Noyau classique de l’anthropologie, la parenté a longtemps constitué un domaine central dans les cursus universitaires. Les chercheurs l’ont ensuite délaissée, soucieux de se démarquer de l’objet « sociétés traditionnelles » auquel elle semblait irrémédiablement associée. Mais voilà qu’aujourd’hui, c’est à partir d’un problème d’actualité brûlant –- le développement des bio-technologies reproductives –- qu’un certain nombre d’anthropologues proposent de stimulantes analyses sur les constructions et les représentations de la parenté dans les sociétés européennes, les bouleversements ou les permanences associées à ces techniques. Dans le sillage des pistes ouvertes notamment par Janet Carsten (2004) et Maurice Godelier (2004) [1], l’ouvrage regroupe les contributions de quatorze chercheurs provenant d’une dizaine d’universités et de centres de recherches européens. Ces réflexions sont issues de travaux menés dans le cadre du programme de recherche européen Public Understanding of Genetics (PUG) et d’un colloque organisé par Marit Melhuus et Enric Porqueres i Gené à Paris en 2006. Comme l’explique ce dernier dans l’introduction de l’ouvrage, les « Nouvelles techniques de reproduction » (NTR) constituent pour penser la parenté un véritable défi. Leur développement rapide oblige en effet les pouvoirs publics à encadrer leurs usages ; d’où la multiplicité des lois et des réglementations qui réaffirment, transforment ou font émerger des normes en matière de filiation, de parentalité ou de protection des intérêts de l’enfant. C’est, dès lors, une part de « l’inconscient non assumé de la modernité » [2] que ces législations mettent au jour puisque, comme l’écrit Joan Bestard, en dissociant procréation et reproduction sociale, ces technologies rendent visibles ce qui ne l’était pas : à savoir la manière dont les faits naturels sont régulés socialement [3]. La dimension politique de la parenté est ainsi réaffirmée avec force puisque, loin de se cantonner à l’intimité, elle apparaît bien comme un enjeu de l’ordre public dans les sociétés contemporaines.
Plus précisément, l’ouvrage se déploie en trois parties. La première, dont il sera question plus loin, consacrée aux « cadres et enjeux juridiques des nouvelles parentés » fait ressortir la diversité des réglementations existant d’un pays à l’autre ainsi que les spécificités de certaines d’entre elles – par exemple, l’anonymat des dons de sperme en France (Théry), ou son abolition dans le cas des dons d’ovules en Hongrie (Sandor). La seconde, sur « la parenté à l’âge des bio-technologies et des adoptions internationales » comporte de passionnantes contributions sur l’usage de la génétique par les généalogistes (Legrand), la filiation en situation d’homoparentalité (Cadoret), la manière dont les nouvelles technologie confortent… ou déconstruisent la notion de race (Wade), les fonctions différentes de l’adoption en Espagne et en Norvège ainsi que les discours sur la destinée qui les accompagnent (Howell et Marre). La troisième partie, enfin est centrée sur le corps, autrement dit sur la manière dont l’identité de substance est pensée pour construire tout à la fois la personne et son affiliation. En témoigne par exemple le cas du « sang » dont la force symbolique est telle, comme le montre Jeanette Edwards, qu’il peut forger « des liens que les gènes sont incapable de réaliser »(p. 321).
Vers une biologisation de la parenté ?
Le premier intérêt de cet ouvrage tient aux données ethnographiques inédites sur lesquelles reposent nombre de contributions et à la manière dont leur analyse, souvent menée dans une perspective comparative, met à mal bien des idées reçues. Le lecteur apprendra par exemple que la Norvège, connue pour l’avancée de ses politiques sociales, s’est dotée, en matière de procréation assistée, des lois les plus restrictives d’Europe, interdisant notamment le don d’ovule, contrairement à l’Espagne, dont la tradition catholique ne semble pas avoir été un frein en la matière. Dans ce dernier pays, comme le montre l’enquête de Joan Bestard et Gemma Orobitg, les dons d’ovocytes ont favorisé l’émergence d’une « représentation fragmentée » de la parenté dissociant gènes (donneuse), sang (gestation) et éducation (transmise par les parents). Une telle dissociation semble absolument inconcevable en Norvège où la hantise du « désordre reproductif » exige que se superposent le biologique et le social dans les filiations maternelles (Melhuus). Si nombre de contributions donnent à voir un espace européen aux législations hétéroclites (on regrette que celles-ci n’apparaissent pas systématiquement à travers un tableau récapitulatif), toutes s’accordent cependant pour mettre en évidence une tendance générale à la biologisation de la parenté qui serait caractéristique des sociétés contemporaines. Jusqu’à quel point, toutefois, la « vérité » biologique peut-elle prendre le pas sur la « fiction » sociale pour déterminer les filiations ? La question, qui traverse la plupart des contributions, est notamment posée par Carles Salazar. Dans un essai d’anthropologie juridique sur l’histoire du droit paternel en Espagne, celui-ci met en évidence le poids de la « preuve biologique » dans les décisions de justice au cours des vingt dernières années. La loi, pourtant, ignore délibérément le biologique, dans le cas notamment des dons de gamètes, pour mettre en œuvre un modèle social de filiation, dans lequel le père est … celui qui a consenti à l’être. Ainsi, l’ensemble des discussions et amendements qui, au cours des trente dernières années, ont notamment porté sur le « droit aux origines » a abouti récemment à une définition de la paternité qui n’est, somme toute, guère éloignée de celle qui prévalait dans le Code Civil français il y a deux siècles. On retrouve, sous des formes différentes, le même paradoxe en Norvège, à travers la contribution de Signe Lise Howell et Diana Marre, qui montre combien l’attachement à une conception « naturelle » de la maternité va de pair avec l’ « emparentement » de nombreux enfants issus d’adoptions internationales. Par delà les lois, enfin, les pratiques laissent entrevoir l’inventivité des acteurs, tout particulièrement de ces intervenants souvent oubliés ou invisibles que sont médecins, biologistes et personnels médicaux, dont les discours contribuent largement à modeler les représentations de la filiation dans le cadre inédit des PMA (procréations médicalement assistées)… et qui mériteraient certainement une enquête à eux seuls !
Cette ethnographie sert ici de point de départ à un certain nombre de mises au point et de discussions théoriques : c’est là le second intérêt de cet ouvrage qui entend donner un nouvel essor à l’anthropologie de la parenté. Pour ce faire, il s’agit, selon Enric Porqueres, de dépasser l’opposition entre deux points de vue. Le premier -– le plus classique — considérerait la parenté comme un fait social, préexistant à l’individu qu’il constituerait avant tout comme une personne. Cette conception serait remise en cause par les techniques contemporaines de procréation, puisque un embryon peut être identifié comme « une entité biologique irréductiblement unique (…) indépendamment de toute « insertion » parentale » (p. 226). L’autre point de vue, dans le sillage de David Schneider (1984), envisagerait la parenté dans les sociétés occidentales comme radicalement différente de ce qu’elle est dans d’autres cultures, du fait qu’elle serait fondée sur la reproduction biologique — à tout le moins sur sa théorisation. C’est là, pour l’auteur, une thèse qui prête à discussion, mais qui n’en incite pas moins à envisager la parenté sous l’angle de la « corporéité » (p. 13). Dans cette perspective, l’analyse des discours portant sur la ressemblance dans le cas de PMA ou d’adoptions s’avère particulièrement féconde, tant elle témoigne de la manière dont la perception des caractères physiques peut construire l’identité sociale en naturalisant les filiations (voir, entre autres, Fortier). La parenté, sous ses formes les plus inédites, continue bien de remplir des fonctions identitaires dans un monde globalisé en donnant une caution scientifique, par exemple sur la base de tests d’ADN, aux notions d’ethnies et de race ou plus prosaïquement à l’enracinement d’un groupe de descendance en un lieu précis –- cela d’autant mieux que, pour ce faire, un ancêtre patrilinéaire suffit (Wade, Legrand).
Mentionnons enfin le refus des auteurs de l’ouvrage d’opposer les « sociétés à individus » qui privilégieraient le biologique, aux « sociétés à parenté » qui l’ignoreraient. La parenté européenne n’est pas ici conçue comme unique et irréductible mais, dans le sillage du structuralisme, comme des combinaisons de relations dont certaines peuvent exister ailleurs. Nombre de contributions ont recours au comparatisme le plus élargi, rapprochant, par exemple, les représentations catalanes de la paternité et celles des Trobriandais (Salazar).
Le symbolique et le social
L’ouvrage, on l’aura compris, est particulièrement stimulant par les pistes très neuves qu’il ouvre et la clarté avec laquelle elles sont exposées. Reste qu’il n’en obéit pas moins à la loi du genre : celle d’un ouvrage collectif dont les articles sont denses mais courts… si bien que le lecteur se surprend à penser à ce qui ne s’y trouve pas. On peut regretter par exemple que la diversité des législations européennes et des représentations de la filiation qui les sous-tendent ne soit pas prise comme objet à part entière. Pourquoi cette diversité, dans quels contextes temporels et sociaux s’inscrit-elle ? Nombre d’anthropologues ont, dans la seconde moitié du XXe siècle, travaillé sur les multiples formes et fonctions de la parenté dans les sociétés européennes, à partir de pratiques et de faits qui, sans doute, paraissent aujourd’hui bien « traditionnels » (comme l’héritage). Ils n’en avaient pas moins fait apparaître des oppositions et des différences que l’on pourrait rapporter à celles que traduisent les législations d’aujourd’hui. Y a-t-il un lien, par exemple, entre l’autorisation et l’interdiction des dons d’ovules et la plus ou moins grande égalité entre garçons et filles dans les fratries ? Il est intéressant de constater à cet égard que si les enquêtes sur la parenté et l’héritage faisaient ressortir les décalages entre lois et pratiques, fruits de résistances, de rapports au pouvoir et de caractéristiques sociologiques diverses, les recherches dont il est question ici s’intéressent surtout à la loi, comme si les pratiques en découlaient… ou inversement. Qu’en est-il au juste ? En l’intervalle d’une quarantaine d’années, le rapport au droit a-t-il changé ? D’une part, en effet, les législateurs sont à l’affut des comportements nouveaux en matière de parentalité ou de procréation, soucieux de rédiger des lois susceptibles d’encadrer leur probable diffusion ; d’autre part les tenants mêmes de ces pratiques nouvelles –- telle l’homoparentalité ou la gestation pour autrui –- n’ont de cesse de les faire rentrer dans un cadre juridique et, pour ce faire, de faire évoluer la loi. Y a-t-il pour autant davantage de correspondance entre lois et pratique ? Rien n’est moins sûr. Sans doute les pratiques sont-elles trop récentes et trop minoritaires pour que l’on puisse en juger. On peut supposer pourtant qu’existent des transgressions et qu’en dépit des discours rassérénants et homogénéisants des personnels médicaux, par exemple, dons d’ovule et dons de sperme n’ont pas forcément le même sens pour tout le monde.
On aimerait dès lors en savoir plus sur l’ancrage social des représentations de la filiation liées au développement des nouvelles technologies. Joan Bestard laisse entrevoir à cet égard des pistes intéressantes en montrant comment le langage économique permet de résoudre les questions éthiques que pourraient poser le don d’ovule : les donneuses « désubstantivisent » d’autant plus facilement ce qu’elles donnent qu’elles le perçoivent comme un « excédent » pour lequel elles reçoivent une compensation financière. Le déplacement de la parenté de la donneuse à la receveuse peut alors s’opérer. Mais qu’en est-il des caractéristiques sociales des donneuses et des receveuses ? On peut supposer qu’elles ne sont pas interchangeables et que la perte (« désubstantivisation ») et le gain (« resubstantivisation ») ne concernent pas les mêmes catégories sociales. A moins que donneuses et preneuses ne soient liées par la parenté… ce que l’anonymat exigé par la loi ne permet pas de savoir… en principe. La question du moins mériterait d’être posée pour donner à voir le contexte social dans lequel se déploient les pratiques et les représentations analysées ici. Gageons qu’elle le sera davantage sans doute au fur et à mesure que les enquêtes menées sur les nouvelles technologies de procréation se développeront, tant on peut souhaiter en la matière une étroite articulation de l’anthropologie du symbolique et de l’anthropologie sociale.
Compte-rendu d’ouvrage
PORQUERES i Gené Enric (dir.), 2009. Défis contemporains de la parenté
PORQUERES i Gené Enric (dir.), 2009. Défis contemporains de la parenté. Paris, EHESS.
add_to_photos Notes
library_books Bibliographie
ALLARD Olivier, 2006. « La parenté en substance. La critique de Schneider et ses effets », L’Homme, 177-178 : 437-466.
BESTARD Joan, 1998. Parentesco y modernidad. Barcelone, Paidos Ibérica.
CARSTEN Janet, 2004. After kinship. Cambridge, Cambridge University Press.
GODELIER Maurice, 2004. Métamorphoses de la parenté. Paris, Fayard.
SCHNEIDER David, 1984. A critique of the study of kinship. Ann Arbor, University of Michigan Press.
STRATHERN Marilyn, 1995. « Displacing knowledge : technology and the consequences for children », in Faye D. Ginsburg and Rayna Rapp (dir.). Conceiving the new world order : the global politics of reproduction. Berkeley/Los Angeles, University of California Press.
Pour citer cet article :
Tiphaine Barthelemy, 2013. « PORQUERES i Gené Enric (dir.), 2009. Défis contemporains de la parenté ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].(https://www.ethnographiques.org/2013/Barthelemy - consulté le 08.11.2024)
- Pour une comparaison « au ras du sol »
(Numéro 41 - juin 2021 Ce que la comparaison fait à l’ethnographie)