Les photographies qui suivent ont été prises entre 2010 et 2013 au sein d’une communauté de lépreux établie dans un quartier populaire de la ville de Jodhpur au nord de l’Inde. Cette communauté a été créée au début des années 1980 à l’initiative de lépreux qui ont été exclus de leur famille et de leur village, qui ont connu plusieurs années d’itinérance à travers le pays, avant de se regrouper et de se sédentariser pour se reconstruire des liens et une nouvelle appartenance. La communauté compte aujourd’hui un peu plus de deux cents personnes, les lépreux qui ont fondé le groupe ou qui l’ont rejoint par la suite, et leurs descendants non atteints par la maladie.
La volonté de construire un commun, entre individus originellement hétérogènes par leur naissance et leur statut de caste, et entre ce nouvel entre soi et le reste de la société, est au cœur de ces existences. L’apparition de la lèpre, l’exclusion qu’elle a entraînée, ont appelé de nouveaux gestes, de nouvelles manières d’être ensemble, un nouveau rapport à soi et aux autres, la nécessité de faire et de penser autrement. Loin de pouvoir être relégué à une épreuve du passé, à un vécu que l’on pourrait choisir de taire ou d’exprimer, l’événement s’est ici durablement ancré et définitivement installé dans le présent. Il s’est naturalisé, pour reprendre le terme de Romain Gary. À la manière d’un Gengis Cohn, qui habite l’ancien SS qui l’a fait exécuter plusieurs dizaines d’années auparavant, l’événement s’est logé dans la poursuite de l’existence [1]. Non sous la forme spectrale d’un dibbuk, mais en prenant corps, littéralement et physiquement, et en poussant à agir, tel un aiguillon planté dans la chair [2]. Tout comme Gengis Cohn mène sa danse, la lèpre flotte au-dessus de ces vies, tantôt silencieuse, tantôt manifeste.
Cette présence, la médecine semble savoir la calculer : 80% lépreux, certifie le diagnostic médical. Ce chiffrage du corps mesure une capacité, ou plutôt une incapacité fonctionnelle, une perte, tout autant qu’une persistance et une visibilité de la maladie. Mais est-il possible de n’être lépreux qu’en partie ? Lorsque l’existence a été totalement transformée, au point qu’elle a pris fin et qu’une autre s’est substituée, peut-il y avoir une part qui subsiste, du corps ou de la vie, qui ne serait pas soumise à l’événement ? Quel serait ce reste qui échappe, que l’événement ne saurait atteindre ?
Ce pourrait être la part de choix, les choix qui orientent toute vie, même s’ils n’apparaissent souvent comme tels que rétrospectivement. Ce pourrait être la part d’explorations et de tentatives motivées par des besoins ou des désirs, qui fait emprunter une voie plus qu’une autre. La part d’échecs et de réussites, la part d’espoir, de découragement ou de désarroi, la part de souffrance et de petits bonheurs, que rencontrerait toute existence. Ce pourrait aussi être l’ordinaire du quotidien qui se refait jour après jour, dans le travail, les discussions, les moments d’attente ou de détente, les activités domestiques.
Mais à y regarder de près, ces existences présentent-elles ne serait-ce qu’un choix qui ne serait pas lié à l’expérience de la lèpre ? Peut-on déceler dans ces existences ne serait-ce qu’un geste, parmi les plus banals et les plus anodins, qui ne serait pas contraint par la lèpre ? Existe-t-il ici un ordinaire qui serait celui de tout à chacun ? Un moment, une activité, qui pourraient être dissociés du contexte de la lèpre ? À moins que, à dix ou à quatre-vingts pour cent, on soit, de toute façon, lépreux. Et qu’à y regarder de près, on s’aperçoive qu’aucun reste ne subsiste, que quelque chose de tout autre a pris la place, toute la place, en ne laissant rien derrière.
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