Introduction
Que sait-on de la façon dont les enfants vivent leur inscription dans la pratique religieuse ? En réalité très peu de choses [1]. Ceci est vrai de l’islam comme des autres religions. Aujourd’hui, les recherches anthropologiques sur les pratiques ordinaires musulmanes se développent. Donnant à voir les pratiques quotidiennes des individus, elles déconstruisent les stéréotypes en circulation dans nos sociétés sur l’ « Autre musulman » (Keyser et Geisser, 2010 ; Chouder, Latrèche, Tevanian, 2008). Les enfants sont cependant absents de ces travaux. La façon dont ils vivent leur appartenance religieuse, les modalités selon lesquelles ils accèdent à la pratique de l’islam ne sont pas étudiées. Pourtant, ils s’insèrent à leur manière dans l’univers temporel et normatif de l’islam, participent aux grands évènements religieux, et ils développent des représentations en lien avec la religion. Il convient donc de décrire et d’analyser cette socialisation religieuse des enfants, ce qui implique préalablement de préciser le sens attribué à cette notion.
Les enfants évoluent à l’interface de processus de socialisation verticaux et horizontaux (Sirota, 2006). Ils sont pris, d’une part dans des relations adultes-enfants où se jouent à la fois des phénomènes d’imitation et l’exercice de formes d’autorité. Les enfants en matière culturelle mettent en œuvre des pratiques d’imitation des manières de faire adultes. Repérée par les anthropologues, cette modalité d’acquisition, bien loin d’être un phénomène passif, requiert leur entière implication (Hirschfeld, 2003). A quels styles d’imitation des pratiques religieuses adultes les enfants s’adonnent-ils ? Les parents souhaitent transmettre à leurs enfants des pratiques et des contenus culturels, et les soumettent en ce sens à diverses injonctions et interdits. Seront analysées les façons dont les enfants réceptionnent les prescriptions parentales en matière religieuse : comment les interprètent-ils, mais aussi comment les négocient-ils et s’en distancient-ils ?
Au-delà des relations qu’ils entretiennent avec leurs parents, les enfants sont pris dans un environnement qui s’impose à eux et structure leurs expériences. Pour appréhender la façon dont les enfants déchiffrent, interprètent le monde et y participent, il est nécessaire de prendre en compte les processus de globalisation culturelle. La généralisation de médias électroniques mondialisés reconfigure les liens entre global et local (Appaduraï, 2001). Ainsi, certaines fêtes comme Noël, la Saint-Valentin ou Halloween constituent désormais des rituels globaux. Ces phénomènes d’hybridation et de créolisation culturelles s’articulent à la consommation de biens (Howes, 1996) et transforment aussi les rapports sociaux (Assayag, 2005).
Comment ces enfants se saisissent-ils de la pluralité de calendriers religieux qui structure leur existence ? Dans ce contexte, l’expérience migratoire se recompose, « culture d’origine » et « culture d’accueil » constituant, plus que jamais, des univers entremêlés. L’expérience quotidienne des enfants de migrants se construit dans une pluralité de référents culturels, dont ils se saisissent selon leur trajectoire et celles de leurs familles. Comme l’ensemble de leurs pairs, ils sont confrontés aux flux médiatiques mondialisés et mobilisent les nouvelles technologies dans des mises en scène de soi inédites (Azam, Chaulet, Rouch, 2010). Cette étude porte sur des enfants âgés de 8 à 12 ans, fils et filles de migrants maghrébins, et de culture musulmane, grandissant dans un quartier populaire du centre ville de Marseille [2]. Parmi eux, certains sont nés dans le pays d’origine de leurs parents tandis que d’autres sont nés en France.
Les enfants s’inscrivent d’autre part dans des processus de socialisation horizontaux qui doivent être intégrés à l’analyse. Sociologues et anthropologues ont en effet longtemps appréhendé les enfants comme « des tablettes de cire sur lesquelles les adultes impriment la culture » (Montandon, 1998 : 110). En rupture avec cette vision mécanique et surplombante de la socialisation enfantine, un ensemble de travaux, rassemblé sous le terme de socio-anthropologie de l’enfance, s’intéresse depuis une vingtaine d’années aux temps de socialisation entre enfants (Razy, De Suremain, Pache Huber, 2012 ; Sirota, 2006).
Ces travaux montrent que les pairs occupent dans le quotidien des enfants une place importante. Obtenir et conserver un statut valorisé au sein de ce groupe constitue de leur point de vue un enjeu majeur. Certains socio-anthropologues ont ainsi montré comment ils développent une culture qui leur est propre, centrée sur la maîtrise de répertoires ludiques (Delalande, 2002). D’autres travaux ont analysé comment ils réinterprètent les contenus culturels en circulation dans le monde adulte pour leurs propres besoins de socialisation (Corsaro, 1997). Ici seront interrogées les manières dont le référent islamique et les pratiques religieuses interviennent dans les relations inter-enfantines. Comment s’en saisissent-ils ? Qu’en disent-ils ? Où situent-ils les enjeux de telles pratiques ?
Rendre compte de l’expérience des enfants, c’est donc analyser l’articulation que les enfants opèrent entre ces processus de socialisation de « pair à pair », et les processus de socialisation verticale. C’est pourquoi on tentera de saisir la manière dont ils jonglent en matière religieuse entre exigences parentales et rapport aux pairs pour obtenir de la reconnaissance et renforcer leurs logiques d’appartenance.
S’inscrivant dans la perspective théorique selon laquelle les enfants constituent des acteurs socio-culturels à part entière, cet article vise donc à interroger la façon dont ils participent et se saisissent d’un certain nombre de festivités religieuses à l’heure de la globalisation culturelle. Un tel programme de recherche passe par la mise en œuvre d’une méthodologie d’enquête où les enfants constituent les informateurs directs de l’ethnographe. Elle implique à la fois « l’observation lente et rigoureuse par imprégnation continue » (Saadi-Mokrane, 2000 : 11) de ce que font et disent les enfants lorsqu’ils se retrouvent entre eux, mais aussi le recueil des discours des enfants sur leurs propres pratiques et celles des autres acteurs sociaux de leur environnement (Montandon, Dominicé, Böttinger, 2000 ; Rayou, 1999). Cette méthode, appliquée au cours de l’enquête dont il est ici question, suppose de rompre avec certains présupposés adultes. Ainsi, on considère souvent que les enfants ont tendance à mentir, sont parfois incohérents dans leurs discours ou ne font que répéter ce que disent les adultes (Danic, Delalande, Rayou, 2006). Travailler à partir de discours enfantins nécessite donc de « prendre au sérieux » leur parole.
C’est à partir des données d’une enquête menée selon ces principes que nous allons tenter de penser les expériences enfantines de ces rites et les fêtes religieuses que sont le jeûne du mois de Ramadan, l’Aïd el Fitr et Noël [3].
« Faire le Ramadan »
Le jeûne du mois de Ramadan constitue le quatrième des cinq piliers de l’islam. Ramadan est le nom du neuvième mois du calendrier musulman. Traditionnellement, il constitue un mois sacré car c’est, pour les croyants, au cours de ce mois que le Coran a été révélé à Mohammed par l’ange Gabriel. La fête de l’Aïd el-Fitr ou ‘Id al-Fitr, quant à elle, célèbre la fin du mois. Pendant la durée du mois lunaire, il est interdit de manger, boire, fumer, avoir des relations sexuelles du lever au coucher du soleil. « Mais l’exigence d’abstinence et de contrôle de soi ne se limite pas au corporel et au physiologique car, pendant cette période, le musulman doit s’efforcer, plus encore que le reste du temps, d’être discret, modeste et loyal. Il ne doit pas jurer, sacrer, blâmer les autres, insulter ses semblables ni se livrer à la violence » (Alili, 2000 : 87-88). Le Coran et la Sunna, qui constituent traditionnellement les deux principaux référentiels auxquels le croyant peut se rapporter pour fixer sa conduite, indiquent que la pratique du jeûne est obligatoire pour tout musulman adulte, exception faite d’un certain nombre de catégories de personnes (voyageurs, femmes enceintes ou malades). C’est donc à la puberté que le jeûne devient une obligation. Les enfants sur lesquels porte cette étude sont en majorité pré-pubères et ne sont donc pas directement concernés par le jeûne au cours du mois de Ramadan. Cependant, ils s’insèrent dans cette pratique et dans le mode de vie propre à cette période de l’année selon des modalités qui leur sont propres et que nous allons restituer à présent.
Participer aux réjouissances de la nuit
La principale modalité de participation des enfants à la période du Ramadan consiste à prendre part aux réjouissances de la nuit. Le mois de Ramadan se caractérise en effet par un contraste entre l’ascétisme qui prévaut pendant le jour et l’esprit festif qui caractérise la nuit. Les repas de rupture du jeûne, les « f’tour », sont des repas de fête où se côtoient en quantité toutes sortes de mets (chorba, viande, salade, beureks, pruneaux, gâteaux, flans). Ils sont aussi des moments de grande convivialité familiale. S’en suivent de longues veillées qui s’organisent autour de visites et de contre-visites aux parents, aux voisins et aux amis et qui se prolongent jusqu’à tard dans la nuit. Les nuits du Ramadan sont donc des moments d’une intense sociabilité auxquels les enfants aiment participer. C’est ce qu’ils appellent « l’ambiance » du Ramadan et qui fait qu’ils en anticipent la venue avec excitation. Par ailleurs, les enfants sont autorisés à se coucher plus tard que d’habitude au cours de ce mois. Cette licence renforce la dimension festive qu’ils attribuent à cette période de l’année.
Dans ces soirées, les médias tiennent souvent une place centrale. Les chaînes transnationales à destination du public arabo-musulman telles que al-Jazira, Canal Algérie ou Tunis 7 sont fréquemment allumées et constituent le fond sonore de ces veillées. A l’image des télévisions nationales du monde arabo-musulman, ces chaînes câblées à destination des diasporas se « ramadanisent » (Adelkhak et Goergeon, 2000) durant cette partie de l’année, multipliant les programmations spéciales. Aux émissions à caractère proprement religieux (lecture du Coran, débat entre dignitaires religieux), s’ajoutent de très nombreux programmes de divertissement, en particulier des feuilletons télévisés spécialement produits pour l’occasion et formatés pour durer le temps du Ramadan. Ces séries, surnommées « sketch-chorba » (Queffelec, 2002) en référence à la soupe qui constitue traditionnellement l’entrée du repas en Algérie, sont assidûment suivies par les mères de famille et les enfants tout au long du mois. Elles constituent un référent important dans les « cercles de sociabilité télévisuelle » (Pasquier, 1999) dans lesquels s’inscrivent les enfants et pour lesquelles le niveau de compréhension fine des intrigues et des dialogues importe peu [4]. La consommation de ces séries constitue une modalité d’appartenance au groupe de pairs, à l’image du rôle joué par d’autres programmes télévisés au cours de l’année.
Jeûner
Au centre des pratiques propres à cette période, il y a le jeûne. La signification donnée à l’expression émique, « faire le Ramadan », en vigueur dans le quartier, montre le caractère central de cette pratique : « faire le Ramadan », c’est pratiquer le jeûne. Les habitants de Belsunce utilisent également en ce sens l’expression « faire le Carême » [5].
La plupart des enfants du quartier revendiquent de « faire le Ramadan ». L’empressement qu’ils manifestent à affirmer qu’ils pratiquent le jeûne contraste avec la réalité de leurs pratiques, qui est beaucoup moins tranchée. On observe en effet que nombre d’enfants font régulièrement des tentatives de jeûne au cours de la période, s’entraînant à se priver de nourriture et de boisson. Mais ces essais sont cantonnés à certains jours de la semaine. Ainsi, Krimo « fait le Ramadan », mais « pas tous les jours » : « quand il y a école, il faut que j’aie des forces, alors il faut que je mange » explique-t-il. Et d’évoquer l’anecdote que sa mère lui a raconté : « Quand ma mère était petite, un jour, elle a jeûné à l’école et elle s’est sentie très mal ! ». De la même manière, Brahim « fait le Ramadan », le mercredi, le samedi et le dimanche, c’est-à-dire les jours où il n’y a pas école. Il explique que ses parents refusent qu’ils le fassent quand il y a école. Il ajoute que « c’est obligatoire » à partir de douze ans.
Ces extraits d’entretien mettent en lumière le rôle joué par les parents dans l’encadrement de ces tentatives de jeûne. Ceux-ci donnent la priorité aux impératifs de la scolarisation sur le désir qu’expriment leurs enfants de pouvoir « faire le Ramadan ». Il s’agit d’être dans de bonnes conditions physiques pour pouvoir rester concentrer et donc « bien travailler ». Ce registre discursif est utilisé par les parents pour convaincre leurs enfants de ne jeûner que les jours chômés. Cette limitation de la pratique du jeûne aux jours où il n’y a pas école présente par ailleurs l’avantage de limiter les difficultés que l’enfant éprouve lorsqu’il se prive de nourriture puisqu’il lui est alors possible de dormir tard et de rester relativement inactif.
Il existe cependant un certain contraste entre les postures maternelle et paternelle à propos de la pratique du jeûne chez les enfants. Les mères sont dans l’ensemble réticentes à ce que leur progéniture s’y adonne « avant l’âge », quel que soit le jour de la semaine. D’une part, elles considèrent le jeûne comme néfaste au bon développement de l’enfant. D’autre part, la privation de nourriture et de boisson constitue une souffrance pour laquelle l’enfance représente un temps de répit dont garçons et filles devraient, selon elles, profiter. Les pères, pour leur part, adoptent généralement des postures moins protectrices. Ils encouragent parfois leurs enfants à jeûner, attitude qu’adoptent plus généralement les hommes de leur entourage. Ainsi, pendant le mois de Ramadan, certains entraîneurs du club de football local demandent ainsi aux garçons qui « fait le Ramadan » et qui ne le fait pas, félicitant ceux qui affirment s’y soumettre et taquinant les autres. Parfois, les encouragements paternels prennent la forme de récompense en espèces « sonnantes et trébuchantes », sur le modèle de ce qui se pratique pour les résultats scolaires.
Certains enfants adhèrent à la hiérarchisation entre impératifs scolaires et religieux en vigueur au sein des familles. Ils reprennent alors à leur compte l’argumentaire parental. D’autres, au contraire, cherchent à outrepasser l’interdiction parentale comme cela a pu être observé pendant les temps de cantine scolaire.
Premier jour du Ramadan 2007, observation à l’école primaire du quartier, pendant le temps cantine :
Hamida vient me dire bonjour, je lui demande si elle fait le Ramadan, elle me dit oui, qu’elle n’a rien mangé à midi, qu’elle a tout jeté à la poubelle. Zina, qui est avec elle, me confirme que Hamida n’a rien mangé. Elle, par contre, ne jeûne pas. Zina et Hamida me racontent aussi qu’il y a plein d’enfants qui voulaient faire le Ramadan aujourd’hui mais qui l’ont « raté ». Maali se joint à nous. Hamida dit : « Elle, par exemple, elle l’a raté », ce que confirme l’intéressée : « Oui, j’avais trop faim ! ». Je demande à Hamida si ses parents savent qu’elle fait le Ramadan. Hamida me dit que sa mère ne veut pas qu’elle le fasse, qu’elle lui a dit : « Ne le fais pas, ne le fais pas, ne le fais pas ! ». « Et ton père ? » lui demande-je. Elle me répond que lui non plus, il ne veut pas. Je lui demande pourquoi elle le fait alors, Hamida me répond : « Parce que j’ai envie ! ».
Je demande si les « tatas » n’ont rien dit quand elles ont vu qu’elle ne mangeait rien, elle me répond : « Elles ont pas vu ! ». Hamida raconte qu’à un moment, elle a pris une bouchée parce que la tata est passée devant elle, mais qu’elle a ensuite tout craché, du coup, ça n’a pas cassé son jeûne. Hamida ajoute qu’elle a aussi pris une gorgée d’eau, « parce qu’elle avait la bouche sèche » justifie Zina, mais qu’elle ne l’a pas avalée, alors, elle n’a pas cassé son jeûne. Farah, qui est arrivée entre temps car l’école a réouvert ses portes pour la reprise des cours, ne croit pas Hamida qui lui dit qu’elle « a tenu ». Hamida demande donc à Zina : « Pas vrai que j’ai tenu ? » pour convaincre Farah. Zina confirme. Farah a l’air impressionné.
A la fin de la récréation, je vais voir la responsable du personnel cantine pour lui demander s’il y a des enfants qui ont fait le jeûne. Elle me raconte qu’à 10h, certains sont venus la voir en lui disant qu’ils ne mangeraient pas à la cantine, parce qu’ils faisaient le Ramadan. Elle ajoute : « Je les ai arrêtés tout de suite ». Je leur ai dit : « Du moment que vous rentrez dans le réfectoire, vous mangez ! Sinon, vous faites faire un mot à vos parents qui expliquent que vous mangerez pas à la cantine pendant le mois de Ramadan ». Je lui demande s’il y en a qui essaient de passer entre les mailles, elle me dit que oui, que l’année dernière, il y en a eu, alors que cette année, elle est méfiante, qu’elle essaye de se rappeler quels enfants sont venus la voir en lui disant qu’ils faisaient le Ramadan, et qu’après, elle vérifie s’ils ont mangé. Elle m’explique que pour vérifier, c’est facile, elle leur fait ouvrir la bouche pour voir s’il y a des miettes.
Nombre d’enfants s’essayent donc à la pratique du jeûne dans une relative autonomie vis-à-vis des parents, tandis que les enjeux de cette mise à l’épreuve du corps et de l’esprit se situent davantage au niveau des pairs. Les notes de terrain retranscrites plus haut donnent à voir une émulation collective en ce premier jour de Ramadan et des formes de compétition entre certains enfants. Cependant, on remarque que, si plusieurs d’entre eux ont décidé de jeûner, peu parviennent à ne pas « rater leur jeûne ». Ces tentatives marquent donc aussi une certaine individualisation des postures dans la mesure où résister à l’envie de manger dans le cadre scolaire exige une forte volonté singulière, tout y étant fait pour combattre les velléités enfantines de jeûne : les enfants sont obligés d’entrer dans le réfectoire, de se servir et de s’installer à une table. Ils sont donc confrontés à la nourriture. Ils doivent par ailleurs déjouer la surveillance du personnel de cantine, qui veille toujours à ce que les enfants aient au moins partiellement mangé leur repas, et qui redouble de vigilance sur ce point durant la période du Ramadan. Les enfants doivent donc passer inaperçus, quitte à faire semblant de manger, et réussir à débarrasser leur plateau resté intact, sans se faire voir. La pratique du jeûne dans le cadre de l’école primaire exige donc des capacités d’autodiscipline et la mise en œuvre de stratégies de dissimulation qui rend au final l’exercice extrêmement difficile. A travers ces tentatives s’actualise un certain rapport à soi qui se caractérise par une forte distanciation et se structure dans la soumission des besoins du corps à la volonté de l’esprit. Cette auto-refléxivité dont la pratique du jeûne est le vecteur (Adelkhak et Goergeon, 2000) joue dans la socialisation inter-enfantine comme un marqueur de distinction sociale : il confère à l’enfant qui « tient » une certaine supériorité. L’enjeu est de taille, d’où la nécessité d’agir devant témoins afin de ne pouvoir être accusé de tricherie.
La « tenue » du jeûne est d’ailleurs l’objet de nombreuses discussions, que ce soit entre les enfants ou entre enfants et adultes. Les uns et les autres utilisent dans ces débats un certain nombre de techniques de vérification pour étayer ou infirmer les affirmations de leurs interlocuteurs. Ainsi, on demande souvent à un enfant qui prétend avoir jeûner de montrer sa langue : sa blancheur atteste de la non-absorption de nourriture et de boisson. Plus simplement, la présence de traces de nourriture à l’intérieur de la cavité buccale permet de déterminer si l’enfant a mangé ou non. Dans ce contexte, la bouche constitue la partie du corps à partir de laquelle se construit l’administration de la preuve : elle devient un objet social.
On remarque par ailleurs la subtilité qui caractérise les critères de rupture du jeûne. Ni le Coran ni la tradition ne réglementent précisément les conditions d’annulation du jeûne, de dispense, de récupération des journées non effectuées,… (Alili, 2000). Cette imprécision donne lieu à une véritable casuistique et occasionne de nombreux débats, aussi bien entre savants qu’entre profanes. Cette absence de réglementation est par ailleurs à l’origine d’une grande variabilité de pratiques. Au cours du mois de Ramadan, il est ainsi fréquent de voir les enfants discuter ou se disputer afin d’établir la validité ou l’invalidité du jeûne dans un certain nombre de cas limites.
Veille du début de mois de Ramadan au club de football local, avant de partir à l’entraînement :
Les garçons débattent entre autres de ce qu’ils ont le droit de faire ou de ne pas faire au cours du jeûne : certains prétendent qu’ils ont le droit de boire si cela est trop dur sans que cela rompt le jeûne, d’autres affirment que c’est faux.
L’engouement des enfants pour le Ramadan fait écho au fait que la pratique du jeûne, tout comme la consommation de viande hallal, connaissent un développement important dans la communauté musulmane de France ces dernières années (Keyser, Geisser, Marteau, 2010). Le constat d’un regain des pratiques ne permet cependant pas une définition simple des phénomènes à l’œuvre, et toute tentative comporte ici le risque d’une homogénéisation abusive. Préciser la place des enfants dans ces processus relève également d’un exercice difficile. L’enfance est un âge social qui s’inscrit dans une continuité de vie que nous avons ici suspendue. Pour autant, l’hypothèse d’un « retour du religieux », dans la mesure où elle renvoie implicitement à l’idée d’une « tradition » pensée comme un invariant (Adelkhah, Georgeon, 2000) échoue à décrire les modalités contemporaines d’inscription dans la religion. Les travaux disponibles sur cette question montrent l’émergence de nouvelles formes de religiosité caractérisées par l’individualisation des pratiques (Champion, Hervieu-Léger, 1990) et la place croissante qu’y détiennent les moyens d’information et de communication modernes (Saint Lary, Samson, 2011).
On voit, à travers les données présentées plus haut, des formes d’autonomisation des pratiques enfantines par rapport aux prescriptions parentales. Mais jusqu’à quel point est-il possible de parler d’individualisation, dans la mesure où ces manières de faire relèvent bien plutôt de mises en scène de soi sous le regard des pairs ? Peut-on par ailleurs rattacher les phénomènes étudiés à des formes de réislamisation ? Dans sa dimension sociale et culturelle, celle-ci est définie comme un processus de reformulation et d’explicitation de l’identité musulmane, jusqu’ici considérée comme allant de soi parce que faisant partie d’un ensemble culturel hérité (Roy, 2004). Les phénomènes de réislamisation se caractérisent au niveau individuel par une logique de prise de distance par rapport à l’islam transmis. Que disent nos données sur ce plan ? Les enfants s’inscrivent dans une affiliation forte aux pratiques religieuses de leurs aînés et se distancient des prescriptions parentales précisément lorsqu’elles les cantonnent à la périphérie des rites. Cette étude innove par le fait de porter attention à ces manières enfantines de s’insérer dans la pratique religieuse et de négocier entre impératifs parentaux et enjeux de la socialisation de pairs, mais ne peut pas infirmer ou entériner l’hypothèse de potentiels processus de réislamisation.
Fêter l’Aïd el fitr
Le mois de Ramadan se clôture par une fête — l’Aïd el fitr — qui a lieu le premier jour du mois Chawwal [6]. Ce jour là, les enfants sont à l’honneur. C’est un évènement très important pour eux dont ils anticipent la venue avec impatience. A partir de la « Nuit du destin », jour qui commémore la descente du Coran sur terre et qui a lieu au cours des dix derniers jours du mois de Ramadan, on observe une intensification progressive des attentes aussi bien chez les petits que chez les grands. Le calendrier, en quelque sorte, se précipite. Le rythme s’accélère. Les chefs de familles fréquentent généralement la mosquée avec plus d’assiduité et s’acquittent de la « zakak al fitr » - l’aumône -, tandis que les mères de familles commencent la confection des « gâteaux de l’Aïd » dont les enfants se régaleront le moment venu. Progressivement, ce jour de fête qui approche devient le centre des conversations enfantines.
Choisir la « tenue de l’Aïd »
C’est en premier lieu l’achat de « la tenue de l’Aïd » qui préoccupe les esprits enfantins durant les derniers jours du mois de Ramadan. En effet, à l’image de ce qui se passe au Maghreb et dans les pays d’Afrique de l’Ouest, les enfants sont habillés de neuf des pieds à la tête à l’occasion de l’Aïd.
Quelques jours avant la fin du Ramadan dans la cours de récréation :
Camille dit qu’elle n’est pas sûre de venir jouer sur la principale place du quartier comme elle en a l’habitude ce week-end « parce qu’on doit aller faire des courses avec ma mère ». Elle m’explique que c’est bientôt l’Aïd, et que c’est le moment où on achète des pulls, des manteaux, des bottes, des pantalons.
Cette tenue fait, surtout chez les filles, l’objet de pratiques de repérage : plusieurs jours avant de procéder à l’achat, on déambule dans les magasins du centre marseillais avec ses copines, ses sœurs ou ses cousines pour choisir avec soin la tenue que l’on va se faire offrir.
Quelques jour avant l’Aïd el Fitr, dans les rues du quartier en compagnie de Maali et Badjati :
Nous parlons des tenues de l’Aïd. Maali a déjà acheté la sienne et Badjati a repéré ce qu’elle voulait acheter tout à l’heure quand elle faisait les magasins avec sa sœur. Je lui demande où elle a repéré son t-shirt. Elle me dit « là-bas » en pointant son doigt en direction d’un magasin « sportwear » du cours Belsunce. Je lui demande si elle veut bien me montrer ce qu’elle a choisi. Badjati accepte et nous partons en direction du magasin où Badjati a repéré sa tenue. Nous pénétrons dans le magasin. Badjati me montre la veste qu’elle veut s’acheter : c’est une veste à capuche avec une grosse couronne en or imprimé en son centre. Elle nous explique qu’elle ne sait pas encore quel coloris elle va prendre et ajoute que sa grande sœur a pris une veste marron. Nous discutons ensuite du bas qu’elle devrait s’acheter pour aller avec : si elle prend le noir, peut-être un jean ou un pantalon blanc ? Badjati fait remarquer qu’elle a un pantalon rose qu’elle n’a jamais mis, Maali lui dit : « Alors, prend le t-shirt blanc, ça va bien avec le rose ! »
Le jour de l’Aïd et plus généralement la période du Ramadan constitue pour les familles une période de forte consommation. L’abondance de nourriture, comme l’achat de vêtements neufs font partie intégrante de l’atmosphère de liesse qui caractérise cette période de l’année, ce que raconte Camille à sa façon : « Quand c’est l’Aïd, les papas et les mamans, ils sont contents ! Il y a des étiquettes qu’on enlève sur les habits partout par terre ! Et aussi des papiers de chaussures, il y en a partout, c’est bien ! ». Le jour de l’Aïd, les enfants se font donc beau. Les filles prennent soin de leur chevelure, se « font les plaques » ou « le brushing » selon les expressions d’usage, tandis que les garçons se font souvent couper les cheveux pour l’occasion. Garçons et filles passent ensuite la tenue neuve que leurs parents leur ont offerte. Certains enfants font le choix de porter ce que les familles appellent les tenues « traditionnelles ». Pour les garçons, c’est la « âabaya », cette « djellaba » portée lors des grandes occasions, et le « chachiya », ce chapeau rond particulièrement apprécié des migrants comoriens. Pour les filles, mais cela est plus rare, c’est le « hijab », le voile, et la « gandourah », la robe longue. On trouve aussi quelques garçons vêtus d’un « costume occidental », comprenant veste, pantalon à pince, cravate ou nœud papillon et chaussures de ville.
Jour de l’Aïd 2007, devant l’une des mosquées du quartier :
Il y a énormément de monde, en grande majorité des hommes, des vieux, mais aussi beaucoup de jeunes vêtus de costumes « traditionnels ». Le père de Krimo m’interpelle : « Tiens bonjour ! » Comment allez-vous ? ». Il est vêtu d’un beau boubou blanc. Nous commençons à discuter. « Alors, ça y est, c’est la fête ? ». « Eh oui ! » me répond-il, l’air content. Je lui demande : « Et les garçons, ils sont pas avec vous ? ». Le père m’explique que si, que Krimo est juste parti acheter du pain au bout de la rue. Je lui demande « s’il a la tenue », il me dit que oui, mais qu’il n’a pas voulu mettre le boubou. Nous continuons à discuter, parlant des gâteaux, de la zakat… Quelques minutes plus tard, Krimo arrive. Il est habillé de neuf et c’est fait raser la tête récemment. Il est vêtu « à l’occidental » (jeans, baskets, chemise,…).
On perçoit ici les négociations entre parents et enfants dont le choix de la « tenue » est parfois l’objet. Ici s’opposent du point de vue des familles deux styles vestimentaires, l’un relevant d’une « tradition » dont on sait qu’elle est sans cesse réinventée (Hobsbawm, 1995) et l’autre, des codes vestimentaires propres à la jeunesse populaire et aujourd’hui largement globalisée . Marqueur d’appartenance, le vêtement est aussi révélateur des tensions entre diverses formes de socialisation (Mardon, 2010).
Recevoir les « sous de l’Aïd »
Le jour de l’Aïd, les enfants reçoivent de l’argent, de la part de leurs parents, mais aussi de leurs oncles, de leurs grands-parents, de cousins et d’amis de la famille.
Veille de l’Aïd el fitr 2007, pendant la récréation :
Je demande à Jelloul, Amine et Elias ce qu’ils vont faire demain pour l’Aïd. Amine me dit qu’il va aller à la foire avec son père, puis ajoute que c’est pour avoir plus de sous. Je lui dis que je ne comprends pas alors il m’explique que s’il y va avec ses copains, il va dépenser les sous qu’on lui a donné pour l’Aïd, et qu’après, il n’aura plus rien ; alors que s’il y va avec son père, c’est lui qui va payer et il pourra garder ses sous. Je demande aux garçons s’ils pensent qu’ils vont avoir beaucoup de sous. Ils me répondent : « Oui ! » en chœur. Amine dit qu’il va avoir 50 euros de son père et 20 euros de sa mère, parce qu’il a fait le Ramadan trois jours. Jelloul dit : « Moi, je l’ai fait cinq jours alors je vais avoir 100 euros de mon père et 50 euros de ma mère ». Mon père m’a dit « Puisque tu as bien fait le Ramadan, je te donnerai 100 euros ! ». Elias dit qu’il va avoir des sous de ses parents et de sa tante.
Une bonne partie de la journée est en effet consacrée à des visites et des contre-visites à la parentèle et au voisinage. On échange des vœux, on offre des gâteaux. Les enfants sont intégrés à ces « tournées » de sociabilité et fréquemment envoyés par leur mère pour apporter des douceurs à telle tante ou telle voisine. Ces visites sont donc pour eux l’occasion de récolter de l’argent. Ainsi, Ismaël m’explique, laconiquement, comme je lui demande comment cela se passe quand on leur donne des sous : « Tu dis des choses gentilles ’Aïdek mabrouk !’ et tu reçois de l’argent ». Du point de vue des enfants, il existe une performativité du recours à la langue arabe. La formule consacrée pour présenter ses vœux, « Aïdek mabrouk ! », que les enfants traduisent par « Bonnes fêtes ! », s’apparente à une sorte de formule magique, dont la simple prononciation entraîne l’acquisition de quelques pièces, voir de billets. Cette soudaine abondance fiduciaire contraste avec le peu d’argent que les enfants possèdent d’ordinaire (contrairement aux enfants des classes moyennes, ils ne disposent généralement pas d’argent de poche) et provoquent leur joie.
Jour de l’Aïd 2007, sur la principale place du quartier :
Il commence à y avoir du monde. Des adolescents principalement, mais aussi quelques enfants. Une grande sœur, âgée de huit ou neuf ans, discute avec ses deux petits frères tout en traversant la place. Ils ont les bras chargés de friandises et de ballons de baudruche. La petite fille explique à ses petits frères qu’il y a deux Aïds, le « grand » et le « petit ». L‘un d’eux s’exclame, avec ravissement : « Ouah ! Il va y avoir un deuxième Aïd ? ». La grande sœur confirme et explique qu’ils vont encore avoir des sous. Le petit frère chante triomphalement : « On va encore avoir des sous ! On va encore avoir des sous ! »
Cette richesse est aussi soudaine qu’éphémère : les enfants ont en effet tendance à en dépenser la plus grande part au cours de l’après-midi. Les filles s’achètent ainsi des bijoux ou des accessoires pour les cheveux ; les garçons, des jeux vidéo ou des pistolets en plastique. Mais c’est surtout lorsqu’ils sortent célébrer l’Aïd entre pairs qu’ils dépensent leur argent.
Photographie Elsa Zotian (octobre 2007).
Sortir entre pairs
Si certains enfants passent l’intégralité de la journée en compagnie de leur famille, beaucoup rejoignent leurs amis dans le quartier le jour de l’Aïd pour passer l’après-midi en leur compagnie.
Jour de l’Aïd 2007, sur le cours Belsunce, devant la bibliothèque :
Je croise Nabila et son petit frère, Lola et sa grande sœur, Badjati, Soraya et son petit frère, Rima et bien d’autres encore. En tout, elles sont près d’une dizaine, accompagnées de quelques petits frères, parfaitement apprêtées. Rima me dit que sa grande sœur, Souad, est chez elle pour l’instant mais qu’elle va sortir plus tard avec ses copines et qu’elle ne voulait pas l’emmener avec elle. Elle ajoute qu’elle a mangé les gâteaux de sa grand-mère et que maintenant, elle a mal au ventre. Les filles se sont toutes données rendez-vous devant la bibliothèque pour aller « manger au Mc Do ». Elles ont ensuite prévu d’aller à la fête foraine. Elles m’expliquent que comme le « Mac Do » de la Canebière est fermé, elles ont décidé d’aller à « Chickenville », un autre fast-food sur la Canebière.
Ce groupe de filles ne constitue en rien une exception. Manger au restaurant McDonald’s le jour de l’Aïd est une pratique extrêmement courante parmi les enfants du quartier [7]. La plupart du temps, ils y vont « entre eux », dépensant à cette occasion une partie de l’argent qu’ils ont reçu pour l’Aïd. Parfois, les parents les accompagnent ou prennent pour toute la famille une commande à emporter.
Au moment où a été menée cette enquête de terrain (2006-2008), nous sommes dans un cycle automnal du Ramadan. Cette période coïncide avec l’installation temporaire de la fête foraine à Marseille. Celle-ci, qui prend ses quartiers deux fois par an au bout de la rive droite du Vieux Port, est un endroit assidûment fréquenté par les enfants de Belsunce. Le jour de l’Aïd, la majorité des enfants passe l’après-midi en compagnie de leurs pairs « à la foire », comme beaucoup de jeunes et de familles de milieux populaires et de confession musulmane qui habitent le centre ville de Marseille.
Le lendemain de l’Aïd :
Maali et Badjati viennent me voir pour savoir comment s’est passé l’Aïd pour moi. Elles me racontent qu’elles sont allées à la « foire » avec le grand frère de Maali, qu’elles ont joué à la machine à gagner des peluches. Badjati dit que Maali a dépensé presque tout l’argent qu’elle a reçu pour l’Aïd, à savoir 40 euros. Goufran et Naoual me racontent qu’elles aussi, sont allées à la foire.
L’Aïd el Fitr est donc pour les enfants un jour de divertissement, consacré aux loisirs, à la gourmandise et au plaisir d’être ensemble. On observe que la ferveur religieuse, à proprement parler, occupe une place marginale dans cette journée, à l’exception des quelques enfants - en premier lieu des garçons - qui accompagnent leur père à la mosquée pour la grande prière qui marque la fin du mois sacré. La façon dont la majorité des enfants de Belsunce vit cette fête semble s’apparenter à la manière dont la plupart des enfants vit aujourd’hui Noël en France. Cette modalité d’expérience implique une certaine lattitude de la part des parents, qui autorisent par exemple leurs enfants à aller manger au restaurant McDonald’s le jour de l’Aïd, etc.
Dans les pratiques que nous avons décrites, le rapport intime à la foi des enfants est bien secondaire. Ils situent l’émotivité liée au mois de Ramadan et à la fête de l’Aïd el Fitr, non pas du côté de la ferveur religieuse, mais plutôt du côté de l’« ambiance », cette sociabilité particulière qui consiste à se réunir et à adopter collectivement, quelques semaines durant, un style de vie décalé. La fête de l’Aïd est l’occasion de nombreux achats. Le Ramadan constitue plus largement pour les enfants et leurs parents un temps de surconsommation, à l’image de ce qui se passe dans d’autres pays (Adelkhak et Georgeon, 2000). Au vu de cette faible intensité spirituelle et de la marchandisation des événements à l’œuvre, il est possible de parler de formes sécularisées d’inscription dans les rites et fêtes musulmanes, revêtant des fonctions de structuration collective du temps, de production d’identité et d’intensification des liens, à l’instar de ce que sont les fêtes de Noël dans de nombreuses familles de culture chrétienne.
Photographie Elsa Zotian (octobre 2007).
Fêter Noël
Qu’en est-il justement de Noël du point de vue des enfants de Belsunce ? Cette fête majeure du calendrier chrétien, qui marque aussi le calendrier scolaire et commercial français, constitue-t-elle pour eux un événement ? Dans quelle mesure et de quelles manières s’insèrent-ils dans les pratiques propres à cette période de fête ?
A quelques exceptions près, les enfants de Belsunce affirment spontanément ne pas fêter Noël lorsqu’on leur pose la question. Dans les conversations que les enfants ont entre eux, on relève le même type de discours. Cette posture prend dans les propos enfantins les formes suivantes : « Nous, les Arabes, on fait pas Noël ! » ; « C’est « haram » de faire Noël ! » ; « Moi, je fête pas Noël, je suis musulman ! ». Elle s’appuie donc sur un discours identitaire qui a valeur de justification : fêter Noël est une pratique incompatible avec l’identité ethnico-religieuse [8] que revendiquent les enfants, en vertu de quoi, elle est proscrite (« haram »).
Dans la cour de récréation :
Camille, Goufran, Rima, Naïma, Zahra et Kenza discutent de Noël. Je demande au groupe de filles qui leur a dit que c’était « haram » de fêter Noël. Goufran répond « les Arabes ». Je leur demande de préciser. Les filles me répondent que c’est écrit dans le livre de prière. Je leur demande si elles l’ont lu. Naïma et Goufran répondent : « Non, on sait pas lire l’arabe, c’est nos mères qui nous l’ont dit ».
Cette posture enfantine semble donc correspondre à des prescriptions parentales. Pourtant, dès que l’on « creuse » un peu, affleurent dans les discours des enfants des récits de pratiques d’acteurs autrement plus complexes que ce que le laissent penser les prises de position spontanées décrites à l’instant.
Il existe une multiplicité de pratiques auxquelles on peut s’adonner pendant la période de Noël (faire le sapin, décorer sa maison, offrir des cadeaux, faire la veillée de Noël, se rendre à l’église). Or, on observe que beaucoup de familles du quartier s’adonnent à telle ou telle de ces pratiques, construisant, à l’image des foyers chrétiens ou athées, un Noël « à la carte ». On observe ainsi des « bricolages » propres à chaque famille. Cependant, certaines pratiques sont plus suivies que d’autres.
Croire au père Noël
La croyance dans le père Noël est fortement répandue au sein des fratries. Si les enfants sur lesquels porte cette étude n’y croient plus, en raison de leur âge, leurs petits frères et leurs petites sœurs, sont encore attachés à cette croyance.
Dans le bus avec les équipes de benjamins de l’AS Belsunce, en partance pour l’entraînement :
Les garçons discutent de Noël. Macky raconte l’histoire suivante : « Moi, avant, je croyais au père Noël. Un jour, je suis allé voir un père Noël avec ma mère, j’ai fait une photo avec lui. Après, j’ai vu un deuxième père Noël comme lui, j’ai demandé à ma mère : « C’est qui celui-là ? » Alors ma mère m’a dit : « C’est son cousin ». Après j’en ai vu encore un autre et j’ai demandé à ma mère : « Et celui-là, c’est qui ? » Et ma mère m’a dit : « C’est le frère à son cousin ». Alors après, j’ai plus cru au père Noël ». Fassih commente, moqueur : « Alors, si tu avais vu qu’un seul père Noël, tu y croirais encore ! ».
La pratique qui consiste à faire photographier son enfant dans les bras du père Noël semble relativement courante parmi les familles du quartier. Chaque année à partir de la mi-novembre, le hall du principal centre commercial du centre de Marseille est occupé par une immense estrade agrémentée d’un décor de plusieurs mètres de haut représentant « la maison du père Noël ». En son centre siège un homme en costume de père Noël, prêt à prendre la pose avec les enfants. Ce stand photo aux proportions gigantesques connaît un succès important auprès des Marseillais du centre ville, la file d’attente s’étalant les jours de forte affluence sur plusieurs dizaines de mètres. Les familles de Belsunce ne font pas exception sur ce point.
Recevoir des cadeaux
Recevoir des cadeaux pour Noël est une pratique qui semble couramment suivie par les familles de Belsunce.
Dans la cour de récréation, Camille, Goufran, Rima, Naïma, Zahra et Kenza poursuivent leur discussion sur Noël. Chacune raconte ce qu’elle va recevoir comme cadeau. Camille dit qu’elle va avoir le micro de la « Star’Ac ». Elles connaissent de nombreux spots publicitaires de jouets par cœur, elles en récitent les slogans et chantent les mélodies qui les accompagnent.
Les enfants de Belsunce, comme tous les enfants de France, sont exposés aux innombrables publicités pour jouets qui envahissent les écrans de télévision pendant la période des fêtes de fin d’année. Ces flux médiatiques constituent un catalogue de références communes collectivement récapitulées à l’heure de la récréation. Le calendrier de la consommation s’impose donc aux enfants. On observe les mêmes phénomènes pour Halloween et la Saint-Valentin [9]. Exposés à ces flux, les enfants nourrissent des rêves, espérant recevoir les présents les plus à la mode. Les décalages entre fantasmes et réalités sont souvent au rendez-vous, mais les cadeaux, quoiqu’il en soit, sont bien là.
Faire le sapin de Noël
Le sapin de Noël est, parmi les différentes pratiques que recouvrent les fêtes de Noël, celle qui fait le plus débat au sein des familles. Certaines s’y adonnent. Cependant, beaucoup de parents refusent de le faire, car ils considèrent cette pratique comme trop marquée religieusement, et donc incompatible avec leur appartenance à l’islam. « Le sapin de Noël, c’est haram ! » m’explique ainsi une petite fille. Or, on observe une forte demande pour cette pratique parmi la population enfantine du quartier, ce qui donne lieu à des discussions plus ou moins vives entre parents et enfants. Ainsi, Chédhli raconte que son cousin a demandé à sa mère s’ils faisaient le sapin, et qu’elle l’a « jeté ».
Pour comprendre le rejet dont le sapin de Noël est l’objet de la part des parents, il convient de considérer que ce sont les enfants qui, la plupart du temps, expriment le désir de fêter Noël. Devenue essentiellement, avec le développement de la société de consommation et la déchristianisation de la société française, une fête séculière où les enfants sont à l’honneur, Noël rencontre l’intérêt des enfants : les publicités qu’ils voient à la télévision attisent leurs envies, la mythologie du père Noël les fait rêver, les images, empruntées aux séries occidentales et aux dessins animés, de familles réunies autour d’un sapin chargé de cadeaux nourrissent leur imaginaire. Face à cette demande, les parents sont parfois désemparés, ne sachant comment se positionner [10] et finissent par mettre en œuvre des formes de compromis entre les désirs de leurs enfants et les impératifs qu’ils se sont fixés. Dans la majorité des cas, ce compromis prend la forme suivante : oui pour les cadeaux, non pour le sapin. La raison pour laquelle de nombreux parents placent ici la limite entre le tolérable et l’intolérable reste posée. Est-ce parce que l’échange de présents leur semble plus neutre, dans la mesure où cette pratique n’est pas spécifique à Noël ? Comment les parents arrêtent-ils leur choix en la matière ? Cette enquête portant sur les enfants, les matériaux ethnographiques récoltés ne nous permettent pas de répondre à cette question. Il est toutefois possible d’avancer, au vu des pratiques mises en œuvre en ce qui concerne le jeûne du mois de Ramadan, que les parents puisent à de multiples sources (prêches et questions-réponses lors des prières à la mosquée, cassettes vidéos de théologiens, forums Internet, discussions avec la famille ou le voisinage, etc.) à partir desquelles ils élaborent une ligne de conduite. Il apparaît par ailleurs que ces postures parentales évoluent au gré des interactions familiales et de l’âge des enfants.
Entretien avec Soraya quelques jours avant les vacances de Noël :
E : Tu vas fêter Noël ou pas ?
S : Moi, j’aimerais bien qu’on ait le sapin chez nous et on met les cadeaux comme ça, mais ma mère, elle veut pas… ma mère, elle achète les cadeaux, elle les cache, après, nous, on doit les chercher…
E : Elle les cache dans la maison ?
S : Hum. Et après, nous on va les chercher, mais juste on met pas le sapin…Non, mais pas pour les grands, pas pour ma grande sœur et tout, c’est juste pour moi, pour Mounir…
E : Mais pourquoi elle veut pas faire le sapin ?
S : Parce que…Il y a pas d’explication…elle dit que…elle dit « Les cadeaux pour les petits, c’est rien », mais après comme on met le sapin, ça veut dire que…parce que normalement nous, c’est pas notre arbre, c’est pas notre religion, c’est la religion de Jésus. Mais ma mère, la dernière fois, elle m’a dit : « A Noël, et ben, je vous cacherai les cadeaux ».
Cet extrait d’entretien permet de voir les styles d’ajustements à l’œuvre au sein de la sphère domestique. La mère de famille « bricole » une manière de faire d’un genre inédit pour mieux « faire passer » l’absence du sapin. Car on voit que le désir de Soraya de faire le sapin de Noël renvoie dans son imaginaire à l’image d’Epinal d’un sapin entouré de cadeaux. La mère, en proposant cette « variante » contourne le problème : après tout, si les cadeaux ne sont plus réunis en un seul lieu, le sapin « ne manque plus ».
C’est essentiellement en tant que temps fort du calendrier commerçant que les enfants de Belsunce vivent Noël. Les médias nationaux se « noëlisent », tout comme les médias des pays arabo-musulmans se « ramadanisent » pendant le mois sacré. Le calendrier commerçant imprime par ailleurs sa marque à l’environnement urbain. A partir de la mi-novembre, les rues du centre ville marseillais se parent de lumières ; les vitrines des magasins mettent en scène des décors de neige, des pères Noël, des rennes, des sapins ; les stands de vendeurs à la sauvette du cours Belsunce se couvrent d’objets spécifiques à cette période, comme les bonnets de père Noël clignotant… Pour autant, les enfants ne semblent pas vivre cet événement sur un mode purement matérialiste : le père Noël, le sapin et même la bûche « avec les pépites de chocolat et les champignons ! » provoquent le rêve et l’excitation des enfants. Les enfants, mais aussi leurs parents, sont touchés par cette ambiance de Noël, inscrite de diverses façons dans la sphère publique, et l’importent, à la marge, au sein de la sphère domestique par l’adoption de certaines pratiques. On remarque pour finir qu’il existe par rapport à Noël un écart important entre les discours des enfants et leurs pratiques, exactement inverse à celui qu’on observe en ce qui concerne le jeûne du Ramadan : alors que les enfants affirment ne pas fêter Noël, on se rend compte que beaucoup mettent en œuvre une pratique sécularisée de la fête ; tandis que la plupart des enfants affirment spontanément faire le jeûne, ce qui s’avère beaucoup plus nuancé lorsque l’on regarde de près leurs pratiques. Ce jeu de miroir entre Noël et le Ramadan permet de prendre la mesure de l’indépendance qu’entretiennent identités revendiquées et pratiques culturelles dans la production des identités par les acteurs sociaux.
Conclusion
A partir de l’ethnographie des formes d’appropriation des rites et fêtes religieuses par des enfants âgés de 8 à 12 ans grandissant à Belsunce, nous avons essayé d’appréhender les mécanismes de socialisation religieuse chez les enfants. Quelles en sont finalement les principales caractéristiques ?
On observe en premier lieu de leur part des appropriations parcellaires des rites. Or la fragmentation des pratiques apparaît comme une spécificité de la modernité rituelle : en fonction du sens attribué par les individus à la religion, certains rites sont davantage pratiqués que d’autres (Tietze, 2004). Si les enfants semblent s’inscrire dans cette forme contemporaine de religiosité, elle apparaît d’abord comme une spécificité de leur âge social : temps de suspense en termes de prescriptions religieuses, l’enfance correspond à une période particulière où il est possible de s’essayer à la pratique sans y être contraint, et donc de pratiquer une partie du rite seulement.
Leurs pratiques sont dominées par un désir d’imitation. Selon Christoph Wulf, dans la pratique rituelle, « Il y a désir d’agir comme les acteurs du rituel en question et de se rendre semblable à eux » (Wulf, 2005 : 18). La mimesis est donc au cœur de la dynamique rituelle. Les données présentées donnent à voir les formes d’intériorisation et d’incorporation des rites chez les enfants. Celles-ci passent par ces pratiques d’imitation et constituent l’un des canaux de transmission intergénérationnel de la pratique. Mais elles montrent aussi que ces processus ne sont pas mécaniques et se construisent dans des tensions entre enfants et adultes, donnant parfois lieu de la part de ces derniers à des pratiques de transgression des interdits parentaux et scolaires. Dans ces tensions, les pairs jouent un rôle qui doit être souligné : c’est aussi en fonction d’eux que les enfants tentent d’imiter les pratiques des adultes. Les pratiques de transgression des interdits parentaux s’inscrivent dans les enjeux de socialisation inter-enfantine.
Ce point est important car il ne fera que s’accentuer à mesure que les enfants entreront dans l’adolescence. Un glissement du désir d’imitation s’opère des adultes vers les pairs à partir de l’entrée en 6ème. Cette nouvelle polarité de l’investissement dans la pratique religieuse s’accompagne d’une intensification du jeûne pendant le mois de Ramadan et d’une accentuation du respect des interdits alimentaires. Le terme d’« ambiance », que les enfants utilisaient pour marquer positivement la sociabilité propre aux veillées familiales pendant le mois de Ramadan, est désormais utilisé pour désigner les moments de sociabilité juvénile, comme le « temps cantine » pendant lequel les collégiens restent dans leur établissement scolaire pour pratiquer diverses activités sportives ou ludiques. Le caractère intra-générationnel que revêt l’événement s’intensifie à mesure que se succèdent les années de collège.
Le temps de l’adolescence inscrit par ailleurs la pratique du jeûne dans l’ordre d’une obligation morale intériorisée et largement suivie. Avec l’entrée au collège, les enfants sont confrontés à la pratique intense du jeûne par leurs aînés. L’entrée dans une pratique systématique du jeûne s’apparente alors à un rite d’initiation (Van Gennep, 1909). Cette intensification des pratiques s’accompagne chez les adolescents d’une cristallisation des enjeux identitaires sur l’islam. La pratique religieuse devient au cours de la scolarité secondaire un élément central dans les jeux de constructions et de classifications identitaires qui structurent la socialisation de pairs. Ainsi, en jeûnant et en respectant les interdits alimentaires, les adolescents mettent en scène et éprouvent en même temps leur affiliation au groupe. Cet « islam culturalisé » (Tietze, 2004) devient l’un des supports à partir desquels les enfants produisent au quotidien une distinction entre pairs « français » et « arabes ».
Pratique par laquelle se fonde le « nous », le jeûne devient également un vecteur de différenciation au sein du groupe. Différence sociale d’âge d’abord, comme nous l’avons souligné, dans la mesure où la systématisation de la pratique opère comme un seuil entre enfance et adolescence, mais aussi différence sociale de sexe. Ainsi, dans le cadre de la sociabilité collégienne, le mois de Ramadan est l’occasion de suspendre entre filles et garçons la pratique qui consiste à « se faire la bise », manière de se saluer qui, dans le sud de la France, se pratique de manière indistincte quel que soit le sexe. Produisant de la différence culturelle, d’âge ou de sexe, la pratique rituelle fonctionne à partir de la préadolescence comme un système de classement des individus de plus en plus performatif.
Les processus repérés ici en matière cultuelle se révèlent extrêmement proches de ce que montrent les recherches en sociologie de la culture portant sur les pratiques enfantines et juvéniles (Pasquier, 2005, Octobre, 2010). Ces travaux repèrent un passage de relais entre les instances de socialisation des enfants à mesure qu’ils grandissent, de la famille et l’école vers les pairs et les médias. Ils montrent que l’entrée dans la jeunesse se caractérise en matière culturelle par des injonctions croissantes à se conformer aux prescriptions des pairs (Pasquier, 2005). Ils soulignent également comment les discours à propos des pratiques et goûts culturels sont prioritairement pour les adolescents l’occasion de mettre en scène leurs identités sociales de sexe et d’âge (Pasquier, 2010). Au regard de ces points de convergence, nous émettons ainsi l’hypothèse que la pratique religieuse constitue aujourd’hui du point de vue des enfants et des adolescents, l’un des attributs de l’identité juvénile, au même titre que la consommation de jeux vidéos ou de séries télévisées, ou encore de chaussures de sport (Miles, 2000).