Introduction
La ville s’affirme de plus en plus comme un lieu de nature et de biodiversité digne d’intérêt, mais également comme le lieu d’une appropriation sociale de cette biodiversité (Clergeau, 2007 ; Lizet, 2008). Depuis le Sommet de la terre à Rio de Janeiro en 1992, les politiques environnementales urbaines se sont déployées. Elles incitent les naturalistes [1] à inventorier le vivant dans les espaces urbains, longtemps considérés comme l’antithèse des milieux naturels (Lizet, Wolf et Celecia, 1997 ; Coutard et Lévy, 2010) et elles poussent les chercheurs, biologistes en tête, à comprendre les dynamiques écologiques qui leur sont propres. En découlent des situations inédites et conflictuelles de protection d’espèces animales et végétales en ville [2]. Il en est ainsi de la Canne de Pline (Arundo plinii Turra), une plante endémique, rare et menacée dont l’aire de subsistance correspond presque exclusivement aux territoires urbanisés de Fréjus et de Saint-Raphaël, sur le littoral varois (Figure 1 et Figure 2). Elle perd pourtant du terrain — ce qu’attestent les relevés cartographiques successifs réalisés par des écologues à partir des années 1980 — et figure à ce titre dans le Livre rouge de la flore menacée de France. Elle bénéficie depuis 1994 d’une protection régionale. Tout projet d’urbanisation ou d’aménagement qui affecte l’une de ses populations doit par conséquent faire l’objet d’une demande de dérogation auprès du CNPN (Conseil National de Protection de la Nature, une instance du ministère en charge de l’Ecologie) après avoir transité par la DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement).
En 2008, la commune de Fréjus envisage des travaux de rénovation urbaine dans un quartier qui, bordé par un cours d’eau, comprend des stations de Canne de Pline. De fait, elle instruit une demande de dérogation en proposant un plan de conservation à l’échelle de la communauté d’agglomération de Fréjus et Saint-Raphaël, qui est pris en charge par le Service de l’environnement, créé en 2007. Le plan de conservation propose d’articuler des zones urbaines réservées pour la Canne et lorsque l’aménagement s’impose, la transplantation des populations est préconisée (Note de synthèse relative au projet de plan de conservation de la Canne de Pline sur le territoire de la ville de Fréjus, 2008). Le CNPN tire argument du manque de connaissances relatives à la plante pour refuser ce qu’il juge être « un plan de gestion et non pas […] un plan de conservation relatif à une espèce menacée ». Il missionne alors des écologues marseillais pour combler ces lacunes. Un master, puis une thèse en écologie sont lancés. Les recherches entreprises en 2009 bouleversent la donne : le taxon initial (Arundo plinnii) est éclaté en trois espèces bien distinctes. Fait rarissime en France en ce qui concerne la flore, l’une d’entre elles est nouvelle pour la science. C’est celle qui vit sur les communes urbaines de Fréjus et Saint-Raphaël (Figure 3). L’affaire se corse, l’identité de l’espèce se brouille. La Canne « de Pline », sur laquelle les acteurs locaux avaient commencé à communiquer pour la transformer en bien commun à Fréjus, existe bel et bien, mais en Italie et en Grèce. Celle qu’on continue d’appeler « Canne de Pline » sur le littoral varois s’est muée en Arundo donaciformis [3] et le lien avec Pline, le grand naturaliste de l’Antiquité, potentiel pivot de la campagne de sensibilisation auprès des habitants, se complique. Les écologues sollicitent le Service environnement de Fréjus Saint-Raphaël à propos des bases de données sur la répartition des populations de Canne. Mais suite au refus du plan de conservation proposé en 2008 par ce service, les relations avec les scientifiques se durcissent. De plus, les écologues suivent la piste d’une histoire de la Canne de Pline naturelle et culturelle au long cours [4]. Pour ces deux raisons, ils sollicitent la collaboration de chercheurs en sciences sociales. La géographie et l’urbanisme pourraient aider à dessiner la répartition des stations [5] de Canne de Pline dans la ville. Le rôle de la sociologie est d’étudier les relations entre les acteurs de la ville, les habitants et la Canne. Un projet intégrant sciences de la vie et sciences sociales s’élabore, un financement est obtenu dans le cadre du PIRVE (Programme Interdisciplinaire de Recherche Ville Environnement) [6].
L’un des résultats majeurs de l’enquête sociologique réalisée en 2011 (Barthélémy, Lizée & Geneys, 2012) a été le constat de l’indifférence des habitants au regard de la campagne de communication qui a accompagné la mise en protection. Pour les Fréjussiens, la Canne de Pline ne semble pas exister. Comment faire le lien avec les habitants ? En se donnant les moyens de connaître leur propre vision des choses, leur relation intime avec la plante, par-delà et en deçà de l’entreprise de patrimonialisation qui s’engage sous des auspices peu satisfaisants. Pour ce faire, à l’occasion d’échanges entre équipes lors d’une recherche ANR [7], le choix s’est porté sur l’ethnobotanique, dont le propos majeur consiste à comprendre et mettre en perspective deux systèmes de savoirs et de représentations de la nature qui s’ignorent, des univers de pratiques et de connaissances disjoints : celui des scientifiques et celui des autres, qualifiés de « vernaculaires », « locaux » ou encore « autochtones » selon les contextes. Dans l’aire urbanisée de Fréjus, il fallait aussi déployer un savoir-faire dans le domaine de l’ethnologie du proche. Ce fut l’objet et l’enjeu d’un stage de master 2 (Lefebvre, 2012). Il a été l’occasion d’un élargissement du partenariat institutionnel, et d’un co-encadrement original entre ethnologie et sociologie [8].
Dans ce contexte de conservation de la biodiversité urbaine, inédit et difficile sur le plan des rapports sociaux, qu’apporte l’ethnobotanique à la sociologie ? Face à ce que nous pourrions définir comme un « non objet », une espèce végétale a priori invisible, l’ethnobotanique, en centrant son analyse sur les enjeux de désignation scientifique et profane, permet d’apporter des éléments de compréhension. Le parti-pris méthodologique de mise en partage de l’information dans la démarche de l’enquête offre un regard critique sur la possible reconnaissance de la Canne comme patrimoine local. Cela pose in fine la question de la position des ethnologues et des chercheurs en sciences sociales dans ce type de recherche, à la fois producteurs d’un savoir spécifique et porteurs d’un discours de communication et de mise en visibilité d’une nature urbaine largement méconnue.
De la sociologie à l’ethnobotanique
L’enquête sociologique de 2011 a été réalisée auprès de seize personnes, choisies en fonction de leurs actions et points de vue sur la protection de la plante. La réglementation sur les espèces végétales protégées crée des « mondes » — au sens où l’a défini Howard Becker (1988) — composés d’interactions sociales entre des humains et des non-humains (Latour, 1991). Deux systèmes sociaux interagissent autour d’Arundo plinii (aujourd’hui, A. donaciformis) (Figure 4). Le premier « monde » relève de l’État ; il relie ses services déconcentrés (DREAL, CRPN, CSRPN [9], Conservatoire botanique national en charge de l’inventaire de la flore), à des laboratoires de recherche locaux et une association régionale de protection de la nature. Ce premier monde a pour tâche d’inventorier le vivant, flore et faune, d’en instituer le statut, de susciter une réglementation adaptée et de veiller à son application. Le second « monde » s’inscrit dans le local ; il met en interaction le service intercommunal en charge de l’environnement des communes concernées par la Canne de Pline, les services techniques locaux impliqués dans l’entretien des espaces verts et des associations, à qui seront confiés certains travaux d’entretien de la Canne. Ces associations relèvent du domaine de l’économie sociale et solidaire et proposent des chantiers de réinsertion axés sur la nature (entretien des espaces naturels et ruraux, activités en lien avec une zone Natura 2000 présente sur la commune de Fréjus, les étangs de Villepey).
Ces deux espaces sociaux ne sont entrés en contact avec la plante ni de la même manière ni à la même date. Deux « récits » [10] émanant de l’enquête sociologique ont permis de le comprendre. Le premier récit prend forme lors d’un projet de rénovation urbaine à Fréjus, dans le quartier de la Gabelle, qui concentre des habitats sociaux et exacerbe les problèmes récurrents des quartiers populaires avec des logements qui se dégradent, des espaces publics dévalorisés, une situation à l’écart du centre urbain. Les travaux entrepris le long du cours d’eau [11] qui traversent le site sont accompagnés d’une étude d’impact, comportant une cartographie des stations de Cannes de Pline. La plante prend alors place dans les préoccupations urbaines, elle devient partie prenante de l’aménagement. Le second récit émane du milieu de la protection de la nature qui œuvre à la connaissance de la botanique de proximité. En liaison avec le Conservatoire botanique et une association régionale de protection de la nature, les naturalistes réalisent des inventaires floristiques à Fréjus et ils s’alarment, dès les années 1980, de la réduction drastique des stations de Canne de Pline. Ces actions aboutissent à la reconnaissance d’un statut d’espèce localement en danger, et donc protégée, obtenu en 1994.
Les deux récits permettent de comprendre l’histoire d’une prise en charge officielle de l’espèce, notamment par les gestionnaires de la ville, qui aura nécessité près de trente ans. A la fin des années 1980, les naturalistes « lanceurs d’alerte » entrent en action. Ils ont comme leader l’un des premiers scientifiques à avoir réalisé un inventaire cartographié des populations de Canne. En 2008, la plante est enfin prise en compte dans l’activité d’un service intercommunal de l’environnement qui recrute un stagiaire [12] pour actualiser la carte de ses localisations.
L’enquête sociologique auprès des personnes impliquées à divers titres dans la prise en charge de la Canne de Pline a permis de déceler un élément fondamental pour la compréhension du statut de la plante dans la ville. La Canne de Pline est officiellement protégée au titre d’une fragilité croissante. Pourtant, l’une de ses qualités singulières, qui domine dans les perceptions, est sa capacité de résistance :
« Il en repousse partout » (Homme, Service intercommunal Environnement)… « C’est vraiment très, très tenace » (Homme, Service local Espaces Verts)… « Moi, je pense que c’est une espèce qui a les reins solides, la Canne de Pline » (Homme, Association de protection de la nature).
Certains interlocuteurs vont plus loin, jusqu’à évoquer l’idée d’un vivant « parasite » :
« C’est la mauvaise herbe qui fait « chier » les personnes qui nettoient les bords de route. C’est la plante qui ré-envahit les parkings qu’on a goudronnés, ça perfore les goudrons » (Homme, Association de protection de la nature)… « Et puis pour beaucoup de gens qui ont des belles stations près de chez eux dans le cadre d’espaces verts qu’on leur a demandé de garder, c’est l’endroit où les mobylettes démontées vont se foutre, où les rats pullulent, où les souris pullulent... Voilà pour les yeux des gens c’est ça. C’est de la merde » (Homme, Association de protection de la nature).
Ces évocations ont étonné les sociologues, arrivés sur ce terrain par l’entremise des écologues qui insistaient quant à eux sur le déclin de l’espèce et sa précarité :
« C’est un taxon endémique, c’est à dire qu’on ne va trouver qu’en France... ensuite, qui a quand même une certaine résistance si on ne le détruit pas. Voilà, donc peut-être qu’elle a des potentialités par elle-même. Comme je dis toujours une espèce, elle peut avoir toute la génétique ou la diversité génétique, face à un bulldozer personne n’est capable de résister » (Femme, Laboratoire de recherche).
La Canne de Pline oscille ainsi entre deux réalités contradictoires : d’un côté son système racinaire lui confère une très forte vitalité et de l’autre, les stations diminuent avec l’urbanisation. Doit-on se protéger de la Canne, ou la protéger ? Les points de vue sont pour le moins contrastés et varient selon la position des acteurs dans l’espace social constitué autour de la plante (Figure 5). La destruction est légitime si l’espèce est considérée comme envahissante ; inversement, si la notion de fragilité domine, la protection est attendue. Dans le cercle des acteurs décisionnels (élus, personnels de la fonction publique territoriale, associations, scientifiques), l’ambivalence des perceptions qui découle des caractéristiques biologiques de la plante, compromet à l’évidence sa mise en protection et pour le formuler autrement, sa transformation en patrimoine fréjussien. L’ethnobotanique a pris le relais pour élargir l’enquête et creuser la question des relations constituées autour de la Canne de Pline, dont l’identité est flottante, tant en ce qui concerne le nom qu’on lui donne que la valeur qu’on lui attribue. L’articulation avec les résultats sociologiques s’est faite sur le parti-pris méthodologique d’une confrontation entre le discours et les pratiques, d’un lien établi entre les aspects immatériels (perceptions et représentations, savoirs et dénominations, rapports sociaux) et la dimension concrète de l’action sur la plante. « C’est l’usage qui noue l’attention humaine aux éléments du milieu, à la source, à la pierre, à l’arbre, à la primevère. L’usage qui retient l’aura des représentations comme le noyau son nuage d’électrons » écrivait Pierre Lieutaghi dans les années 80 (Lieutaghi, 1983 : 4).
Reconnue et distinguée dans l’environnement végétal urbain par les scientifiques et les responsables du service Environnement, la Canne de Pline a été l’objet de pratiques conservatoires nouvelles, comme la transplantation en lieu sûr par des personnes autorisées et l’interdiction de toute intervention pour l’ensemble des Fréjussiens [13]. Toutes ces situations pouvaient être éclairées par le terrain ethnobotanique. Mais l’enjeu était surtout d’aller vers les habitants, de repérer les usages, les images, les termes d’appellations dont la plante pouvait être l’objet.
La lecture du paysage à la rescousse de l’enquête
Retrouver les usages matériels de la plante n’a pas été simple. Le dépouillement des bulletins des sociétés savantes dans la phase préliminaire de repérage bibliographique a été décevant et les archives de la ville étaient muettes sur le sujet. Quant à l’enquête elle-même, elle s’est vite apparentée au parcours du combattant. Il n’allait vraiment pas de soi de rencontrer les Fréjussiens. Il a fallu provoquer ces rencontres [14], élaborer une véritable tactique. Dans la périphérie de la ville les habitations sont regroupées en îlots résidentiels dont beaucoup sont inaccessibles : entrée avec digicode, pas de sonnettes. Les premières enquêtes se sont heurtées à une réticence : « la Canne de Pline ? Mais qui est ce Pline ? ». Par ailleurs, l’ensemble des articles consultés [15] et les premiers pas sur le terrain ont révélé l’existence d’un duo végétal a priori insécable. Arundo donaciformis (alias Arundo plinii) voisine au plus près, dans l’espace comme dans les esprits, avec Arundo donax, une autre Canne, dite « de Provence » [16]. On les trouve ensemble, dans les mêmes milieux ; très proches dans la systématique des botanistes, elles sont difficiles à distinguer à l’œil. Un même terme commun les désigne, roseau, dans les écrits (les flores notamment) comme dans les témoignages oraux qui ont pu être obtenus. L’apprentissage des caractères discriminant les deux espèces s’est donc avéré indispensable. Ce sont les écologues du programme de recherche qui ont initié l’ethnobotaniste.
Ces difficultés d’approche ont renforcé le parti-pris initial de conjuguer l’enquête et la lecture du paysage (Lizet & De Ravignan, 1987 ; Lizet, 2008), qui a été particulièrement utile pour s’imprégner du terrain et déceler ses particularités. À Fréjus, ériger des barrières physiques autour de soi et de son logement va de pair avec l’implacable diktat de la voiture : en dehors du centre-ville le piéton est rare, il est partout subordonné aux véhicules motorisés et pratiquer les transports en commun demande beaucoup de patience. Mais circuler en voiture s’est en fait avéré très utile pour comprendre à quel point les Cannes et les routes font bon ménage : il est de notoriété publique à Fréjus qu’une partie des remblais destinés à la construction des routes contenait des rhizomes des deux plantes, les propageant au fil des aménagements de la ville [17]. Procéder à une analyse de paysage au rythme de la voiture a aussi permis de se forger une expérience personnelle de la co-présence des deux espèces, de leurs distributions respectives dans le tissu périurbain et dans ce qui reste d’agricole, de leur omniprésence sur les berges et dans les fossés, des divers modes de voisinage avec les maisons. Comprendre la place des roseaux dans le paysage a été déterminant pour le choix des trois sites qui allaient être pratiqués à pied et comparés, afin d’accéder à une compréhension satisfaisante des relations existant entre les habitants de la commune et « leurs » Cannes.
La démarche paysagère a par ailleurs conduit à établir des liaisons imprévues : entre l’addiction à la voiture et l’histoire touristique de la ville d’une part, entre l’esthétique horticole municipale et la question de la biodiversité citoyenne d’autre part. Fréjus se transforme en station balnéaire à partir des années 1960 et sa population passe de 13 452 habitants en 1954 à 52 203 habitants en 2009. 44% du parc immobilier de la commune est constitué de résidences secondaires, le double par rapport à 1968. De tels chiffres s’expliquent — comme sur l’ensemble de la Côte d’Azur mais le phénomène est tardif ici — par la douceur du climat hivernal et l’attrait de la mer en été.
Dans les mises en scène végétales du domaine public, la Ville a puisé, selon les quartiers, dans une gamme d’espèces et une diversité de motifs. Selon le schéma classique, le centre historique est très horticole (nombreux bacs à fleurs sur les trottoirs), mais des essences indigènes comme le chêne blanc ou le petit palmier originaire du bord de mer (Chamaerops humilis) ont également trouvé place. Les grands axes routiers sont ombragés par des alignements d’arbres d’essences différentes : du centre vers la plage par exemple, le service des espaces verts a choisi des platanes, du centre vers le Nord Est, des oliviers et des cerisiers (souvenirs des anciennes parcelles agricoles ?), mais aussi des pins parasols et le pin d’Alep dont l’image est plus locale. Mais partout et surtout à l’approche de la mer, triomphent les palmiers (Jubaea spectabilis, Seaforthia robusta, etc.), introduits dès les années 1866 à Toulon dans le Var (Turrel, 1866). On en voit de toutes les tailles, de toutes les formes, dans différents aménagements urbains. En ce qui concerne les habitations, la densité et la diversité des végétaux sont spectaculaires, ils débordent sur les rues. Depuis 1959, la Ville encourage en effet les habitants par le concours « fleurir Fréjus », et la condition sine qua non pour y accéder est la visibilité des fleurissements depuis la rue. L’implication (au moins rhétorique) du conseil général du Var sur le terrain de la flore locale est bien plus récente [18] ; elle est l’un des indicateurs d’une socialisation de la question de la biodiversité. Il faut dire que le Bassin méditerranéen héberge une richesse floristique exceptionnelle : on recense 25 000 espèces, dont la moitié d’endémiques (Myers et al., 2000). En France, la région PACA et la Corse représentent un quart de la biodiversité française et 73% plantes protégées y sont concentrés. Sur la commune de Fréjus, une quinzaine d’espèces « patrimoniales » ont été officieusement recensées [19].
Le conseil régional a beau faire, les plantes exotiques sont très nettement préférées à Fréjus pour l’ornementation des domaines public et privé. À quand l’installation de la Canne de Pline sur les ronds-points ? Dans l’état actuel des choses, l’idée est semble-t-il provocatrice. Les roseaux ne font pas partie de la palette paysagère et certains naturalistes se prononcent nettement contre toute utilisation ornementale d’une espèce protégée [20]. Ils prospèrent au contraire dans les interstices de la ville, à l’arrière plage, sur les talus et les fossés de bords de route ou de chemin de fer, dans les zones incultes.
Du sale au patrimonial
L’enquête s’est orientée sur ces roseaux qui semblent n’exister que dans les failles de l’urbain, en creux et à l’envers du décor, dans des endroits laissés pour compte, exposés aux risques naturels d’inondation et d’incendie, singulièrement menaçants sur ce territoire densément urbanisé. L’analyse de paysage et les entretiens ont aussi confirmé que les étendues de Cannes étaient des lieux d’incivilité et de transgression sociale. Les canniers sont idéals pour qui souhaite se mettre à l’abri des regards. Entre adolescents, on joue à mettre le feu à des tiges sèches et on s’efforce de l’éteindre. En suivant les pistes dont elles sont sillonnées, on peut tomber sur une station de démontage de scooters sans nul doute volés, où ne subsistent que les châssis. La drague homosexuelle peut y est être active : nombreux sont les Fréjussiens qui ont fait référence à la plage des Esclamandes et à ses deux cents mètres d’étendue de roseaux, à quelques dizaines de mètres d’une route.
Les agriculteurs ont eu les mots les plus durs à l’égard du végétal, car sa présence dans les champs gêne leurs activités et ils le combattent :
« Ça fait soixante ans on a toujours vu hein. Alors… Ça repousse toujours. Y a des étés que c’est sec comme tout on dirait que c’est mort, c’est tout ratatiné, machin et tout et tout. On s’est dit ça y est cette fois elles vont crever. Elles repoussent putain… Rien du tout : dès qu’il repleut… ».
Quand le roseau occupe de grandes surfaces et qu’il n’est pas coupé régulièrement — certains agriculteurs les fauchent une fois par mois —, cela fait sale : le jugement est quasi unanime chez les personnes rencontrées, agriculteurs mais aussi habitants, jardiniers ou non, pêcheurs... Cette végétation touffue abriterait tout un peuple de nuisibles, dont l’évocation diffère selon les emplacements dans la ville : serpents, sangliers, rats et moustiques tigres [21].
Néanmoins les réactions n’ont pas été exclusivement négatives. Une sympathie s’est exprimée lorsque l’interlocuteur était à même de faire la distinction (au moins sur le registre de la connaissance abstraite) entre les deux Cannes, ce qui revient à dire qu’il avait lu l’un ou l’autre (ou la totalité) des articles parus entre 2009 et 2010 dans l’édition spéciale pour Fréjus du quotidien Var-Matin [22]. Toutes ces personnes, assez âgées et à la retraite, avaient en commun de se sentir proches de la nature, de n’être pas confrontées au voisinage gênant avec la plante et d’en connaître le statut d’espèce protégée. C’est également à travers la présence de la plante dans la zone ZNIEFF (Zone naturelle d’intérêt écologique, floristique et faunistique) des étangs de Villepey que les informations ont circulé auprès des promeneurs, par les gardes du littoral en charge de l’entretien et du suivi de la ZNIEFF. Les associations de protection de la nature du secteur présentent également la plante lors de « balades naturalistes ».
Quant aux habitants qui vivent à proximité de peuplements de Canne de Pline, ils ont été informés directement, lors de la réalisation de l’inventaire et du plan de conservation. Lors de l’enquête ethnobotanique, ces riverains de la plante ont tous contesté la légitimité de l’entreprise de sauvegarde conduite au nom de la rareté et de la biodiversité, brandissant au contraire l’argument d’un comportement de « chiendent ». L’idée d’une vitalité extrême, d’une menace d’invasion sur les biens propres, est récurrente. Les mouvements de plantes liés aux travaux municipaux de terrassements n’ont pas non plus échappé aux habitants, renforçant l’image d’un vivant bricolé, hybride de sauvage et de manufacturé, « sauvagement artificiel » (Larrère, 1994) et à ce titre ne justifiant pas la protection.
La représentation sociale qui domine franchement chez les Fréjussiens est celle d’une vie qui ne vaut guère. Un roseau générique, aux antipodes de l’effort de différenciation opérée par les naturalistes et les biologistes depuis trente ans.
Nomination, savoirs, usages
Au fil des lectures et de l’enquête, Arundo plinii-Arundo donax, l’encombrant duo végétal, a pris sens et la question des utilisations matérielles de ces deux espèces, en relation directe avec la manière dont on les nomme, a été quelque peu éclaircie. Pour la plupart des habitants, le terme roseau englobe en fait bien plus que les deux Cannes et désigne tout ce qui porte tige avec plumet terminal et vit dans les interstices humides incontrôlés du tissu urbain, mais également dans les zones humides naturelles, comme les étangs et les ruisseaux. Le Phragmites australis [23] est ainsi intégré sous cette appellation commune, en compagnie du Typha latifolia et de Cortaderia selloana [24], l’herbe de la Pampa échappée de jardins. Quelques personnes (plus citadines, notamment des retraités récemment installés) ont parlé de bambou, en référence au matériel horticole, esthétique et solide, vendu en grandes surfaces, apprécié par les jardiniers pour tuteurer les tomates.
Les entretiens approfondis avec un petit groupe d’agriculteurs, orientés sur l’éventuelle distinction qu’ils pouvaient opérer entre les deux Arundo, ont livré des indications bien particulières. Au-delà d’un mépris de façade pour ces plantes (expression indirecte d’un déni de la politique de protection visant la Canne de Pline ?) il est apparu qu’elles étaient bel et bien discriminées. L’opération mentale s’effectue sur la base de critères physionomiques et aussi des utilisations qu’on en tire (mais il a fallu beaucoup de temps et de déductions pour y venir). On dit tout simplement « Canne », en français, pour parler de la grande (Arundo donax) alors qu’on use du provençal Canéou pour désigner la plus menue (Arundo plinnii). À y regarder de plus près, les discussions sur le terrain ont révélé que le mot provençal n’était pas exclusif à la Canne de Pline, loin s’en faut. Il vaut pour tout végétal (tels les Rumex qui envahissent les champs, ou le Phragmites) possédant une tige fine et renvoie à tout ce qui est ressemble à la Canne de Provence mais en plus petit. On peut rapprocher cette nomenclature de celle qui était présentée au début du XIXe siècle dans un petit article, très précis, publié par les Annales provençales. Dans l’esprit d’érudition de l’époque en matière d’agriculture locale, l’auteur explicitait le terme « roseau », en établissant une correspondance entre la systématique des botanistes et la classification vernaculaire de Basse-Provence. Il opposait ainsi le « Roseau commun » (Phragmites australis) [25], (« appelé Canéou dans le pays ») au « Roseau cultivé » (Arundo donax, « désigné vulgairement sous le nom de Canne », Touloclan, 1829 : 325). On retrouve la terminologie — Canne/Canéou — qui s’est manifestée dans l’enquête à Fréjus près de deux siècles plus tard. À une importante différence près : plus personne n’aurait l’idée de qualifier la Canne de Provence de « roseau cultivé ». L’article donne par ailleurs des indications très éclairantes sur l’intensité de la pression exercée sur les ressources naturelles, qui amène d’ailleurs immédiatement à nuancer la référence au « naturel ». Le Canéou de l’époque, dont la référence est pour l’auteur celui des grands marais d’Arles, sont dits « d’un produit considérable, évalué à plus de 100’000 francs de revenu annuel ». L’auteur précise :
« C’est une véritable moisson, bien plus assurée que celle du blé ». Et il dit subtilement que « Le Roseau cultivé n’est pas la même espèce que le Roseau commun d’Arles amélioré par la culture » (Touloclan, 1829 : 325-328).
La formulation en dit long sur le travail de domestication des plantes et d’anthropisation du paysage, fruit d’une lucrative activité. Il est également question dans cet article de la « Canne de Fréjus », une célébrité d’alors (Coutagne, 1924 ; Foucou, 2009). Cette « Canne de recette », précise-t-il, faisait l’objet d’une technique de culture sophistiquée (le plus haut degré de domestication de la Canne de Provence) car on en tirait un produit hautement rentable, destiné à l’exportation dans les pays de tissanderie. Les « tuyaux » de Fréjus sont restés célèbres à travers le monde jusqu’à la moitié du XIXe siècle, grâce à une double spécialisation, pour la pêche (la fameuse « Canne ») et surtout, la production de anches pour instruments de musique à vent (Foucou, 2009).
Cette évocation du paysage agricole du temps des grands canniers de Fréjus offre un contraste saisissant avec la situation actuelle des plantes qui composent le système des roseaux. Le détour historique donne la clef des réticences à parler de l’utilité économique des plantes. Les mots n’ont pas été oubliés, mais leur valeur classificatoire s’est beaucoup atténuée. Le tourisme a tout balayé, l’agriculture est résiduelle, les belles Cannes de Fréjus que l’érudit du XIXe siècle s’émerveillait de voir atteindre « 40 pieds » appartiennent à un passé à peine croyable. Celles qui prospèrent dans les vides de la ville et dans les anciennes plaines agricoles sous une forme ensauvagée ne servent quasiment plus à rien. Même pas comme ressource à tout faire, que M. Touloclan appelait « Cannes ordinaires » et à propos desquelles P. Lieutaghi renonçait à dresser la liste exhaustive de ses usages, en précisant joliment qu’elle « tiendrait du catalogue de quincaillerie façon Saint-Étienne haute époque » (2006 : 52). Il ne subsiste qu’une entreprise qui maintienne la haute tradition des récoltes pour la fabrication d’anches et elle s’approvisionne dans les étangs de Villepey. Certains confectionneraient bien encore quelques paniers, et on a volontiers expliqué à l’enquêteur les méthodes du drainage à l’ancienne au moyen de fagots enterrés, des garnitures pour plafonds et toitures (pratique mentionnée dans l’article des Annales provençales) ; elles reviennent à la mode avec la maison écologique. Des cannisses sont par ailleurs confectionnées par Semailles 83, une association de réinsertion sociale. Il reste enfin le tuteur à tomate, ultime recours au végétal déchu, petit usage le plus largement partagé à Fréjus aujourd’hui, bien qu’on lui préfère le bambou, qui résiste à l’eau plus d’une saison. Et la Canne de Pline dans ce faible panorama des utilisations ? Aucune allusion n’a été faite à Fréjus de l’emploi des fagots de Canéou (englobant, rappelons-le, la Canne de Pline, le phragmite et quelques autres espèces) comme engrais de longue durée enfoui à grande profondeur, une pratique courante dans les vignobles de la côte, minutieusement décrite dans l’article de 1829. En insistant lors des entretiens, il a bien été question une seule fois, de jeux d’enfants (la Canne-épée) et, à force de déductions, de la fabrication de petits pièges en forme de cage, une sorte de vannerie réalisée avec les tiges fines pour capturer les oiseaux chanteurs. Rien que de très anecdotique.
Conclusion
L’enquête ethnobotanique a confirmé le caractère ambigu des représentations sociales de la Canne de Pline, que le travail des sociologues avait déjà repéré. Elle a surtout révélé une ligne de fracture entre un fort processus de spécification, d’Arundo plinii vers A. donaciformis, l’espèce nouvelle pour la science (fait rarissime pour la flore française) et l’état indifférencié de la plante dans la vision commune. Les classements opérés dans les deux systèmes culturels sont profondément disjoints et ce décalage provient d’une longue histoire. On trouve d’un côté l’espèce exceptionnelle et de grande valeur, au plus fin de la détermination botanique opérée par les chercheurs spécialisés ; de l’autre, tout un jeu d’appellations dont la triple particularité est d’englober une série de plantes, de disqualifier ces plantes et de flotter entre plusieurs logiques culturelles et plusieurs époques. Le terme véhiculaire roseau permet de passer du système d’énonciation scientifique au langage courant. Mieux situé socialement puisqu’il émane d’agriculteurs, le classement Canne-Canéou renvoie confusément à l’histoire agraire prestigieuse, au temps des Cannes de Fréjus dites « de recette », un produit d’exportation hautement rentable, cultivé sur les meilleures terres. Mais la modernisation industrielle et le tourisme ont fait basculer le territoire de Fréjus dans une autre époque.
Objet initial de l’enquête ethnobotanique, le tandem des deux Cannes constituait en fait un artefact, un principe de classement totalement étranger aux visions du monde locales d’aujourd’hui. Si proches dans leur apparence mais si contrastées dans leur identité scientifique comme par le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire économique et sociale, les deux espèces participent d’un peuplement végétal de peu de valeur, à l’instar des terrains vagues où on les trouve.
Ces constats laissent augurer des difficultés à venir dans le déroulement du processus de patrimonialisation laborieusement amorcé par les autorités publiques et les biologistes. On a compris que les habitants étaient à des années lumière d’une prise en considération de l’espèce en question. Trois sérieux obstacles se dressent donc devant l’entreprise de conservation, qui passe par la reconnaissance collective : l’inclusion de l’espèce dans un ensemble végétal indistinct et déconsidéré, une valeur qui serait plutôt accordée à « l’autre » Canne (celle qui sert encore un peu, Arundo donax) et l’adoption générale d’un mode de vie citadin consommateur et bien éloigné d’un génie bricoleur de petites ressources naturelles… par ailleurs d’emblée interdit pour la Canne protégée. Comment rapprocher les points de vue ? La première étape est de considérer ce soubassement culturel. D’autre part, l’enquête ethnobotanique a connu un dénouement particulièrement créatif. Le chercheur a entraîné un petit groupe d’habitants dans des cheminements naturalistes et paysagers dont le but était la découverte de la petite Canne et l’apprentissage en commun des traits botaniques permettant de la distinguer de la grande. Il y avait du plaisir partagé et de l’efficacité sociale dans cette pratique, l’amorce de la construction d’un patrimoine végétal commun, spécifiquement fréjussien. L’ethnobotaniste est en quelque sorte devenu le porte-parole de la plante sur le terrain, il a mis en pratique l’un des conseils de Lieutaghi :
« Enquêter en France, c’est d’abord, sans interférer en rien, prêter attention aux discours de l’autre, notre égal, mais aussi en connaître assez soi-même sur l’objet du discours pour pouvoir, si la demande s’exprime, fournir à l’informateur les précisions qu’il est en droit de requérir pour le bien de son propre savoir » (1983 : 5).
Ce rôle de passeur de connaissances sied finalement assez bien aux attentes exprimées par les biologistes lorsqu’ils ont sollicité l’approche en sciences sociales. Dans l’esprit de l’article « 8J » de la Convention sur la biodiversité, les habitants et leurs relations à la Canne de Pline constituaient l’une de leurs interrogations majeures, ils envisageaient ce savoir naturaliste local présumé, comme un levier pour la patrimonialisation de l’espèce. L’ethnologie (dans sa dimension spécialisée de l’ethnobotanique) a répondu en partie à ces attentes, mais elle a surtout permis de comprendre les raisons d’un éloignement progressif des habitants de Fréjus de leur héritage agricole et du patrimoine végétal qui lui était associé. Dans un contexte d’urbanisation littorale uniformisatrice, la résistance de la Canne de Pline ouvre une brèche originale mais fragile. Elle constitue un facteur de diversité dans les manières d’habiter la ville et de voisiner avec le vivant. Les enquêtes sociologique et ethnobotanique ont fait remonter ce passé agricole prestigieux et ouvert la voie d’une possible patrimonialisation. La Canne « de Fréjus » [26] peut désormais faire l’objet d’une communication et d’une sensibilisation auprès du grand public. Mais pour assurer leur réussite, des acteurs relais sont nécessaires. Les mieux à même de jouer ce rôle sont les personnels des services techniques et les associations environnementalistes locales. Les scientifiques accompagneront le processus, en questionnant des cadres de pensée encore trop rigides pour appréhender les relations entre la ville et la biodiversité dans toute leur complexité.