Introduction
Le concept de biodiversité apparaît dans une interaction historique entre les sciences biologiques et la politique (Maris, 2010). L’examen des politiques de la biodiversité est particulièrement intéressant dans un pays comme le Suriname, situé dans la région des Guyanes, une région particulièrement riche dans ce domaine (Olson et Dinerstein, 1998), et dont le territoire est composé, en grande partie, de forêt tropicale (90%, selon la FAO, 2010). C’est paradoxalement en partie à cause de cette abondance que le concept de biodiversité revêt peu d’importance pour la majorité de la population, et que les discours environnementaux jouent un rôle très mineur lors des campagnes électorales. Si la population, habitant majoritairement les zones urbaines et péri-urbaines, et la région littorale, s’exprime au sujet de la forêt, c’est pour dire qu’elle est trop vaste et les habitants de la forêt sont perçus avec un mélange de peur et de mépris. Cette attitude peut s’expliquer en partie par l’étroite relation entre identité ethnique et habitat : la population urbaine est en grande partie composée de descendants d’esclaves libérés (Créoles) et de travailleurs immigrés sous contrat pendant la période coloniale (« Hindustani’ », « Javanese » et autres). Alors que cette population se concentre sur la capitale de Paramaribo et dans l’étroite zone de la côte développée pour l’agriculture et l’industrie, la grande majorité des habitants de la vaste région intérieure du pays est constituée de Noirs-marrons et d’Amérindiens. Les premiers sont les descendants des esclaves réfugiés qui se sont enfuis des plantations hollandaises à partir du XVIIe siècle pour créer de nouvelles sociétés tribales (Price, 2011 : 10). Les Amérindiens, premiers habitants de la région, se composent de plusieurs groupes qui font partie des familles linguistiques Caribe et Arawak. Du point de vue des Noirs-marrons et des Amérindiens, le concept de « biodiversité » n’a pas de sens en soi, mais la variété et la richesse en gibier et en espèces végétales d’utilité pratique, alimentaire, médicinale ou cosmétique, jouent un rôle fondamental dans leurs vies, non seulement en termes de subsistance, mais aussi en tant qu’éléments de leur environnement symbolique ; ainsi, ce que les citadins appellent « nature » fournit les éléments de la culture amérindienne et des Noirs marrons, à un tel point que la distinction entre culture et nature ne s’applique plus (Descola, 2005).
L’absence générale de la « biodiversité » dans les discours populaires et publiques au Suriname n’empêche cependant pas à ce concept d’avoir une importance politique considérable, cela grâce à deux tendances indépendantes, ayant chacune une dimension internationale. La première est caractérisée par les liens de plus en plus étroits entre l’aide internationale au développement et les discours favorisant la durabilité environnementale ; la deuxième est associée à la montée historique du mouvement des peuples autochtones, aujourd’hui incontournable au niveau international. Les relations entre les deux s’interprètent dans le contexte de l’histoire récente du pays. Dès 1975, année de l’indépendance du pays, jusqu’alors colonisé par les Pays-Bas, la situation politique se détériore et « l’intérieur » est négligé, donnant lieu au coup d’état militaire de 1980. Un des acteurs principaux de ce coup d’état, Desi Bouterse, occupe une position de pouvoir telle qu’elle le porte à la Présidence de la République deux ans plus tard. Le nouveau régime se prépare à mettre en place un programme de développement des régions centrales du pays mais sans succès. Un Noir marron de la tribu ndjuka, Ronnie Brunswijk, ancien membre de la garde personnelle du président Bouterse, forme sa propre milice dans l’Est, et la série de raids et de représailles des forces armées du gouvernement qui s’ensuit se transforme en guerre civile. Une des conséquences de cette « guerre de l’intérieur » fût l’oubli, en termes de développement, des populations du centre du pays, et surtout de celles du bassin du Maroni dans l’Est, ce dernier étant en partie le territoire de la majorité des Noirs marrons. La négligence institutionnelle envers cette région fût telle que certains l’ont surnommée « zone sans Etat » (Jolivet, 2007 ; Kruijt et Hoogbergen, 2005). En 1991, à la fin de la guerre civile, le nouveau gouvernement de coalition accepte un programme d’ajustement structurel du FMI et tente d’attirer des investissements étrangers dans les secteurs forestier et minéral. Mais la stabilité politique de l’après-guerre ne dure pas : le parti de l’opposition de Bouterse gagne les élections de 1996, et l’économie chute, alors que se détériorent les relations diplomatiques avec les Pays-Bas, principal pourvoyeur d’aides au développement (Kambel et Mackay, 1999 : 13). Pendant ce temps, l’Etat vend des concessions minérales et forestières dans l’intérieur du pays, alors que d’autres portions sont exploitées de façon clandestine, donnant lieu à des conflits sur les droits fonciers avec des implications qui seront discutées par la suite (voir aussi Price, 2011).
Au mois de novembre 2011, alors sur le terrain, j’ai interpellé le Ministre de l’Aménagement du Territoire et de la Gestion Forestière du Suriname, ainsi que son entourage immédiat, au sujet des relations instables entre le gouvernement et les peuples autochtones et tribaux au sujet des droits sur la terre. Un fonctionnaire présent au sein des institutions gouvernementales depuis plusieurs décennies m’a alors rétorqué que l’instabilité n’était pas que le fait du gouvernement et que des régulations étaient nécessaires : en effet, les Amérindiens (de mieux en mieux organisés politiquement) militent pour que le gouvernement reconnaisse leurs droits à la terre mais certains surexploitent leur territoire pour vendre des produits sur le marché urbain et s’enrichir (achat de plus grandes maisons, de produits de consommation divers). Ce haut-fonctionnaire a également souligné que dans la partie sud du Suriname, sans route ou infrastructure importante, les « ressources génétiques » sont pillées par les populations autochtones, comme la grenouille Dendrobate à tapirer, Dendrobates tinctorius, qui selon lui n’existait qu’au Suriname, et qui est désormais « dispersée » de par le monde du fait des ventes clandestines. Les Amérindiens, a-t-il poursuivi, reçoivent, en outre, des sommes insignifiantes pour ces ventes, sans aucune proportion avec les prix pratiqués à l’étranger. Pour lui, l’un des problèmes les plus graves est que le Suriname perd de ce fait sa souveraineté sur des ressources génétiques, transformées de façon synthétique et brevetées à l’étranger. Ma recherche chez les Tirio [1], peuple amérindien de langue caribe du Sud du Suriname et de la région voisine de l’état brésilien du Pará, confirme la vente par des Amérindiens de spécimens vivants d’espèces protégées (y compris de Dendrobates), pour lesquels ils reçoivent des sommes infimes par rapport aux prix internationaux. Dans cette région frontalière, il est peu probable toutefois que les espèces soient spécifiques du Suriname, et Dendrobates tinctorius est, par exemple, présente dans d’autres parties de la région du massif guyanais. Par ailleurs, je ne suis pas certain du degré de danger réel du brevetage étranger des codes génétiques pour le Suriname. Mais ce qui m’a surtout interpelé dans le discours de ce haut-fonctionnaire a été sa manière vigoureuse et spontanée de faire le lien entre questions de droits fonciers, biodiversité et souveraineté nationale. Dans la suite de cet article, je démontrerai que la valeur de la terre pour un peuple amazonien est aussi liée à la biodiversité et à la souveraineté, mais de manière différente : au lieu de concevoir la terre comme séparée de ses habitants non-humains, les Tirio la valorisent précisément du fait du statut des acteurs humains et non-humains qui y vivent ; et en ce qui concerne leurs relations avec d’autres groupes humains, les Tirio réclament une souveraineté sur leurs territoires qui ne nécessite pas d’être fondée sur un système de propriété basé sur la transformation de la nature, ce qui marque une différence importante par rapport au point de vue de l’Etat, selon lequel seul les lieux habités ou soumis à l’(agri)culture peuvent être considérés en termes de propriété.
Droits fonciers
Les revendications autochtones pour la reconnaissance de leurs droits fonciers sont souvent perçus comme étant en conflit avec la souveraineté de l’État ; pourtant, la nature des droits légaux est telle qu’on peut affirmer le contraire :
« “le droit à la terre” dans la majorité des cas [implique le droit à] un certain territoire intégré à l’intérieur d’un État. Cette condition rend de nombreux droits des peuples autochtones conditionnels à l’entité nationale plus large dans laquelle ils résident, ainsi qu’au statut de cette dernière au sein de la communauté internationale » (Westra, 2008 : 23).
C’est surtout à cause de la guerre et de la corruption qui caractérisent son histoire postcoloniale que le Suriname est devenu le seul pays du continent sud-américain à n’avoir jamais réalisé de réformes foncières en faveur de ses peuples autochtones (considérés ici, comme dans le droit international, à côté des Noirs marrons, comme entrant dans la catégorie légale des « peuples tribaux »). Au cours des dernières années, une nouvelle pression politique s’est exercée sur le gouvernement, du fait de l’internationalisation des campagnes en faveur des droits des peuples autochtones et tribaux. Les dénonciations de la part des Noirs marrons Saramaka des dommages subis lors de la construction de la barrière Afobaka sur leur territoire, comme leurs dénonciations suite à l’octroi de concessions minières et boisières à des sociétés chinoises, ont abouti à un résultat important [2]. Le 28 novembre 2007, la Cour Inter-Américaine des Droits de l’Homme a prononcé son jugement sur l’affaire “Saramaka contre Suriname” et elle a déclaré que le Suriname n’avait pas respecté les droits du peuple Saramaka. Le jugement oblige aujourd’hui le Suriname à obtenir le consentement libre, préalable et éclairé des peuples Saramaka avant toute intervention pouvant menacer leur existence en tant que peuple tribal, et souligne que « la terre est plus qu’un simple moyen de subsistance ; elle est aussi une ressource nécessaire pour la continuité de la vie et de l’identité culturelle du peuple Saramaka » (Orellana, 2008 : 842). De cette manière, le tribunal fait pression sur le Suriname pour qu’il accepte et adopte son interprétation du droit international coutumier, basé sur une conception de la culture en tant que territoire, et qui comporte une idée de propriété commune (Engle, 2010 : 167). Bien que cette dernière ne corresponde pas nécessairement aux formes de relations de propriété autochtones ou tribales (voir ci-dessous), les spécialistes de la propriété en commun ont démontré qu’une partie importante des craintes suscitées par l’idée de la « tragédie des biens communs » [3] dérivent d’une certaine confusion entre propriété en commun ou collective, et accès libre aux ressources (Lu Holt, 2005).
Depuis 2009, le Suriname se prépare à l’initiative REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation [4]), action émergeant sous les auspices de l’ONU et ayant pour vocation de « réduire les émissions causées par la déforestation et la dégradation des forêts, “plus” la conservation, le développement durable des forêts et l’amélioration des réserves de carbone » (IUCN, 2012). On peut envisager ce programme comme un gigantesque système de paiements pour services écosystémiques, à l’image du « carbon offsetting », système qui constitue le marché existant dit « volontaire » en carbone forestier [5]. Son principe fondateur est que la préservation, l’amélioration ou la restauration des forêts et de la biodiversité devraient être compensées en proportion des « coûts d’opportunité » que représentent de tels choix. L’initiative REDD+ comporte une série de « sauvegardes », dont les détails restent à négocier comme la plupart des éléments du système [6] ; les premiers éléments de ce mécanisme incluent des moyens pour protéger les peuples forestiers des abus possibles, tels que « l’appropriation des terres ». En mars 2013, le Forest Carbon Partnership Facility de la Banque Mondiale a approuvé le « readiness preparation proposal » (R-PP, projet de préparation pour REDD+) du Suriname, permettant à ce dernier d’accéder à une subvention de 3.8 millions de dollars pour des mesures techniques de préparation, afin de se joindre au mécanisme REDD+ qui devrait être inauguré en 2020. Cet R-PP a été sévèrement critiqué par les représentants autochtones et tribaux, et par l’ONG spécialiste en droits autochtones « Forest Peoples Programme » ; cette dernière accuse le gouvernement surinamien d’avoir fait de fausses déclarations sur le processus de consultation et sur les garanties qui concerneraient et devraient protéger les droits des peuples autochtones et tribaux (FPP, 2013).
Le processus de « readiness » préparant la transition à l’initiative REDD+, peu de temps après le jugement concernant le peuple Saramaka, a permis la mise en place de négociations (du moins en théorie) entre le gouvernement surinamien et ses peuples autochtones et tribaux. Lorsque j’ai visité durant l’été 2011 le secrétariat de l’ONG représentant la chefferie amérindienne du Suriname, à savoir la VIDS (Vereniging van Inheemse Dorpshoofden in Suriname [7]), ses membres se préparaient avec beaucoup d’animation pour une réunion avec le gouvernement sur les droits fonciers des Amérindiens et des Noirs marrons. Au début de la réunion, qui s’est finalement déroulée en octobre 2011, le représentant de la VIDS a fait part du souhait de l’organisation de voir reconnaître les titres de propriétés et les droits autochtones sur la terre. Le président Desi Bouterse, ancien dictateur militaire élu démocratiquement en 2010, a alors réagi brusquement, déclarant la clôture immédiate de la réunion et donnant pour excuse la non observance du protocole (chaque délégué étant censé s’introduire brièvement). Il promit d’autres négociations, qui n’ont néanmoins pas encore eu lieu [8].
Actuellement, l’initiative REDD+, qui réunit plusieurs institutions de l’ONU, des gouvernements nationaux et leurs agences techniques, est en phase d’élaboration. Cette action n’existe pour l’instant que comme une idée, présentée et débattue sur le papier, d’autant plus instable qu’elle se base sur des caractéristiques différentes selon les acteurs qui le conçoivent et l’imaginent. Ainsi, pour les femmes et hommes politiques, l’initiative REDD+ représente une opportunité supplémentaire de « capturer » des financements internationaux, officiellement pour le bien de la nation, mais bien souvent aussi (comme l’histoire nous le montre) pour servir des intérêts privés et personnels (Standing, 2012). Pour les rares chefs amérindiens et noir marrons suffisamment informés, cette initiative est à double tranchant et doit être abordée avec beaucoup de précautions : elle constitue un moyen de pression sur l’Etat pour la reconnaissance des droits fonciers coutumiers et permet un accroissement de la surveillance internationale des activités des institutions nationales ; mais elle peut aussi encourager, de manière perverse, les acteurs extérieurs à spolier les gens de la forêt de leurs biens avec encore plus de facilité que par le passé. Pour les ONGs de conservation, cependant, il ne semble y avoir aucun doute : le projet REDD+ est très attractif, car il renforce leur rôle en tant que spécialistes techniques et de recherche dans le domaine de la gouvernance des forêts. Tous les acteurs s’accordent néanmoins sur l’importance de la question de la propriété, qui est le sujet de la prochaine section de cet article.
La propriété dans les sociétés amazoniennes
Les chefs amérindiens ont sans doute raison de percevoir l’urgence d’obtenir les titres de propriété de leurs terres, et le contexte de l’initiative REDD+ semblent plutôt favorables à la reconnaissance par les gouvernements de ces droits (Sommerville, 2011). Toutefois les débats sur les droits autochtones relatifs à la terre ont presque toujours lieu dans des termes tout à fait étrangers aux systèmes autochtones des relations de propriété. Jusqu’à peu, l’idée même de propriété était absente des travaux de l’ethnologie amazonienne, on ne la trouvait que dans quelques notes de bas de page. Au cours des dernières années, quelques collègues et moi-même avons tenté d’initier l’étude des formes autochtones de propriété en Amazonie [2010 (…)" id="nh2-9">9]. Carlos Fausto (2008) souligne que cette idée est présente dans un grand nombre des aspects des cosmologies amazoniennes. Il compare cette modalité de la propriété à l’idée de la personne magnifiée, selon laquelle une seule entité représente et englobe la catégorie du groupe. Les chefs sont les « propriétaires » de leurs villages et, selon la même logique, les esprits des animaux de chasse sont les « propriétaires » des espèces concernées. Un autre auteur, Luiz Costa nous montre comment, chez les Kanamari, les idées de propriétaire, de chef et de corps se confondent ; il analyse le concept de propriétaire-corps-chef comme un ensemble emboîté (2012). Dans un précédent article, j’ai souligné la nature processuelle de la propriété en Amazonie (Brightman, 2010). Les objets sont appropriés à travers leur transformation, par des acteurs qui en deviennent ainsi les propriétaires. À la différence de la « labour theory of property » [10], les objets doivent ici subir un processus continu de transformation pour conserver leur statut de propriété. On peut citer l’exemple des abatis (jardins), créés en coupant et en brûlant une portion de forêt : dès que la fertilité du sol s’appauvrit, le jardin est abandonné. Au fur et à mesure que l’abatis est absorbé à nouveau par la forêt environnante, le propriétaire y perd ses droits — ou d’un autre point de vue, le lieu est réapproprié par les habitants non-humains de la forêt qui y construisent leurs demeures.
La nature processuelle de la parenté a suscité beaucoup d’attention de la part de l’ethnologie amazonienne qui a montré à quel point les relations de parenté sont importantes (Grotti, 2007 ; Vilaça, 2002) [11]. Les deux points de vue sur la propriété mentionnés ci-dessus font directement écho aux travaux sur la parenté. Ainsi, l’analyse de la propriété de Fausto est inspirée par — et même fondée sur — le concept de « prédation familiarisante », qui renvoie au processus qui permet l’adoption d’étrangers en les transformant en “consanguins asymétriques” pour expliquer l’appropriation des enfants ou des animaux apprivoisés. Dans son travail sur les Tirio, Vanessa Grotti a démontré l’importance du concept de « nurture », c’est-à-dire des processus d’alimentation et d’éducation combinés, qui font partie intégrante de la domestication des groupes ennemis : ceux-ci sont conçus comme un « travail » d’appropriation dans le domaine de la parenté (2007). La transformation de la forêt en jardin serait, de façon analogue, un processus de domestication. De nombreux exemples dans l’ethnologie de la région attestent d’une pensée qui crée une analogie entre nourrir et soigner les plantes des jardins et prendre soin des enfants consanguins. De la même manière, on s’adresse aux animaux apprivoisés, souvent de jeunes spécimens de gibier dont les parents ont été tués, en utilisant des termes de parenté, et ils sont nourris avec de la nourriture humaine (surtout des galettes de manioc). L’appropriation de ces non-humains a lieu dans le registre de la parenté et l’appropriation de la forêt, et donc de la revalorisation de la « terre », se fait à travers le fait de cultiver des plantes — il s’agit de la domestication d’un lieu.
Les vecteurs de l’appropriation de la terre ne sont pas toujours les mêmes. Dans un article qui met en question la netteté de la distinction proposée par Philippe Descola pour les sociétés amazoniennes ayant une relation aux non-humains basée, pour certaines sur la prédation, et pour les autres sur la réciprocité (1992), Peter Rivière note que les Tirio ne considèrent pas que tous les animaux, ni même tous les animaux de gibier, ont des esprits-maîtres (2001). Il compare trois mythes Tirio dans lesquels un chamane tirio rencontre des animaux. Dans les deux premiers mythes, mettant en scène respectivement un singe araignée et un tapir, le chamane ne rencontre que les animaux eux-mêmes — il n’y a pas d’esprit maître. Dans ce cas, les protagonistes ne communiquent pas avec succès ; leur relation est caractérisée par un manque de confiance, et les humains et les animaux finissent par s’attaquer. Dans le troisième mythe, le chamane rencontre le maître des pécaris, et tous deux s’engagent dans un dialogue cérémoniel. Le maître des pécaris accepte de fournir des pécaris à chasser, mais en contrepartie les animaux iront voler dans les jardins des humains. Comme Peter Rivière l’observe, les Tirio considèrent les pécaris comme une espèce plus socialisée que les tapirs ou les singes araignées. La communication avec ces premiers se fait par conséquent selon les normes de la société humaine, à travers leur chef/esprit maître, et une relation de réciprocité s’ensuit. Il me semble qu’une logique similaire s’applique à la terre. Les Tirio sont liés à chaque lieu de façon plus sociale (ou réciproque) ou plus prédatrice, selon le niveau de sociabilité, ou d’humanité, de ces lieux.
Les relations de propriété chez les Tirio
Les Tirio, peuple de la famille linguistique Caribe, habitent des deux côtés de la frontière internationale séparant le Brésil du Suriname ; leur population compte à peu près 2000 personnes. Plusieurs groupes distincts se sont regroupés autour de nouvelles missions à partir des années 1950, et ont commencé à se marier entre eux. Leur économie de subsistance se base sur l’agriculture sur brûlis, la chasse, la pêche, la cueillette et l’entretien de jardins dans lesquels ils cultivent une grande variété de plantes, dont notamment le manioc amer. Certains Tirio ont des emplois rémunérés, d’autres vendent des produits forestiers ; ils sont par conséquent intégrés à l’économie monétaire.
Les Tirio distinguent deux catégories principales de terre : d’un côté, l’espace ouvert du village (pata) ou du jardin (tëpitë), et de l’autre, la forêt (itu). Les formes d’appropriation de ces deux types d’espace sont différenciées en tirio par l’utilisation de deux suffixes : respectivement -po, et -tao. Ainsi patapo et tëpitëpo mettent l’accent sur le fait d’être dans un certain lieu, tandis que ituhtao évoque plutôt une position dans un médium physique, ou une sorte d’espace. On peut noter que le suffixe -tao s’emploie aussi pour faire référence à l’eau — « dans l’eau ou dans le fleuve » se traduit par tunahtao. Le monde aquatique représente une dimension cosmologique dominée par les esprits et d’autres êtres mythologiques, et il est associé, de manière encore plus claire que la forêt, avec l’altérité. La distinction entre ces deux types d’espace correspond aux relations de propriétés : les abattis, tëpitë, sont la propriété des différentes familles qui les créent et les entretiennent ; la forêt (itu) quant à elle, n’est pas la propriété des êtres humains, et il en va de même du fleuve et des ruisseaux. Dans cette perspective, un chef est propriétaire de son village, relation qui s’exprime dans une de ses appellations : pata entu, « propriétaire du village ».
Un point de vue diachronique nous donne, cependant, un autre regard sur ces types d’espaces et sur les relations de propriété en jeu. Les Amérindiens ont tendance à créer de nouveaux abattis sur des sites où d’anciens abattis ont existé par le passé. Il en est de même pour les villages : la création d’un nouveau village se fait souvent dans des lieux habités par le passé et qui sont réputés être meilleurs pour s’y établir. Les deux processus sont liés : la genèse d’un nouveau village consiste en l’ouverture de la forêt pour y construire un jardin et une maison. La séparation des catégories de jardin et de village est due au déplacement plus fréquent du premier : les nouveaux jardins sont créés plus loin des habitations.
Les Tirio ne considèrent pas que les anciens jardins et les anciens villages soient des propriétés particulières. Ils reconnaissent par contre la possibilité de se les approprier, en tant que lieux potentiels d’habitation et d’horticulture, du fait de la présence des signes de l’action humaine tels que la présence d’espèces végétales domestiques (manioc, arbres fruitiers, etc.), ou la présence de pétroglyphes et de roches striées par l’aiguisement des outils. Ce sont des lieux transformés par des êtres humains par le passé, mais les traces de l’appropriation individuelle ont disparu. Un processus d’oubli assure donc que de tels lieux ne deviennent pas le monopole de telle ou telle famille. Ceci peut être interprété dans le contexte d’une tendance plus générale dans les sociétés amazoniennes d’oublier les morts (Taylor, 1993). Je voudrais souligner ici le fait que de tels lieux ne sont pas entièrement « sauvages » — les signes de la présence humaine les identifient comme des lieux humains de façon générique. Si le processus de transformation de la terre pour la cultiver consiste en un acte d’appropriation, il est d’une importance majeure que ceci ne constitue pas une transformation permanente. Ceci dit, il faut comprendre ces faits dans le contexte d’une notion de territoire dans lequel les Tirio se considèrent libres, vis-à-vis des autres groupes humains, de cultiver, de chasser, et de pêcher et de gérer leurs affaires de façon indépendante. Dans ce sens, ils sont souverains sur leur territoire.
La valeur de la terre (1)
David Graeber a proposé la création d’une théorie de la valeur « en supposant au départ que ce que l’on évalue, ce ne sont finalement pas les choses, mais les actions » (Graeber, 2001 : 49). Il me semble que les Tirio, lorsqu’ils « valorisent la terre », ne valorisent pas une « chose », mais une séries d’actions et de relations. Pour eux, la valeur de la terre est relationnelle, et ce de manière ouverte. L’anthropologie de la propriété tend à définir la propriété en termes de relations entre les personnes et les biens (Hann, 1998). Mais il me semble que dans le cas présent, les relations de propriété existent aussi entre les personnes tout court. La relation de maîtrise ou de propriété structure le statut d’un jardin en tant que propriété de son créateur, de la même manière qu’un chef est maître-propriétaire de son village, ou un esprit-maître est propriétaire d’une espèce animale ou végétale. L’appropriation des ressources de l’environnement est une question de prédation ou de réciprocité interpersonnelle, à la manière des relations entre les humains d’un côté, et les différents animaux comme les singes et les pécaris mentionnés dans la section précédente, de l’autre. Il n’existe pas de valeur objective de tel ou tel morceau de terre, parce qu’elle change avec le temps — et ce ne sont pas que pour les Tirio que les choses sont ainsi, comme nous allons voir. Cette valeur se crée par ailleurs à travers le temps, car elle est le résultat du travail des cultivateurs précédents.
Cependant, la valeur, la propriété et l’acte d’appropriation ne correspondent pas les uns les autres, de façon précise. Par exemple, certaines espèces sauvages sont recueillies, et sont effectivement valorisées, même si elles ne sont pas la « propriété » des êtres humains ; dans de tels cas, il est souvent difficile de préciser si l’appropriation de ces produits constitue un acte de prédation ou bien s’il s’agit d’une relation de réciprocité — ceci semble varier selon l’espèce concernée. Comme des auteurs tels que William Balée, Darrell Posey et Laura Rival l’ont déjà établi (Balée et Posey, 1989 ; Rival, 2002), la distinction entre les espèces « sauvages » et « domestiquées » est souvent loin d’être claire. Mais dans la pratique, cette distinction n’est pas d’une grande importance, car se servir des produits du jardin d’un autre n’est pas considéré comme un crime sérieux, et dans la vie quotidienne des Tirio, les concepts de « droits de propriété » ont peu d’utilité pour décider de qui peut s’emparer de telles ressources à un moment donné.
Les régimes de valeur
Malgré leur situation relativement isolée au Sud du Suriname, les Tirio ne sont pas protégés des tentatives des instances gouvernementales de Paramaribo d’imposer un contrôle étatique sur les ressources ainsi que sur le territoire. Ils ne sont épargnés ni de l’influence grandissante des marchés internationaux, ni de l’internationalisation de la politique de l’’environnement. A partir des années soixante, la relation entre les Tirio et leur environnement a subi des changements considérables à la suite de la création par les forces armées brésiliennes et surinamiennes de pistes d’atterrissage sur leur territoire ainsi que de l’établissement de postes missionnaires catholiques et protestants des deux côtés de la frontière. Encouragés par les missionnaires, et attirés par la promesse d’un accès direct aux objets industriels des Blancs, la majorité des Tirio se sont déplacés pour s’installer à proximité des nouvelles missions. Les Tirio avaient été longtemps dépendants de leurs partenaires commerciaux Noirs marrons (de la tribu Ndjuka) qui dominaient les cours moyens des fleuves, pour l’obtention des haches, des sabres, des perles en verre, qu’ils échangeaient contre des chiens de chasse et des vanneries. Les missionnaires leur ont donné des fusils (que les Ndjuka leur refusaient pour des raisons stratégiques, afin de monopoliser ces armes puissantes) ainsi que des moteurs hors-bord pour les pirogues, des lignes de pêche, des hameçons et bien d’autres objets, mettant fin au monopole ndjuka dans les échanges. Avant la sédentarisation et la fusion qui s’en est suivie pour former une identité collective Tirio, il existait un certain nombre de groupes autonomes, tels que les Okomojana, les Aramiso, les Pïropï et les Pïrëujana, groupes dont les particularités (langue, identité, connaissances) ont au moins partiellement disparu aujourd’hui [12].
Plus récemment, les Tirio ont collaboré avec deux ONGs de conservation, Conservation International (CI) et Amazon Conservation Team (ACT). La CI existe depuis de nombreuses années dans la région, et cette organisation a longtemps dominé la conservation de manière générale au Suriname et dans la Guyane voisine (Chapin, 2004). Mark Plotkin, botaniste ayant effectué des recherches au Suriname chez les Tirio et les Saramaka dans les années 80, quitta la CI pour créer sa propre organisation, l’ACT, qui donne plus d’importance aux savoirs traditionnels (Plotkin, 1994). Le but principal du travail de la CI est de documenter la biodiversité, tandis que celui d’ACT est de promouvoir le « développement durable » basé sur l’échange marchand, et de préserver le savoir traditionnel. Les deux organisations ont mis en œuvre des projets cartographiques : employant des méthodologies qualifiées de « participatives », l’ACT a produit des cartes des ressources traditionnelles, dont l’objectif déclaré est de fournir des preuves qui pourraient aider les Tirio dans de futurs réclamations concernant des droits de propriété sur leur terre. Cette démarche est particulièrement importante au Suriname, car ce pays n’a pas encore reconnu, ni zoné de territoire autochtone ou tribal (Kambel et Mackay, 1999 ; Price, 2011). De son côté, la CI a reçu un mandat du gouvernement pour produire un inventaire forestier sous forme de carte détaillée et complétée par des données supplémentaires pour l’intégralité du pays, ce que cette organisation a fait, en utilisant notamment des procédés de technologie satellitaire. L’objectif de cet inventaire est de mesurer les quantités de carbone et de biodiversité présent dans le territoire national et de les localiser, afin de les gérer dans le contexte des nouveaux développements politiques autour de la gouvernance environnementale au niveau global. Par ailleurs, près de Kwamalasamutu, le plus grand village tirio, la CI a collaboré avec les Tirio afin de créer deux zones protégées. Une de ces zones est centrée sur wërepai, un site archéologique voisin où des pétroglyphes, réalisés selon les Tirio par leurs ancêtres, ont été découverts récemment. La CI considère cet endroit comme un « site sacré » et selon cette organisation, c’est pour cette raison que les Tirio ont accepté d’imposer des restrictions à la chasse autour de wërepai. L’autre zone protégée fût créée à la suite d’un échange intéressant entre le chef de village, Vigo [13], et la CI : selon le directeur de la CI, Vigo avait sollicité l’aide de l’organisation afin de créer une « ferme à gibier », car le village était devenu si grand que la forêt aux alentours ne pouvait plus supporter les effets de l’intense activité de chasse. Le directeur l’informa de l’impossibilité (même pour les Blancs) d’élever des animaux sauvages, mais lui dit que la CI pouvait instaurer une zone réglementée pour la chasse, afin de permettre aux animaux de se reproduire. Ce projet fût mis en place et les études de la CI (si l’on veut croire à leur impartialité) semblent attester de son succès dans la préservation des populations de gibier en question.
L’Etat surinamien ne reconnaît pas les réclamations des droits fonciers des peuples autochtones et tribaux et considère que tout l’intérieur du pays est propriété de l’Etat. Ce dernier ne reconnaît pas non plus la capacité des Amérindiens à gérer des aires protégées et les seules zones de préservation de la nature qui existent sont gérées par l’Etat, même si certaines responsabilités sont déléguées aux ONGs. Bien que la culture sur brûlis et la chasse soient permises dans ces zones, cette technique agricole est considérée par le gouvernement comme une forme de dégradation de la forêt. Ce point de vue justifie en partie le refus de la reconnaissance des capacités de gestion forestière des peuples autochtones.
Quand le Président Bouterse arriva au pouvoir en 2010, il annonça un protocole d’entente avec la Chine pour la construction d’une route jusqu’à la frontière avec le Brésil, et la mise en œuvre d’un projet de construction d’un barrage hydroélectrique, qui mènerait à l’inondation de quelques villages Tirio et Wayana, ainsi qu’au déplacement de certains villages noirs marrons. L’objectif de l’inventaire forestier que le gouvernement surinamien a délégué à la CI est de contribuer à une partie essentielle des préparatifs pour l’initiative REDD+. Il est clair que les projets d’infrastructure, de constructions de routes et d’un barrage causeraient une déforestation massive — et le nouvel inventaire forestier permet de calculer cet effet avec plus de précision. C’est d’une grande importance pour le programme REDD+ car les paiements éventuels que le gouvernement recevrait sous le régime REDD+ seraient calculés en termes de « coûts d’opportunité » [14] qui forment la base de scénarios alternatifs de développement futur. Ces futurs projets ont créé une situation politique tendue entre le gouvernement et les peuples amérindiens et noirs marrons. Les organismes autochtones et tribaux du Suriname savent qu’ils doivent militer pour leurs droits fonciers avant d’accepter d’être impliqués dans le programme REDD+. Le gouvernement, de son côté aussi, semble conscient de la nécessité de reconnaître les droits fonciers de ces peuples avant d’être qualifié pour un quelconque financement sous l’égide REDD+ ; il est clair que le gouvernement devra au moins donner l’impression de travailler sur des réformes dans ce sens. Les ONGs, la CI et l’ACT, jouent le rôle de médiateurs, aidant le gouvernement dans les procédures techniques tout en essayant de convaincre celui-ci de reconnaître certaines pratiques autochtones, et d’essayer d’expliquer les tenants du mécanisme REDD+ (qui reste néanmoins bien mystérieux même pour les experts en la matière) aux habitants de la forêt et aux fonctionnaires.
Le valeur de la terre (2)
La valeur de la terre selon l’initiative REDD+ est caractérisée par l’émergence d’une nouvelle marchandise : le carbone des forêts. Sa valeur est déterminée par celle des émissions de carbone que l’on estime avoir été évitée par la préservation des forêts. Le signe « plus » dans REDD+ fait référence, entre autres choses, à la conservation de la biodiversité. L’interprétation précise du terme « biodiversité » dans ce contexte n’est pas claire, mais pour être cohérent avec les principes libéraux qui sont derrière REDD+, il faut comprendre que l’accent est mis sur la valeur d’échange en termes à la fois de propriété intellectuelle et de ressources naturelles (basées sur l’utilité et la valeur d’échange de nombreuses espèces qui restent à découvrir). Toutes ces valeurs en termes de services écosystémiques [15] correspondent aux valeurs des ressources naturelles conventionnelles — surtout le bois et les minéraux — prises comme coûts d’opportunités. Pour l’Etat et pour les ONGs, l’estimation de la valeur de la terre se fait en termes de comparaison des ressources naturelles et des services écosystémiques rendus ; cette mesure est calculée en fonction de la valeur de ces catégories sur les marchés internationaux.
De tels calculs ne sont possibles que s’ils s’appuient sur des mesures exactes des ressources et des services concernés [16] : n’ayant pas les capacités nécessaires au niveau national, le gouvernement surinamien a recruté une société hollandaise afin d’exécuter une étude complète de faisabilité et des impacts environnementaux pour le projet de barrage, et il a demandé à la CI de produire un inventaire forestier national. En effet, alors que les études de faisabilité sont considérées généralement comme un préalable aux activités minières ou d’extraction du bois — sans parler ici du secteur d’extraction informel, de grande importance dans la région —, la prise en compte à grande échelle des stocks de carbone et de la biodiversité est un phénomène relativement nouveau. Surtout qu’une partie importante du programme REDD+ au Suriname, comme dans d’autres pays, renvoie à la mise en place d’activités que l’on nomme « MRV » : « monitoring, reporting and verification » (surveillance, rapport et vérification). Les gouvernements sont responsables de la mise en place d’institutions d’audit techniques censées surveiller les ressources forestières. Cette surveillance consiste en l’utilisation d’une combinaison d’images satellitaires, constamment mises à jour, ainsi que des contrôles sur place, effectués par des scientifiques ou des membres des communautés forestières ; ces derniers observent et déclarent les changements éventuels, par rapport à la situation documentée dans l’inventaire forestier, tels que les déforestations, dégradations, réductions en biodiversité, ou autres, qu’elles soient du fait de l’homme ou naturelles. On appelle parfois ces activités « carbon accounting » — la « comptabilité du carbone ». La valeur de la terre est donc évaluée de façon continue par ces auditeurs.
Sentiers et cartes
Ces considérations et injonctions officielles sont totalement étrangères aux modalités traditionnelles et relationnelles d’usage de la terre. Le système tirio de propriété peut opérer dans une société où l’espace se conçoit principalement en fonction des caractéristiques de déplacements des populations sur l’espace, à savoir la marche ou la navigation, mais pas en fonction de plans ou de découpages de territoires officiels. Dans le cadre de l’initiative REDD+, la valeur de la terre et les droits fonciers reposent, l’un comme l’autre, sur une abstraction, sous forme de cartes objectivant et aplatissant les formes concrètes, afin de se conformer à des mesures standardisées [17]. Deux modes d’appréhension du temps et de l’espace sont mobilisés ici : du point de vue des Tirio, l’indifférence au passage du temps est cruciale pour l’oubli des anciennes formes d’appropriation de l’espace, cela afin que le cycle d’abandon et de régénération des sites de culture puisse se poursuivre sans créer de tensions sociales. En revanche, la comptabilité des forêts exige une mesure précise du temps, car les services environnementaux ne prennent sens qu’en référence à leur provisionnement continu sur la durée.
Il est pertinent d’introduire ici une distinction entre deux types de cartographie : d’un côté, dans le cadre de la documentation des ressources traditionnelles, la cartographie permet de soutenir les réclamations des droits fonciers et l’éventuelle démarcation des territoires autochtones. De l’autre, plusieurs types d’activités de mesures, arpentages, recensements, quantifient les ressources qu’il s’agisse du carbone forestier, de la biodiversité, du gibier, etc. Si le premier type de cartographie est ouvertement politique, le deuxième est souvent un moyen de dépolitisation ; même si les décisions de mettre en place de telles études émanent du gouvernement, leur exécution est présentée comme une activité objective, apolitique [18]. Les Tirio, eux, ne font pas de distinction entre ces activités : les deux apparaissent être à la fois des modes de mesure et de quantification et des activités politiques. Cependant, ils ont des relations différentes avec chaque type. Les chefs tirio ont sollicité les activités cartographiques d’ACT, et des individus tirio ont toujours participé à celles-ci en échange de rémunérations modestes. Les recensements de biodiversité de la CI ont toujours été à l’initiative de cette organisation, mais cela ne l’empêche pas d’employer des Tirio, dont les connaissances de la forêt sont indispensables. Les Tirio voient souvent le travail de la CI avec un certain soupçon, surtout quand il s’agit des recensements de biodiversité conduits récemment dans la zone qui sera probablement affectée par le barrage. Certains Tirio accusèrent la CI de préparer leur expropriation de la terre et de travailler avec le gouvernement pour mesurer les ressources pouvant être extraites avant la construction du barrage. En réalité, il semble bien que la CI collectionnait des preuves des risques en termes de biodiversité que posait la construction du barrage.
Le travail d’ACT est également vu par beaucoup de Tirio avec suspicion ; quel est l’intérêt des acteurs tels que Mark Plotkin, chef charismatique de l’organisation ? N’aurait-il pas l’intention de s’approprier les ressources de la forêt ? Les activités d’ACT créent quelques tensions, notamment parce que les Amérindiens considèrent cette organisation comme peu généreuse : elle paie, en effet, beaucoup moins d’argent que d’autres (la CI par exemple) pour le travail effectué par les autochtones ; et seuls un nombre restreints d’individus travaillent pour cette organisation qui se présente pourtant comme soucieuse du bien de la collectivité. Le « Forest People’s Programme » qualifie de médiocre la qualité des cartes d’ACT (FPP, 2013) et ces cartes produites ne sont pas reconnues par l’association VIDS ; certains membres de VIDS n’ayant pas confiance dans les motivations du personnel d’ACT.
Les activités technologiques évaluant la valeur des territoires — sur lesquelles se basent les réclamations des droits fonciers et censées permettre la préparation du REDD+ — entraînent des relations complexes et souvent tendues entre les experts techniques et les Amérindiens. À la suite de ces interactions, les préjugés et les cosmologies des uns et des autres restent intacts. Les solutions qui émergent, la nature des activités de collaborations entre ces acteurs, correspondent rarement aux attentes des uns et des autres. Pour Vigo, par exemple, sa proposition de création d’une ferme lui a certainement été inspirée par les enseignements des missionnaires évangéliques auxquels il est particulièrement lié ; enseignements qui auraient induit chez lui une volonté de soumettre les animaux à la manière de Jésus, « maître de tous les êtres sur terre ». Vigo aurait ainsi, comme Jésus dans sa bienveillance, permis la chasse sans limite de toutes les espèces pouvant nourrir les êtres humains. Le directeur de la CI, de manière adroite, a réussi à transformer cette idée en une collaboration innovante avec la communauté locale sur la gestion d’une aire de conservation – expérimentation importante qu’il va pouvoir invoquer dans son dialogue avec le gouvernement. Voici un exemple très clair d’un malentendu entre deux parties qui s’est révélé productif de façon satisfaisante pour tous les acteurs concernés (Sahlins, 1979), au moins en apparence.
Faudrait-il interpréter cet exemple en termes de « compatibilité équivoque » (De Pina Cabral, 1999) ? Il semblerait, en effet, que les Tirio collaborent aux projets de conservation et de cartographie pour des raisons difficilement saisissables par des acteurs extérieurs et que des résultats inattendus peuvent en découler. Mais la réalité est malheureusement plus complexe. Comme je l’ai déjà mentionné, pour les Tirio, les activités des ONGs (cartographie ou recensements de biodiversité) sont suspectes ; elles leur apparaissent préparer un acte d’appropriation. Selon la vision que les tirio ont des Blancs, mesurer et s’approprier sont étroitement liés, et il semble que l’attitude des acteurs des ONGs leur donne raison : même si ces acteurs considèrent les Tirio comme les bénéficiaires principaux de ce travail, la procédure les exclut également. La terre devient propriété, leur propriété, mais sous un régime, un système légal, qui n’est pas celui des Tirio. Ces ambiguïtés dans les relations de propriété ne peuvent qu’entraîner des tensions, mais l’Etat sera, de toutes façons, l’arbitre ultime ayant ainsi l’occasion d’asseoir son autorité.
Prenons un exemple qui concerne le peuple Wayana, voisins des Tirio dont beaucoup habitent dans des villages mélangés tirio/wayana, avec de nombreux cas d’intermariages : à côté du fleuve Tapanahoni, il existe une montagne tepui riche de mythes pour les Amérindiens wayana et pour les Noirs marrons Ndjuka. Pour les Wayana, il s’agit d’un lieu d’origine et une destination des morts : c’est un tukusipan, une maison archétypique [19]. Pour les Ndjuka, il s’agit d’un site sacré associé aux esprits ancestraux. Les Wayana et les Ndjuka se sont fait la guerre au XIXe siècle, et selon les Wayana, à la fin des violences, chacun des chefs ennemis a bu le sang de l’autre. En partageant leur sang au travers de ce geste rituel, ces chefs ont accepté de respecter les limites des territoires tribaux et les lieux sacrés tels ce tepui, qui ne devaient en aucun cas devenir la propriété exclusive de l’un des groupes. Aujourd’hui toutefois, la cartographie officielle des territoires Wayana et Ndjuka qui sert de base pour les réclamations de reconnaissance des droits fonciers a donné lieu à une dispute sur la question de la propriété de la montagne sacrée [20].
Dans ce cas précis, il n’y avait pas grande équivoque sur ce qui s’est passé pendant le processus cartographique. Des guides amérindiens et noirs marrons ont travaillé pour l’ACT afin de produire des cartes de leurs ressources traditionnelles ; ils y ont aussi mentionné les lieux d’importance rituelle ou mythologique. Cependant, les Wayana et les Ndjuka, tout comme les Tirio, ne calculent pas la valeur de la terre en tant que marchandise, à la différence du processus cartographique, qui donne l’apparence d’une équivalence entre les catégories inventoriés [21]. Pour cette raison, le résultat de cette collaboration technique sans véritable complication majeure fût la révélation de l’incompatibilité des deux régimes de valeur.
Conclusion
Faut-il conclure que les relations entre le régime amérindien de valeur de la terre, d’un côté, et ce qu’on pourrait appeler les régimes capitalistes « d’audit » de l’autre, constituent un exemple d’incompatibilité non-équivoque ? Pas forcement. Je pense que la valeur de la terre est relationnelle pour tout le monde, même si certains agissent comme si ce n’était pas le cas : la valeur est toujours et partout fixée par des relations sociales, des transactions, des négociations, des tentatives d’équilibre d’intérêts parfois divergents ; mais les relations de propriété dans les régimes libéraux sont constitués comme si la valeur devait s’établir pour toujours, et ils favorisent une pérennisation des relations sociales. La valeur du sol et celle du carbone forestier dépendent, par exemple, d’une série vaste et complexe de relations sociales et de croyances : les émissions de CO2 doivent être réduites pour mitiger les effets de serre et la possibilité d’une catastrophe globale ; et cette croyance constitue la fondation ultime de la valeur du carbone forestier en tant que marchandise. Cette valeur subit à son tour des corrections répétées au travers des transactions financières innombrables sous l’influence du « marché ». Même si tous les acteurs impliqués ne partagent pas forcement cette idée, les séries de relations mobilisées autour d’elle ont néanmoins des effets importants, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire : mobilisations autour des questions des droits fonciers ; projets infrastructuraux spéculatifs ou mise en avant de « sujets environnementaux » (dans le sens, proposé par Agrawal (2005)), entre autres.
Si les Tirio, et d’autres peuples forestiers du Suriname, exploitent des espèces en danger, ils le font car ils ne valorisent pas ces espèces à la même manière que des biologistes et des conservationnistes. Ceci ne veut pas dire qu’ils ne les valorisent pas autant, mais qu’ils ne les placent pas dans le même système de classification. La classification de la biodiversité peut être comparée aux processus bureaucratiques, aux discours monétaires, et aux présupposés des processus temporels linéaires, qui posent des problèmes empiriques (Bowker, 2005). Les discours bureaucratiques et techniques, et les processus de valorisation de la terre associés aux ONGs environnementales et aux Etats, sont les mêmes que ceux qui rendent aliénable la biodiversité en la transformant en marchandise.
Alors que les peuples forestiers, les gouvernements et les ONGs négocient les droits fonciers, l’identification des tenants des droits sur le carbone forestier et sur le sous-sol (à qui doit profiter des paiements éventuels de la REDD+), ainsi que la valeur de la terre sont loin d’être finalisées. Ce sont ces interactions mêmes entre les différents groupes sociaux — les négociations, les projets “participatifs” — qui la déterminent, tout autant que les fluctuations des prix sur le marché global. Parfois ces interactions sont caractérisées par la prédation : comme lorsque le gouvernement menace de construire des barrages et des routes ayant pour unique bénéficiaire l’électorat urbain. En revanche, on peut parfois observer des relations plus réciproques, comme dans le cas des coopérations, au travers d’actions plus techniques, entre Amérindiens, ONGs et instances gouvernementales. Le résultat le plus harmonieux, en termes de relations entre ces acteurs, serait peut-être que les Tirio et les autres peuples forestiers trouvent une légitimité dans un rôle d’audits / experts forestiers, de gardiens de la comptabilité du carbone, ou d’agents œuvrant à la conservation des forêts. Un tel scénario risquerait toutefois de submerger les rapports traditionnels de propriété sous une marée de bureaucratie.