, parce que la notion de patrimoine va bien au-delà de la question artistique, mais qu’en revanche on se retrouve avec des critères très intéressants sur des choses qui entrent au patrimoine, mais pas forcément en tant qu’œuvres d’art.
Donc je suis allée bien au-delà de mon territoire habituel, ce qui est très bien, et surtout, évidemment, ce qui m’a intéressée, c’était de pouvoir élaborer dans ce terrain-là ce qui devient de plus en plus ma préoccupation, qui est cette question des valeurs, des systèmes de valeur, des critères de valeur. Donc, ça m’a permis à la fois de mettre à l’épreuve mes outils et ma problématique, et en même temps de voir émerger des choses que je ne savais pas, voilà, que je ne connaissais pas, notamment cette espèce d’échelle quasi structurale que je décris à la fin de La Fabrique du patrimoine : on peut traiter la question des valeurs en commençant par s’interroger sur ce qu’on appelle les « prises », d’abord, c’est-à-dire les éléments d’un objet dont la personne s’empare pour pouvoir percevoir et qualifier cet objet, par exemple la forme d’une fenêtre dans le cas de l’Inventaire. Puis, un deuxième niveau, un peu plus élevé, un peu plus abstrait, c’est la question des critères, c’est-à-dire les éléments d’évaluation qui vont permettre d’estimer que cette chose, cette prise-là, appartient à un objet intéressant ou pas intéressant. Alors par exemple, si un critère est la symétrie, si cette fenêtre est symétrique ça va devenir quelque chose d’intéressant.
Et puis, au-delà des critères, qui sont extrêmement nombreux (les prises sont très très très nombreuses, les critères sont un peu moins nombreux, on a une sorte de pyramide) il y a les valeurs, encore un peu moins nombreuses, puisque chaque critère renvoie à un type de valeur : par exemple la valeur de beauté, pour laquelle on aura une série de critères comme l’harmonie, la symétrie, etc. Les critères, évidemment, varient selon les contextes, mais on peut faire la liste des critères qui dans tel contexte vont être compris comme des critères de beauté, qui vont permettre une évaluation en termes de « c’est beau » ou « c’est laid ».
Mais ça ne suffit pas, parce qu’on a encore beaucoup de valeurs, or certaines de ces valeurs appartiennent à une même catégorie - on pourrait dire un « bouquet de valeurs ». Par exemple, la beauté appartient à une catégorie plus générale qui est la valeur esthétique, ce que j’appelle le « registre esthétique ». J’ai inventé ce terme de « registre » qui est une catégorie un peu plus abstraite, un peu plus générale que la notion de valeur elle-même, et qui correspond à peu près à ce que Boltanski et Thévenot ont nommé des « mondes de justification » ou des « cités ». C’est toujours cette idée qu’au-delà des valeurs elles-mêmes, on peut trouver un niveau supérieur de synthèse. Donc, ces registres de valeurs, pour le moment j’en ai trouvé une douzaine. Je ne suis pas partie avec un a priori, j’ai simplement, dans mes différents travaux, découvert qu’il y a un registre esthétique, un registre éthique, un registre « pur », qui relève de tout ce qui est en rapport avec l’authenticité, l’hygiène, la pureté, un registre fonctionnel, etc...
Enfin voilà, il y a toute une série de registres que j’ai découverte, en travaillant comme ça de façon inductive à partir de différents terrains, et qui permet de comprendre que certains types de registres l’emportent sur d’autres dans certains contextes. Par exemple, au tout début des années 80, j’avais eu l’intuition de cette histoire de registres – je ne l’appelais pas encore comme ça – en travaillant sur la corrida, et sur les affrontements à propos de la corrida. Je m’étais aperçue que le combat entre les partisans et les adversaires de la corrida était sans fin parce qu’ils ne disputaient pas à propos d’une valeur, mais ils n’étaient pas dans les mêmes registres de valeur. Ils ne discutent pas pour savoir si la corrida est belle ou pas, ils discutent pour savoir si la notion de beauté est pertinente face à la notion de cruauté par exemple, ou réciproquement. Donc si on ne pense pas en termes de registres de valeur, on ne peut pas comprendre ce type de différends interminables, qui ne finissent pas parce que, tout simplement, les gens ne parlent pas de la même chose (extrait vidéo 9). C’est donc à propos de la corrida que j’avais commencé à élaborer cette idée de registres de valeur. L’intérêt de raisonner en termes de registres, c’est notamment qu’on s’aperçoit que dans certains contextes, certains registres sont plus forts que d’autres. Par exemple, on sait que dans notre culture occidentale, le registre éthique l’emporte toujours sur le registre esthétique. Quoiqu’il arrive, il y a un moment où le registre esthétique ne tient pas face au registre éthique (extrait vidéo 10). Et puis, en travaillant sur cette histoire de régime de communauté et de régime de singularité, j’ai réalisé qu’il y a encore, au-dessus des registres de valeurs, un niveau un peu plus général, que j’appelle les « régimes de qualification », qui fait que selon qu’on est en régime de singularité ou en régime de communauté, les mêmes registres, les même valeurs ou les mêmes critères ne vont pas donner lieu aux mêmes types de qualification, et que ce qui peut apparaître comme positif dans un certain régime va au contraire devenir complètement négatif dans un autre régime (extrait vidéo 11). Donc, c’est cette architecture axiologique, que j’ai vraiment mise au point dans La Fabrique du patrimoine, qui est un peu la conclusion du livre, et que je voudrais maintenant mettre à l’épreuve sur d’autres objets.
Petite note dissonante de la fin
« En faire à peu près trois fois plus que les hommes »
E.H. : Très bien ! En dernier lieu, j’ai promis de vous poser la question de votre assignation de sexe. Je vais le faire, mais ce n’est peut-être pas pertinent pour vous. Quand même, est-ce que ça vous intéresse de penser dans ces termes, est-ce que ça fait partie des choses auxquelles vous réfléchissez par rapport à votre propre parcours ?
N.H. : Alors j’y réfléchis, oui, mais pas tellement en termes de production de savoir, c’est-à-dire du travail que je fais. Encore que je pense que mon manque d’intérêt pour les théories a peut-être quelque chose à voir avec ma féminité : le fait que je suis beaucoup plus intéressée par les méthodes, par la description, éventuellement par les modélisations, mais en tout cas par la concrétude des objets plutôt que par les théories. Je n’ai pas du tout la mentalité d’un chef de bande, donc je n’ai pas du tout envie d’inventer une théorie pour avoir des disciples derrière moi. Peut-être que là aussi il y a un trait un peu féminin.
En revanche, je suis beaucoup plus sensible à la question de la différence des sexes – je préfère ce terme au terme de genre – en matière de reconnaissance, c’est-à-dire en matière de gratification, disons, du travail. Et autant je ne pense pas faire un travail particulièrement féminin, autant je pense que ma difficulté à faire lire et accepter mon travail tient en partie à ce que je suis une femme. Sans vouloir faire de la parano féministe, dans cet univers encore assez imprégné d’un certain sexisme qu’est le monde intellectuel, c’est très difficile de se faire prendre au sérieux quand on est une femme. On peut être lue, plus ou moins, on peut être plus ou moins appréciée, mais être vraiment prise au sérieux est assez difficile. J’ai commencé à m’en rendre compte à partir de l’âge de 35 ans, quand j’ai compris que ma difficulté à me faire lire et apprécier, disons, dans mes travaux, ne tenait pas à un problème de jeunesse, puisqu’à 35 ans on n’est plus vraiment un jeune chercheur, mais devait peut-être tenir aussi à une question de sexe. Voilà. Cette question du fameux plafond de verre qu’on a dans les entreprises et les administrations, on la trouve aussi dans la recherche. Il faut à mon avis au moins cinq à dix ans de plus à une femme pour se faire reconnaître qu’à un homme, à un certain niveau, disons, d’ambition intellectuelle.
E.H. : Et vous avez des petites stratégies pour contourner ça ?
N.H. : Publier un maximum ! (rires) En faire à peu près trois fois plus que les hommes : ça finit par marcher ! (rires) (extrait vidéo 12).