Cette concentration du saisir et du sentir (Valéry, 1973 :1127)
Introduction
Dans un discours donné à Paris pour la séance inaugurale d’un congrès de chirurgie en 1938, Paul Valéry dit son étonnement d’apprendre qu’il n’existe pas de traité général de la main. C’est un projet auquel il rêve depuis quelques années et qu’il ne réalisera pas. Mais il accumule pour cela des notes, des dessins et des réflexions dans ses Cahiers qui donnent une idée des pistes qu’il envisageait d’explorer. Celui qui cherchait à décrire aussi minutieusement que possible la « vie de l’esprit » notait ainsi, dès 1922, que « l’étude approfondie de la main humaine (système articulé, forces, contacts, etc.) est mille fois plus recommandable que celle du cerveau » (Valéry, 1973 : 1127). Il aurait vraisemblablement repéré et analysé toutes les situations de décrochage entre la main et la tête, et aurait insisté sur l’autonomie de celle-là par rapport à celle-ci. Il aurait mis en évidence la symétrie des interrelations qui se nouent entre les techniques cérébrales et les techniques manuelles, puis entre ces deux pensées sises en des lieux distincts du corps, ou plus exactement en des événements différents du système Corps-Esprit-Monde, ou « C E M » comme il se plaisait à le nommer.
L’idée centrale de Valéry, rejoignant ainsi par d’autres voies des recherches menées actuellement en anthropologie des savoirs et des processus d’acquisition des connaissances (au sein d’une bibliographie désormais pléthorique, on pourra consulter notamment Downey, 2005 ; Downey, Lende, 2013 ; Harris, 2007 ; Ingold, 2000 ; Jacob, 2010 ; Marchand, 2010 ; Sennett, 2010), est qu’il s’agit là de deux figures, presque deux agents, qui travaillent ensemble à la pensée-pesée — les deux actions sont initialement signifiées par le même mot en latin : pensare — du monde, de l’environnement et des relations sociales.
Ce faisant, il prenait cependant en quelque sorte le contre-pied de l’anthropologie de son temps, dont l’un des objets centraux, la culture, voyait son siège situé dans l’esprit des individus qui la manifestaient par leurs actes, leurs coutumes et leurs croyances. À tous les niveaux, et quelle que soit la conception que l’on pouvait avoir de la discipline, l’esprit planait au-dessus des gestes, dictant sa loi que l’anthropologue essayait de décrypter indirectement ne pouvant « observer » de l’esprit que ses manifestations extérieures et dociles dont « le geste et la parole » ont été les plus commentés. Il fallait l’audace d’un Marcel Mauss pour s’approcher, par l’ethnographie, des perspectives que Paul Valéry couchait dans ses Cahiers. Du programme inachevé des recherches qu’il envisageait sur la prière (Mauss, 1968) à son fameux article sur les techniques du corps (Mauss, 1999), il se dégage une même volonté de remettre l’esprit à sa place dans l’ordre des choses, c’est-à-dire dans les engrenages, pour reprendre une image chère à M. Mauss [1], qui forment le socle de la pratique, où la causalité est mise à mal et où les effets de récursivité (pour employer un vocabulaire assez anachronique) sont mis au jour. Il faudrait dès lors insister sur la place que ces gestes ont dans le contact avec l’immatériel et la formation d’une certaine mystique. En somme, il serait nécessaire d’identifier et d’étudier les mécanismes qui font qu’il existe des « moyens biologiques d’entrer en “communication avec le Dieu” » (Mauss, 1999 (1936) : 386). Mauss a ici explicitement à l’esprit les différentes techniques respiratoires des yogis et les modalités d’altération des rythmes vitaux. Mais il n’ignorait pas l’importance, pour « entrer en “communication avec le Dieu” », d’une gestuelle plus humble, celle des attitudes orantes, les mains jointes ou encore ces mains fascinantes des prêtres bouddhistes balinais qui, par des mudras — une gymnastique mystique des doigts —, entrent en contact avec le divin, pratique à laquelle Marcel Mauss avait été rendu sensible par les ouvrages richement illustrés de P. de Kat Angelino (1923) et de Tyra de Kleen (1924) [2].
Comment les mains créent-elles la « communication avec le Dieu » ? Telle est la question que s’est posée Marcel Mauss. Cela explique la fascination qu’il a eue pour les mudras, la gymnastique mystique des doigts des prêtres bouddhistes, à partir des planches de l’ouvrage de Tyra de Kleen (1924). Sont reproduites ici les pages 26 et 27.
Bali sera, comme on le verra par la suite, un lieu privilégié où, pour rendre en compte de la pensée et l’action des individus, se sont affrontées des démarches et des théories anthropologiques contrastées. Mais Mauss pouvait également profiter en quelque sorte d’un moment singulier qui, après la Grande Guerre et le diagnostic de la « crise de la raison » dont elle fut l’un des révélateurs les plus efficaces (Castelli Gattinara, 1998 : 21-51), avait suscité de nouvelles formes d’attention portée aux lieux autres de la pensée dont les mains n’étaient pas des moindres. Cela s’inscrivait enfin dans un renversement, ou à tout le moins une complexification vive, des rapports entre le corps (et spécifiquement les mains) et l’esprit, ainsi que la façon dont ils sont saisis par et saisissent tout à la fois le monde environnant. Valéry a synthétisé cette nouvelle posture dans une formule que ne renieraient pas plusieurs de nos contemporains, anthropologues de la cognition : « L’esprit est un moment de la réponse du corps au monde » (Valéry, 1973 : 1125).
L’enjeu de ce numéro est de montrer la diversité des réflexions et des objets intellectuels qui ont été finalement le fruit de ces efforts réalisés pour sortir des impasses auxquelles ont conduit les oppositions brutales entre le corps et l’esprit d’une part, et d’autre part les controverses d’hégémonie qui avaient réduit le problème en une alternative : l’homme pense-t-il parce qu’il a une main, ou bien a-t-il une main parce qu’il pense ? Il s’agit ici, outre la critique assez rebattue des dualismes de type cartésien, de démontrer à partir de différentes scènes l’évidence pratique de l’indissociabilité des registres qui sont en fait dans un rapport de possession mutuelle ou de « complicité ontologique » comme le qualifiait Pierre Bourdieu (1992 : 103), inspiré explicitement de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty et sur laquelle il faudra revenir. Remettre en perspective ce dépassement du dualisme, montrer la manière dont cet effort a pris forme en anthropologie en rendant à la main la part qui lui revient dans l’histoire de la pensée en général, et de la pratique anthropologique en particulier, tel est l’enjeu de cette introduction [3].
On conçoit dès lors qu’il ne s’agit que de pointer quelques articulations principales et de rendre compte de l’allure générale d’un mouvement qui, comme il se doit, s’examine depuis son état présent. Et comme il arrive souvent lorsque l’on propose le traitement d’une question que l’on estime insuffisamment formulée ou nécessitant une actualisation, l’on se rend compte que, de manière tout à fait indépendante, elle soulève de façon concomitante le même intérêt chez d’autres chercheurs. Signe, rassurant, qu’elle répond bien à un certain besoin et qu’elle est un problème actuel ; indice également, plus maussade, qu’elle a l’originalité d’un effet de mode. Des numéros de revue [4], des journées d’études [5], des performances et des expositions [6] se sont multipliés dans les deux dernières années, accentuant un foyer vif d’intérêt qui s’était manifesté depuis le début des années 2000 dans les sciences humaines et sociales, à la faveur de la promotion d’une interdisciplinarité forte (comprendre, entre les sciences « dures » et les SHS ; ou entre les sciences et les arts), pour ces « objets-frontière », en détournant quelque peu l’expression de Susan Star et James Griesemer (1989), que sont l’esprit, le corps, le geste, le mouvement, l’action, etc. [7] C’est sans doute cette effervescence singulière, mais non inédite, autour de la main qui m’a conduit à tenter de retracer le mouvement général dans lequel elle s’inscrit. Chemin faisant, une certaine lecture de l’histoire de la discipline, prise sous l’angle de la main, peut être proposée qui offre de rendre saillantes des lignes de partage intellectuel insuffisamment soulignées et de manifester des « généalogies invisibles » (Darnell, 2001).
L’effervescence actuelle autour de la main touche tous les champs, scientifiques comme artistiques. Comme lieu de synthèse de ces intérêts, le Musée de la Main (Lausanne) a inauguré en 1997 une exposition permanente intitulée « Jeux de mains » (1997-2002).
Comment la main prend l’homme, ou l’autre « erreur de Descartes »
Il n’est pas le lieu d’ouvrir ici l’ensemble du dossier qui restituerait une sorte d’histoire générale de la main depuis la controverse initiée par Aristote et Anaxagore (« l’homme pense parce qu’il a une main » pour le second, le premier estimant qu’il a une main parce qu’il pense) ou par les rapports entre les mains, l’identité et le soi tels qu’ils pouvaient s’exprimer dans la grammaire et le droit grecs comme l’a montré Nicole Loraux (1986) à partir de l’étude de quelques faits de langage (en l’occurrence, la récurrence du préfixe auto-) dans Antigone et qui a été en quelque sorte poursuivie et déployée au sein de l’archéologie du « toucher intérieur » (se sentir vivant, la perception que tout être sensitif a de sa vie) dans la pensée occidentale conduite par Daniel Heller-Roazen (2011).
Il s’agira plutôt de donner quelques indications sur le moment où, en partie en réaction au doute cartésien quant à la confiance que l’on peut accorder à nos sens et à ce qu’ils nous disent du monde, un intérêt pour la main a émergé dans le cadre de la recomposition des savoirs sur l’homme qui s’organise entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle en Occident [8]. On y voit le corps, et particulièrement la main, surgir de l’intensification même du souci de l’esprit. À l’intérieur de l’occulocentrisme occidental (savoir, c’est voir [9]), l’enjeu d’une telle attention sera donc de rendre visible ce qui était jusque-là inaperçu (développement de la pratique de l’autopsie, perfectionnements des instruments de microscopie et de télescopie) ainsi que toutes ces « forces » invisibles qui agissent dans le monde (concomitance des expériences autour du magnétisme, des mises en spectacle de l’électricité, mais aussi des « forces » du marché et de l’économie par la fameuse « main invisible » d’Adam Smith) et à l’intérieur de chacun (« voir » l’esprit des autres par des procédés aussi divers que l’étude de leurs langages [10], de leurs arts, de leurs musiques, et surtout de leurs religions [11], éléments à partir desquels une « anthropologie générale » commence de prendre sens). Cet élargissement du regard conduit à faire émerger l’anthropologie entre les années 1740 et 1750, non seulement en tant que discours sur le corps et sur l’esprit humain (que l’on pouvait trouver dès le XVIIe siècle) mais en tant que science explicative des lois de leur union et de leurs effets réciproques [12], une science qui balbutie dans les traités des « honnêtes médecins » allemands (au sens contemporain de « l’honnête homme ») étudiés par Carsten Zelle (2001). Sans doute, le dualisme cartésien du corps et de l’esprit n’est pas abandonné dans l’homo duplex qui se dégage alors (l’expression est de l’idéologue Cabanis) mais il se complexifie par la quête même d’une description de l’esprit.
Le résultat était en apparence paradoxal. L’intensification extrême de l’intérêt pour l’esprit avait conduit à repérer le plus systématiquement possible les traces de ses manifestations et de ses singularités. Cette attitude épistémique s’est particulièrement cristallisée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle dans l’attention croissante portée à la figure du génie et du virtuose, des « esprits » singuliers dont la première des propriétés devait être leur excès, leur débordement qui les faisait produire davantage de traces, ou des traces plus saillantes que celles des esprits ordinaires. De ces esprits exsudants, l’on pouvait espérer dégager les voies plus générales d’une lecture des effets et des signes de l’activité mentale.
Et la main a concentré là l’essentiel des observations. Or, j’y vois autre chose que la simple réaction à Descartes à quoi un survol rapide de la littérature savante pourrait réduire un ensemble pourtant bien plus hétérogène de phénomènes et de discours [13]. Ces derniers ont ainsi pu attribuer à la main un nouveau rôle ambigu, car chargé d’une double fonction : celui d’être le révélateur par l’excellence de la nature de l’esprit et du soi, et en même temps celui d’être un acteur indépendant, un « cerveau extérieur » comme le disait Kant.
Prenons quelques-uns de ces éléments disparates pour les ordonner, c’est-à-dire d’abord les rapporter à une autre généalogie que celle de leur anti-cartésianisme supposé. Je vois plutôt dans cette effervescence le déploiement d’une métaphore ancienne, celle de la main du démiurge, qui devient un lieu nouveau pour exprimer le pouvoir d’ordonner, de réguler, de peser/penser les choses. C’est exactement le sens de la « main invisible » d’Adam Smith [14]. Les mains qui ont du pouvoir, qui ont ou qui sont un esprit pour reprendre l’idée attribuée à Kant, tel est le contenu de cet intérêt nouveau.
Des mains fascinantes qui voient s’étendre par exemple la tradition classique des « études de mains » chez les artistes, atteignant avec Delacroix des dimensions gigantesques. Mais l’extension décisive, qui manifeste la rupture, sera dans le développement, à la faveur des progrès de la thanatopraxie particulièrement, des moulages (à partir des années 1840) puis des photographies (dès les années 1860) des mains d’artistes et d’écrivains pour documenter la figure du génie et les traces de son esprit (à moins qu’il ne s’agisse de son véritable siège ; l’ambiguïté est explicite). Ingres, Chopin, Sand, Balzac, Hugo s’y soumettent ; Massenet et Cocteau prolongeront la série au XXe siècle. Dans un autre registre, celui du génie mauvais, ce sont l’attachement et les pouvoirs prêtés à la main momifiée du poète-assassin Lacenaire, exécuté en 1836, et dont Théophile Gautier a laissé une sinistre évocation dans son poème Études de mains (Gautier, 1872 : 18-20). J’y vois la continuité du goût pour la trace, la matérialisation et l’authenticité du génie dans le prolongement de l’intérêt pour les brouillons d’écrivains, et des écrivains eux-mêmes pour leurs propres manuscrits, amorcé au tournant des XVIIIe et XIXe siècles avec Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Leconte de Lisle (Chartier, 2015 : 51 ; Wendling, Chartier, Fabre, 2015).
Dès les années 1830-1840, une fascination pour les mains de génies parcourent l’Europe et conduit à la multiplication des moulages et des photographies. Ne sont-elles, à égalité sinon avant la tête, le siège du mystère de la création ? L’engouement se poursuivit jusqu’au XXe siècle et trouve une expression grandiose avec les travaux de Rodin. Auguste Rodin, La Cathédrale, 1908 (pierre, 64 x 293,5 x 31,8 cm). Photo Christian Baraja (n° inventaire : s.1001, Musée Rodin, Paris).
Ce mouvement a trouvé chez les surréalistes un écho assez large qui renvoyait à leurs propres interrogations sur les processus créateurs. Ici, un moulage des mains de Jean Cocteau (Milly-la-Forêt). Photo Melina1965, 16 juillet 2010 (Creative Commons).
Mais cette fascination de la main s’exprime également dans le succès rencontré par la chiromancie au XIXe siècle, dont certaines figures eurent une renommée exceptionnelle. Ce fut le cas de William John Warner (1866-1936), dit Cheiro, qui prédisait aux célébrités de son temps leur fortune et a fini sa carrière à Hollywood dans les années 1930. Ce pouvoir lui venait, racontait-il, d’une main coupée et momifiée d’une reine égyptienne qu’il avait dénichée lors d’un voyage et qui lui a fait prendre son surnom [15]. Cela s’inscrit d’ailleurs dans la continuité du déploiement d’un motif littéraire décliné tout au long du XIXe siècle. Une main coupée recouvre une vie autonome et tourmente son ancien propriétaire, ou bien réalise ses désirs les plus enfouis et ses pulsions, souvent morbides. En France, Nerval, Verlaine, Maupassant ont traité de ce thème ; dans le monde anglo-saxon, Keats, Le Fanu, Jacob ont eux aussi exploité cette figure [16]. L’espace de réception de ces récits, qui était marqué par des motifs similaires issus de la « littérature populaire » (contes, chansons, récits), était également marqué par l’écho que rencontrait l’expérimentation scientifique en général. L’autonomie des membres coupés (expérimentale pour les animaux ou dans les cas d’amputation pour les êtres humains) fascine alors les médecins qui y voient un forme de souvenir non mental de leur relation au corps (comme la main coupée de Nerval qui se souvient des désirs de son propriétaire). Mais cette connexion s’exprime également dans l’autre sens, par le phénomène du « membre fantôme », connu depuis le XVIe siècle, mais décrit, étudié et analysé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle seulement [17]. Il y a alors comme la conviction d’une symétrie du souvenir : la personne se rappelle la main, et la main se rappelle à la personne.
Progressivement, ce motif qui voit en la main tout à la fois une instance de décision autonome (par rapport à la raison) et en même temps un outil de révélation de ce que l’on est vraiment va l’emporter dans tous les registres. À la main-qui-fascine s’ajoute et se surimpose la main-qui-identifie. De façon presque concomitante, cela opère aux deux niveaux de l’espèce et de l’individu, un processus que j’inscris dans la continuité des mains « géniales » photographiées ou moulées car il s’y manifeste de manière condensée la double fonction d’une identification d’espèce (supérieure) et d’individu (singulier).
De la première fonction, Darwin a tâché d’en établir la démonstration (quoiqu’il attribue lui-même la paternité de l’idée à Haeckel et que la proposition ait été formulée par Aristote en qui Darwin a toujours reconnu un maître incomparable) dans La Descendance de l’Homme (1871). Il s’y manifeste avec force l’idée qu’il fallait asseoir le fait que la main faisait l’être humain et qu’elle était le levier de l’ensemble de ses qualités distinctives, dont la bipédie (noyau de la démonstration de Darwin), le travail (à quoi Engels (1961) s’attachera, dans un ouvrage inachevé, pour démontrer l’identification de l’espèce humaine avec la main) et le langage (plus tard, dans les écrits de Leroi-Gourhan (1964)).
De la seconde, on trouve l’expression la plus aboutie dans la mise au point des techniques d’identification individuelle par empreintes digitales. Aux côtés du souci de plus en plus aigu de l’identification des criminels dont le bertillonnage est resté la manifestation la plus célèbre, la fascination de la main a probablement contribué au développement d’une telle idée dans les années 1870. Mais la première base de données systématique — dont les principes furent mis au point par Francis Galton, un cousin de Darwin – ne se met véritablement en place que dans les années 1890 en Argentine puis, très rapidement, en Amérique du Nord et en Europe. Une certitude s’instille profondément dans les mentalités du tournant des XIXe et XXe siècles : « les mains ne mentent jamais » (comme Rodin l’écrivait à Camille Claudel). Elles sont le lieu d’une vérité sur l’homme qu’il ne peut « ni contrefaire, ni déguiser, ni cacher » car elles sont, dans leurs empreintes, comme « l’autographe physiologique » propre à chaque être humain comme le notait, non sans une certaine ironie, Mark Twain dans son Pudd’nhead Wilson (1900 : 286-287) en habile scrutateur de l’esprit de son temps.
À la main-qui-fascine du début du XIXe siècle s’est associée la main-qui-identifie à partir des années 1870. La main est le signe de l’homme en tant qu’espèce et en tant qu’individu. La mise au point des techniques d’identification par empreintes digitales à la fin du XIXe siècle est l’aboutissement de cette nouvelle fonction dévolue à la main. Empreintes digitales schématisées (début du XXe siècle), extraites de l’Arthur and Fritz Kahn Collection (1889-1932), Leo Baeck Institute, Berlin.
On comprend mieux dans ce contexte l’abomination que pouvait représenter l’image de ces êtres sans main et qui faisait partie de la propagande alliée contre l’Allemagne au début de la Grande Guerre. Dans les rangs français, on avait fait très vite courir la rumeur que les soldats allemands coupaient les mains des enfants qu’ils capturaient (Horne, 1994). J’y vois un trait supplémentaire — qui est là pour construire la monstruosité de l’ennemi — surchargeant à ce moment les mains d’humanité, d’esprit et de pouvoir. En être privé, c’est en quelque sorte être privé de l’accès à la plénitude de ces qualités. Ce qui entrait en résonance avec les milieux artistiques et intellectuels contemporains et allait trouver un écho superlatif dans l’entre-deux-guerre au travers des expériences surréalistes, des recherches des « rêves de la main » par Paul Éluard et Man Ray (2009), ou des études de Max Ernst qui servent à la confection du Rendez-vous des amis (1922) où les mains des acteurs du surréalisme s’expriment littéralement.
Le surréalisme a mené loin les recherches conduisant à identifier « la part de la main » dans la vie de l’esprit. L’ouvrage de Paul Éluard et Man Ray (2009) en est un exemple parmi tant d’autres.
Ce sont également, dans les années 1920-1930, les projets de « photographies impersonnelles » d’August Sander qui saisit l’expressivité des mains en tant qu’elles sont le lieu où s’articulent selon lui les « propriétés » sociales (le rang, la fonction, le statut) et individuelles (la vie intérieure, les désirs, les émotions, le caractère) et qu’elles doivent ainsi focaliser tout regard qui cherche à documenter la vie humaine (Clarke, 1992 : 71-72) [18]. Et la même attention, nouvelle, est prêtée par le monde universitaire à cet autre de la pensée et de la création que l’historien de l’art Henri Focillon a cherché à décrire dans son fameux Éloge de la main refusant de réduire les relations entre l’esprit et la main à celles « d’un chef obéi et d’un docile serviteur » (Focillon, 1981 : 128). Maurice Halbwachs lui faisait ainsi écho, affirmant, d’après Marcel Mauss (1974 : 162) qui lui rend la paternité de l’expression, que « l’homme est un animal qui pense avec ses doigts ». On frayait ainsi le chemin vers les perspectives phénoménologiques, dont on comprend mieux en quelque sorte l’archéologie générale, où la main occupe un rôle décisif pour rendre le monde intelligible. Le lexique d’Heidegger (1985), façonné dans les années 1920 quand il était l’assistant d’Husserl, explicite cet aspect mieux que quiconque, détaillant la composition du monde environnant entre les êtres disponibles, présents, sous la main (Vorhandenheit) et les êtres utilisables, instrumentalisables, à portée de main (Zuhandenheit), où la présence de la main est loin d’être simplement métaphorique [19].
Les réflexions de Valéry s’intégraient ainsi dans un environnement intellectuel qui rendait son appel parfaitement audible. Les chirurgiens auxquels il s’adressait l’ont entendu, en Suisse tout particulièrement où à l’issue de la Seconde Guerre mondiale la collection privée de Claude Verdan (alors l’un des plus importants spécialistes de la chirurgie de la main), patiemment composée depuis les années 1940, donne naissance au Musée de la Main de Lausanne en 1997.
Il me semble ainsi que cette histoire des foisonnements résonnants, même brossée de manière superficielle comme c’est le cas ici, est mieux à même de rendre compte des conditions d’apparition de la main comme objet intellectuel que ne le fait la simple évocation, à laquelle invite une généalogie également simple des grands textes scientifiques retraçant une longue, uniforme et continue réaction à Descartes. Au début du XXe siècle, dans des registres aussi différents que l’identification des criminels, le récit du futur, la description des désirs refoulés, la quête des ressorts du génie ou de l’origine de la création, une conviction est partagée : la main tient l’homme.
Auguste Rodin, Le Secret (marbre, 89 x 49,7 x 40,2 cm). Photo Christian Baraja (n° inventaire : s.1000, Musée Rodin, Paris.
Les anthropologues et la main
Or, si la main a l’homme de tous les côtés, elle devrait être l’un des objets centraux de l’anthropologie, et pas seulement de l’anthropologie physique [20]. Mais ce ne semble pourtant pas le cas. L’anthropologie de la main n’est pas élaborée comme sous-champ disciplinaire. Les Hand Studies ne se sont pas structurées. Enfin, hormis les travaux cités ci-dessus, peu de textes ont été consacrés par les anthropologues spécifiquement à la main. Et parmi ceux-ci l’idée générale a longtemps été d’insister sur la manière dont la main traduit la pensée et son organisation. La célèbre étude de Robert Hertz (1909) sur la prééminence de la main droite, tout comme l’hypothèse de la « main articulatoire » (Bouvet, 1993), du geste comme origine du langage où linguistes et anthropologues se retrouvent [21] et à l’intérieur de laquelle Marcel Mauss se situait, relèvent de cette perspective symbolique. Une approche où la main et la pensée font pléonasme. Ce n’est que récemment, dans le cadre d’une anthropologie renouvelée du geste (Candau, Gaucher, Halloy, 2012), d’une anthropologie pragmatique ou cognitive située (celle d’un James Gibson, d’un William Clancey, d’un Andy Clark, d’un Alain Berthoz), qu’une autre part de la main s’est manifestée au sein de l’anthropologie (en donnant à la définition de la discipline sa plus grande extension). Or, ce partage, rendu visible dans les dix ou vingt dernières années, traverse l’histoire de la discipline et en offre une relecture qui permet d’en problématiser autrement les enjeux actuels.
Pour en rendre compte, il faudrait analyser un type singulier de situation où main et esprit sont explicités quant à leurs rapports, où cette explicitation vient d’un conflit (d’interprétation, de point de vue, etc.) qui la rend saillante et où l’on pourrait bénéficier d’une certaine profondeur historique quant à son traitement anthropologique et où, enfin, on trouverait l’application de diverses approches. Un tel joyau épistémologique existe. Il s’agit des fameux combats d’animaux que l’on rencontre en Asie du Sud-Est et qui ont été saturés d’analyses anthropologiques depuis près d’un siècle.
Encore récemment, un article publié dans la revue Terrain reprenait quelques éléments de ce gigantesque dossier à partir d’un terrain thaïlandais et des combats de scarabées qui y sont organisés (Rennesson, Grimaud, Césard, 2012). Ce texte me servira de point d’entrée car j’y vois les signes d’une ligne de partage qui parcourt l’ensemble de la discipline et que la focale mise sur la main permet de faire surgir.
Sur ce terrain spécifique, alors que l’on semble être en première approche dans un type de situation qui exigerait la plus grande inégalité d’agency entre les espèces d’acteurs en présence (donc entre les joueurs et leurs scarabées), la plus grande différence d’impact quant à l’issue du combat (puisque c’est le propriétaire du scarabée qui guide ce dernier, qui le met en selle, qui l’interrompt, qui l’excite, etc.), les auteurs cherchent à montrer qu’il existe en quelque sorte une symétrie, que la responsabilité de l’action est partagée, qu’il y a une coopération. Car l’homme conduit, par sa « main vibratoire », le scarabée autant que le scarabée conduit l’homme, ce dernier étant tenu d’entrer dans l’univers de référence du premier. Cette communication interspécifique, faite d’incertitudes importantes car il n’y a pas de représentations mentales partagées, pas de monde commun où la chaîne des causes et des effets, des signaux et de leur réception, serait stabilisée, met tout autant l’accent sur les propriétés assez irréductibles de ce type de système formé par l’esprit du joueur, sa main, le rondin sur lequel se trouve le scarabée et l’insecte lui-même, que sur la singularité des mondes en présence, celui des joueurs et celui des scarabées. Et l’on comprend que tout tentative de mise au diapason, fût-elle éphémère, de ces Umwelten ne peut passer que par des ajustements permanents de mouvements, où la main en particulier reçoit et transmet le « flux vibratoire » qui assure ensemble la production et la communication de la « pensée » ou à tout le moins de l’imminence d’une action dont il peut être excessif de dire qu’elle est le fruit d’une intention.
Il n’est pas le lieu ici d’examiner les détails de la démonstration proposée, mais simplement de rendre compte finalement du « monde-de-l’article » lui-même, de l’espace intellectuel des références mobilisées qui est à mon sens significatif et où affleure une ligne de partage sédimentaire entre deux grandes postures anthropologiques qui, comme on va le voir, invite à recomposer le maillage ordinaire d’écoles et de courants du territoire de la discipline. Au sein d’une courte bibliographie (sept références), je relève les deux « classiques » retenus et sous la tutelle desquels l’article s’inscrit : Jakob von Uexküll et Gregory Bateson. Le premier est l’inventeur du concept d’Umwelt comme environnement de référence (Uexküll, 2010) et fait l’objet d’une redécouverte par un certain nombre d’anthropologues qui aujourd’hui s’appliquent à mettre au point une forme d’anthropologie phénoménologique débarrassée d’anthropocentrisme (Despret, 2002 ; Houdart, Thiéry, 2011 ; Ingold, 2000 ; Piette, 2009) [22]. Le second est celui dont la présence, par son recueil de textes le plus célèbre, Vers une écologie de l’esprit (Bateson, 1977-1980), me paraît tout à la fois la plus importante et la plus ambivalente. Importante, parce que Gregory Bateson est l’une des figures centrales de l’un des deux pôles que je voudrais mettre en évidence autour de la question des lieux de l’esprit et de la place que les mains occupent dans cette cartographie. Et ce n’est pas un hasard si les auteurs de l’article l’ont placé en exergue de leur texte. Présence ambivalente cependant, car il s’agit véritablement d’une présence-aura, d’une présence-tutelle alors qu’une utilisation plus empirique, plus large, plus « dense » comme dirait Clifford Geertz, aurait pu être faite du même auteur.
Justement, si Gregory Bateson est la présence marquante, Clifford Geertz est l’absence significative. Il n’en est rien dit alors qu’il a marqué le champ de l’objet « combats d’animaux » en Asie du Sud-Est et que, dans son texte fameux sur les combats de coqs balinais (Geertz, 1980), il mentionne les autres « jeux d’espèces » qui ont lieu dans la région.
Il y a à mon sens un parfait « hasard objectif », comme le disait André Breton, dans cette omission. Et c’est justement G. Bateson qui va nous fournir lui-même la clef de cette absence. Car C. Geertz évoque, au cours de son article, l’enquête ethno-photographique qu’avaient conduite entre 1936 et 1939 Gregory Bateson et Margaret Mead (1942) sur la personnalité balinaise (Balinese Character, avec ce double sens du mot « character » désignant tout à la fois la personnalité et le personnage tel qu’il est déterminé par un script, qui est en l’occurrence celui que la société balinaise propose aux individus qui la composent). Ils y décrivent les combats de coqs — ce sont les premiers à le faire de manière ethnographique d’après C. Geertz —, mais aussi toutes les autres manipulations d’animaux (oisillons, sauterelles, scarabées) auxquels ils ont pu assister. Et j’insiste sur « manipulation » (handling) car c’est bien ce qui focalise l’intérêt de G. Bateson et de M. Mead, et qui les dissocie de l’approche de C. Geertz. Il y a chez eux un intérêt explicite pour ce type d’action manipulatrice, pour l’étude des gestes (conformément à une suggestion que F. Boas avait faite à M. Mead ; Mead, 1977 : 212) en tant qu’ils manifestent chez les Balinais l’existence d’une conception d’une pensée propre aux mains et d’un rôle fondamental du « sens du mouvement » dans la vie balinaise (Bateson, Mead, 1942 : 84-88).
L’intérêt de G. Bateson et M. Mead pour les gestes vient de leur volonté de documenter la dimension corporelle de tout apprentissage et notamment l’importance du mimétisme par contact. C’est un problème fondamental de l’anthropologie américaine de l’époque : comment la culture s’incorpore ? Ici, le maître Mario enseigne à son jeune élève, Dewa P. Djaja, les mouvements corrects d’une danse traditionnelle balinaise. Photo Gregory Bateson, 1er décembre 1936, Tabanan (extraite de Bateson, Mead, 1942 : planche 16).
Cette perspective est fascinante par le contraste dont elle témoigne par rapport au texte de C. Geertz. L’analyse bien connue que ce dernier fait du combat de coqs repose sur la description de la situation comme scène d’un théâtre qui condense la vie sociale, la symbolise en quelque sorte, ce qui permet la glose émique sur cette vie même ; le combat de coqs comme embrayeur d’une auto-anthropologie. Ce qui produit d’une certaine manière l’effet d’une « vie en double ». Or, le problème du double est justement au cœur de l’analyse. Car, dans l’interprétation de C. Geertz, le coq est considéré comme un véritable double du Balinais : double positif, symbole de virilité et de puissance ; mais aussi double négatif, car il réfère la rage, la folie, l’agressivité, les conflits, l’animalité évidemment qui fait tant horreur dans cette société qui élève la maîtrise de soi, l’harmonie, l’étiquette au rang de ses valeurs essentielles. Le coq fait ainsi accéder au paysage cognitif et affectif des Balinais. Il est une représentation des représentations.
Du côté de G. Bateson et M. Mead, il en va tout autrement. Le coq est, pour les Balinais selon eux, non une représentation mais une « extension du corps de l’homme » (je souligne), extension qui a une certaine autonomie, tout à fait au même titre qu’un certain nombre d’autres parties du corps comme le pénis ou les mains que les Balinais pensent comme des éléments ayant leur « vie propre » (Bateson, Mead, 1942 : 18). De là, le regard fasciné de G. Bateson pour les mains (qui occupent presque une section spéciale de leur enquête photographique ; 1942 : 91-104) et pour ces situations où leur autonomie se manifeste comme dans la danse, la peinture, la transe, ou le combat de coqs. Sur ce dernier point, il ressort clairement de la lecture croisée des textes que Geertz et le couple Bateson - Mead ont sans doute assisté à la même scène mais qu’ils n’ont pas vu la même chose. Observant les combats, les parieurs et les spectateurs, ils ont tous noté la manière dont certains Balinais s’appliquent à « mimer » la lutte qui est en train de se dérouler. C. Geertz (1980 : 96-97), pris dans le coq-représentation, y a vu un effet de « sympathie kinesthésique » qui peut surgir d’un enthousiasme plus informe, le fait « qu’on acclame sans mot dire en agitant les mains ». G. Bateson, qui a la perspective du coq-extension, a dégagé de ce phénomène apparemment anecdotique des conséquences plus générales. Car, selon lui, le coq est au bout du corps de la même manière que la main est au bout du corps pour les Balinais. Cela implique que s’il y a un jeu de représentations, s’il y a un effet de double plus exactement, ce n’est pas entre le Balinais et son animal, mais entre ce dernier et les mains. G. Bateson et M. Mead sont dès lors beaucoup plus précis dans leur description de la scène mimétique qui résonne d’ailleurs avec d’autres situations où ils observent des comportements similaires. Ils notent ainsi que quand deux coqs se battent, mais aussi quand deux enfants jouent ensemble, il arrive parfois que les spectateurs, presque indépendamment de leur volonté, ont leurs mains qui reproduisent les mouvements des joueurs et des combattants, hommes ou animaux. Et cette autonomie de « l’esprit de la main » se manifeste au plus haut point quand, dans le combat de coqs, le propriétaire de l’un des combattants peut se mettre à mimer le combat sans qu’il soit véritablement possible de savoir quel parti il prend.
Assister et participer au combat de coqs. G. Bateson commente cette photographie en expliquant que l’homme de droite est un aficionado des combats de coqs. Il observe par ailleurs qu’il mime le combat avec ses mains précisant « qu’une main représente un coq tandis que l’autre main représente l’autre » (Bateson, Mead, 1942 : planche 43).
Extension du domaine de la lutte
Ce point de décrochage ethnographique entre C. Geertz et G. Bateson (et j’exclus M. Mead volontairement) est révélateur d’un contraste plus général en anthropologie quant à la place de la main vis-à-vis de la pensée, contraste qui lui-même condense des débats qui agitent l’arène des théories de l’esprit, des théories de l’action et des théories de la communication.
Il est temps à présent de dresser la physionomie générale des versants que ces terrains d’Asie du Sud-Est ont signalés et qui offrent une relecture de l’histoire de la discipline. L’on verra que celle-ci n’obéit que très partiellement à la logique des courants ou des écoles répondant davantage aux rigidités d’une histoire des savants qu’aux exigences d’une épistémologie historique des savoirs.
Du côté de chez Geertz, du côté Représentation pour l’emblématiser d’un concept central, l’on trouvera ainsi aussi bien l’école française de sociologie et M. Mauss, l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologie cognitive dite « classique », celle d’un Dan Sperber ou d’un Jerry Fodor par exemple, ou encore beaucoup de l’anthropologie culturelle américaine (celle des patterns of culture). Une large partie donc du continent anthropologique qu’une figure tutélaire, celle de Descartes, pourrait surplomber.
Se méfier de nos sens, situer l’esprit en nous, telles sont les postures cartésiennes que partagent un grand nombre d’anthropologues soucieux des « représentations » et qui poursuivent, d’une manière ou d’une autre, une même question : comment s’élaborent, travaillent et se transmettent les représentations ? Planche de Descartes, L’homme et la formation du fœtus (1677), p. 116.
Du côté de chez Bateson, qui sera le côté Extension, l’on trouve des terres moins peuplées, en partie plus arides et pour certaines encore méconnues. Mais les nouveaux colons s’y multiplient, non sans malentendus ou querelles dans le découpage du nouveau monde. Non sans allers-retours également. Mais il semble que des cohortes de plus en plus importantes d’anthropologues viennent y tester les procédés de fertilisation des sols de T. Ingold, y constater les puzzle cases d’A. Clark et D. Chalmers (1998), y goûter la psychologie environnementale de J. Gibson (2014) ou la cognition située de William Clancey (1997) et de ses continuateurs nombreux [23], l’éthologie de J. von Uexküll, la neurophysiologie d’A. Berthoz. S’y plaît notamment une grande partie de l’anthropologie récente de l’apprentissage (J. Lave, T. Marchand, etc.). Comme figure tutélaire, le Valéry du « Corps-Esprit-Monde » (cf. supra) me paraît bien adaptée.
Perspectives valéryennes. Corps-Esprit-Monde forment un système où la question n’est pas tant de savoir où le situer mais bien quand le repérer. Photo Nadiaarts (page consultée le 20 novembre 2015).
Ces versants exposent ainsi deux perspectives du rapport entre l’esprit et la main qui me paraissent totalement irréductibles l’une à l’autre. Les représentationalistes estiment, à l’instar de Geertz, que la main est une partie du corps comme une autre, condamnée à n’être que l’instrument de l’esprit logé dans la tête ou le jouet de forces extérieures qui la contraignent par « sympathie ». C’est le mouvement même du combat de coqs qui exerce sa pression sur le corps de l’individu qui l’accompagne du regard, et bientôt de ses mains ; comme une musique qui vous « oblige » à la rythmer ou à la danser. Et ces gestes ne sont pas désordonnés. Ils obéissent à un script qui n’intéresse pas un anthropologue comme Geertz mais qui fait que l’on « sait » mimer tel combat ou rythmer tel air. Si Geertz n’accorde pas à la main un esprit autonome comme les Balinais peuvent le faire selon Bateson, il lui concède tacitement une sorte de mémoire.
Or, c’est exactement la manière dont Descartes aurait pu concevoir ce type de situations. Dans l’opposition qu’il fait entre le corps et l’esprit, entre soi et le monde, on sait la confiance qu’il accorde à l’esprit et le scepticisme qu’il a envers le monde. Du côté des représentationalistes, on comprend dès lors que le problème fondamental soit de décider où s’arrête l’esprit et où commence le reste du monde. Et l’on y a largement répondu en logeant l’esprit dans la tête de l’individu, puis dans son cerveau (posture dite « internaliste » pour reprendre la terminologie de Vincent Descombes (1995) qui en a explicité les enjeux et les implications).
On connaît la réponse que Descartes lui-même apporte, se positionnant dans une sorte d’hyper-internalisme puisque tout, du monde et de la perception que nos sens en donnent, doit être suspecté par l’exercice de la raison. Mais l’on sait moins qu’il s’est avisé, comme les anthropologues plus tard, des difficultés que cet hyper-internalisme pouvait avoir pour expliquer certains phénomènes. Ainsi, dans une lettre adressée au père Mersenne le 1er avril 1640, il évoque la question du joueur de luth et de sa « pensée » (Descartes, 1899 : 46-51). Le geste est trop rapide pour qu’il soit imaginable que le musicien pense à chacun des mouvements de ses doigts, pour que la cause de la musique soit entièrement dans la tête du musicien. Descartes doit alors reconnaître que ce dernier « a une partie de sa mémoire dans ses mains ». Puis, il se ravise, ou corrige, ou complète : « C’est une mémoire hors de nous », précise-t-il comme s’il avait compris en disant que le joueur de luth a sa mémoire dans ses mains que cela posait un problème à sa théorie de l’esprit.
Descartes entrevoit les limites de son « hyper-internalisme ». Où est la mémoire musicale du joueur de luth ? Dans sa tête ? Dans ses mains ? Au-delà ? « C’est une mémoire hors de nous », dit le philosophe. Finalement, le « Où ? » est-il le noyau de la bonne question ? Le Caravage, Le joueur de luth, v. 1596. Huile sur toile, 100x126,5 cm. Wildenstein Collection. Pour l’afficher en grand, cliquer ici.
Mais la correction « c’est une mémoire hors de nous » ouvre aussi la frontière vers l’autre monde, moins densément peuplé, où règne le principe de l’Extension. Les tenants de la théorie de l’Extended Mind, Andy Clark et David Chalmers notamment, y défendent — contre l’anthropologie cognitive classique dont Jerry Fodor se fait, contre eux, le porte-parole (Fodor, 2009) — l’idée d’une « mémoire hors de nous », équivalente dans ses contenus comme dans la manière dont elle est consultée et mise en œuvre à la « mémoire en nous ». Contrairement à ce que peut laisser entendre son label (« Extended Mind Theory »), cette approche suggère de déplacer la question « Où est notre esprit ? » vers celle-ci : « Quand est notre esprit ? ». Considérant comme non pertinents les problèmes de localisation, de limites, de frontières (entre soi et le monde), et donc de distance, de transmission, de « bruits », de transformations, etc. qui sont ceux du versant représentationaliste, les extensionalistes suggèrent d’interroger les moments, les émergences, les événements mentaux qui se produisent dans le cadre de systèmes « corps-esprit-monde » intégrés. On conçoit que, de ce côté de l’anthropologie, l’indissociabilité d’une théorie de l’esprit, d’une théorie de la communication et d’une théorie de l’action soit la règle.
De ce fait, un outil de démarcation des deux territoires, qui explicite davantage le choix des noms rassemblés d’un côté et de l’autre de la ligne de crête, outre l’immensité des absents [24], est l’importance du rôle accordé à la langue tout à la fois comme métaphore de l’activité mentale et comme moyen d’y accéder. Les représentationalistes adoptent le modèle linguistique (Lévi-Strauss, Sperber) ou textuel (Geertz) comme clef de voûte de l’accès à la culture ou à l’esprit. L’intérêt porté à la main est soumis à cette perspective : comment contribue-t-elle à la naissance ou au renforcement de la parole ? Comment lui supplée-t-elle ? En quoi fait-elle signe ? La curiosité pour les langages des mains au tournant des XIXe et XXe siècles, et à laquelle M. Mauss n’échappe pas, depuis les techniques de la prière jusqu’aux mudras des prêtres bouddhistes, s’inscrit dans cette démarche et a fait l’objet de l’essentiel de l’attention portée aux gestes en anthropologie sociale et culturelle jusque dans les années 1980 [25].
Mais le langage est-il notre meilleur allié (autrement dit, notre meilleure ressource, instrument, métaphore, modèle) pour accéder au contenu et à la forme de la pensée ? Pour l’aspect « contenu », la question semble avoir été réglée depuis les années 1960 avec la mise au point, par Brent Berlin, Dennis Breeedlove et Peter Raven (1968), de l’idée de « catégorie latente » révélant que des notions peuvent être pensées sans avoir cependant d’expression linguistique. Mais il restait dans cette approche un horizon linguistique indépassable qui faisait que la pensée devait avoir la forme du langage et qui avait suscité, sous l’impulsion de Chomsky notamment, un rapprochement entre linguistique et psychologie cognitive. C’est à la levée de cet obstacle épistémologique qu’un certain nombre de travaux se sont appliqués durant les trente dernières années et dont une large partie des acteurs forment le noyau de la critique extensionaliste. Maurice Bloch lui a, à mon sens, donné sa forme la plus aboutie dans un livre majeur (Bloch, 1998) [26]. Il y développe l’idée que la pensée, pour être experte, ne doit pas avoir la forme du langage. Il est impossible de vraiment bien conduire, d’essarter convenablement une portion de forêt ou de bien jouer du luth, si l’on pratique en permanence cette sorte de « langage intérieur » que la pensée est pour beaucoup. Ce n’est donc pas seulement conserver l’essentiel ou le « pertinent » (Sperber et Wilson, 1989) pour permettre à la pensée d’être efficace et de s’articuler. C’est abandonner le référent linguistique.
Il s’agit là d’un point de rupture fondamental entre nos deux côtés. Le territoire vaste des représentationalistes adopte un modèle computationnel de la pensée qui est donc considérée, à la manière d’un ordinateur (autre métaphore récurrente) comme une structure complexe faite d’un nombre important de processus simples (type encodage-décodage) se déroulant à l’intérieur de la tête de chaque individu. Sur la rive extensionaliste, le modèle est cybernétique composé de structures simples (il s’agit d’actions) mais animées d’un processus complexe qui est celui de la recréation permanente, de la redécouverte guidée, des émergences où la responsabilité de la pensée est nulle part et partout à la fois [27].
Pour rendre sa complexité au processus, il faut abandonner l’opposition qui organise nos façons de penser la pensée, de penser les actions, de penser la causalité, etc. Il faut abandonner le couple matière / forme et l’idée que toute création ou toute apparition (d’un objet, d’une action, d’une idée, etc.) est la mise en forme d’une matière, où la matière est inerte et où la forme est le modèle mental actif qui fait naître à l’existence (par la main-instrument quand il s’agit d’un objet). Cette posture de principe, mise en œuvre notamment par Tim Ingold dans ses travaux, trouve ses fondements conceptuels chez G. Deleuze (quoiqu’il ne soit pas toujours mentionné) dont la pensée irrigue une bonne partie du territoire extensionaliste, et avant lui chez Nietzsche.
Or, on sait l’usage important que Deleuze fit des travaux de G. Bateson chez les Iatmul et chez les Balinais. Il le considérait comme un « génie » (Deleuze, 1981) par le type d’outils intellectuels qu’il avait inventés (la schismogenèse, le plateau, l’idée de système, etc.) et les questions qu’il posait à l’exemple de ce petit texte qui l’avait tant fasciné : « Pourquoi les choses ont-elles des contours ? » (Bateson, 1977-1980 : I, 55-60), et qui reste trop ignoré. Il offre pourtant à ceux du versant extensionaliste un éclairage à mon sens unificateur. Car tandis que les représentationalistes utilisent pour la pensée le modèle de production des objets (que prolonge la métaphore artisanale de l’atelier, de la fabrique, de la construction des idées et des œuvres intellectuelles), les extensionalistes cherchent leurs images dans les processus de formation (grandir et croître où les flux, les forces, les matières actives sont déterminants).
Ainsi, tandis qu’un côté s’attache à l’élaboration d’une anthropologie du sens, l’autre propose la construction d’une anthropologie de la vie ; aux premiers, les racines, les métaphores et les modèles du langage, aux seconds, ceux de la biologie [28]. De l’un à l’autre, la frontière se franchit. On y trouve une même critique du sujet, quoiqu’elle se formule de manière très différente. D’un côté, le « Je pense » de la figure tutélaire devient « ça pense en moi » (critique structuraliste du sujet) ; de l’autre, on assiste à une disparition du « ça » et du « moi » qui rend la grammaire de notre langue impropre à restituer dans une phrase ce desserrement de la pensée/action de l’étau du couple sujet/objet. D’où le sens de la critique, portée par Tim Ingold, aux tentatives contemporaines de rééquilibrage d’agentivité qui consistent à distribuer très largement cette propriété à une foultitude d’êtres non-humains, des animaux aux nanoparticules (Ingold, 2001). Ce que les extensionalistes réclament, ce n’est pas plus d’agentivité, mais plus d’action. Tous les travaux de G. Bateson ont cherché à abolir les contours des agents, des lieux, des patients pour décrire des événements, des systèmes d’où des actions émergent du fait d’un accord simultané, d’une sorte de coopération sans responsabilité entre les différents éléments qui y interviennent.
Il y a pourtant entre ces mondes une couture, à tout le moins une référence commune qui s’est saisie du problème posé par la « part de la main » dans la pensée-pesée du monde. C’est l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty. Il fait la jonction entre les deux perspectives, évoquant de façon très batesonienne les équivalences entre le dedans et le dehors, la dissolution des contours et affirmant qu’il n’existe pas « d’homme intérieur » (Merleau-Ponty, 1945 : V), ni même une « pensée intérieure » car elle se constitue simultanément dans l’expression linguistique et ce qui reste, en dedans de nous-mêmes, est le souvenir de cette expression qui est, concession anachronique au représentationalisme, un « langage intérieur » (1945 : 213). Et M. Merleau-Ponty, à qui est dédicacée La Pensée sauvage (Lévi-Strauss, 1962) et dont les travaux ont largement inspiré les théories de l’embodied mind puis de l’extended mind comme l’anthropologie de Tim Ingold [29], réussit le tour de force de synthétiser dans une phrase de La Phénoménologie de la Perception les deux continents anthropologiques : « Le monde est inséparable du sujet, mais d’un sujet qui n’est rien que projet du monde, et le sujet est inséparable du monde, mais d’un monde qu’il projette lui-même » (Merleau-Ponty, 1945 : 491).
Ethnographier la part de la main
Sous quelle bannière ce numéro se place-t-il ? Telle sera sans doute la question que le lecteur aura à l’esprit à l’issue de l’exposé d’un tel partage du monde. Et pourtant l’on sera bien en peine de situer les textes réunis dans ce dossier sous une même bannière, ni même de distribuer systématiquement chacun de part et d’autre de la ligne déterrée entre G. Bateson et C. Geertz. Serait-ce alors la preuve par l’expérience de la relative vacuité de la lecture proposée ci-dessus ? Je ne le pense pas pour au moins deux raisons.
D’abord, le cahier des charges de ce numéro invitait à soumettre des exposés de situations depuis lesquelles les montées en généralité proposées avaient au mieux à éclairer le champ englobant d’expériences similaires (la gymnastique pour le sport, une expérience de plasticienne pour l’art contemporain, etc.). Cela a d’ailleurs conduit à des formes de descriptions impliquées d’épreuves, comme si la part de la main tourmentait le langage et l’épuisait immédiatement : « on fait comme ça ». C’est en cela que la réflexion méthodologique proposée par Nicole Rodda, Anne-Lise Goujon, Kyung-eun Shim et Blandine Bril nous est précieuse. De quels moyens l’ethnologue dispose-t-il pour rendre compte d’un objet aussi insaisissable que le « tour de main » ? La forte démarche comparative que les auteures suggèrent, à partir la poterie, de la danse et de la taille de pierre sur des terrains européens, asiatiques et africains, et l’usage qu’elles font des sciences du mouvement et des techniques de notation mises au point par les chorégraphes, constituent des pistes prometteuses pour rendre sa rigueur à une ethnographie du mouvement.
Mais le « on fait comme ça » conviait également les acteurs à pratiquer une forme de réflexivité. Jean-Marie Gueullette est parvenu à la susciter, dans le cadre d’expériences qu’il a conduites en réunissant des ostéopathes pour les confronter à la verbalisation de leur pratique. De même, c’est de sa propre expérience de praticienne des danses indiennes que Tiziana Leucci rend compte pour explorer, par le biais d’une ethnographie de l’apprentissage, le langage des gestes qui insiste et complète celui du texte dansé en une belle complicité des signes.
Et on trouvera, sur un tout autre registre, la même restitution d’expérience sensible par Raphaël Rousseleau, évoquant sa pratique amateure du chantier de fouilles archéologiques en tant qu’étudiant à la lumière de l’indianiste reconnu qu’il est aujourd’hui. Cet exercice de dédoublement est parfaitement explicité, et dans le même temps questionné, dans l’article que j’ai co-écrit avec la plasticienne Victoria Klotz. À mesure que la restitution de l’expérience avançait et que l’exercice initial d’auto-analyse se précisait, il était devenu impossible de décider lequel, de la plasticienne ou de l’anthropologue, déroulait le propos. D’où l’utilisation d’un « je » à deux voix qui nous a semblé le plus fidèle tout à la fois à la propriété de l’expérience et à la réalité de son écho. De son côté, Philippe Geslin, dans un texte très richement illustré, suggère une autre forme de restitution (du) sensible de la main et du sens du toucher chez les Inuits dans des conditions environnementales qui produisent une autre sémantique du toucher et du saisir dont on peut trouver les traces dans l’art, la littérature, les mythes.
La seconde raison qui rend plusieurs de ces textes relativement imprenables par l’un ou l’autre des bords, même s’ils peuvent tous trouver ici ou là un écho bienveillant, est qu’ils traitent largement de situations frontières, que leur objet est justement l’entremêlement des registres et la description des principes de leur articulation.
Plusieurs articles traitent ainsi, sur des terrains et avec des perspectives différentes, de champs de compétences complexes où des savoirs mixtes sont mis en œuvre contribuant à des formes de réalisation de la pratique qui ne sont pas conceptuelles mais que les acteurs, dont l’attention a été aiguisée par l’ethnologue ou par les propriétés de « grandeur » que la pratique elle-même leur confère de leur point de vue, sont amenés à conceptualiser. Une « grandeur » dont le fondement repose d’ailleurs moins, la plupart du temps, sur une qualité objective de la pratique que sur « le privilège de la réflexivité », cher à P. Bourdieu (2003 : 190), qui l’extrait du tissu expérientiel muet pour la faire « parler ». Mais parler de quoi ? Dans certains cas, d’identité. Léa de Boisseuil révèle par exemple les principes qui fondent l’identité équestre sur une sémantique pratique des mains dont l’auteure rend compte par le biais d’une fine typologie qui assoit la différenciation sociale et symbolique organisant le monde de l’équitation. De même, Jérôme Lamy montre de quelle manière l’astronomie, qui combinait un ensemble diffus et aux contours mal définis de savoirs intellectuels et de techniques corporelles permettant la maîtrise global du système cerveau-œil-instrument-main-corps-monde, en vient tout au long du XIXe siècle à isoler la part de la main (au moins une part) pour en faire la propriété des « petites mains » dévolues aux calculs fastidieux des données recueillies par les « grands esprits ». Cette logique distinctive est également mise en valeur par Clément Garineaud dans l’ethnographie des récoltants d’algues (Bretagne) qu’il propose à partir de l’examen contrasté des pratiques des collecteurs « à la main » sur les rives et des goémoniers qui font de la collecte mécanique en pleine mer. L’auteur montre que les ressorts concrets de la distinction qui existe au sein et entre ces groupes reposent finalement moins sur un partage entre techniques manuelles et techniques mécanisées que sur une distinction plus fine entre les pratiques qui mobilisent l’ensemble de la main (et qui concernent encore largement des techniques mécanisées) et celles, informatisées et digitalisées, où la seule activité du doigt l’emporte.
Ces enjeux identitaires restent présents mais passent à l’arrière-plan dans d’autres articles qui mettent davantage l’accent sur le rapport à la matière que la main d’un professionnel révèle. On fera moins parler ici d’identité que de connaissance. C’est ce que montre par exemple Christel Sola examinant les différents modes de savoir par le toucher dans plusieurs métiers du textile/cuir et du bois, puis en exposant le savoir sur ce savoir. Comment les acteurs en rendent compte par le discours ? Quelles sont les catégories latentes de l’entendement que les propriétés de chaque matériau insinuent dans l’esprit des professionnels en une sorte de complicité cognitive que seule l’étude comparée proposée par l’auteure permet de révéler ? Ce sont des questions du même ordre, mais par une démarche différente, que traitent Céline Rosselin, Élodie Lalo et Déborah Nourrit dans leur article évoquant le travail des scaphandriers travaux publics qui doivent, du fait des contraintes inhérentes à leur « monde familier », inventer de nouveaux descripteurs, « apprendre à faire avec les choses » dans un environnement où la « connaissance par corps » est à réinventer en combinant les contraintes présentes avec le sens commun pour « dire » la pratique et transmettre un savoir. Ce type de situation singulière où la matière est à (re)penser, où le toucher est un enjeu explicite, offre une prise privilégiée pour interroger la part de la main.
Une autre manière de s’emparer de la question du rapport au matériau est d’en souligner la présence dans des univers qui l’ont, souvent inconsciemment, en quelque sorte neutralisé. C’est le cas des écrivains qui, comme le montre Claire Bustarret, peuplent l’écriture de gestes non graphiques qui engagent un autre rapport à la matière (à la fois au papier et au sujet) par des opérations de pliage, dépliage, découpage, collage, retournage qui ne sont pas de simples adaptations passives aux propriétés du matériau mais de la pensée en exercice qui confectionne le texte au même titre que l’écriture. Pensée en exercice, prise dans la main, qui est manifeste dans ce rapport à cette matière particulière qu’est le corps humain et dont Cathy Rolland et Marc Cizeron montrent l’irréductibilité à toute forme de savoir ou d’apprentissage dans le monde de la gymnastique artistique. On ne mime pas avec les mains, on ne dit pas « quelque chose », on ne montre pas ; on enseigne en soignant le mouvement. On le guérit (à la manière des ostéopathes de Jean-Marie Gueullette), on le corrige, on le perfectionne, on l’aide par ajustements permanents.
Mais la matière, l’environnement, l’animal ne sont pas les seuls éléments que la main peut avoir à saisir, les seuls contours qu’elle peut avoir à rendre et à brouiller dans le même geste. Il est d’autres situations où elle participe de savoirs tournés vers des objets sans contours et dont elle aide à déterminer la forme et à faire exister. Dans des rituels thérapeutiques d’une bhaktain, dévote (Inde), les gestes qu’elle fait avec ses mains, et que Florence Halder décrit avec précision, contribuent à l’invocation de la déesse. Et dans le même temps ils créent cet effet de « sympathie kinesthésique » dont parlait Geertz procurant une « résonance émotionnelle » qui entre dans le processus de guérison et proposant une sorte de « discours » qui véhicule certaines représentations du corps et du mal. Contours plus mal définis encore que ceux de la « puissance divine » dans l’article de Stéphanie Homola qui traite des techniques de la divination chinoise. Elle y montre le rôle que la main a, par les calculs horoscopiques, le tirage de blocs ou fiches divinatoires notamment, dans la connaissance et la mise au jour de l’avenir.
Par la confrontation de ces différentes approches, ce numéro espère parvenir à desserrer quelque peu cette « concentration du saisir et du sentir » pour révéler quelques-uns des fils de sa trame dense.