« Nous dédions ce musée à notre chère maman.
Ses fils reconnaissants Hans et Fritz [1]. »
« Et nous, les travailleurs, nous dédions ce musée à toutes celles et à tous ceux qui par leur sueur, et par leur sang parfois, ont créé de leurs mains cette immense richesse que les frères Schlumpf leur ont volé en trente années d’exploitation » [2].
Des ouvrières dans l’un des ateliers de la filature, avec deux enfants :
« On voyait que ça n’allait pas bien… mais après, ça a repris de nouveau vous voyiez, et puis on a eu confiance de nouveau, et puis ainsi de suite… et même à la fin… »
« On espérait toujours »
« On espérait toujours, on dit c’est pas possible une usine qui marche… pas toujours mais enfin toujours ça marchait, ça marchait, ça marchait, c’est pas possible, ça ne ferme pas. Nous, on ne demande pas le chômage, c’est de travailler, mais vous devez avoir une chance inouïe si vous trouvez une fois passée la quarantaine, dans toute la vallée, y a rien… Où c’est que vous voulez aller ? »
Une ouvrière à l’atelier de retordage :
« Mon mari travaille, mais il travaille à Wesserling, et c’est aussi une usine de textile et ça commence aussi à foirer. Il y a des problèmes aussi, je ne sais pas si ça tiendra encore longtemps, c’est pour cela que je tiens à travailler, c’est normal, mon mari gagne pas 3000 ou 4000 francs, il a 2000 francs si tout va bien. »
Une autre ouvrière d’origine italienne :
« C’est une honte de prendre le travail à 50 ans, où que vous voulez qu’on aille maintenant. Et les enfants, ils ne vous demandent pas si le patron il est parti ou pas parti, ils demandent s’il y en a sur la table à manger. Et alors ? »
Introduction
De nombreux obstacles ont jalonné la production comme la diffusion du film « Du Musée National de l’Automobile (collection Schlumpf) à la Filature de Laine Peignée de Malmerspach (Haut-Rhin) » [3]. A un moment donné, j’ai ressenti le désir de communiquer sur sa genèse et son histoire. Comment ce film s’est-il construit ? Comment se sont nouées les rencontres et forgées les amitiés ? Comment se sont exprimés les antagonismes ? De quels enjeux mémoriels est-il porteur ?
En même temps, je conduirai dans cet article une analyse du dispositif de production cinématographique et scientifique, à partir des maquettes successives du film [4] qui ont été élaborées avec les occupants de ces deux espaces qu’étaient les filatures [5] et le musée. Quelles en ont été leur restitution et leur réception ? Quel public ont-elles rencontré au cours des différentes périodes ?
Cet article emprunte trois regards – qui sont autant de postures – généralement dissociés : celui de la militante, celui de la réalisatrice, celui de l’ethnologue qui fait un retour sur sa pratique pour proposer une réflexion sur la construction mémorielle de cette histoire particulière et la mettre en perspective à travers quatre espaces/temps que nous nommerons ACTES pour les circonscrire chronologiquement.
ACTE I. 1977-1978 : inscription des maquettes n°1 et n° 2 dans le mouvement audio-visuel d’intervention sociale et politique.
ACTE II. 1989-1994 : du travail militant au travail scientifique.
ACTE III. 1990-1998 : premières diffusions régionales.
ACTE IV : Au-delà du film, une réhabilitation qui fait tranquillement son chemin.
Toutes les images ont été tournées entre 1977 et 1978 à la filature de Malmerspach et au Musée des Travailleurs. D’autres seront tournées en 2007 sur le site de la friche de la filature à Malmerspach (vallée de Saint-Amarin, Haut-Rhin) et à la Cité de l’Automobile à Mulhouse. Les extraits choisis, insérés dans le texte, appartiennent à ce corpus.
Ce que raconte ce film
Ce film est une page d’histoire ouvrière et sociale d’une vallée alsacienne autrefois dominée par l’industrie textile. Ultime représentation de la vie à la filature et du rapport au travail, objet du patrimoine industriel textile, il participe aujourd’hui à la construction mémorielle de l’affaire Schlumpf. Ses protagonistes tracent en creux le portrait de ces industriels qui ont su à la fois se faire aimer et haïr de leur personnel dans cette vallée du Haut-Rhin. Il analyse leur politique salariale et sociale, il dévoile cette image du patron-père nourricier et du « bon génie de la vallée » à laquelle les salariés osent s’affronter avec leur syndicat. Des ouvrières expliquent face aux machines arrêtées l’organisation du travail à laquelle elles étaient soumises. Pour appuyer leurs propos, elles renouent avec la gestuelle de leur métier. Ces savoir-faire, les patrons des filatures n’en ont pas reconnu la richesse. Ils auront comme projet la fermeture des usines de leur groupe [6] pour se consacrer à leur musée, le « Musée Schlumpf », l’œuvre de leur vie. [7]
La filature de Malmerspach n’est plus
Il reste la collection Schlumpf, produit de la richesse créée par le travail.
Le musée qui l’abrite prendra successivement la dénomination : « Musée des Travailleurs » (1977) [8], « Musée National de l’Automobile » (1982), « Musée National de l’Automobile » (Collection Schlumpf) (1989) et « Cité de l’Automobile - Musée national - Collection Schlumpf » (2006).
Le temps de l’image
Il convient de préciser la genèse de ces images et le contexte de leur production. Au cours de la décennie 1970-1980, de nombreux conflits portent sur le salaire au rendement, le système Bedaux [9]. L’organisation du travail qui en découlait provoquait des divisions au sein du personnel, avait des conséquences sur la santé, etc. La suppression de ce système apparaissait pour certains comme la revendication ouvrière principale [10]. Porteur d’une revendication autogestionnaire, le groupe « Les Cahiers de Mai » [11] avait développé des pratiques d’enquête ouvrière qui consistaient « à élaborer des textes collectifs avec les ouvriers et ouvrières d’entreprises de différentes branches pour organiser et développer l’action revendicative, et les faire circuler à l’intérieur d’une même usine et d’une usine à l’autre, jusqu’à les populariser » [12]. Ces textes contribuent à la liaison et à l’information directe entre travailleurs et au développement autonome du mouvement ouvrier. En effet, l’idée qui sous-tend cette pratique est la suivante : « il existe un point de vue unitaire parmi la classe ouvrière sur tout ce qui touche à ses rapports à la production, au-delà des rivalités syndicales. A travers ces luttes, s’ébauche le visage du socialisme de type égalitaire auquel aspirent les travailleurs et la solution politique d’ensemble sans laquelle toutes les luttes sociales actuelles, aussi fortes soient-elles, continueront à rester sans lendemain » [13].
Sur cette base un collectif audio-visuel lyonnais [14] se crée pour enquêter avec un nouvel outil, la vidéo [15]. Cette technique de tournage est plus légère, plus mobile, moins coûteuse que le cinéma. La souplesse que permettent ces machines - enregistrer sons et images synchrones - avec restitution immédiate de l’enregistrement, est un facteur déterminant de la pratique militante et favorise le travail collectif d’élaboration et de réalisation.
Pour cette enquête, l’équipe de tournage, dont je faisais partie, était formée de deux à quatre personnes qui cadraient, prenaient le son et menaient les entretiens.
ACTE I. 1977-1978 : Inscription des maquettes n°1 et n°2 dans le mouvement audio-visuel d’intervention sociale et politique.
Enquête exploratoire : maquette n°1
Tournage dans le musée occupé
Le 7 mars 1977, alors que les usines vont être fermées et le personnel licencié, des syndicalistes pénètrent illégalement dans le Musée Schlumpf [16] puis l’ouvrent au public. Pour signifier l’exploitation qu’ils avaient subie, des salariés ont immédiatement apposé sur des voitures des panneaux indiquant leur prénom, leur ancienneté et le montant de leurs salaires. Ce ne sont plus les voitures qui sont exposées, c’est le rapport qui les lie aux ouvriers. Des kilomètres d’allées baptisées « Avenue Carl Schlumpf », « Avenue Jeanne Schlumpf », « Rue Royale » sont remplacées par de nouvelles plaques portant les noms des filatures. En avril 1977, alertés par la presse nous tournons des images de cette immense collection exposée dans cette ancienne usine qui fut vidée puis transformée en musée et qui est à présent occupé par les salariés en lutte.
Un syndicaliste C.F.D.T. questionne une ouvrière de chez Glück (Mulhouse), une des filatures du groupe Schlumpf :
« Vos impressions du musée ? »
« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? C’est tout autre chose que l’usine. On préfèrerait être au musée point de vue fric. C’est comme quand on voit quelque chose de surnaturel. On ne pouvait plus parler, c’est tout. Si on dit qu’on a fait la faillite là et qu’ici il y a une richesse, ça il faut l’avoir vu. Et les salaires qu’on avait. On savait qu’il y avait un musée, mais il faut le voir pour le comprendre. »
Après quelques jours d’enquête, notre équipe quitte Mulhouse pour Malmerspach là-haut dans la vallée de Saint-Amarin où vient d’être occupée l’usine-mère, berceau de l’empire industriel construit par les frères Schlumpf.
Tournage à Malmerspach : première parole ouvrière
Alors que tous les projecteurs sont restés braqués sur le musée occupé, nous nous ancrons sur le terrain de la filature de Malmerspach - notre équipe menant l’enquête dans les coulisses sous l’œil vigilant de la Section Syndicale d’Entreprise (S.S.E.), C.F.D.T., l’unique syndicat.
Un premier plan-séquence [17] de trente minutes est tourné dès les premiers jours d’occupation, en avril 1977 ; l’échange est riche, sept ouvrières prendront tour à tour la parole, elles sont d’ateliers différents, de nationalités différentes, d’âge différents. Nous n’avons pas encore pénétré dans les ateliers, nous ne savons pas comment se fabrique le fil, ni comment est organisée une filature. Elles nous parlent du travail, des salaires, de leurs patrons, de leurs impressions du musée etc. Une première diffusion de cette parole les familiarise à leur image, à notre présence.
Le syndic nous autorise ensuite à filmer les ateliers sous le contrôle d’un contremaître qui, au cours d’une visite marathon, nous explique le trajet suivi par la laine jusqu’à devenir du fil. Nous suivons tant bien que mal les différentes opérations techniques. En fait, plutôt mal, puisque nous filmons tout à l’envers au grand amusement des ouvrières à qui nous projetons ces images dans la salle à l’entrée de la filature.
Enfin, c’est dans cette salle - où les ouvrières se retrouvent quotidiennement, jouent aux cartes, boivent le café ou tricotent - que nous menons des entretiens informels, avec ou sans caméra [18]. Un groupe de trois ouvrières accepte de parler du travail au rendement [19], du mode de calcul du salaire. L’une d’elle, qui travaille depuis 26 ans à la filature, raconte la période précédant l’arrivée des chronométreurs qui ont calculé de nouveaux temps sur de nouvelles machines. C’était avant que les voitures anciennes n’arrivent par train spécial à la filature. Une autre poursuit en disant que tout le monde en avait marre du rendement.
Tournage à Malmerspach : de la salle de réunion à l’atelier
Nous voulons accompagner l’émergence de cette parole des femmes, dans leur rapport quotidien à leur travail, à leurs machines. Nous leur proposons alors de nous expliquer elles-mêmes leur travail dans leur atelier, devant leur machine. Deux ouvrières acceptent de nous accompagner. L’une refusera d’être filmée. C’est une ouvrière d’origine italienne qui, la première, fera devant la caméra les gestes qu’elle ne sera plus jamais amenée à refaire. Elle nous parlera longuement de ses conditions de travail, plus brièvement, elle évoquera les conséquences du travail sur sa vie familiale.
A son poste de travail, l’ouvrière d’origine italienne devant sa machine arrêtée :
« On a toujours travaillé, on s’est dépêché pour faire des mètres et des mètres, mais on ne savait pas à combien on devait arriver. Cela fait 15 ans au mélangeage que je travaille. J’ai travaillé 6 ans au peignage, et maintenant le peignage c’est fermé. Et après le peignage, j’ai travaillé au mélangeage. Ca fait 21 ans que je travaille ici. J’ai commencé à 17 ans là-dedans. Des fois on aurait dit, comme si c’était à moi le travail. Je le prenais à cœur comme ça. Parce que le travail, c’était vraiment dur. Les bobines, ça fait 7 à 8 kg. Alors il faut monter chaque bobine, chaque machine. Alors ça fait 32 bobines. Une heure, une heure et quart, il faut les remonter à nouveau. Alors dans la journée il faut compter 8 heures, alors il faut compter 6, 7 fois pour monter les machines et avec 2 machines ça fait quand même du travail. Alors, quand on est rentré à la maison, c’est fini. Claquée. Et après il fallait finir, nettoyer, recommencer. Alors il fallait nettoyer une et laisser marcher l’autre. Alors là il faut le faire, il faut courir d’un côté à l’autre. Des fois je veux dire on n’avait même pas le temps d’aller aux W.C. pour faire les kilos, pour les gagner les sous qu’on avait. »
Pour nourrir notre d’enquête, nous rassemblons du matériel sur :
- L’historique de la lutte à partir des journaux locaux, régionaux et autres, des tracts syndicaux (C.F.D.T.) et d’autres tracts ; à partir d’affiches, de photos et de prises de position officielles,
- L’histoire des frères Schlumpf, en consultant une série d’articles publiés dans les D.N.A. [20] (Dernières Nouvelles d’Alsace) à partir du 14 avril 1977 et autres titres régionaux.
Montage de la maquette n°1 (d’une durée de trente minutes)
A l’issue de toute cette phase d’exploration, au cours de laquelle nous serons aussi embarqués au côté des salariés dans différentes actions, nous nous attaquons au montage. Cette première maquette, fruit d’un montage sommaire, était nécessaire afin de rendre compte de la raison de notre présence.
Cinq séquences s’enchaînent de façon thématique :
- Dans la vallée : manifestation, avec rappel historique sur la filature et appel à des actions à venir.
- Devant le musée et la foule de visiteurs rassemblés : prises de parole des syndicalistes.
- Dans le musée : prises de parole des ouvrières, des visiteurs.
- Dans la filature occupée : paroles d’ouvrières sur le rendement et leurs conditions de travail.
- Evocation des frères Schlumpf qui laissent leur personnel sans travail.
D’une parole à l’autre, d’un lieu à l’autre, les premières images tournées sur le site de la filature sont montées parallèlement aux images tournées dans le musée occupé où ouvriers et ouvrières ont mis en scène leur rapport au travail. Elles alternent avec d’autres, où des syndicalistes accueillent les visiteurs avec des discours emphatiques, où d’autres ouvriers – rompant la loi du silence [21] - expliquent comment ils ont été amenés à travailler à la restauration des voitures. Les frères Schlumpf sont dépeints comme les héros de la vallée à qui les salariés pouvaient tout demander, sauf de l’argent.
Restitution de la maquette n° 1
Cette étape de restitution en interne est décisive. Notre façon de travailler est rendue visible et il s’ensuivra des échanges : sur nos intentions, sur nos idées, sur notre pratique ; et sur ce que notre équipe a compris de leur situation.
La pratique d’enquête avec la vidéo avait provoqué une dynamique entre les acteurs eux-mêmes. Cette forme de double contrôle nous a permis d’élaborer les grandes lignes de la maquette n°2 et les tournages à venir avec notre caméra complice du collectif ouvrier [22].
Poursuite de l’enquête : maquette n° 2
Rendre visible l’accumulation de la richesse
Le scénario de la maquette n°2 s’élaborera selon le même dispositif que précédemment, entre le musée et la filature. Il sera enrichi par des images tournées au cours d’actions et de manifestations, et par des images de la vallée.
Le parti pris, pour le tournage des scènes d’atelier, est celui de l’entretien individuel. Le guide d‘entretien sera construit en référence aux enquêtes ouvrières des Cahiers de Mai auxquelles nous avions participé [23] et à partir de quelques ouvrages théoriques.
Notre intention est de construire un point de vue, de documenter le réel : montrer et démontrer le mode de calcul du salaire au rendement et ses conséquences. Rendre visible la façon dont s’est constituée la plus-value matérialisée sous la forme d’un musée.
Pour y répondre nous introduirons deux nouveaux axes de réflexion : d’une part, sur la stratégie industrielle du groupe, les rapports entre les usines de production et le circuit commercial. D’autre part, sur les politiques sociales que menaient ces industriels.
Tournage dans les ateliers de la filature
A la suite de la diffusion de la maquette n°1, d’autres femmes accepteront d’être filmées. Nous préparons les tournages dans la salle de réunion, et une ouvrière après l’autre plongent avec nous au cœur de la filature arrêtée, silencieuse, vide du bruit des machines.
Tous les ateliers ne sont pas représentés [24]. Chaque ouvrière occupe l’écran entièrement, soit en plan rapproché, soit en plan moyen pour que soient saisis dans le même cadre la posture, les gestes et la machine. Chacune détermine la production de sa propre représentation. Des panoramiques et des travellings décrivent les zones opératoires. Il s’agit d’appréhender au plus juste la situation. La parole des ouvrières est précise, comme le sont leurs gestes. Leur force de travail est transmutée en force de parole qui s’écoule comme un trop plein alors que la filature est arrêtée, et que le fil ne se dévide plus, symbole de mort. Elles ont encore dans leur corps, inscrite, la mémoire des gestes et de la posture. Dans l’intimité de la filature, elles nous font don de leur travail, de leur réflexion et de leur vie passée ici, dans le bruit et la poussière.
A l’image, chaque parole singulière et les différents points de vue s’enrichissent et se répondent dans un ensemble polyphonique. Tout au long de ce processus de co-élaboration et de production de connaissances, apparaissent des contradictions. Une forte esthétique émane de ces images d’ouvrières qui pensent leur rapport au travail.
A son poste de travail l’ouvrière d’origine italienne devant sa machine arrêtée :
« On était bête comme ça à penser de dire « oh ! faut faire ça sinon on n’a pas de paie ». Mais pour quelques centimes de plus à l’heure, et à la fin des 8 heures, on pouvait tout de suite rentrer et aller au lit. Des fois, on était énervé même avec les gosses, et tout, quand on rentrait avec le mari. Je ne recommencerai plus à travailler au rendement. »
L’ouvrière qui aide les filles de machine :
« On n’est pas au rendement nous les aides. Je ne voudrai pour rien au monde travailler comme au rendement ! Moi je suis aide et ça me plaisait comme ça, même celles au rendement elles sont exploitées, elles s’imaginent que quand elles vont vite, quand elles vont vite, elles vont gagner plus, ce n’est pas vrai. Ils veulent absolument que le boulot sorte et puis c’est tout. Elles ne sont pas payées comme elles devraient être payées pour le boulot qu’elles fournissent. »
Sur le site de la filature déserté que nous arpentons au cours de ce mois de mai 1977, la caméra engouffre rubans de laine, bobines à moitié pleines, chariots abandonnés, sans oublier les tacots stockés dans les entrepôts, et qui ne seront jamais restaurés. Atmosphère particulière qui se dégage de toute cette vie encore présente, de ces immenses bâtiments, désormais silencieux. Immuable, coule l’eau du canal construit par le fondateur de la filature en 1840.
Tournage au domicile des délégués de la filature
Au système du salaire au rendement, déjà traité dans l’enquête exploratoire, s’ajoutera une réflexion sur la vie à la filature, avec les hommes [25] de la S.S.E, qui accepteront d’être filmés à leur domicile. Ils sont au plus près de cette affaire Schlumpf et de ses implications économiques, sociales, juridiques et politiques, depuis la création du syndicat en 1960 et même bien avant. Leurs épouses seront présentes. L’un est ouvrier professionnel (O.P. 2), homme à tout faire à la filature, il circule partout et « a tout vu du matin jusqu’au soir ». Il nous entraînera dans l’histoire de la filature, la suppression des renvideurs [26] remplacés par des femmes aux continus, la liquidation des ateliers, la politique salariale des patrons et le circuit commercial mis en place entre les usines de production. L’autre est manutentionnaire après avoir travaillé comme trieur. Il évoquera son parcours professionnel, son engagement syndical et la construction de sa maison. Nous les retrouverons dans une autre séquence avec une ouvrière déléguée pour évoquer la gestion des ressources humaines pratiquée par la direction Schlumpf : répression syndicale, pas de réembauche des femmes si elles sont membres du syndicat, déclassement et baisse des salaires, chantage au logement, politique d’embauche du personnel d’encadrement non qualifié. En pendant à cette politique répressive, les fêtes de Noël et autres manifestations, organisées par les patrons, exercent une réelle fascination sur le personnel.
Tournage d’autres images
Nous filmons des scènes évoquant la vie quotidienne des ouvrières dans la vallée, d’autres scènes d’occupation dans le musée (comme la fête du Premier mai 1977, la collecte, etc.) et dans la filature, des actions dont certaines sont spectaculaires (comme la mise à feu d’un vieux tacot à Thann, le 12 mai 1977, suite à l’annonce de la fermeture des filatures).
Montage de la maquette n°2
Le générique de début s’ouvre maintenant sur des images de la manifestation « vallée morte » qui s’est déroulée dans la vallée de Saint-Amarin le 6 avril 1977 et introduit la question de l’emploi qui se posait à ce moment-là.
La séquence du musée reprend une grande partie des images de la maquette n°1. La partie du salaire au rendement - le cœur de la maquette - est organisée en six temps, à l’aide de six cartons :
- Jamais la même paie… D’un mois à l’autre, d’une ouvrière à l’autre, d’un atelier à l’autre.
- On ne gagne pas beaucoup plus en travaillant en rendement qu’à l’heure.
- Qui gagne le plus ?
- Explication du système Bedaux [27]
- Travailler toujours plus pour gagner plus ?
- Si le salaire au rendement est supprimé, celles qui gagnent le plus auront toujours peur de gagner moins.
Un chronomètre introduit les trois premières séquences et les sous-séquences en suivant l’ordre du processus de transformation des rubans de laine peigné au fil. Ne seront retenus que les éléments qui sont opératoires pour démonter le mécanisme du système Bedaux dans un montage très serré qui accélère le rythme de travail.
La stratégie industrielle qui vise à détourner l’argent en toute légalité sera évoquée à travers le circuit commercial des marchandises ainsi qu’à travers les montages juridiques, économiques et financiers des opérations fictives menées à l’intérieur du groupe Schlumpf. Enfin la politique sociale des industriels sera dénoncée par les salariés eux-mêmes.
Diffusion de la maquette n°2 à la filature [28] : l’image est connaissance, l’image est pensée
« Des femmes, on y voit que des femmes » s’exclameront des responsables syndicaux lors de la projection de la maquette n°2. Elles sont là tellement présentes qu’elles sortent de l’écran, leurs paroles s’enlacent, se répondent, s’opposent, elles se complètent. Elles-mêmes sont fascinées, impressionnées par leur propre image, leur propre parole, elles sont subjuguées par l’image panoptique de l’activité de la filature qui ne leur a jamais été donnée de voir [29]. Ces images sont bien le résultat d’un processus d’élaboration en commun, qui n’est pas un déjà-là. Elles ne sont pas traduites, ni médiatisées, elles ne sont ni la parole des dirigeants syndicaux, ni celle des politiques, ni celle d’experts du conflit. Elles disent le travail et le hors champ du travail. Un responsable syndical s’écriera « c’est ce qu’on a dit pendant des années, c’est notre action depuis si longtemps… Mais ce n’est pas pareil de le voir comme ça à l’écran ! ».
C’est toute la force émotionnelle du cinéma qui fera reconnaître la place essentielle des femmes dans le processus de production au rendement, qui crée une plus-value - source financière et sociale majeure de la collection Schlumpf - qui est ainsi donnée à voir.
Un film pour les ouvriers et ouvrières qui travaillent au rendement
Pour nous, cette version n°2 que le collectif ouvrier appelle « notre film » doit favoriser l’information et la discussion entre les salariés de la filature. Elle doit également circuler auprès d’autres entreprises du groupe où est instauré le système Bedaux. Et en dehors du groupe Schlumpf. « C’est en confrontant leurs points de vue sur leurs pratiques et leurs stratégies respectives que les acteurs peuvent faire évoluer les situations de travail. Filmer le travail c’est donc aussi créer des lieux, des espaces où cette controverse soit possible » soutient René Baratta (2009 : 123)
En novembre 1978, une formation est organisée à la demande de la S.S.E. pour le personnel licencié qui continue par ailleurs d’occuper le musée. C’est une opportunité qui se présente de pouvoir projeter la maquette n°2 devant l’ensemble des salariés qui suivra ce stage. A la suite de son visionnage devant un comité restreint [30], le verdict tombe. Le directeur de l’organisme de formation objecte qu’« il est trop long », qu’« il risque d’être traumatisant pour le personnel de Schlumpf ». L’image de salariés, présentée dans la maquette, qui refusent de reprendre le travail dans les mêmes conditions qu’auparavant n’a pas été du goût des responsables de la formation.
Nous avions atteint une partie de nos objectifs : donner la parole à ceux que les différents pouvoirs réduisaient au silence. L’autre mission du cinéma militant - diffuser ce document audio-visuel comme facteur de transformation des conditions de travail - avait échoué [31]. Notre pratique d’enquête filmique supposait une prise en charge commune de la diffusion. Mais le collectif ouvrier était occupé par bien d’autres actions prioritaires. De plus, nous n’avions guère été soutenus par l’organisation syndicale départementale et régionale dont nous ne nous étions jamais réclamés. Notre interlocuteur est toujours resté la S.S.E. de la filature et le collectif ouvrier.
ACTE II. 1989-1994 : du travail militant au travail scientifique
Les années ont passé, les syndicalistes ont rendu les clefs du musée, la gauche socialiste est au pouvoir, la collection de voitures a été rachetée par l’Association du Musée National de l’Automobile de Mulhouse. Notre collectif s’est dissous. Je suis devenue monteuse dans les stations régionales de FR 3 et d’autres sociétés de production. C’est alors qu’en 1989, je rencontre le vidéothécaire de la bibliothèque de Mulhouse, il est à la recherche de documents audio-visuels évoquant la vie dans les vallées d’Alsace. Et pourquoi pas celui sur l’affaire Schlumpf ? C’est avec émotion que je glisse la cassette dans le magnétoscope, je guette le déclic caractéristique de son chargement. Ce document était le dernier de notre activité militante, point d’orgue politique de toute une époque. Alors surgissent ces visages que je n’avais, bien sûr, pas oubliés. Me voilà projetée dans le passé, le musée, la filature, la route de la vallée, le café arrosé de schnaps au petit matin, les nuits au musée et les folles parties de chariot quand nous faisions les travellings. Je retiens ma respiration, guettant mon voisin, suspendue à ses premiers mots. « Fantastique époustouflant, il faut remonter, terminer ce document qui doit faire partie du patrimoine alsacien, c’est notre mémoire régionale. Je n’étais pas à Mulhouse quand l’affaire a éclaté, je n’avais jamais vu le musée ainsi ! ».
Grâce à un premier soutien financier de C.O.R.D.I.A.L. [32], je reprends la maquette n°2 comme source de travail, je m’aperçois qu’elle présente de gros défauts techniques. Je visionne également le plan-séquence et la maquette n° 1 et je constate qu’on avait écarté de nombreuses images qui prennent alors toute leur dimension scientifique. S’ouvre une autre perspective : celle de reprendre tous les rushes pour faire un nouveau montage. L’idée est séduisante, et à partir d’octobre 1989, je réalisais un nouvel objet grâce à un apport financier et institutionnel [33]. Ce soutien constitue une première légitimation à toute cette histoire qui était là, qui ne demandait qu’à sortir en plein jour. Ce film qui nous avait tant préoccupés représentait pour moi l’aboutissement de notre engagement politique et de toute une pratique militante. Pouvoir rendre tout ce qui nous avait été donné. C’est un travail que je voulais solitaire, un face-à-face avec le passé. Au fur et à mesure qu’étaient transférées [34] et montées les images sur la bande-mère, elles prenaient leur place dans l’histoire.
Inscription du film dans l’espace scientifique : nouveau questionnement
Tout en remontant le film, je m’interrogeais sur cette histoire, sur celle de cette vallée rurale et industrielle. J’envisageais alors d’enrichir ce travail par une recherche [35] ethnologique sur les changements technologiques et les formes de sociabilité à la Filature de Laine Peignée de Malmerspach. Elle nécessitait une autre enquête de terrain, et surtout de collecter des récits de vie. Je me suis trouvée très vite confrontée aux limites de ma posture de réalisatrice [36], ayant eu des contacts privilégiés avec des anciens syndicalistes de la filature et j’ai dû abandonner ce projet. C’est le film qui est devenu lui-même objet de recherche [37] à part entière, créant un nouveau terrain, permettant la formulation d’un nouveau questionnement. Comment un film issu d’une pratique militante pouvait-il changer de statut pour devenir un film ethnologique, un film qui dirait quelque chose de la mémoire ouvrière, de la culture technique industrielle, du patrimoine social et culturel d’une région ?
Discipliner le regard, se forcer à la distance
Je m’étais fixée deux règles, la première : ne pas me laisser distraire par de nouvelles images, par de nouvelles situations. Remonter le film uniquement avec les documents dont je disposais. Ne pas en introduire d’autres, d’une autre nature, afin de maintenir la cohérence du film. Difficile exercice de déconstruction du réel observé, filmé et monté et de sa reconstruction.
La seconde : ne pas rentrer en contact avec les protagonistes du film, alors que je brûlais d’envie de savoir ce qu’ils étaient devenus depuis toutes ces années. Me forcer d’abord à la distance physique.
Après la règle, suit l’exception ! Le seul contact que je me suis autorisée, c’est celui avec un des ex-délégués [38] de la S.S.E. de la filature, Armand Klingelschmidt, et de sa femme. C’est à lui que j’ai annoncé en novembre 1989 que je remettais la maquette n° 2 sur le banc de montage. C’est avec lui que j’ai pris un nouvel engagement. Il m’avait cru disparue, il s’est immédiatement inquiété du film (maquette n°2). « C’est notre film » a-t-il affirmé de nouveau. Pour moi, la caution était suffisante. Il se souvenait et le revendiquait encore comme celui de leur lutte. Je l’ai retrouvé à Colmar pour en discuter et j’étais à ses côtés, le 16 novembre 1989, à la Cour d’appel, où se poursuivait la bataille juridique [39] entre la C.F.D.T. et M. Fritz Schlumpf.
Mon premier travail a été de visionner tous les rushes après les avoir transférés sur un nouveau support, réécouter tous les sons, attentive aux significations cachées, aux contradictions gommées pour les besoins de la démonstration du travail au rendement. Me laisser surprendre par des phrases jugées jusqu’alors insignifiantes. Bref, questionner à nouveau ces matériaux filmiques grâce à ce nouveau regard pour construire une histoire, pour la raconter.
Donner à voir un nouvel espace de sociabilité
A partir du 7 mars 1977, le musée avait été occupé, nuit et jour, pendant 744 jours [40]. Tout s’était joué dans cet espace associant le musée à la filature, lieux producteurs de paroles, d’initiatives, de conflits, bref un espace public à part entière riche d’une nouvelle sociabilité, fondateur d’identités collectives et individuelles. S’y étaient déplacés les rituels de l’activité domestique, échanges de recettes culinaires, travaux manuels, nouvelles de la famille et du voisinage, histoire familiale. Toute la vie avait été désorganisée pour être réinvestie dans ces nouveaux espaces devenus publics. Nous avions eu un accès privilégié au système de représentations du collectif ouvrier de la filature.
Seront réinsérées :
- des images d’occupation de la filature où l’activité était intense, comme la scène de tricotage ;
- des images du car de ramassage [41] de la filature utilisé par les ouvrières pour se rendre au musée à Mulhouse ;
- des scènes évoquant la vie dans la vallée : une ouvrière qui va chercher son enfant à l’école, une autre qui fait le café, d’autres qui prépare la terre pour un semis de carottes, circule à bicyclette, s’approvisionne auprès de la camionnette qui ravitaille le village.
Construire de nouvelles séquences
Certaines parties que nous avions ébauchées dans la maquette 2 seront traitées avec de nouvelles informations et de nouveaux évènements recueillis au cours des dix dernières années :
- sur l’action syndicale et sur les nombreuses actions en justice ;
- sur les mécanismes de constitution du capital grâce au gigantesque détournement de fonds auxquels se sont livrés les deux industriels des années durant, provoquant la faillite de leurs entreprises ;
- sur les représentations du musée qu’en ont des salariés ;
- sur le générique de fin.
Par exemple, il me revenait d’historiciser davantage l’occupation du musée. J’avais compris que le musée devenu Musée National de l’Automobile en 1982 était devenu muet d’une partie de son histoire. Enlevés les panneaux sur les voitures, supprimée la dédicace des travailleurs, effacé le mur sur lequel était inscrit « propriété des travailleurs », et disparue toute cette foule [42] qui accourait vers les grilles du musée.
Il s’agissait aussi de problématiser le rapport de ses occupants au projet du Musée des Travailleurs. Il était apparu une ambiguïté entre identité culturelle (les Alsaciens) et identité sociale (le salariat) qui avait fait débat au sein des travailleurs, comme l’expriment deux ouvrières :
Une ouvrière immigrée d’origine italienne, à laquelle répond une ouvrière alsacienne :
« Nous on s’en fout du musée, on ne connaît pas la valeur de la voiture, la valeur des pièces et tout ça, c’est beau à voir et c’est sorti de la poche des travailleurs et des travailleuses qui ont toujours travaillé au rendement et le jour où l’on aura le travail, qu’est-ce qu’on en aura à foutre du musée, ils n’ont qu’à le prendre, qu’il soit le public, le patron, qu’il soit à l’Etat, si seulement il nous donne le travail, c’est tout. Nous voulons rien d’autre que travailler. »
« Le musée, il doit rester en Alsace, il ne doit pas partir de l’Alsace parce que ce sont les Alsaciens qui l’ont construit avec leur salaire ».
Enrichir la maquette n° 2
Au moment de la première enquête, seuls les éléments opératoires pour la construction de la maquette n°2 avaient été montés. La démonstration était pesante, didactique. Des phrases brèves, des remarques rythment maintenant cette version :
« C’est un sacré boulot » ;
« C’est uniquement grâce au musée qu’on est populaire… » ;
« On savait qu’il y avait quelque chose, mais on ne savait pas quoi exactement… » ;
« Le patron n’aimait pas donner aux ouvriers » ;
« On savait qu’il y avait des difficultés » ;
« Moi-même j’ai fait partie de l’orchestre de la filature… » ;
« Au début c’était formidable, qu’est-ce qu’ils ne faisaient pas les Schlumpf pour les ouvriers » ;
« Le patron il a toujours plus que l’ouvrier, ça c’est normal, mais fermer les usines et ouvrir sa richesse, ça ce n’est pas logique de sa part ».
Elles fonctionnent comme des virgules, apportent des informations complémentaires, complexifient la réalité, nuancent le parti pris tout en le renforçant, suscitent de l’émotion. On saisit mieux l’ambiance de la filature, on comprend mieux la colère qui a conduit les salariés de la filature à séquestrer leurs patrons et à occuper le musée… tout en préservant le cœur du film, fruit du dialogue entre notre équipe et les occupants de la filature.
De la même façon, je me suis attachée à rendre l’articulation entre le musée et la filature, et l’articulation des ateliers entre eux plus efficace. Le parti pris du montage a été de renforcer la rapidité des gestes et des paroles. Une série d’effets permet de glisser du musée à la filature et de la filature au musée. De glisser d’un atelier à l’autre. A la division des ouvrières entre elles, des ateliers entre eux succède le musée qui se dévoile dans toute sa globalité et sa splendeur. A un univers éclaté, à un temps compté succède un espace panoptique [43] où le temps semble s’être arrêté, éblouissant de lumière, que le regard embrasse dans sa totalité.
Au cours de cette période solitaire recluse dans le studio, j’ai des moments de doute terrible en « noir et blanc ». C’est une confrontation avec ma démarche militante, avec un cinéma « au service des masses ». Cette ultime version allait fonctionner comme une rupture avec les protagonistes du film avec lesquels s’était construite une forte relation d’empathie.
ACTE III. 1990-1998 : premières diffusions dans l’espace régional
Premières diffusions dans l’espace régional
En décembre 1990, les 40 premières minutes du film font l’objet d’un débat à TV Mulhouse [44], sur le réseau câblé de Canal Est. Dans la perspective du débat, je reprends contact avec tous les protagonistes du film. A cette occasion, je suis accueillie, pour la première fois [45], chez plusieurs ouvrières. Nous n’étions pas des intimes, un musée, une filature nous avaient – pour un temps - rapprochées. J’ai été plongée dans des histoires, toutes différentes les unes des autres. Mais parmi leurs souvenirs, il y avait encore « ceux de Malmerspach » et les autres « ceux qui sont contre nous ».
Par cette démarche, je voulais assumer la responsabilité de montrer le film après avoir reçu l’assentiment des membres du collectif ouvrier présents dans le film : solliciter leur accord pour cette diffusion publique et les inviter au débat dont ils seraient les principaux acteurs. Ce serait l’occasion de faire le point après la fermeture de la filature, sur la recherche d’emploi et sur le musée. Et d’orienter le débat sur le savoir faire des ouvrières et ouvriers, et sur leurs conditions de travail dont le film témoigne.
Quatre ex-membres du collectif ouvrier, et moi-même, étions présents. Le directeur de l’information avait invité – sans que nous n’en ayons été avisés – un des avocats des frères Schlumpf, le directeur du M.N.A. (Musée National de l’Automobile), un cadre de l’ex-filature [46] et le permanent syndical Hacuitex C.F.D.T. Nous n’étions pas préparés à une telle confrontation. L’animateur était un journaliste d’un quotidien régional. Considéré comme le « spécialiste de l’affaire Schlumpf », il n’a pas daigné regarder le film et n’a donc pas pu alimenter le débat qui a complètement échappé aux acteurs de la lutte et à moi-même. Le rapport de domination entre les industriels et les ouvriers s’était rejoué ici, la violence sourde et la colère retenue sous-jacentes, un rapport de domination sociale que la société cherche à masquer.
Début 1991, le film est achevé et diffusé devant les ex-délégués syndicaux de Malmerspach qui le reconnaissent toujours comme « leur » film. Il introduit dans la relation d’empathie établie avec eux une médiation, et cette première projection consomme cette rupture qui, d’une certaine manière, a valeur de coupure épistémologique. Mon contrat était rempli, l’échange avait eu lieu. Je pouvais assumer la responsabilité de la fabrication de cet objet, je pouvais le sortir de sa communauté d’origine pour le faire connaître et reconnaître dans d’autres lieux. Il pouvait nous échapper pour être appréhendé par diverses communautés de publics. L’objet film, ainsi construit, va vivre une nouvelle vie en convoquant de nouveaux destinataires [47].
En 1998, il trouve son premier public régional, avec « Images en Réseau » [48] qui, à ma grande joie, le programme dans différentes salles [49]. C’est à « La Filature » [50] à Mulhouse, nom combien symbolique, que ces images sont projetées : un grand moment d’émotion, la salle est comble ! Le film interroge l’histoire du musée, il convoque les mémoires de l’affaire Schlumpf. Les protagonistes du film, présents dans la salle, l’accompagnent. Chacun reconstruit, à partir de ces images projetées, leur propre histoire. L’I.R.C.O.S. [51] à l’issue du débat pose la question d’une histoire à écrire sur cette affaire Schlumpf. L’avenir nous dira qui se désignera ou sera désigné parmi les prétendants pour la raconter : le collectif ouvrier, le syndicat CFDT, la famille Schlumpf [52], le musée, les collectivités territoriales.
L’Affaire Schlumpf, une histoire non-conforme à l’image de l’Alsace
Suite à ces différentes projections régionales, des élus, des associations souhaitent projeter le film dans les vallées de Thann et de Saint-Amarin. Le collectif ouvrier s’y oppose [53]. Un de ses membres s’en explique : « il reste toujours des irréductibles qui pensent que les gens de Malmerspach se sont remplis les poches avec le musée et qu’ils ont volé les patrons ». De plus, des proches [54] du collectif ouvrier avaient signifié qu’ils ne souhaitaient pas que soit montrée « cette misère de la vie ouvrière ». Que soit montrée la « bêtise » de ceux qui avaient accepté de travailler dans de telles conditions. Les ouvriers craignaient que cette diffusion ne les stigmatise davantage auprès du public.
Avec ce conflit emblématique, dernière grande lutte régionale de l’industrie textile, « on a dérangé les mentalités, on a dérangé ceux qui acceptaient l’ordre social, la discipline de l’ordre établi » commente Pierre Schoepfer, l’ex-secrétaire du comité d’entreprise de la filature. Plus de vingt ans après la fin du conflit, en 2004, il s’autorise à parler « Je tiens à apporter mon témoignage pour la mémoire d’une aventure qui a tellement marqué notre région et plus précisément Malmerspach, notre village » (P. Schoepfer, 2004). « Ici dans la vallée », ajoute-t-il « ces événements font l’effet d’un séisme. La perception est différente de celle de la grande opinion publique, les gens sont impliqués directement, le mari ou les enfants sont concernés, leur existence est en jeu. Pour certains, les frères Schlumpf bénéficient toujours d’un a priori favorable. C’est la vieille soumission des campagnes pour le seigneur. Le sort de beaucoup reste lié à leur patron et ils ne peuvent concevoir qu’ils aient été bernés durant toute leur vie ». Il reste des cicatrices « des blessures profondes, des gens qui se détournent ».
A l’impertinence, les ouvriers y avaient été contraints, et les gens de la vallée ne leur avaient pas pardonné d’avoir spolié l’image du père-nourricier et du « bon génie de la vallée », d’avoir cassé l’image d’un patronat de droit divin et de ne pas avoir entonné un hymne au travail à n’importe quel prix. Cette forme de censure endogène nous éclaire sur l’état de la société locale, mais aussi régionale.
Les notions de mémoire, d’identité, de patrimoine ne sont pas construites sans une certaine représentation que la société se fait d’elle-même à un moment donné. L’Alsace véhicule de nombreuses images – tant sur le plan historique, touristique que culinaire, etc. – élaborées conformément aux politiques régionales, aux sociétés d’histoire, aux travaux scientifiques.
« L’Alsace » ne voulait pas de cette histoire « honteuse » qui était non-conforme à l’image qu’elle voulait donner d’elle-même. L’affaire Schlumpf était responsable de ce séisme qui pouvait se mesurer à l’aune des images politiquement correctes propres à cette région. Il est certain que le patronat alsacien s’est trouvé momentanément figé par cette image – contraire aux bonnes mœurs entrepreneuriales - que leur ont renvoyé les frères Schlumpf. Ce conflit a provoqué dans la société alsacienne une fracture qui demeure malgré tout.
ACTE IV. Au-delà du film, une réhabilitation qui fait tranquillement son chemin
1983-1990 : la réhabilitation judiciaire des frères Schlumpf
En 1983, les deux industriels Fritz et Hans Schlumpf avaient été respectivement condamnés à 4 ans et 2 ans de prison ferme pour abus de biens sociaux et de nombreux autres chefs d’inculpation. Aucun n’avait effectué la peine. Le 2 mars 1990, la Cour d’appel de Colmar confirmait que Fritz Schlumpf [55] avait détourné les fonds des entreprises et le condamnait à un an de prison avec sursis et 30 000 F d’amende. Quelques mois plus tard, sa peine était amnistiée [56] et sa condamnation effacée.
En 1988 aux termes d’une longue bataille juridique, la Cour d’Appel de Paris avait consacré le droit moral des frères Schlumpf sur leur œuvre assurant la pérennité de leur nom et la protection qui s’attache aux droits d’auteur. C’est la première fois qu’une loi sur la propriété littéraire et artistique s’applique à la création d’un musée. Quel que soit le nom que prendra le musée, il devra toujours être associé à « Collection Schlumpf » et l’espace de dédicace à la mère devra être conservé dans son état initial. Il faut rappeler qu’en 1977, la faillite ayant été étendue aux biens personnels des frères Schlumpf, ce sont les collectivités territoriales et autres partenaires privés qui se sont portées acquéreurs du musée – foncier et bâtiment – et de la collection d’automobiles, en 1981. Les frères Schlumpf demeurent les auteurs d’une œuvre qui ne leur appartient plus mais qui leur aura rapporté beaucoup d’argent.
1982-1992 : la mémoire sociale en panne
Apposée en 1992 [57], pour le 10ème anniversaire de l’ouverture officielle du musée, le texte de la plaque commémorative a été négocié entre le syndicat C.F.D.T. et l’association propriétaire du musée [58] :
« Ce musée a été réalisé à partir de la collection rassemblée par deux industriels H. et F. Schlumpf qui déposèrent leur bilan en 1976. Les salariés des entreprises concernées, Malmerspach, Erstein, Defrenne, Glück ont occupé ces lieux du 7 mars 1977 au 29 mars 1979 pour la défense de leur emploi et de leurs droits. Cette occupation, à l’appel de la C.F.D.T. a porté à la connaissance du public, l’existence de cette collection. Grâce à l’action des salariés et des élus locaux, régionaux et nationaux, la plus grande partie des automobiles de cette collection a été classée « monument historique » en avril 1978. La dispersion de la collection a pu ainsi être évitée. »
Ce texte ne fait pas l’unanimité [59] . ll ne dit pas le lien existant entre la constitution du musée et le dépôt de bilan, et il ne mentionne pas que le musée a été occupé pour dénoncer l’abus de biens sociaux des industriels. Deux délégués de la S.S.E. refusent de participer à cet anniversaire, dont Pierre Shoepfer qui avait manifesté son désaccord dans les D.N.A. [60] du 11 juillet 1992 qui titrait « Musée de l’Auto : plaque amnésique » : « Le visiteur se dira désormais que notre objectif à nous les salariés de Malmerspach était de préserver la collection des frères Schlumpf. Je ne peux accepter que notre engagement [61] soit réduit à cela : la raison de notre combat était de dénoncer l’abus de biens sociaux effectué par les Schlumpf (...) C’est là et nulle part ailleurs qu’est née la future affaire Schlumpf. »
2006–2011 : la confiscation de la mémoire
La filature n’existe plus, le lieu référentiel et le lien originel n’existent plus, le projet des ouvriers et de leur syndicat d’utiliser le musée comme affirmation de leur histoire et de leur condition n’a pas abouti. Le musée peut s’inscrire dans une politique patrimoniale amorcée au moment de son occupation. En 2006, le Musée national de l’Automobile devient la Cité de l’Automobile – Musée national – Collection Schlumpf, inaugurée en présence du président du Sénat, M. Christian Poncelet, et de nombreux autres personnalités
La Cité communique dans son dossier de presse que : « L’objectif majeur de ce projet est de passer d’une collection dans un écrin, à un musée ouvert sur l’extérieur où néophytes et passionnés d’automobile peuvent découvrir la totalité de l’ancienne filature s’étendant sur plus de 4 hectares. » [62]
Intéressons-nous à quelques éléments significatifs de la nouvelle scénographie :
La grille d’entrée de l’ancienne filature H.K.C., avenue de Colmar, par laquelle avaient pénétré les salariés il y a trente ans pour occuper le musée, est fermée au public. Cet ancien accès ouvrait sur la grande salle panoptique où ils avaient découvert la collection de voitures ainsi que le mémorial consacrée à la mère des deux industriels. Ce dispositif d’entrée, passage obligé, représentait un véritable sanctuaire à la gloire de la famille Schlumpf.
Le nouvel accès au musée se fait par une passerelle qui enjambe le canal. Les visiteurs sont accueillis dans un immense atrium où est projeté un mur d’images et où est apposée une plaque remerciant tous les savoir-faire des entreprises qui ont contribué à la rénovation de la Cité Automobile. Le visiteur comprend désormais qu’il est convié à découvrir une « fabuleuse aventure automobile ».
Le mémorial est circonscrit à un bloc habillé de velours rouge à l’intérieur comme à l’extérieur, sur lequel est tracé en lettres d’or « La passion de Fritz Schlumpf ». A l’intérieur, un film retrace l’histoire de la création de la collection Schlumpf. Face à une immense gravure sous verre, qui représente l’ancienne filature H.K.C. en activité, est apposée la plaque négociée par la C.F.D.T. L’espace qui reliait l’histoire des frères Schlumpf à celle des ouvriers des filatures est maintenant reléguée à l’autre extrémité du musée.
Comme le dossier de presse l’explique : « la volonté des concepteurs est ainsi de mettre en valeur l’exceptionnel patrimoine architectural de l’ancienne usine ». L’ancien bâtiment industriel de briques rouges apparaît dans toute sa monumentalité. Au milieu de sa façade, le « S » de Suez signifie aussi le « S » de Schlumpf. Qui peut savoir maintenant que cette ancienne entreprise H.K.C. [63] avait fonctionné comme société écran pour faciliter les opérations commerciales et techniques permettant l’acquisition d’une partie des véhicules de la collection Schlumpf ?
En 2007, le site du musée déclinait en cinq rubriques « l’histoire de la collection » dont les deux premières concernaient : « La naissance de la collection » et « Le conflit social… L’affaire Schlumpf ». Ce bref récit laissait apparaître les enjeux du conflit et les passions autour de l’affaire Schlumpf. En 2011, sous la conduite de Culturespaces [64], la Cité de l’Automobile communique en déroulant un nouveau récit sous le titre : « Un peu d’histoire ». Il est découpé en six épisodes correspondant aux différentes dénominations du musée, de 1957 [65] à 2006-2011. Le texte, très contrôlé, se veut objectif et neutre : les termes jugés trop porteurs d’émotion ont été supprimés, ainsi que tout ce qui pourrait apparaître comme conflictuel. « L’absence de concertation » et « Le détournement des lois » remplacent le conflit social et le licenciement… Doux euphémismes. Les photos associées au récit gomment l’aspect violent du conflit. Les ouvriers ne sont plus montrés comme des incendiaires mais en syndicalistes responsables. Culturespaces a gagné son pari : casser la scénographie de l’ancien musée pour le rendre vivant certes, en cassant aussi la mémoire de ce qui s’est passé [66].
Sur la friche de l’ancienne Filature de Laine Peignée de Malmerspach
l’ex-secrétaire du comité d’entreprise, Pierre Schoepfer, ne décolère pas :
« La seule possibilité qui existe d’honorer le travail et l’apport du personnel ouvrier, c’est par la dédicace, c’est un truc moral. On ne peut accepter que ce musée soit dédié par les Frères Schlumpf à leur mère. Actuellement ce sont des dizaines de millions d’argent public qui sont investis dans ce musée au point qu’on dépasse peut-être maintenant l’apport initial, et à travers cet apport public on continue à honorer les Schlumpf à travers leur butin. C’est amoral. Celui qui a abusé le personnel est honoré et ceux qui l’ont financé sont oubliés. »
2007 : le temps de la commémoration
Le syndicat C.F.D.T. invite ses militants à commémorer l’occupation du musée. Il veut rappeler que ce lieu avait été occupé 30 ans auparavant illégalement par des travailleurs en colère. Les anciens [67] des filatures sont convoqués comme témoins à une table ronde sur le thème « Mémoire et actualité » qui se tient à la Cité de l’Automobile à Mulhouse. Informée de cet évènement par une ex-déléguée de la S.S.E. de la filature de Malmerspach, j’ai peut-être l’opportunité de diffuser le film. Cette ouvrière propose au syndicat de le projeter. Refus de la C.F.D.T. de nous inviter, volonté de nous oublier. Devant cette fin de non-recevoir, je décide de me rendre à cette manifestation avec l’intention de la filmer.
Le jour annoncé de la table ronde, anciennes et anciens des filatures se retrouvent avec émotion au bout de la passerelle qui mène à la Cité de l’Automobile où l’adjoint au maire de Mulhouse inaugure la place « Malmerspach » :
« Il nous appartiendra encore de compléter cette plaque par une plaque explicative. Ce n’est pas quelque chose qui va être facile à faire parce que nous avons toujours quelque part les Schlumpf qui sont à l’affût. Nous avons eu le problème pendant plus de 10 ans de procès à l’intérieur du musée, on ne veut pas en avoir encore pour 10 ans à l’extérieur du musée… Donc on trouvera ensemble avec la C.F.D.T. une plaque, un texte de manière à ce que tous les visiteurs du musée comprennent ce qui s’est passé. » [68] .
Dans le dossier de presse qui accompagne cette table ronde, on peut lire : « Entrer dans le musée par la place de Malmerspach prend aujourd’hui tout son sens ». Mais pour les anciens, quel sens peut prendre cette plaque dérisoire installée à l’entrée du parking, de l’autre côté de la passerelle qui mène à la Cité de l’Automobile ? Quant aux visiteurs, qui peut comprendre quoi ? Qualifier cette place baptisée « Place de Malmerspach » de « geste fort qui donne du sens à la mémoire sociale », n’est pas réparateur de ce qu’ont vécu les salariés de la filature. Devant la caméra [69] s’expriment différents points de vue. Mais tous disent qu’il reste une blessure.
Plus tard, à l’intérieur du musée, devant la plaque apposée en 1992, Armand, ex-délégué syndical de la filature, aimerait que l’origine du musée soit signifiée à l’intérieur.
« Après l’occupation du musée, on a revendiqué qu’il y ait un souvenir, une plaque commémorative. Alors on a rédigé un texte qui n’est pas celui qui est écrit ici. Car on n’a pas obtenu qu’il soit retenu dans son intégralité, que ce musée a été réalisé avec des fonds détournés des entreprises. Ca n’est pas passé dans la négociation. Alors on avait le choix entre rien du tout… ou ça. On n’est pas satisfait. On aimerait que la vérité apparaisse. On n’a plus le rapport de force, on n’a plus les moyens. (…) Les pressions exercées par Schlumpf, à travers sa femme Arlette ont encore un pouvoir énorme avec ses avocats et tout ça. Ca nous reste sur l’estomac. Le visiteur anonyme qui rentre ici ne connaît pas l’origine de cette collection, ni le drame humain, les 1800 salariés qui ont perdu leur emploi. La richesse qu’on a produite, ça ne se voit pas. C’est injuste. On aimerait quelque chose qui retrace l’histoire. »
Le secrétaire général du syndicat rappelle aux participants de cette table ronde que « si aujourd’hui nous sommes dans ces murs, devant cette collection, dans ce musée, c’est parce que les salariés de Malmerspach, Glück, Erstein, Defrenne ont dit un jour que ce musée était partie intégrante de leur travail ». Il évoque le musée comme un possible lieu de mémoire, un « Musée des Travailleurs ». Vœu pieu qui ne tient pas compte de la pression de la famille Schlumpf, sur tout ce qui touche à la collection Schlumpf, qui continue de s’exercer par l’intermédiaire de ses avocats [70]. Invisible pour le commun des mortels.
2008 : l’histoire revisitée par l’épouse de Fritz Schlumpf
Quelques mois avant sa mort, en mai 2008, Mme Arlette Schlumpf rédige ses mémoires avec Bernard Reumaux, rédacteur en chef adjoint des D.N.A. qui est aussi son éditeur [71]. Il présente le livre AUTObiographie [72] comme « une saga fascinante : quarante ans de vie partagés avec un être d’exception, le plus grand collectionneur d’automobiles du XXe siècle. Mais la crise du textile fit tout chavirer en 1976, donnant naissance à la rocambolesque "affaire Schlumpf". » [73]. En rendant public son autobiographie co-signée avec l’un des responsables du plus grand quotidien alsacien, l’épouse de Fritz Schlumpf rétablit tranquillement la mémoire de son mari défunt et œuvre efficacement à la réhabilitation sociétale de celui-ci. Puissamment relayé par les media, cet ouvrage « d’une femme amoureuse » a presque fait pleurer dans les chaumières.
Conclusion
D’arme politique du cinéma militant, le film est devenu outil de recherche. Mais son caractère politique demeure et n’a pas échappé à la société alsacienne. En 1991, après avoir manifesté un grand intérêt pour le film et envisagé sa diffusion, FR 3 ne le programmera pas. La station régionale a peut-être estimé qu’il n’était pas conforme à l’intérêt public alors que son chef d’antenne avait déclaré que si FR 3 ne le prenait pas, il raterait sa mission qui est de faire connaître la mémoire, le patrimoine de l’Alsace.
Sa difficile diffusion rend compte de l’empêchement dont a fait l’objet durant toutes ces années l’activité mémorielle autour de l’affaire Schlumpf. Il y a lieu de considérer que ces travaux filmiques (les maquettes et le film) fonctionnent comme un processus qui a permis de comprendre comment ont été pervertis les usages et les interprétations de la mémoire de cette histoire.
Nous avons pu ainsi analyser la façon dont cette mémoire de lutte et de larmes est détournée au profit d’une idéologie patrimoniale et nous pouvons affirmer, à la suite de Pomian, qu’une histoire politique des musées mettrait « en évidence leurs relations complexes mais toujours très proches avec les institutions du pouvoir, les détenteurs de la richesse et les porteurs du savoir sacré et profane » (1990 : 189). L’affaire Schlumpf, à l’origine de l’histoire de ce musée, en est la parfaite illustration. Ce qui était considéré comme scandaleux, ce qui était considéré comme une véritable folie est désormais toléré, accepté, légitimé comme bien régional [74] - exemplaire de la renaissance et du dynamisme de la région - et comme objet culturel national, européen et mondial : « le plus beau musée automobile du monde ».
L’histoire ouvrière qui s’était incarnée dans l’occupation du musée et de la filature de Malmerspach a cédé sa place à la puissance de l’argent et des différents pouvoirs. Pour les salariés du groupe Schlumpf, accéder au musée c’était dévoiler l’origine de leur exploitation et de la fermeture des usines, c’était raconter leur histoire confondue avec celle du musée. Avec cette occupation, ils lui avaient donné son premier titre de noblesse : « Musée des Travailleurs » qui augurait un possible lieu de la mémoire sociale, en lien avec l’industrie textile locale. Cette utopie muséale non réalisée a favorisé l’émergence d’un nouveau récit des origines, d’un nouveau mythe. La création de la Cité de l’Automobile fait des frères Schlumpf des donateurs imaginaires à la ville de Mulhouse, à l’Alsace et au monde entier. Et ceci en toute impunité.
Malgré les nombreux chefs d’inculpation prononcés à leur encontre par la justice, les frères Schlumpf restent ceux qui ont contribué à écrire l’histoire de Mulhouse. Comme l’admettait récemment un journaliste alsacien : « Beaucoup de gens ont commencé à se dire qu’après tout quels que soient les défauts des Schlumpf, malgré tous les abus de biens sociaux, malgré tout cela, ils ont offert à Mulhouse un cadeau inestimable et aujourd’hui – je ne parlerai pas de révisionnisme - on a tendance à se dire que, grâce aux Schlumpf, Mulhouse a un atout touristique inégalé. » [75]
Parmi le collectif ouvrier des voix s’élèvent contre cette interprétation de l’histoire.
« Voilà deux personnes condamnées au départ, croulant sous les accusations, accablées par tous les élus, les opinions publiques françaises, suisses, allemandes, dénoncées par les autorités, y compris les ministres, responsable d’un tort économique considérable, et la justice se montre d’une telle clémence ? » s’écrie Pierre Schoepfer (2004 : 199).
Aujourd’hui, les images tournées en 2007 témoignent toujours de cette colère et du déficit de mémoire. Un nouveau film reste à faire pour que l’oubli ne vienne pas les effacer.