Introduction
Dans le système judiciaire français, le temps du procès est particulièrement sacralisé. Conçu comme unique (Garapon, 2001 : 57), il n’est ni réplicable, ni différable dans un autre lieu ou un autre temps. En sont témoins les seules personnes présentes à l’audience, ce que traduit l’article 308 du Code de procédure pénale qui prévoit que « dès l’ouverture de l’audience, l’emploi de tout appareil d’enregistrement ou de diffusion sonore, de caméra de télévision ou de cinéma, d’appareils photographiques est interdit sous peine de 18 000 euros d’amende ». Cette spécificité française est de plus en plus interrogée à la lumière de cas étrangers (États américains, Espagne, par exemple) et sous l’influence des journalistes, cinéastes, producteurs qui dénoncent l’interdiction de filmer au nom de la liberté d’informer. Pourtant, la situation législative demeure inchangée : l’interdiction formelle perdure et les négociations au cas par cas assurent une forme de régulation. Pour des chercheurs qui travaillent en contexte judiciaire, cette interdiction pèse fortement. Comme le montre notre expérience, elle peut toutefois, dans certaines conditions bien particulières, être dépassée. En effet, dans le cadre d’une enquête ethnographique menée en France sur la visioconférence dans la justice et après plusieurs années d’enquête sur le sujet (Dumoulin & Licoppe, 2009), nous avons obtenu la possibilité de filmer tout ou partie des débats judiciaires [1].
Nos observations et filmages portent sur un certain type de juridictions, les chambres de l’instruction – et plus particulièrement celles de Rennes et de Grenoble – qui ont en commun d’utiliser la visioconférence depuis peu et sous certaines conditions [2]. Elles traitent du contentieux de la détention, c’est-à-dire le plus souvent de la détention provisoire, avant jugement au fond [3]. La comparution des prévenus et accusés y est de droit mais suite aux incitations et contraintes fortes posées par la Chancellerie – et rendues possibles par l’extension des textes juridiques – cette comparution peut avoir lieu par visioconférence (Dumoulin & Licoppe, 2011a).
Dans le cadre de cet article, nous nous proposons de revenir sur l’intérêt spécifique que présente un protocole de recherche intégrant une dimension vidéo [4]. Dans un premier temps, nous examinons le dispositif vidéo-ethnographique comme un dispositif d’enregistrement de données « naturelles » de l’activité judiciaire. Nous montrons en quoi ces données constituent des ressources pour rendre visibles certains aspects interactionnels du travail des participants, autrement ignorés. L’audience par visioconférence se révèle alors à la fois comme un accomplissement multimodal [5] et une performance multimédia. Ceci n’est pas sans poser des problèmes aux participants lorsque le dispositif est incorporé sur un mode encore expérimental, ainsi que l’étude d’une séquence interactionnelle particulière nous permet de le montrer.
Dans cette perspective centrée sur le recueil et l’analyse de données vidéo, le dispositif d’enregistrement et l’activité sont présentés comme séparés : l’activité se déroule « devant » le dispositif d’enregistrement. Or, une telle configuration a une histoire qui résulte d’un travail complexe pour accéder au terrain et faire accepter la présence de caméras, surtout en contexte judiciaire. C’est pourquoi, dans un deuxième temps, nous étudions le travail d’implantation de ce dispositif d’enquête dans les situations en tant qu’il constitue également une ressource analytique pour la recherche. Nous expliquons le processus et les raisons pour lesquelles l’administration judiciaire et ses magistrats nous ont autorisés à filmer des audiences de justice, alors même que les captations vidéo y sont théoriquement interdites. Nous montrons ainsi la manière dont les usages professionnels de la vidéo par les sociologues se superposent aux usages professionnels de la vidéo par les professionnels de justice. Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’analyse empirique d’un corpus vidéo d’audiences judiciaires recueilli dans les chambres de l’instruction de Rennes et de Grenoble. Le cadre d’analyse est celui de la sociologie des usages et de l’analyse de conversation dans une perspective d’action située.
Vidéo-ethnographie du dispositif de visioconférence dans les audiences judiciaires
Apparue dans la justice française dans les années 1990, la visioconférence est devenue un objet et instrument d’action publique dans le courant des années 2000 (Dumoulin & Licoppe, 2011b). Depuis 2007, dans un contexte de rationalisation des dépenses publiques, le Ministère de la justice a entrepris de doter juridictions et établissements pénitentiaires de systèmes de visioconférence et d’inciter à l’intensification de leur utilisation, dans le but de réduire le nombre des extractions de personnes détenues appelées à comparaître en audience. La question qui devient alors centrale est celle des effets de ce nouveau dispositif technologique sur les pratiques des acteurs du monde judiciaire.
La sociologie des usages (the workplace studies)
Pour étudier l’impact de la visioconférence sur les audiences judiciaires, la sociologie des usages (workplace studies) propose une méthodologie de recherche « vidéo-ethnographique » particulièrement intéressante. Au croisement de la sociologie, de l’anthropologie sociale et des sciences cognitives tout autant que des sciences de l’informatique, ce courant de recherche s’intéresse aux activités de travail incluant artefacts et technologies, avec des personnes co-présentes et/ou dans des sites géographiquement distincts (Heath & Luff, 1993), et travaille par ailleurs étroitement avec les concepteurs de ces nouvelles technologies. Basées sur l’observation empirique des situations routinières de travail, les workplace studies visent à reconstruire l’organisation endogène de l’expérience des participants dans de telles situations (Luff, Hindmarsh & Heath, 2000 : 12). Elles ont ainsi permis de révéler les compétences des acteurs, nécessaires pour se coordonner de manière intelligible, et tout particulièrement dans des environnements de travail supposant un usage quotidien d’artefacts et d’outils technologiques. L’objectif est de comprendre le rôle de ces derniers dans les activités et de mieux prendre en compte les modes d’appropriation de technologies, qui sont en constante évolution, associées au développement de systèmes de communications médiatisées de plus en plus complexes qui équipent des environnements de travail avec des supports collaboratifs sophistiqués (Luff, Hindmarsh & Heath, 2000). Ces travaux couvrent un champ important : entre autres, le trafic aérien (Goodwin & Goodwin, 1996, 1997 ; Suchman, 1992, 1993), les centres d’urgence (Whalen, 1995), les salles de contrôle de transport urbain (Heath & Luff, 1992, 1996 ; Filippi & Theureau, 1993) et les centres d’appel (Relieu & Licoppe, 2005).
Concernant plus spécifiquement la visioconférence, nombre de travaux existent depuis les années quatre-vingt dix. Ces dernières années, l’accent a été mis sur le travail collaboratif distribué et les réunions professionnelles informelles (Fish & al., 1992 ; Gaver, 1992 ; Dourish & al., 1996). Ces recherches montrent les problèmes interactionnels : l’organisation des tours de parole, l’orientation corporelle et les regards pour la coordination interactionnelle (Heath & Luff, 1992 ; Relieu, 2007) et la fragilité du cadre interactionnel (De Fornel, 1994) qu’induit une communication médiatisée de ce type. Des études récentes ont souligné l’importance de la mobilité des caméras visiophoniques et ses conséquences sur l’accès au cadre interactionnel partagé (Whittaker, 2003 ; Mondada, 2007). Deux thèmes importants occupent les chercheurs du domaine qui s’intéressent à la visioconférence : d’une part, la manière dont la visioconférence modifie l’organisation des interactions en coprésence et, d’autre part, le statut même de cet objet technique dans l’interaction et l’ajustement des interactants par rapport à ses propriétés particulières (Licoppe & Relieu, 2007 : 12).
Parce que ce courant de recherche s’ancre dans l’ethnométhodologie (Suchman, 1987), son approche suppose à la fois une ethnographie des situations et l’enregistrement audiovisuel des interactions. La perspective ethnométhodologique sur l’activité postule en effet que « la mise en contexte de l’action est essentiellement une dimension interne à l’effectuation de l’activité des participants. Dès lors, l’un des objectifs de l’analyse consiste à reconstituer la façon dont tel élément contextuel a été invoqué par et dans l’activité » (Relieu et al., 2007 : 3). C’est pourquoi l’enregistrement vidéo de l’activité, qui permet de préserver les traces de celle-ci, est crucial.
Notre corpus audiovisuel d’audiences judiciaires utilisant la visioconférence est inédit à ce jour : il comporte une centaine de cas, transcrits et analysés selon les méthodes de l’analyse de conversation (Sacks, 1992) et recueillis pendant plus d’une année d’observation. Entre Rennes et Grenoble, différents éléments varient (architecture du bâtiment, taille et structuration de la salle d’audience, par exemple) qui contraignent l’installation des matériels de visioconférence et pèsent sur la façon dont les protagonistes de l’audience interagissent. Mais dans l’ensemble, les observations réalisées sur les deux sites convergent. Aussi, par souci de concision, nous concentrerons-nous sur la présentation du cas de Rennes.
Le dispositif de visioconférence à la chambre de l’instruction de Rennes
La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes siège au palais de justice, installé dans l’ancien Parlement de Bretagne. Devant la Chambre de l’instruction, prévenus et accusés font généralement appel des décisions du Juge des Libertés et de la Détention (placement en détention provisoire, prolongation de la détention provisoire, refus de mise en liberté). La chambre de l’instruction est une juridiction de jugement composée de magistrats professionnels aidés de greffiers et d’huissiers-audienciers. L’audience met en présence ces trois magistrats du siège (un président et deux assesseurs), un représentant du ministère public (l’avocat général), le détenu et/ou son avocat et éventuellement l’avocat des parties civiles.
Lorsqu’un détenu est extrait, il comparait dans un box vitré, entouré au moins par deux gendarmes ou policiers.
La chambre de l’instruction de Rennes [6]
L’introduction de la visioconférence dans l’audience redistribue spatialement la cour. Lorsque le prévenu (avec son avocat éventuellement) comparaît par visioconférence, il apparaît sur un écran placé derrière le greffier, à droite des magistrats du siège. La photographie qui suit montre le placement du grand écran plasma dans la salle d’audience, surmonté d’une caméra.
Connexion par visioconférence de la chambre de l’instruction de Rennes avec une maison d’arrêt
L’enregistrement audiovisuel des audiences pour une analyse de l’activité judiciaire in situ
Le dispositif de visioconférence modifie donc la distribution spatiale. Les contraintes introduites par le dispositif sont cependant plus complexes. Les utilisateurs doivent déployer des procédures d’ajustement pour se familiariser avec ces objets techniques et incorporer un ensemble de nouvelles contraintes.
Dans le cas d’une audience à distance, l’accès perceptif des participants sur leurs situations respectives n’est pas équivalent [7] : les magistrats de la cour et les personnes présentes dans la salle d’audience n’ont qu’un accès réduit au prévenu et au local dans lequel il se trouve ; de son côté, le détenu n’a qu’une vision étroite de la salle d’audience. Des asymétries existent aussi dans l’accès au dispositif visiophonique, redoublant les déséquilibres de pouvoirs, par ailleurs inhérents à la situation. Alors que le détenu n’a guère les moyens de modifier les conditions de l’audience, les magistrats ont un accès, bien que restreint, au dispositif de visioconférence de l’établissement pénitentiaire : si l’image n’est pas satisfaisante, ils peuvent demander au détenu de se déplacer ou au surveillant de modifier le cadrage. Les magistrats ont davantage de prise sur la salle d’audience car ils peuvent y modifier les angles de vue de la caméra de visioconférence placée au dessus de l’écran.
Dans la configuration étudiée à Rennes, le président de la chambre de l’instruction a pris en charge le maniement de la télécommande de la visioconférence. Cependant, la télécommande peut être dévolue à l’huissier ou à un assesseur, comme c’est systématiquement le cas à Grenoble. La caméra de la visioconférence est mobile, mais son angle de prise de vue sur la salle d’audience est limité. Durant l’audience, le président modifie l’angle de la caméra à l’aide de la télécommande. Selon ce qui est en train de se dérouler dans la salle d’audience qu’il considère comme devant être montré au prévenu, le président produit des vues différentes de la salle, plus ou moins larges et centrées, soit sur le banc des magistrats, soit sur la personne qui prend la parole (juge rapporteur, avocat de la défense ou avocat général) (voir les photographies infra).
Notre analyse souligne les contraintes que le système de visioconférence fait peser sur la personne en charge de la télécommande qui doit produire en permanence des images pertinentes, à la fois du point de vue de leur réception par le prévenu et du point de vue de leur production et réception par la cour (Verdier et Licoppe, 2011). En outre, cela manifeste le caractère indispensable du dispositif d’enregistrement vidéo pour capter ce travail supplémentaire produit par les acteurs, compte tenu de la rapidité des mouvements de caméra, des micromouvements des différents protagonistes et de l’enchaînement des séquences. Face au flux de l’activité et à la densité du temps judiciaire, la seule prise de notes ne pourrait suffire.
L’extrait de la séquence qui suit nous permet de comprendre la nature du travail supplémentaire requis par le président. Le président (P) salue le prévenu (D) qui vient d’apparaître sur l’écran de la visioconférence [8] :
Ecran de visioconférence de la chambre de l’instruction (le prévenu et la cour)
Après l’avoir salué, le président utilise la télécommande pour diriger la caméra (Cam) vers l’avocat et le montrer à l’écran. Alors qu’il ajuste l’angle de vue sur l’avocat, il émet un certain nombre de commentaires sur ce qu’il est en train de faire :
Avant que le président de la cour ne commence à modifier l’angle de la caméra, l’image que reçoit le prévenu montre la cour, avec ses trois magistrats et l’avocat général [9]. Lorsqu’il a la télécommande en main (Ligne 2 de la transcription, dorénavant L2), le président commence à modifier l’angle de la caméra (L8).
Ecran de visioconférence de la chambre de l’instruction (le prévenu et la cour)
La caméra se dirige vers l’avocat alors que le président annonce au prévenu que son avocat est dans la salle d’audience (L6 ; L9).
Ecran de visioconférence de la chambre de l’instruction (le prévenu et la cour)
Il ajuste ensuite l’angle de vue alors qu’il continue d’émettre quelques commentaires (L12-13). Puis il zoome sur l’avocat (L14-16) qui est alors bien visible sur l’écran et reconnaissable par son client.
Le président indique ensuite au prévenu qu’il est dans la salle d’audience (L15) puis se réoriente vers le début de l’audience qui consiste en un rappel des faits. Il modifie à nouveau l’angle de la caméra pour montrer de nouveau la cour à l’écran.
L’apparition de l’avocat sur l’écran de la visioconférence constitue un accomplissement multimodal et une performance multimédia où s’entrelacent tours de parole et mouvements de caméra. Le président introduit le mouvement de caméra en annonçant qu’il va montrer quelqu’un ou quelque chose à l’image (L5). Cette annonce est suivie, conversationnellement, par des marques d’hésitation, une pause (L6) et ensuite seulement par la référence nominale explicite à l’avocat (L9). Une telle organisation du tour de parole suggère que le président est d’abord orienté vers le recadrage de l’image. Soulignons que les mouvements de caméra se font en deux temps, d’abord au début de l’unité de construction de tour (L8), puis lorsque le tour est presque achevé (L10), ce qui a comme conséquence l’apparition de l’avocat à l’écran au moment précis où son nom est prononcé. On constate que la production du tour de parole est très sensible aux contingences de la situation (L 10-16), comme ici le cours d’action parallèle dans lequel le président est engagé qui consiste à produire une image correcte. Parler et bouger les angles d’une caméra ne constituent pas deux cours d’action séparés et juxtaposés : l’étude du détail de leur articulation démontre au contraire la tension que génère une telle forme de multi-activités.
Les différents participants à une telle situation sont donc amenés à « produire, » chacun à sa manière, un événement multimédia adapté à la situation en cours. La visiophonie suppose ainsi de la part des participants une orientation de sens commun qui consiste à « mettre la personne qui parle à l’écran » (Licoppe et Verdier 2013). Cela n’est toutefois pas sans poser certains problèmes pratiques aux interactants : l’analyse de la séquence filmée nous permet en effet de souligner que la maîtrise du dispositif par les participants est loin, à ce stade de notre étude, d’être définitivement établie et maîtrisée.
Au contraire, le président effectue un travail multimodal pour rétablir un niveau minimum d’intersubjectivité, ce qui lui permet d’accomplir son travail dans des conditions qui se rapprochent d’une situation où le prévenu serait présent dans la salle (Verdier et Licoppe, 2011). Rappelons qu’une telle analyse est rendue possible grâce à l’enregistrement audiovisuel de ces situations qui permet de comprendre de manière précise et systématique l’organisation interactionnelle des activités lorsqu’elles s’ancrent dans des environnements riches en artefacts (Relieu et al., 2007). Le dispositif visiophonique, avec ses angles de vue limités et ses problèmes de micro, constitue par conséquent un problème pour le bon déroulement des audiences judiciaire qu’il faut traiter interactionnellement. Si le dispositif était maîtrisé, celui-ci passerait à l’arrière-plan et deviendrait un simple élément du contexte interactionnel. Nous insistons donc sur la dimension expérimentale du dispositif pour les participants eux-mêmes car cela n’est pas sans conséquence sur les conditions de l’enquête elle-même ainsi que nous allons le montrer [10].
La démarche vidéo-ethnographique : une mise à l’épreuve des situations et des activités
Nous nous sommes intéressés dans la première partie au dispositif vidéo-ethnographique comme dispositif d’enregistrement de données « naturelles » : nous avons montré le caractère indispensable de l’enregistrement vidéo pour saisir l’activité judiciaire lorsqu’elle incorpore, sur un mode encore expérimental, la visioconférence. Nous présentons le travail d’implantation du dispositif vidéo-ethnographique, qui concerne à la fois les négociations autour du droit à filmer et les contraintes imposées dans le filmage, en tant qu’il constitue également une ressource analytique pour l’enquête.
L’arrière-plan juridique
Implanter un dispositif d’observation dans un prétoire ne va pas de soi, les possibilités de filmer une audience en France étant limitées et réglementées. De manière générale, depuis les années 1950, il y est interdit de filmer (et donc de retransmettre) des audiences judiciaires [11], à l’exception depuis 1985 des procès d’intérêt historique (procès Barbie, Papon, Touvier ; procès du sang contaminé, etc.) [12]. Lors des premières phases de nos recherches sur l’implantation expérimentale de la visioconférence dans des audiences (Dumoulin & Licoppe, 2009) [13], nous avions obtenu un accès très partiel au filmage : seules les séquences avant et après audience, et parfois les transitions entre deux témoins successifs, avaient pu être enregistrées, la caméra devant être coupée lorsque les débats judiciaires proprement dits commençaient. L’autorisation accordée dans ces conditions réaffirmait l’interdiction de filmer le contenu des débats judiciaires.
Le principe général d’interdiction est toutefois de plus en plus débattu au sein même de l’institution judiciaire [14]. En outre, des autorisations ont pu être données, à titre exceptionnel, pour des filmages à visée documentaire et pédagogique [15]. La nouvelle autorisation que nous avons obtenue, incluant cette fois le contenu des débats judiciaires, n’est sans doute pas complètement étrangère à ce contexte de remise en cause de l’interdiction. Cependant, elle est surtout en rapport avec le positionnement de notre recherche ainsi qu’à son objet scientifique premier, la visioconférence.
Notre étude s’inscrit dans le cadre officiel d’un dispositif de recherche : elle est financée par le GIP Mission de recherche Droit et Justice, structure créée à l’initiative conjointe du Ministère de la justice et du CNRS, pour encourager la production de recherches sur le droit et la justice. Aussi n’était-ce pas en tant que simples universitaires que nous nous sommes adressés aux juridictions pour solliciter une dérogation à l’article 308 du CPP : nous pouvions nous prévaloir du fait que nos recherches avaient fait l’objet d’une convention de recherche avec le GIP, ce qui leur conférait une existence et une validation juridiques, doublées d’une validation sur le fond (attestée par un financement) [16]. Aujourd’hui, les acteurs judiciaires nous considèrent comme des évaluateurs de la visioconférence, « labellisés ministère de la justice » [17]. Nous avons également une expérience et un recul de plusieurs années sur l’analyse de la visioconférence dans la justice (Licoppe & Dumoulin, 2007).
Logique judiciaire versus logique médiatique
L’obtention du droit à filmer a par ailleurs procédé d’un travail de distanciation d’avec les journalistes, opéré à la fois par nous-mêmes et par nos interlocuteurs judiciaires. En effet, l’interdiction générale de filmer les audiences vise les médias, dont la logique est souvent présentée comme difficilement compatible avec la logique judiciaire (Garapon, 2004 ; Le temps des médias, 2010). Aussi l’enjeu résidait-il dans l’affirmation d’une logique scientifique spécifique obéissant à ses propres objectifs et méthodes. Pour ce faire, l’accent a été mis sur le filmage non comme une fin en soi mais bien comme un moyen de constituer un corpus d’activités judiciaires incluant la visioconférence et de pallier ainsi l’impossibilité de saisir cette activité uniquement à partir de la prise de notes. Mais encore fallait-il donner les preuves de cet intérêt non pour les images elles-mêmes mais pour les traces d’une activité : c’est le sens du principe de l’anonymisation des données ainsi que du floutage des visages.
La négociation d’une possibilité limitée de diffusion de nos images est également intéressante. Si la diffusion des images n’est pas notre objectif, en revanche, la publication des résultats de recherche est une dimension importante de notre activité. C’est pourquoi il était essentiel de pouvoir obtenir un droit de diffusion, même circonscrit au monde académique. Ces différents aspects ont été discutés dans le détail avec les magistrats des Chambres de l’instruction et leur hiérarchie, les chefs de juridiction demandant à ce que ces engagements fassent l’objet d’une convention de filmage explicitement appuyée sur la convention de financement du GIP [18]. Article après article, les conditions et restrictions de filmage ont été décrites, y compris le type de matériel utilisé et le placement des caméras.
La principale question juridique sensible, à savoir le droit à l’image des personnes filmées, a été en partie traitée dans cette convention et en partie gérée avec les magistrats lors des premiers enregistrements. Le principe général veut que l’on ne puisse utiliser l’image d’autrui sans son accord. Aussi, il est précisé que les chercheurs sont autorisés à filmer « sous réserve de l’autorisation des personnes concernées ». Après l’obtention de l’accord des magistrats, les bâtonniers des ressorts de l’étude ont été informés. Toutefois, il peut arriver que les avocats découvrent le dispositif vidéo-ethnographique en audience. Un extrait d’audience [19] montre le président de la Chambre de l’instruction de Rennes, profitant de ce que l’audience n’a pas encore vraiment débuté – les deux autres magistrats du siège n’étant pas installés – pour expliquer à l’avocat de la défense la présence d’une caméra dans la salle.
Dans cette séquence, le président mobilise en situation les arguments présentés plus haut. Il spécifie le travail de filmage à but scientifique en le distinguant d’un enregistrement pour la télévision. Il associe la double dimension scientifique et institutionnelle, en précisant que la chercheuse est « chargée par le Ministère d’un travail ». L’ambiguïté est donc levée : l’objectif n’est pas médiatique mais scientifique et, de surcroît, restreint à l’étude de l’usage de la visioconférence – écartant ainsi l’éventualité d’une évaluation du travail judiciaire proprement dit. Reste cependant à expliquer l’utilisation des caméras, méthodologie d’enquête inédite dans une institution de ce type, afin d’obtenir l’assentiment explicite de l’avocat. Le président neutralise leur dimension potentiellement menaçante d’abord en assimilant la prise de vue à la prise de notes, activité caractéristique des chercheurs. Il souligne ensuite le caractère protégé des vidéos en rappelant qu’elles sont exclusivement destinées à un usage en colloque avec floutage des images. Il obtient alors un assentiment sans condition de l’avocat (L3).
Au cours de la négociation du droit de filmage avec les professionnels de justice, sont apparus les hiérarchies professionnelles et les modes de fonctionnement classiques de l’institution (Emsellem, 1982 ; Ackermann et Bastard, 1993), avec une bureaucratie professionnelle (Mintzberg, 1982) dans laquelle les magistrats sont bien les acteurs forts et centraux de l’organisation, disposant d’une grande autonomie dans l’activité et son contrôle. Les limitations et contraintes qu’ils ont imposées et qui conditionnent nos autorisations de filmer sont alors intéressantes en tant que telles pour notre analyse.
Le statut des sites distants
Les premiers textes sur la visioconférence ont introduit l’idée que ce dispositif permettait de constituer un lieu de justice unique à partir de deux salles distantes (en général un prétoire et une autre salle). Or, on constate dans la pratique que, loin de créer un nouveau lieu homogène, le dispositif modifie le statut des différents sites reliés. En effet, d’une part, l’accès à ces salles distantes dans des palais de justice, nécessite le plus souvent une autorisation du président de l’audience alors que n’importe qui peut se présenter dans une salle d’audience sans autorisation particulière (à condition que les débats soient publics). D’autre part, les modalités par lesquelles les participants s’assemblent et interagissent dans le prétoire se modifient dès lors qu’un dispositif visiophonique est mis en place. Ainsi, devant la chambre de l’instruction, l’avocat plaide debout lorsqu’il est dans la salle d’audience, face à la cour. En revanche, lorsqu’il est aux côtés de son client et qu’il plaide devant la même cour mais à partir de la maison d’arrêt, il reste assis pour ne pas sortir du champ de la caméra et du cadre de l’écran. Cette convention s’est graduellement imposée.
Soulignons que les droits formellement reconnus ne sont pas remis en cause par la présence de la visiophonie. Certains, comme le droit à la parole en dernier pour le prévenu, sont maintenus à l’identique. Pour d’autres, les modifications introduites par la visioconférence concernent plutôt la manière dont ces droits sont mis en œuvre : ainsi, celui qui permet à l’avocat et à son client d’avoir un entretien préalable en privé est maintenu, malgré le fait que l’un et l’autre sont dans des sites séparés. La mise en place de cet entretien par visioconférence nécessite cependant des modalités particulières pour garantir la nature privée de l’échange [20]. Par conséquent, l’introduction de la visioconférence n’est pas sans transformer aussi les modes d’existence des droits de la défense.
Lorsqu’il s’agit de pouvoir filmer, la question du périmètre de l’autorisation révèle l’hétérogénéité des deux lieux mis en présence par la connexion visiophonique. L’autorisation ne vaut en effet que pour l’enceinte de la salle d’audience et pas pour le lieu distant, en l’occurrence l’établissement pénitentiaire dans le cas des chambres de l’instruction et de la COPMES. Nous ne sommes d’ailleurs pas parvenus à obtenir le droit de filmer depuis la prison : seulement une autorisation d’accès pour observer les audiences, délivrée conjointement par les magistrats de la cour et l’administration pénitentiaire. Les salles de visioconférence en prison sont donc peu accessibles pour des tiers, et en ce sens très peu publiques, même si les audiences auxquelles elles sont connectées le sont.
Usages professionnels de la vidéo par les sociologues et par les professionnels de justice
Filmer les audiences par visioconférence procède d’une mise en abîme : les usages professionnels de la vidéo tels que nous les mettons en œuvre, en tant que sociologues, se superposent aux usages professionnels de la vidéo que nous observons, à savoir ceux qui sont déployés par les professionnels de justice qui utilisent la visioconférence. De cette mise en abîme, il ressort que la présence d’une première caméra (celle de la visioconférence) favorise l’introduction de la seconde, celle du chercheur.
En effet, il nous est interdit de filmer les audiences en coprésence, ce qui peut être interprété comme une manifestation du caractère performatif de la caméra, dès lors qu’elle pénètre une audience. Pour les magistrats, les audiences par visioconférence ne sont pas tout à fait du même type que les audiences en coprésence : la présence d’une caméra rend possible l’introduction d’une autre caméra. Pour les chercheurs, le fait de filmer est dès lors facilité par le fait que les magistrats eux-mêmes filment déjà leur activité : la présence d’un premier dispositif de captation audiovisuelle rend possible et plus facile l’introduction d’un deuxième, même si leurs utilisations respectives sont de nature très différente. Toutefois, les autorisations de filmage que nous avons obtenues ne sont pas strictement équivalentes, d’un site à l’autre. Parfois nous pouvons filmer directement les magistrats [21], parfois nous devons nous contenter d’un plan fixe sur l’écran de visioconférence [22]. Dans tous les cas, nous ne pouvons filmer que ce que les magistrats se représentent comme pertinent du point de vue de notre objet de recherche.
Il convient de souligner à nouveau le caractère inédit de la situation de visioconférence pour les magistrats. L’introduction de la visioconférence dans les audiences des chambres de l’instruction s’est faite en quelques années – de 2003 à 2009, en 2008 pour Rennes –, sans être accompagnée d’aucune formation particulière pour les magistrats amenés à se servir de ce dispositif [23]. Ils se sont trouvés en situation d’utiliser ce dernier sans réflexion, ni recul, de façon intensive ou plus anecdotique suivant les cas. Jusqu’à présent, les magistrats qui y avaient eu recours l’avaient pratiquée pour l’audition des experts, des témoins, des parties civiles ou des victimes, et non pas pour faire comparaître des prévenus. C’est donc dans ce contexte que s’inscrit notre recherche : filmer les audiences est généralement interdit, et cela reste problématique, même dans un cadre de recherche, car d’une manière générale, il est difficile de filmer ce qui se passe dans l’institution.
L’introduction d’un nouveau dispositif technique comme la visioconférence pose problème aux magistrats. Ceux-ci sont de deux ordres, qui chacun à sa manière légitime le principe d’une enquête. Du côté de la pratique, il incombe aux magistrats de produire des audiences « convenables » en intégrant ce dispositif, ce qui induit un travail supplémentaire et de surcroît largement invisible comme nous l’avons montré dans la première partie. Et ce d’autant plus que des magistrats peuvent se sentir relativement isolés quant à leur expérience du dispositif en l’absence de démarches de retour et de partage d’expérience. Au-delà de ces effets concrets de mise en visibilité et de publicisation des pratiques, le dispositif reste critiqué dans le monde judiciaire. Il est perçu par certains acteurs comme imposé par la chancellerie au nom d’impératifs et d’incitations gestionnaires, et donc comme une forme d’ingérence par rapport à l’autonomie de la justice. A l’appui de ces critiques, un rapport récent du contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, rappelle que le recours à la visioconférence doit rester l’exception, au motif notamment que « la visioconférence constitue un affaiblissement des droits de la défense en ce qu’elle met fin à la présence physique du comparant qui est aussi un moyen d’expression » [24].
Cette extériorité du dispositif par rapport au monde judiciaire est encore renforcée par sa dimension « technique ». Donner accès au terrain peut alors ne pas être dénué d’arrière-pensées : l’enquête sociologique est susceptible de fournir des éléments au service de positions dans un débat. Mais la légitimité de l’enquête est rabattue sur ce qui de par sa présence et son extériorité fait épreuve, c’est-à-dire le dispositif technique lui-même. Lorsque le président présente l’enquête et son dispositif afin d’obtenir le consentement des protagonistes, il présente celle-ci comme une enquête sur « l’usage de la visioconférence », ou encore, « une enquête sur le procédé technique que nous utilisons ». En focalisant ainsi l’enquête sur la visioconférence entendue comme un « moyen technique », c’est-à-dire un dispositif à la fois instrumentalisé et extérieur à l’activité judiciaire, les implications en sont à la fois circoncises et minimisées. L’évaluation est censée porter sur ce dispositif et non sur le métier de juge, sur les processus décisionnels ou encore sur le fonctionnement des audiences de la chambre de l’instruction. Mais une conséquence de cette lecture est également de mettre les audiences « ordinaires », i.e. lorsque le prévenu est extrait, en dehors du spectre des enregistrements : les chercheurs sont alors sommés de trouver des arguments supplémentaires (comme la nécessité de pouvoir comparer les deux situations par exemple) pour justifier leur intérêt pour de telles audiences. Dans une des deux juridictions, l’argument n’a pas suffi puisque l’autorisation de filmer ne concerne que les audiences publiques qui utilisent le système visiophonique [25].
Conclusion
Implanter un dispositif vidéo-ethnographique est particulièrement compliqué et difficile en contexte judiciaire. Le chercheur doit tenir compte de la double position des participants : la relation que ces derniers ont avec le dispositif même plus ou moins problématique selon le degré de maîtrise technique d’une part, et la position qu’ils ont avec l’enregistrement audiovisuel de leur activité d’autre part. L’enregistrement audiovisuel des différentes situations judiciaires que nous avons étudiées n’a pu être réalisé qu’en tenant compte des contraintes et interdictions formulées par les magistrats concernés. Une analyse du rapport qu’entretiennent les magistrats avec la méthodologie d’enquête des chercheurs a permis de mieux comprendre à la fois l’orientation des participants sur la situation, la nature même de la situation et la manière dont les participants cherchent à inclure les chercheurs dans leur activité compte tenu des changements qui affectent celle-ci.
Nous avons montré que c’est en tant qu’ils perçoivent notre recherche comme permettant de faire une évaluation du dispositif technique, et non pas une évaluation de leur travail de magistrat (la manière dont s’élabore une décision de justice par exemple), que les magistrats permettent aux chercheurs de filmer l’activité judiciaire. L’analyse des conditions dans lesquelles les usages professionnels de la vidéo par les chercheurs sont acceptés par les magistrats nous permet de comprendre pourquoi il est plus facile de filmer les écrans de visioconférence (et d’avoir donc accès aux participants dans le tribunal à travers l’image de contrôle) plutôt que l’activité dans la salle d’audience : on montre ainsi de manière ostensible que l’on s’intéresse en priorité à la dimension technique de l’activité. Le fait de pouvoir filmer s’explique en partie parce que ce qui est d’abord en jeu pour les participants, et donc pour les chercheurs tels qu’ils sont perçus par ceux-ci, c’est la focalisation sur l’aspect technique du dispositif. Cela révèle en outre que les participants eux-mêmes associent le dispositif de visioconférence à l’activité judiciaire comme un « moyen technique » (expression souvent reprise dans les textes juridiques) placé dans une position d’extériorité et d’étrangeté par rapport à un « cœur » de l’activité judiciaire dont il resterait séparé.