Il n’est pas fréquent qu’un ouvrage collectif propose un objectif nouveau à un domaine de recherche, et ce avec l’aide, les moyens et le langage d’autres médias. Certains des auteurs de cet ouvrage y voient même une naissance disciplinaire. En effet, ces dix ethnologues ne nous donnent pas à lire l’étude d’une société ou d’un groupe particulier en distinguant leurs caractéristiques religieuses, familiales, laborieuses ou esthétiques communes. Ils optent pour le portrait, la description d’un individu. A première vue, leurs choix semblent rétrécir inutilement le champ des possibles ethnologiques. Souvent assimilés à des sociologues œuvrant en pays lointain, on leur demande généralement de rendre compte des façons de vivre spécifiques d’une communauté, cette dernière pouvant englober une province ou se réduire à une famille. On leur concède déjà le droit de s’adonner à la biographie, genre effectivement pratiqué antérieurement par plusieurs de ces auteurs. Mais veulent-ils désormais tourner casaque et verser dans les études de cas des psychologues ?
Il ne faudrait pas cependant croire que ce type de portrait isole son sujet. En effet, les coordinatrices de l’ouvrage, J. Massard-Vincent, S. Camelin et C. Jungen, énoncent plusieurs règles modelant leurs démarches communes : leurs auteurs interviennent directement à l‘intérieur du portrait. C’est le cas de P. Feghali photographiant Abou Youssef, vagabond mystérieux : « la personne qu’il fixe est moi . Assise à ses cotés sur le banc du jardin public de Sanayeh » (p. 124). C’est aussi ce que fait B. Brac de la Périère avec Lélé, son incontournable assistante de terrain birmane : « Elle a l’habitude de dire en me montrant son ventre que, s’il est protubérant, c’est qu’il est plein de tout ce qu’elle n’a pas pu me confier » (p. 141). J.-C. Depaule évoque, lui, la voisine de palier, ses générosités alimentaires et ses nuits de veille : « une fois je la croisais en fin de matinée, à l’évidence elle venait de se réveiller, elle me dit : “c’est terrible, je me suis replongée hier soir dans Dostoîevski” » (p. 56). Mais si le duo ne fait pas encore foule, rappelons que l’emploi du « je » a été vivement contesté par certains ethnologues, notamment des africanistes il y a deux ou trois décades, pour son auto-complaisance et son manque de valeur scientifique. Depuis, et même avant, il est vrai, l’observateur peut revendiquer une place active auprès de l’observé, gage d’intimité et de véracité des données obtenues.
Non seulement le portrait n’est donc pas solitaire, mais il peut aussi faire état de nombreux liens avec autrui. De fait, il comprend beaucoup d’allusions au relationnel : c’est lors de sa dernière prestation publique de politicien que Monsieur Devoir est observé par M. Abélès ; de même, l’amatrice insatiable de feuilletons télévisés finement esquissée par C. Jungen sait cependant recevoir avec aisance toute une foule de parents jordaniens. Les auteurs insistent aussi, dans leur « proposition anthropographique » en introduction, sur le fait qu’ils n’utilisent pas seulement un moment électif pour la présentation de leur personnage mais des temporalités distinctes mettant en scène la personne objet de leur intérêt. Ainsi, S. Renaisson, pour nous parler d’un jeune boxeur thaï, utilise les prises de notes effectuées à cinq dates distinctes, centrées sur ses entrainement, ses souffrances, ses gains, ceux des parieurs, le combat. Plusieurs autres auteurs ont fait varier et le temps et l’espace qui les mettent en contact avec le sujet de leur portrait. S. Houdart, captivée par l’architecte japonais Kuma, sépare en trois tableaux ses entrevues avec lui : d’abord celui d’une exposition à Tokyo où il fait une conférence ; ensuite un an plus tard dans son agence ; puis, durant huit mois par des contacts avec son équipe au travail. Et arrive l’ultime rencontre : « Des années plus tard, alors que nous sommes invités Kuma et moi à présenter nos livres respectifs dans une librairie parisienne, Kuma, publiquement, m’interpelle : “comment avez-vous fait pour comprendre ?” L’épreuve, semble-t-il, est réussie » (p. 118). Ce libre maniement de lieux changeants, d’époques différentes et de thèmes variés autour d’un personnage l’est aussi.
Sur le plan du langage, les auteurs revendiquent l’usage des vocabulaires de la peinture et surtout ceux de la photographie et du cinéma. De fait, plusieurs d’entre eux ont photographié, filmé et écrit les portraits effectués. Aussi abondent les termes et expressions de cadrages, hors champ, axe visuel, tous maniés avec élégance mais quelque peu déroutants pour le lecteur ignorant, ne sachant pas très bien à quels moments ces mots indiquent un geste technicien ou filent la métaphore. En revanche, on peut s’étonner de l’absence de mention du lien entre portrait de l’ethnologue, portrait du romancier ou du journaliste. Sans remonter à Boileau, mentionnons l’éclatant « Portrait de groupe avec dame » [1]. L’auteur, Heinrich Boll, reconstitue minutieusement la vie passée d’une Allemande et épie son présent d’après-guerre grâce à une petite foule composée pêle-mêle d’amis de celle-ci, de ses détracteurs, de témoins indifférents ou de défenseurs acharnés, quelquefois contradictoires dans leurs informations — lesquels font aussi l’objet de plus brefs portraits écrits. Du coté de la presse, figure souvent une pleine page dans les quotidiens, lieu de présentation d’une personnalité photographiée, nantie d’une courte suite de dates repères, puis décrite par le journaliste ou dialoguant avec lui. Que les auteurs de « Portraits » ne se formalisent pas de cette convergence : anthropologues, journalistes et bien sûr, romanciers, soignent leur écriture lors de cet exercice. Sur le plan de la longueur, plusieurs des « esquisses anthropographiques » ont la taille journalistique ou celle de courtes nouvelles littéraires. Mais alors, quelle différence entre l’écrivain, l’envoyé spécial rédigeant son papier sur une artiste et l’anthropologue ? En fait, les distinctions ne sont pas significatives sur le plan formel ; c’est plutôt le projet qui diffère et le choix des personnes : décrire un individu sans célébrité particulière dans la singularité de ses actes et en relation avec le monde extérieur. Rendre présents, nous dit M. Abélès, des gens dans des situations de leur existence.
La lecture de cet ouvrage étonne aussi le lecteur. Malgré les règles mentionnées ci-dessus, les portraits, variés, sont élaborés très différemment. Abou Youssef, si précisément photographié par P. Ségali, n’en est pas moins un portrait volontairement flou. Est-il riche comme l’affirment certaines de ses connaissances, ou fouille-t-il les poubelles ? Où a-t-il disparu ? Etait-t-il un espion ? Si oui, de quel camp ? Ces questionnements sans réponses tranchent avec la matérialité du corps exténué d’un jeune boxeur thaï, admirablement décrit par S. Renesson. Quant aux problèmes de Mariam, universitaire née au Koweit, résidente au Yémen et vivant en Angleterre, présentée par S. Camelin, ses problèmes identitaires, ses démêlées conjugales et son refus du voile ont peu de rapport avec les univers de ces prédécesseurs. Et pas d’avantage avec les emplois du temps soigneusement rapportés par A. Herrou des trois moines taoïstes de Pékin. Effectivement, tous ces gens nous plaisent du fait de leur caractère sui generis, de leur spécificité particulière. Mais cette étude des existences et des individus singuliers, prônée si chaleureusement par A. Piette en fin d’ouvrage, comment l’utiliser à des fins scientifiques ? Ces portraits défient les catégories, et se prêtent difficilement à comparaison. Ni complémentaires, ni opposés, ils apparaissent effectivement comme trop uniques pour stimuler quelque recherche. Les arcanes du portraitiste ne suffisent pas, elles nous ont seulement mises en appétit. On réclame la seconde partie du mode d’emploi.
Mais ne nous pressons quand même pas trop. Pensons aux doctes monographies ethnographiques sur les groupes régionaux africains publiées par les Presses universitaires de France il y a une petite cinquantaine d’années [2] : Les Kotokoli du Nord Togo, les Bassari, les Kabré, etc. croient en ceci, cultivent comme cela. Hommes réifiés, ils étaient censés penser ou faire tous les mêmes choses. De ces caricaturales simplifications, les ethnologues ont fini par revenir ; ils réclament pour les gens qu’ils étudient et généralement apprécient à titre personnel, le respect de leur particularité. Les monographies impersonnelles nous éloignaient de leurs modèles ; le portrait nous en rapproche énormément. Les sciences sociales sont capables de maturité.