« À quoi bon dire à quelqu’un que je change ? Si je change, je ne suis plus celui que j’étais, et si je suis autre que je n’étais, il est évident que je n’ai plus de relations. Et je ne peux pourtant pas écrire à des étrangers, à des gens qui ne me connaissent pas ! »
Rilke, Les carnets de Malte Laurids Brigge, 1991.
Changer, est-ce que cela change tout ? Celui qui change devient étranger, étranger à celui qu’il était et à ceux qui le connaissaient. Dans les écarts de l’existence, dans les éloignements se formule une séparation. De là à basculer dans l’inconnu, à ce que la séparation se fasse rupture et le changement radical, il faudrait que l’éloignement s’accompagne également d’une certaine étrangeté du monde dans son ensemble.
Le changement apparaît ainsi comme un rapport à ce qui devient inapproprié ou impropre. Il peut se faire doux, dans l’éloignement imperceptible, ou brutal, par la soudaineté d’un événement. Mais en le qualifiant ainsi de « doux » ou de « brutal », nous ne faisons que constater les circonstances du changement et bien des problèmes restent dans l’ombre. Qu’est-ce que cela veut dire que quelque chose a changé — et donc est changé — en soi, en l’autre, dans le rapport au monde ? Qu’est-ce qui change ? Qui change ? Quoi change qui ? — formulation peu élégante mais qui pose la question de la condition même du changement, autrement dit de ce qui s’est passé.
De telles questions sont à l’origine de ce numéro articulé autour de la notion de rupture. La tentative d’en relever certaines caractéristiques a appelé les notions plus familières de changement social et d’événement. Loin de s’apparenter à un bégaiement synonymique, ces notions ne disent pas la même chose. Elles ne s’opposent, ni ne se confondent, mais répondent à des focales sensiblement différentes et se trouvent souvent liées, subordonnées les unes aux autres suivant les contextes où elles interviennent, où la tentative de donner du sens à ce qui se passe fait prédominer une notion sur une autre. Si les réflexions sur le changement social et l’événement sont ici discutées, c’est aussi qu’elles servent, selon les éditeurs de ce numéro, de points d’appui nécessaires au développement d’une anthropologie des ruptures, à même d’aborder ce « minuscule et fragile corps humain » (Benjamin, 2000 : 116), né dans le bruit et la fureur du siècle dernier et qui reste l’enjeu tant des bio- que des thanatos- politiques actuelles.
Dans cette perspective, les deux réalisations visuelles de ce numéro (le film Sonatubes-Nyanza d’Arnaud Sauli et la narration photographique de Fabienne Martin) jouent un rôle clé, parce qu’elles situent au premier plan les éléments sensibles de cette fragilité que l’écriture anthropologique tend parfois à effacer, et parce que leur force d’interpellation nous plonge au cœur du questionnement de la rupture et nous confronte à l’urgence d’un renouvellement de nos outils conceptuels pour s’en saisir.
Cette introduction propose donc de revenir sur les notions de changement social et d’événement, afin de comprendre leur articulation dans une économie des faits sociaux instables. Elle est également l’occasion d’explorer et mettre en questions la notion même de rupture.
Du changement social
Si la question du changement s’est peu à peu imposée dans les sciences humaines, elle est restée, dans le champ plus particulier de l’anthropologie, problématique. Par exemple, l’entrée changement social apparaît bien dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie de Pierre Bonte et Michel Izard, mais uniquement pour renvoyer à d’autres notices : l’une concernant une caractéristique des études africanistes (qui se sont intéressées au changement lié aux décolonisations de l’après-guerre), d’autres concernant des auteurs, tels Georges Balandier, Max Gluckman, Isaac Schapera ou encore Robert Redfield. À la décharge des éditeurs, voire plus largement de la communauté des anthropologues, la question du changement social se trouve souvent problématisée sous d’autres termes et thèmes dont l’opposition tradition/modernité, fort contestable, est peut-être la plus patente (cf. Bonte et Izard, 1991). Ironie de l’alphabet, la première entrée du dictionnaire, acculturation, rend compte à la fois de la question du changement et de son faible intérêt :
« Par l’insistance placée sur cette notion [d’acculturation], l’ethnologie semblait manifester un intérêt particulier pour les phénomènes de changement culturel au moment même où l’Occident, à peine sorti de la période coloniale, posait un regard rétrospectif sur les cultures qu’il avait soumises » et d’ajouter de suite, « pourtant, l’accumulation d’études de cas regroupées sous ce terme générique, n’a pas permis de développer une approche heuristique des processus de changement sur lesquels l’anthropologie souhaitait attirer l’attention » (Baré, 1991 : 1).
Nous pourrions feindre l’étonnement d’un tel échec puisque nous pouvions lire déjà dans l’introduction à l’Anthropologie structurale que l’un des « buts essentiels de l’ethnographie, comme de l’historien » serait de nous apprendre quelque chose « sur les processus conscients et inconscients, traduits dans des expériences concrètes, individuelles et collectives, par lesquels des hommes qui ne possédaient pas une institution sont venus à l’acquérir, soit par invention, soit par transformation d’institutions antérieures, soit pour l’avoir reçue du dehors » (Lévi-Strauss, 1955 :15). Mais nous savons que la méthode structuraliste défendue prônait dans le même texte l’élimination de l’événement, de cette connaissance ou expérience de quelque chose qui s’est passé :
« Ainsi, l’ethnologie ne peut pas rester indifférente aux processus historiques et aux expressions les plus hautement conscientes des phénomènes sociaux. Mais, si elle leur porte la même attention passionnée que l’historien, c’est pour parvenir, par une sorte de marche régressive, à éliminer tout ce qu’ils doivent à l’événement et à la réflexion. Son but est d’atteindre, par-delà l’image consciente et toujours différente que les hommes forment de leur devenir, un inventaire de possibilités inconscientes, qui n’existent pas en nombre illimité » (Lévi-Strauss, 1955 : 37).
Nous reconnaissons là les prémices du projet descolien, dont l’intérêt pour le procès inconscient laisse peu de place aux problématiques concrètes des vécus de l’existence et a fortiori de leur bouleversement. Dans Par-delà nature et culture (2005), une certaine insistance court de l’introduction à l’épilogue, sur l’aspect limité des formes de devenir :
« On peut détruire de mille manières, on ne reconstruit jamais qu’avec les matériaux disponibles et en suivant le nombre limité de plans qui respectent les contraintes architectoniques propres à n’importe quel édifice » (2005 : 531).
Cette conclusion contraste avec les précautions d’un texte qui reconnait la variation, les petits aménagements « en famille » propres à répondre aux incongruités du moment, bref la légère adaptation des systèmes cosmologiques aux différentes situations du monde et surtout aux modèles limités dont ces systèmes sont censés relever mais ne sauraient correspondre.
Au-delà de ces courants particuliers, comme en leur sein, l’intérêt porté au changement s’accompagne généralement d’une tendance à le neutraliser par le savant équilibre des forces opposées ou en l’englobant dans le principe même de stabilité. Ici, structuralisme et marxisme marchent de pair, et se retrouvent assis autour du feu confortable d’un temps long de l’histoire, de cette « histoire immobile » proposée par Le Roy Ladurie (1974), si séduisante pour l’anthropologie, et où la stabilité de l’infrastructure sur une longue période fait tourner à vide toutes les productions de la superstructure sur le temps long considéré.
Cette tentation d’aborder le changement social sous l’angle de l’équilibre se retrouve dans des travaux aussi différents que ceux de Georges Balandier et sa dialectique de l’ordre et du désordre (1988) — dont on peut voir certains parallèles avec le travail de Victor Turner sur la liminarité —, ou de Lucien Scubla portant sur la tentative « morphodynamique » de saisir les altérations et les instabilités (1998, partie III) à partir notamment des travaux sur la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom. Pour ce dernier, la catastrophe est un « saut brutal qui permet au système de subsister quand il devrait normalement cesser d’exister » (Thom, 1980 : 86).
Au fond, si le changement social (ou culturel) nous paraît si familier et dans le même temps si problématique, c’est qu’il est le plus souvent considéré comme un truisme (oui, les sociétés changent), comme un simple constat ou encore qu’il obéit à d’autres problématisations, mais aussi parce qu’un certain présentisme, la saisie d’une société à un temps donné, propre à l’anthropologie, en évincerait le questionnement.
Il faut ici s’arrêter un instant sur cette ethnographie du présent car elle renferme un des rapports problématiques de l’anthropologie au changement. Pour Descola, le présent ethnographique relèverait du dispositif photographique, dispositif approprié pour saisir l’élaboration d’idéaux types (2005 : 14). Cet arrêt sur image ne fait pas que fixer les éléments d’une culture donnée, il fige la culture en en faisant un phénomène intemporel. Et s’il est noté que cette « photographie » informe toujours un temps t, ce n’est que pour mieux en évincer la temporalité, l’instant valant pour une totalité ou une longue durée, l’instant valant métonymiquement pour la « tradition » supposée. Ce présent ethnographique permet peut-être de se tenir à l’écart d’un historicisme « naïf » (Descola, 2005 : 13), mais il exclut les rapports des contenus présents tant avec leurs avants qu’avec leur temps. Chacun sait pourtant que dans ce que nous nommons présent se déploie une conscience de l’histoire, de ce qui se passe et de ce qui s’est passé, de ce qui s’est passé dans ce qui se passe.
Il ne s’agit pas là simplement de choix d’études, les uns préférant observer la stabilité de la « tradition », les autres, les failles du temps et des événements. Encore moins de considérer que certaines structures sociales seraient plus enclines au changement et à la pensée de l’histoire, alors que d’autres se concentreraient tellement sur leur seul monde qu’elles finiraient par être l’égale constance d’elles-mêmes. Si le changement ne se manifeste pas, c’est que tout système social se refuse au changement, veille à amortir le poids du temps et des circonstances afin de se reproduire tel quel ou de signifier que les différences restent inopérantes. Nous pourrions donc donner raison à l’ensemble des études qui évincent le changement de leur considération, non parce qu’elles l’évincent, mais parce qu’au niveau de la société, tout semble fait pour que le changement soit absorbé ou neutralisé. Antelme en avait une conscience aiguë à la suite de l’expérience des camps :
« Clairement il apparaît maintenant que nous nous sommes laissé porter par l’illusion que la société ne pourrait pas assimiler, puis digérer aisément le « phénomène ». Or les « phénomènes » — grêle, cataclysmes naturels à quoi certains veulent à tout prix assimiler les camps — c’est bien ce que la société digère le plus facilement ; c’est même cela la fonction de l’oubli […]. Et le signe de cela est bien visible maintenant : le témoignage, on ne veut plus qu’il serve, même comme alibi, on crache dessus, on le refuse. La digestion est faite » (1996 : 46).
Ce principe d’absorption ou de neutralisation réduit les changements à des ajustements appelés par le besoin de stabilité et de reproduction du social. Si cela change, c’est pour que cela ne change pas ; des changements s’opèrent afin de garder un état des choses, de sauvegarder les choses en l’é(É)tat. Or, c’est bien pour cette raison que le changement ne peut être évincé du réel photographié : car il traverse en permanence le présent, sous forme de tensions, ramenées à des jeux d’équilibre, à l’opposition entre ceux qui ont vécu l’événement, des événements, les témoins, et un espace social qui les renferment et les enferment. Le discontinu apparaît dans le continu, et du continu sous une autre manière. Les tensions rendent compte des rapports de force qui se jouent ou se reproduisent et qui désignent tacitement des vainqueurs et des vaincus.
Que se passe-t-il si nous considérons le changement non dans la perspective équilibriste d’une société qui se défend, mais au regard de ceux pour qui il opère indéniablement, de ceux pris dans la conscience d’un passé où quelque chose a pris fin et d’un présent où quelque chose commence ?
Djallal Heuzé présente dans ce numéro une telle situation. Un matin, cela devient une évidence, quelque chose a changé (qui reste souvent dans cet état indéfini) : les migrants de Mumbai ne se retournent plus sur leur village d’origine (et n’y retournent plus) pour y trouver un ancrage à leur existence. Le village ne structure plus la ligne d’horizon d’un avenir. De multiples raisons peuvent être évoquées, mais n’évincent pas l’état de fait : la vie se déploie désormais là où on la vit, la migration n’est plus une épreuve qui prendra fin par le retour au lieu d’où l’on est parti, mais s’insère dans un mouvement de contingences qui n’ont, cette fois, pas de fin — le changement engendré par la migration tenant alors davantage du caractère définitif non du départ mais du non-retour. Conscience soudaine d’une irrémédiabilité parfois déconcertante et éprouvante, le changement est ici sans événement. L’ensemble des raisons invoquées propose moins une explication qu’il ne constitue des justifications à un état de fait qui n’a pas besoin d’être signifié. Ce changement sans événement s’apparente à une disparition discrète, à un effondrement sans éclat, à une fin sans drame, ni pathos, juste la fin d’une attache et d’un attachement, un changement indatable brièvement constaté, mais qui, comme le montre Heuzé, reconfigure dès lors radicalement le présent dans la ville. C’est là, dans le cours même d’une nouvelle quotidienneté, qu’autre chose a imperceptiblement commencé.
Detelina Tocheva montre ici un phénomène presque inverse, celui d’un événement sans changement. En abordant l’effondrement de l’Union Soviétique et le retour de l’Église orthodoxe fort d’un vaste mouvement de (re)conversions, Tocheva questionne non seulement le processus général de conversion dans son rapport à la rupture (à travers notamment une discussion des travaux de Robbins, 2007), mais aussi le passage de la révolution sociale soviétique à l’investissement religieux. Que signifient ici l’inchangé, la permanence, alors qu’un espace sociopolitique a disparu, qu’un autre s’y est substitué, perçu comme un retour où se (re)formule bruyamment un ethos « russe » ? Cet inchangé trace avant tout une continuité morale d’entraide propre aux deux systèmes idéologiques qui se succèdent, le communisme et l’orthodoxie chrétienne. Mais peut-être pouvons-nous faire une hypothèse sur ce continu dans le discontinu. Ne se formule-t-il pas ici une anthropologie chrétienne (orthodoxe) qui énoncerait la continuité en effaçant toute antériorité, dans l’absolu(tisa)tion du converti dont la conversion gomme tous les pêchés antérieurs, toutes les petites histoires ? N’y a-t-il pas chez le converti une forme d’oubli, ou du moins une sorte de réduction ne retenant que les éléments offrant une forme d’existence constante, conforme aux exigences présentes ? La vie inchangée du converti que nous montre Tocheva tranche ainsi avec le rapport inévitable au changement et à la rupture que suppose la conversion.
Quoi qu’il en soit, tant les migrants de Mumbai que les convertis russes insufflent un mouvement commun au-delà de la particularité des situations individuelles. C’est d’ailleurs pour cela que le changement est notable, en terme de collectif peu défini, « les migrants », « les convertis ». En l’absence d’ensemble, le changement n’aurait guère attiré l’attention. Mais ce qui est plus important de considérer, c’est que si le changement en vient à se montrer, à s’énoncer ou à être « dé-énoncé », c’est qu’il est déjà passé, c’est qu’il s’est fait présent et qu’il n’est pas une nouveauté à laquelle il est nécessaire de faire face, c’est qu’il est sans événement ou indépendant de tout événement, ou parce qu’il a peut-être plus à voir avec un mouvement intérieur. Comme a pu l’écrire Francis Scott Fitzgerald dans La fêlure :
« Il existe des coups d’une autre espèce, qui viennent du dedans — qu’on ne sent que lorsqu’il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, et qu’on s’aperçoit définitivement que dans une certaine mesure on ne sera plus jamais le même. La première espèce de rupture [celle qui vient du dehors] donne l’impression de se produire vite — l’autre se produit sans presque qu’on le sache, mais on en prend conscience vraiment d’un seul coup » (1963 : 475).
L’événement, ou ce qui arrive du dehors ?
Dans un article post 11 septembre, le philosophe Bojan Manchev pose une étrange question : « Pourrait-on en effet imaginer ce qu’on appelle déjà l’événement du 11 septembre 2001 sans l’attentat, sans les victimes, sans les dégâts, sans la terreur, comme un événement de rupture sans contenu : la confusion totale, le dérèglement des sens et des médias, le sentiment momentané de suspension de l’enchaînement causal, l’incompréhensibilité absolue, l’interruption de l’ordre et la désorientation du pouvoir ? » (2008 : 37). Autrement dit, au-delà des faits qui lui sont propres, qu’est-ce qu’un événement ? La réponse, loin d’être tautologique, serait peut-être l’événement lui-même. Non seulement des événements construisent le sens des événements à venir en forgeant la structure d’un repérage de leur événementialité, mais bien plus, l’événement ne réside pas tant dans sa factualité que dans le trouble qu’il provoque : « ce ne serait pas “seulement” à cause de leur contenu mais à cause de sa démesure qui semble excéder toute représentation et abolir l’ordre de la loi et du sens » (Manchev, 2008) que ce qui advient ferait événement. Le brouillage produit par l’événement avait déjà été souligné par Bensa et Fassin (2002) [1]. Si l’événement a à voir avec la perte des repères, avec la stupéfaction qu’introduisent les faits advenus, il faut également, comme nous y invite Machev, interroger cette mise à l’écart du contenu, cette « présence vide », « évidée » de l’événement.
Si l’événement se fait événement au-delà de son contenu, c’est qu’il est avant tout le fruit de dispositifs discursifs qui en donnent après coup le sens. Ce sens n’est pas tant celui rétrospectif d’une cause, que celui prospectif de la réaction. L’inattendu et l’effroi de l’événement, le trouble et l’incompréhension qui remettent en question les régimes de reconnaissance, poussent en effet à l’action : action de dissimulation (l’oubli que dénonce Antelme), action de réplique propre à l’exigence d’une réparation.
L’événement apparaîtrait donc comme étant ce qui pousse à agir pour restaurer l’ordre des choses. Serait-ce là une conception de l’événement qui vaille en tout lieu et tout temps ? En portant par exemple notre regard sur l’année 1755 où le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne s’accompagna de la fin d’une perception optimiste du châtiment divin (Walter, 2008 ; Rohrbasser, 2009), la réponse est à l’évidence négative. Dans le rétablissement des ordres bousculés peuvent apparaître des renversements de régimes épistémiques en charge de donner du sens.
N’y aurait-il pas dès lors un changement de régime épistémique dont serait révélateur l’événement du 11 septembre et qui, à l’ère du spectacle, serait représenté non plus par l’oubli porteur de restauration, mais par une surexposition annonciatrice d’une « révolution » ? À moins que l’oubli et la surexposition ne soient un même exercice d’appropriation de la potentialité de changement de l’événement ?
Ce que Guy Debord présentait en 1967 dans La société du spectacle et confirmait dans ses Commentaires en 1988, a modifié le sens même de l’événement. Si l’oubli et la surexposition ne peuvent se confondre, c’est parce que le passage de l’événement à l’événementiel (comprendre non pas le conjoncturel mais l’industrie du spectacle) est consommé, ou comme le formule la thèse 9 de Debord, parce que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (1967 : 19). L’événement globalisé n’est plus la suspension de la compréhension, mais est ainsi redialectisé par les discours sensationnalistes qui le façonnent. Autrement dit, l’événement n’est plus relié à ce qui s’est passé, ni même à ce qui se passe après, mais devient la réaction médiatique elle-même à ce qui s’est passé, une information [2]. Comme le dit Romano, « aucune époque, sans doute, n’aura davantage su tenir en garde la puissance bouleversante des événements qui ont déterminé en profondeur sa configuration et son devenir. L’information est, aujourd’hui, le mode selon lequel les événements en tant que tels sont “tenus en respect”, c’est-à-dire recouverts en leur teneur de sens propre » (1998 : 273).
Il faut en effet tenir compte en nos temps globalisés de l’espace informatisé et informationnel qui fait de notre monde un monde « branché » [3]. Les événements ne sont plus seulement ce qui advient à des personnes en particulier, mais se trouvent être partagés par une médiatisation qui dicte le mode de réception et conditionne ainsi les régimes de réaction. Spoliés d’un sens à trouver, les témoins de l’événement, ceux qui l’ont vécu, ne sont plus que des victimes à aider, et surtout à ne pas écouter. Un tel phénomène a été particulièrement visible dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda, où ce qui est arrivé a pris le langage balisé des génocides précédents, avec comme paradigme le génocide des populations juives d’Europe.
La médiatisation bouleverse en partie le sens de l’événement, car les régimes de partage induisent dans la reconnaissance qu’ils établissent des régimes d’anticipation afin que plus rien n’advienne. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le désir de stabilité locale et mondiale qui s’est formulé ces dernières années par l’administration des catastrophes et des risques (cf. Dupont, 2003). Si les catastrophes ont pu être considérées comme des moments de changement social (Prince, 1920), la radicalité même de ces changements a été reconsidérée dans les sciences sociales à l’aune de la modification de certains dispositifs d’action et d’ajustement propres à maintenir et à reproduire les systèmes en cours dans les espaces sociaux (cf., entre autres, Hoffman et Oliver-Smith, 2002).
Certes, la conjuration des risques n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est son caractère mondial et standardisé, qui discrimine ce qui est ou n’est pas soumis à un « risque d’événement » et donc ce qui peut faire réellement événementiel, avec pour conséquence d’annihiler les modes de perception (et de réaction) autres. La disqualification de certaines réactions « irrationnelles », dont le pendant est l’uniformisation des perceptions, oblitère ainsi la pluralité des schèmes d’appréhension capables de fournir du sens et de la compréhension. Les exercices de survie aux catastrophes anticipées évincent ainsi les rites (Inandiak, 2011) ou le rôle des mythes (Sahlins, 1989).
Localement, à l’échelle individuelle, les modes d’appréhension restent cependant le fruit d’un bricolage de savoirs disponibles, propre à une survie. Julie Hermesse aborde ici le passage de la tempête tropicale Stan dans l’altiplano du Guatemala, en montrant les concurrences des discours dans l’attribution du sens, entre les croyances coutumières et les Églises pentecôtistes. « L’événement vécu » dans la municipalité de San Martin Sacatepéquez devient peu à peu un « événement construit ».
Pour analyser cette construction, l’auteure recourt au concept de « cosmovision » de Broda (1991). Utilisé comme temps « ancestral », comme temps de la permanence, d’une histoire immobile maintenue par les modes de production, ce concept de « cosmovision » semble cependant se redéfinir dans la concurrence des « systèmes de sens », la superstructure devenant précisément le lieu et l’enjeu de la (re)production du social. La potentialité de changement ou de rupture de l’événement résiderait alors non dans sa factualité destructrice mais dans la possibilité votive d’un lieu désormais plus ouvert qu’à l’ordinaire. Rapports de forces et aspirations semblent investir le sens de l’événement, et se réinvestir dans l’événement, en mobilisant des situations antérieures construites en un passé — pré-événement et « ancestral » — pour élaborer les conditions des vies à poursuivre. C’est du moins en ce sens que nous pouvons comprendre la conclusion de Julie Hermesse : « La scission entre l’avant et l’après connotée par la rupture mérite probablement de laisser place à la diachronie plutôt qu’à une lecture sous le signe de la synchronie entre événement et modification des systèmes de sens » (Hermesse, dans ce numéro).
Revenons un instant sur ce renversement de l’infrastructure par la superstructure, à ce qui fait événement. Lorsque Georges Bataille découvre les peintures rupestres de Lascaux, il y saisit l’instant crucial du passage à l’humanité, figurée par l’Homo sapiens du paléolithique supérieur. Dans ses termes révélateurs, l’Homo Faber est remplacé par l’Homo Ludens. L’événement est ici un excès qui dépasse la « tradition » :
« L’auteur, sans doute, ne dut pas refuser une tradition qui n’était pas assez forte pour l’aplatir. Mais de cette tradition, il sortait néanmoins en créant : dans la pénombre de la grotte, à la lueur d’église des lampes, il excédait ce qui avait existé jusqu’alors, en créant ce qui n’était pas l’instant d’avant » (1955 : 26).
Ainsi, pour Bataille, le premier événement d’une humanité commune dépend non seulement de la superstructure, mais d’une protestation contre une soumission à l’infrastructure. Autrement dit, à sa naissance, l’art s’oppose à l’activité utilitaire qui le devançait, et s’inscrit dans un rapport dialectique à l’utile : « [l’art] c’est une protestation contre un monde qui existait, mais sans lequel la protestation elle-même n’aurait pu prendre corps » (1955 : 27).
Plus encore, Bataille nous invite à considérer la puissance créative du geste. Le premier geste artistique fut la découverte d’une faculté créatrice mêlant surprise et plaisir, et fit de la création l’événement lui-même. Autrement dit, l’événement se montre dans la nouveauté qu’il génère, il est naissance, ici de l’art, empreinte unique d’une faculté d’abstraction et de projection.
Nous pourrions contester quelque peu le caractère protestataire de l’art pariétal, tout en reconnaissant son pouvoir constituant et donc en gardant sa potentialité d’événement. Car simultanément à la création de la possibilité de la représentation et donc d’une projection, se présente un dilemme entre l’immanence manifeste et ludique de l’activité artistique et le sérieux même du sens à donner à ces gestes et à ce qu’ils produisent, à leur maîtrise tant technique qu’idéologique. Dans ce dilemme s’élabore la réelle faculté protestataire de l’être humain, celle de pouvoir dépasser la maîtrise du monde en le symbolisant à l’aide de son imagination. C’est là que se tient l’événement créatif, non dans la représentation de ce que l’on perçoit comme existant, mais dans la potentialité à imaginer ce qui pourrait exister. Et si elle émane d’un en soi de l’événement, la subversion créative a aussi une obligation d’extra-polation, l’obligation de sortir de son « pôle » ou de sortir des polarités existantes ; elle est un dehors. Ce rapport symbolique/subversion se retrouve dans toute activité qui sort du cadre des règles de la sociabilité commune :
« Tout à l’heure, je jouerai vraiment à mon tour, sérieusement — plus le temps de tricher —, immergé comme eux dans l’action, faisant irruption dans le temps d’autrui et dans sa maison, dévastateur comme un événement — événement-homme moi-même » (Lucas, 1955 : 256).
Cela nous ramène au problème du contenu de l’événement et aux dispositifs discursifs qui tentent d’en énoncer l’événementialité. Le spectaculaire, l’excès, l’inattendu, l’inconnu ou encore la soudaineté, l’irruption brutale apparaissent être une condition première de l’événement, de sa réalisation, tout en étant devenus insuffisants à notre compréhension puisqu’ils doivent passer par le prisme d’une médiatisation. C’est ce dont témoigne Berthe Mwanankabandi :
« Je ne comprends pas pourquoi certains visages de souffrance, comme ceux des Hutus au Congo ou des fuyards du Kosovo, attendrissent les étrangers et pourquoi les visages de Tutsis, même taillés à la machette, ne provoquaient qu’étourderie ou négligence. […] Les Tutsis étaient peut-être simplement cachés trop loin de la route, ou peut-être n’ont-ils pas montré de visages valables pour ce genre de sentiment » (citée par Hatzfeld, 2000 : 183).
L’événement comme notion semble ne plus pouvoir rapporter que ce qui est arrivé est arrivé quoi qu’il en ait dit, ne plus manifester la puissance de l’avoir eu lieu, ne plus avoir de force éruptive ou de capacité de rupture. À moins de ne réintroduire au sein même de la notion d’événement des qui : qui subit l’événement, qui en donne le sens, qui en décide l’oubli. Comme l’a montré Veena Das (1996) à travers sa notion d’événement critique, l’événement ouvre un espace où se jouent et rejouent, dans l’après, domination et soumission.
De la rupture
Contrairement à l’événement, la notion de rupture place au premier plan ceux qui sont fondamentalement concernés par le bouleversement qui s’est opéré. Elle semble appartenir à une échelle individuelle, voire intime, d’autant plus lorsque la séparation qu’elle énonce est aussi un détachement et une individualisation. Mais ces individualités souvent se regroupent, créent des liens particuliers, comme en témoigne l’ouvrage de Martin (2011) sur la construction d’un commun entre lépreux en Inde, et dont elle nous propose ici un essai photographique.
Ce recours à la photographie est une proposition de forme qui fait écho au souhait d’Alain Bertho d’un renouvellement de nos outils épistémologiques afin de saisir les points de ruptures qui n’ont pas encore de nom ; points de révolte, plutôt que de révolution, par la fin de la politique qu’ils semblent annoncer. En plaçant sous le signe de la rupture les gestes de protestation et de colère, le texte de Bertho nous fait discerner trois choses : le caractère inorganisé de la révolte, la fin de la politique par le geste du refus et, dans un élargissement de sa perspective, une séparation radicale entre les gestes du refus et le sens à leur donner. À la différence d’Appadurai (2007), Bertho fait du « petit nombre » en colère un collectif inorganisé, aux gestes politiques muets, au langage plus « dématérialisant » (la destruction des biens matériels) que verbal, un champ d’expérimentation d’une nouveauté radicale qui reste à comprendre. La rupture qui nous est présentée n’est bien sûr pas ce concept plat de fracture sociale formulée par Gauchet (1990) encore pris dans la lutte des classes et médiatisée par une campagne présidentielle nous invitant à manger des pommes. La fracture est consommée, consumée. Ce qui se passe aux marges est déjà un monde en soi qui, dans sa fragilité et son instabilité, se trouve en position pour ainsi dire rhizomique.
Ce surgissement de la colère sans politique — le sans valant comme un rejet nous rappelle très justement Bertho et donc valant aussi comme un contre — est analysé comme une force originale dont il s’agit de comprendre l’impact épistémologique, la force de rupture et de proposition. Ce qui n’est pas sans rappeler la lecture de Foucault de la révolution iranienne. Alors que les événements dans le monde des années 1967-69 semblaient puiser à des sources révolutionnaires bien affirmées, en 1979 Foucault décèle, à tort ou à raison, une profonde nouveauté dans le mouvement qui aboutira à la révolution iranienne. Si le Shah était en retard de cent ans, l’événement iranien annonçait selon Foucault une rupture avec la politique moderne, en faisant apparaître un refus fondamental sans perspective (Foucault, 2001). Il est probable que nous vivions actuellement pleinement cette rupture épistémologique. Elle est certainement plus générale, elle s’inscrit au côté de la reconfiguration de l’événement par l’événementiel, mais aussi d’autres phénomènes comme une profonde redéfinition de la guerre, ainsi que le montre le livre de Frédéric Gros, États de violence : essai sur la fin de la guerre (2006), où il ne s’agit plus d’administrer des conflits entre nations mais toutes sortes de violences, au moyen de nouvelles armes « sans personnels » (les Unmanned ground vehicles ou, plus connus, les Unmanned aerial vehicles, comme les drones — cf. la Théorie du drone de Grégoire Chamayou, 2013). Il faudrait également ajouter à cette redéfinition radicale des conflits l’adjonction à la bio-politique d’une « nécropolitique » : une administration de la mort qui élabore, comme a pu le décrire Achille Mbembe (2003), une nouvelle économie de la vie en fonction même des manières dont la vie peut être anéantie.
Enfin, il est intéressant de confronter les révoltes aux figures du refus. Ce qui nous fait ici penser à Bartleby, personnage éponyme de la nouvelle de Melville, cet être « sans espoir », qui « meurt dans la même solitude et le même silence où il a vécu », un « malheureux » qui a atteint un point de non-retour, comme nous le dit Blanchot (2010), et qui est aussi la figure de la puissance, puissance de faire et de ne pas faire (cf. Deleuze, 1993 ; Agamben, 1995a et 1995b), incarnée dans la célèbre formule : I would prefer not to.
Je préférerais ne pas : la négation n’est pas à proprement parler un refus, mais l’énoncé simultané d’une possibilité et d’une impossibilité, une zone indiscernable entre le oui et le non. Plus profondément, cette formule suspend les régimes relationnels attendus : elle a un effet boomerang, en reportant la décision sur l’autre. Melville propose en effet une sorte d’expérimentation sociale, à partir d’une décomposition minutieuse des réactions (relations prises dans l’immédiateté des réponses propres à la consternation), et dont la question initiale pourrait être celle-ci : que se passe-t-il lorsque l’on préfèrerait ne pas être actif, ou plutôt ne pas être acteur ? Que se passe-t-il quand ce délaissement du faire devient un opérateur d’actions et de valeurs pour les esprits qui y sont confrontés ?
Reporter sur l’autre l’action ou la production de sens concerne directement la compréhension anthropologique et demande de ne pas trahir le refus par une explication, de porter le regard au-delà de ce qu’il manifeste, sur le monde qu’il construit.
Plus largement, la compréhension anthropologique de la rupture nécessite de revenir à la notion d’événement et au double problème référentiel qu’elle renferme, celui de rendre compte de ce qui s’est passé et celui de rendre compte de ce qui se passe après, de ce qui vient. Nous retrouvons une formulation de ce problème chez Deleuze et Guattari à travers l’opposition des genres littéraires de la nouvelle et du conte. Selon ces auteurs, « l’essence de la “nouvelle”, comme genre littéraire, n’est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question “Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?” Le conte est le contraire de la nouvelle, parce qu’il tient le lecteur haletant sous une tout autre question : qu’est-ce qui va se passer ? Toujours quelque chose va arriver, va se passer » (1980 : 235).
Nous aurions donc affaire à une articulation du présent et du passé (la nouvelle) ou du présent et du « futur » (le conte). Toutefois, nous avertissent Deleuze et Guattari, il faut faire attention de ne pas s’arrêter à une position strictement temporelle, qui reviendrait à dire que dans le présent nous regardons vers le passé ou vers le futur ; il s’agit en fait d’une coexistence d’éléments finis dans le présent ou d’éléments projectifs orientant un devenir énigmatique.
Cette attention portée à la nouvelle et au conte nous intéresse particulièrement. Nous savons que les contes, ces mythes en miniatures (Lévi-Strauss, 1973 : 156), peuvent contenir des traces historiques. Pour autant, ils n’ont pas la même fonction que l’histoire. Si Lévi-Strauss reste très allusif sur cette fonction, nous pouvons en avoir une idée à partir de l’exemple pris par Deleuze et Guattari du conte de Maupassant, Une ruse. Le narrateur, un médecin, raconte à une de ses patientes l’histoire d’un adultère : une maîtresse de maison, face au décès subi de son amant au domicile conjugal, dut trouver avec l’aide du médecin qu’elle avait envoyé chercher une solution pour expliquer la mort et la présence même du mort-amant avant le retour du mari.
Nous avons là un cas classique du conte où, bien que l’on ne sache pas exactement la fin, seules s’offrent deux alternatives : soit le héros est sauvé (comme chez Maupassant la femme adultère), soit le héros est transfiguré (cf. Propp, 1970, et le commentaire de Lévi-Strauss, 1973, ch. VIII). La transfiguration du héros est moins courante car elle ouvre le conte encore un peu plus : il devient une découverte sans fin, dont le public ne peut tirer d’enseignement. Il continue ainsi de se passer quelque chose.
La transfiguration comme possibilité est essentielle. Elle renferme les conditions d’une rupture radicale, généralement aliénée par le sauvetage. De quoi est-on sauvé ? Prenons l’exemple de ce conte anodin et familial que Daniel Fabre livre lors d’un entretien (Wendling, 2013), le conte de Milet. Le tout petit Milet, sur le chemin de retour d’une course, s’abrite d’un orage sous une salade. Une vache l’engloutit en même temps que la salade. Se retrouvant dans la panse, le minuscule Milet entame une chansonnette :
« A la pancha del bòu que ne plòu ne névé
[Dans le ventre de la vache où il ne pleut ni ne neige]
A la pancha del bòu que ne neve ne plou
[Dans le ventre de la vache où il ne neige ni ne pleut] ».
La mère de Milet, ne le voyant pas revenir, part inquiète à sa recherche. À la vue de la vache, elle comprend la mésaventure de Milet et dans une complicité avec la bête, attend la bouse d’où Milet sortira pour regagner, bien nettoyé et sauvé, l’ordinaire doux et rassurant du foyer.
Nul besoin d’une profonde interprétation symbolique ou psychanalytique pour saisir dans ce petit conte non une leçon, mais bien la formulation d’un espoir face à l’accident, à l’imprévu, au drame de la disparition voire de la rupture. Pourtant, il se pourrait que ce conte pour enfants ne s’adresse pas à eux, ou du moins s’adresse tout autant à eux qu’aux parents qui en font le récit, se convainquant que quoi qu’il arrive à leur progéniture, ils la retrouveront, ils pourront la sauver. À bien regarder — ou plutôt écouter — la chansonnette du petit Milet, on peut se dire tout de même qu’il a bel et bien trouvé un abri, ce ventre où il ne pleut pas et où il fait assez chaud pour qu’il n’y ait de neige. Se dresse là dans toute sa potentialité un nouveau monde à découvrir, que la mère vient interrompre. Milet est sauvé, pas transfiguré.
Il faut considérer ce rôle social du conte, de formuler une issue. Comme le fait dire Maupassant au médecin, face à la patiente étonnée du récit qui venait de lui être fait et demandant pourquoi il lui raconte tout cela : « Pour vous offrir mes services à l’occasion ».
Si le conte renferme une pensée qui le dépasse, c’est peut-être celle de la potentialité de rupture que renferme l’événement, l’accident, la contingence, où la sauvegarde est du côté des structures sociales, et la transfiguration du côté du héros qui s’individualise de plus en plus, qui en vient à rompre. Le conte est peut-être le premier mode de pensée du désastre dans sa connotation blanchotienne de neutre (1980), d’ouverture désorientée de l’impensable à l’impensé.
Que Milet dans le ventre de la vache pousse la chansonnette n’est pas non plus anodin, il s’agit là d’une véritable ritournelle :
« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant » (Deleuze et Guattari, 1980 : 382).
Cette présence à soi-même de sa voix est aussi un discours qui a un sens. On retrouve dans ce numéro une telle situation à propos de Temple Drake, l’héroïne du roman Sanctuaire de Faulkner, qu’Alexandre Soucaille convoque dans sa discussion de la question du viol et de l’événemential de Romano.
« Alors, je me suis mise à penser à une drôle de chose. Vous savez comment on fait quand on a peur. Je regardais mes jambes et j’essayais de faire comme si j’étais un garçon. Si seulement j’étais un garçon, me disais-je, et j’essayais de me faire garçon par la pensée » (Faulkner, 1977 : 816-817).
Temple Drake pressent que quelque chose va arriver, qu’il faut que cela n’arrive pas, mais pour cela il faut que quelque chose arrive qui vienne rompre le cours des choses, proposer une issue, un moyen de fuir. Nous trouvons dans bien des formes discursives cette pensée de la rupture : la rupture comme possibilité, la rupture comme sauvegarde, dans cette vaine tentative de Temple Drake de se convaincre soi-même qu’elle est tout autre, et plus encore par là même d’en apporter la preuve aux autres. Temple Drake n’a pas été sauvée. Elle a été transfigurée par l’événement dramatique qui lui est arrivé.
Soucaille montre ici que la notion de rupture appartient avant tout à un non-retour, et par là même qu’elle nous renvoie à la compréhension d’un commencement. Pour autant, il n’est pas fait table rase du passé. Le passé est là présent, comme un « fantôme », comme un dibbuk, tel le Gengis Cohn de Gary auquel se réfère Fabienne Martin dans le texte de sa présentation photographique sur les existences lépreuses. C’est sans doute là que se situent le plus les possibilités d’expression et d’existence, dans ce rapport à deux passés irrémédiablement clos, passé de ce qui était avant l’événement et passé de l’événementialité de l’événement. Des passés particulièrement et partout présents. Comme dans ce vœux impossible d’un Hibakusha : « faut-il vraiment que toutes les victimes de la bombe connaissent une fin tragique à cause des suites de l’irradiation ? Pourquoi, quand un atomisé meurt, doit-il surmonter un sentiment qui est de l’ordre de la culpabilité (s’il avait recouvré la santé) ou de la dette morale (en tant que hibakusha), pourquoi n’a-t-il pas le droit de mourir naturellement, comme tout le monde ? » (Matsusaka, cité par Ôè, 1996 : 22-23). Quand les corps sont pris dans la force d’un événement qui les a reconfigurés radicalement, il ne peut plus y avoir de comme tout le monde.
C’est ce qu’énonce dans un autre registre Joë Bousquet, alité jusqu’à sa mort en 1950 à la suite d’une blessure en 1918, par une écriture fragmentaire dont on sait de Blanchot (1980) ce qu’elle doit à la pensée de l’après :
« Je souffre de ne pouvoir assez souffrir et de connaître enfin ma vie comme l’écueil de ma pensée et de mon amour » (1968 : 33).
Ce que Soucaille nous dit aussi de la rupture dans son article, c’est qu’elle est un commencement radical hanté par des passés, d’où se dégage un être nouveau. Bousquet l’évoque également en ces termes :
« Une chanson m’éveille. D’abord j’ai cru que cet homme n’était autre que moi. Or, il paraît que nous sommes bien des êtres distincts ; cependant il n’y eut jamais qu’une seule enfance pour nous deux » (Bousquet, 1968 : 69).
La notion de rupture se doit de rendre compte de cette complexité de la transformation des existences prises dans la radicalité de devenirs tout autres. Complexité d’une (re)naissance, dont on ne peut effacer la relation au passé, contrairement à ce que pense Malabou — si ce n’est dans le cas d’Alzheimer ou des cérébro-lésés, qui sert à l’auteure de référence (2007 et 2009). Ce décalage que propose la notion de rupture nous ramène à Bousquet et au conte :
« je suis dans un conte que mes semblables prennent pour la vie » (1968 : 83).
La rupture est indissociable de la narration réflexive de ce qui survient à tout moment. Elle est une existence dépendante en permanence de sa pensée (ou à l’inverse, de son impensé, d’une impossibilité de penser) :
« Très malade, réduit à vivre en pensée, tout ce qu’il fait pour manifester son existence se ramenant forcément à des façons de parler » (1968 : 27).